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BULLETIN DE LA
SOCIETE DES
ETUDES
OCEANIENNES
ILES MARQUISES N°302 - MAI 2005
��Bulletin
de la Société
des Etudes océaniennes
(Polynésie orientale)
N°302
Mai 2005
Sommaire
Avant-propos...................................................................................................... p.
2
Frère Joseph Le Port
Histoire des écoles aux îles Marquises (1858 – 1904)...................................... p.
5
Pierre Ottino
Tiki, témoins du Fenua enata........................................................................... p. 60
Sidsel Millerström
Archéologie du chien marquisien ...................................................................... p. 71
Robert Suggs
Le me’ae Taka’oa.............................................................................................. p. 88
Emily Donaldson
Quand découvrir c’est perdre,
ou de la disparition des objets dans les Mers du Sud......................................... p. 101
Robert Koenig
Mise à jour réglementaire des mises au jour archéologiques ............................ p. 110
Jean Guiart
Le temps en Océanie.......................................................................................... p. 122
Compte-rendu d’ouvrage
Le grand océan, le temps et l’espace du Pacifique.......................................... p. 149
�Lettre ouverte
à Monsieur Tauhiti Nena,
Ministre de la Culture et de la Jeunesse
En prenant connaissance de l’arrêté n° 0193/CM du 04 mai 2005
portant modification de l’arrêté n° 1619 du 24 novembre modifié portant organisation et fonctionnement de l’établissement public dénommé
« Musée de Tahiti et des Îles – Te Fare Iamanaha », les membres du
Conseil d’administration de la Société des Etudes océaniennes ont été
envahis d’une grande consternation et d’une infinie tristesse.
Ainsi, sans la plus élémentaire et courtoise consultation, vous avez
décidé de réduire la représentation de la Société des Etudes océaniennes
au Conseil d’administration du Musée, à une seule personne !
Cette décision unilatérale porte le sceau de l’arbitraire, d’une ignorance
flagrante du passé et d’une méconnaissance monumentale du présent.
Savez-vous que sans la Société des Etudes océaniennes (créée en
janvier 1917), le Musée de Tahiti et des Îles n’aurait aujourd’hui aucune
raison d’exister ? Sa première mission avait été « de recueillir, conserver ou protéger, avant qu’ils ne disparaissent, les derniers témoins de la
civilisation maorie. » Elle a recueilli, conservé et protégé ces objets jusqu’en 1976, date à laquelle les collections ont été transférées de Mamao
à la Punaaruu. La très grande majorité des objets exposés et conservés
aujourd’hui encore au Musée de Tahiti viennent du fonds de notre
Société forte de 300 membres répartis à Tahiti, dans nos archipels, en
France métropolitaine et ailleurs dans le monde.
�N°302 • Mai 2005
Savez-vous que dans le monde, les musées ne peuvent vivre sans le
concours de bénévoles et de mécènes ? Votre diktat est un coup de pied
aux fondateurs du Musée et aux donateurs qui nous choisissent comme
dépositaires et/ou légataires et qui, depuis longtemps, font confiance à
la Société pour que leurs objets soient conservées et protégés au Musée
de Tahiti. Votre arrêté va à l’inverse de la tendance nationale et internationale de la politique des musées qui s’ouvrent à la société civile,
encouragent une démarche citoyenne afin que des objets du passé soient
soustraits au marché des arts premiers pour qu’ils ne soient pas réservés
aux seuls collectionneurs et spéculateurs.
Votre nouveau conseil d’administration privilégie les politiques
(6/12) et les personnes nommées par le politique (4/12). Dans la mesure
où l’association Tenete (qui avait, comme nous, en son temps, déposé
les objets anciens provenant de l’Eglise protestante et de la Mission
catholique) a quasiment disparu, il ne reste donc plus qu’un représentant de la société civile !
L’un de nous, désemparé, n’a pu s’empêcher de parler de soviétisation… un autre, tout aussi bouleversé a rappelé qu’« un peuple sans
passé n’a pas d’avenir »… et enfin un autre de tauicratie…
Recevez monsieur le ministre l’expression de notre plus grande
inquiétude pour le présent et l’avenir de notre culture.
Pour le Conseil d’administration de la SEO,
La Présidente
Simone Grand
�Avant-propos
Cher lecteur, cher membre de notre respectable société bientôt
nonagénaire, le comité de lecture1 vous a préparé un numéro consacré
aux Marquises. J’espère que vous trouverez autant de plaisir à le lire que
nous avons eu à réunir les textes.
Avec Histoire des écoles aux îles Marquises, Frère Le Port nous
entraîne dans les péripéties vécues par les premiers enseignants de
l’Eglise catholique et aussi de l’Eglise protestante dans l’apprentissage de
la lecture, de l’écriture et du calcul aux enfants marquisiens. C’était à un
moment charnière de l’histoire de ces îles ébranlées par la rencontre
cataclysmique avec des Européens. Il nous raconte les efforts déployés
pour tenter de doter les survivants, de clefs d’accès au nouveau monde
qui s’est imposé à eux, monde dont les représentants étaient tout autant
porteurs de désordre que d’ordre.
Le nouvel ordre a lavé la mémoire et en a greffé une autre plus «
convenable ». Mais comment être quand on ne sait pas d’où l’on vient ?
Aussi, nous proposons d’accompagner Pierre Ottino dans sa
réflexion sur les Tiki, témoins du fenua ‘enata, « représentant d’ancêtres glorieux… et aucun Marquisien, même s’il les craignait, ne
confondait la divinité avec son support. »
1 Le comité de lecture est composé de : Constant Guéhennec, Moetu Coulon, Yves Babin,
Robert Koenig, Christian Beslu, Pierre Romain et moi-même.
�N°302 • Mai 2005
Observons avec Robert Suggs le me’ae Taka’oa, révélant des liens
entre les cultes pa’umotu et marquisiens.
Décryptons avec Sidsel Millerström les pétroglyphes de chiens, animaux de prestige autrefois présents, puis disparus avant d’être réintroduits.
Avec Découvrir c’est perdre, Emily Donaldson (traduit par Robert
Koenig), questionne l’effet des recherches archéologiques sur une
population christianisée à une époque où les convertis se devaient d’être
persuadés de la nécessité de renier leurs origines « maléfiques ».
Avec Le temps en Océanie, laissons-nous initier et guider par Jean
Guiart dans le temps océanien, multiple dans ses formulations vernaculaires et, parallèle dans les comportements individuels et collectifs. Jean
Guiart nous offre aussi un compte-rendu sur l’ouvrage collectif dirigé
par Serge Dunis : Le grand océan, le temps et l’espace du Pacifique.
Bonne lecture.
Simone Grand
�Baie de Taio-Hae (René Gillotin). Selon François Jacquin, René Gillotin, officier sur la
Virginie, fit escale aux Marquises en 1844. On remarque le fort Collet au plan moyen,
sur le mont Tuhiva, cédé par Temoana en 1842 à Abel Dupetit-Thouars.
Le contre amiral Bergrasse Dupetit-Thouars, qui pacifia les Marquises en 1880
Annales des Sacrés-Cœur, 1911, p. 269.
�Les écoles aux îles Marquises
Première étape
(1858 – 1904)
La présente étude couvre la période de 1858 à 1904. Pendant ces
46 ans, 25 hauts fonctionnaires ont représenté la France à Papeete
(durée moyenne de séjour : 1 an et 10 mois), et 24 aux îles Marquises
(durée moyenne de séjour : 1 an et 11 mois), avec des titres précis qui
ont varié. Par commodité, ils seront désignés « gouverneur » et « résident ». Pendant la même période, l’Eglise catholique aux Marquises a
eu à sa tête deux vicaires apostoliques et deux administrateurs temporaires et l’Eglise protestante cinq pasteurs.
*
A Paris, de 1880 à 1904, des gouvernements républicains, se fondant sur des programmes politiques, utilisèrent lois et artifices législatifs
pour limiter l’influence des congrégations en France, surtout celles qui
s’adonnaient à l’enseignement. On dénombrait 220 000 religieux et
religieuses au début du siècle. Au cours des quatre premières années on
bouleversa le système d’enseignement suivi par un élève sur trois, sans
se soucier du choix scolaire des parents. Entre 1901 et 1914, beaucoup de religieux et religieuses furent contraints de choisir entre renier
leur engagement religieux, entrer dans la clandestinité ou s’exiler. En
1903, la Chambre des députés, bien « conditionnée » par le Président
du Conseil Emile Combes, refusa toutes les autorisations demandées. En
�1904, on procéda aux expulsions. Un siècle plus tard, les médias furent
peu zélés à rappeler ces événements. Toutefois le rapport Stasi1 reconnaît
dans sa 1ère partie :
« Progressivement, Eglise et République s’affrontent dans le conflit des
‘deux France’ Les républicains entendaient soustraire la société à la tutelle
de l’Eglise catholique et à son emprise sur les consciences. C’est dans cet
esprit que sont adoptées les grandes lois scolaires de la IIIe République.
Modèle de laïcité ‘combatif, anticlérical’, défendu par Emile Combes »
Les textes législatifs de 1903-1904 ne furent pas promulgués en
Océanie, bien que M. Cor (gouverneur intérimaire) eût proposé à Paris
d’en étendre l’application aux Marquises. Mais, s’inspirant de principes
analogues ou voulant peut-être y restaurer un enseignement qui était de
moins en moins efficace, l’administration à Papeete et à Taiohae légiféra
dans le même sens, donnant même à penser que les méthodes d’enseignement des congrégations qui dirigeaient les écoles dans l’archipel
étaient seules responsables de la débâcle. A la fin de 1904, de nombreux
textes furent promulgués, fermant les écoles catholiques aux Gambier et
aux Marquises, mettant ainsi fin à la première étape, nullement inutile ni
sans résultats, de la scolarisation dans ces archipels. Les promesses
« d’école laïque » faites aux diverses vallées ne se réaliseront sérieusement… que beaucoup plus tard, tout au moins aux îles Marquises. « La
faillite est si complète qu’elle pourrait être qualifiée de banqueroute »
observa l’Inspecteur des Colonies Rével en 1914 ; et le même fonctionnaire, huit ans plus tard, confirmera le même jugement :
« Une expérience de près de 20 ans démontre l’impuissance de
l’Administration à assurer l’enseignement aux Marquises. »
*
Chronologiquement, les écoles furent implantées d’abord principalement sur l’île Nukuhiva, où était établi un centre administratif, puis dans
le groupe sud des îles. Tel est l’ordre que suivront ces pages. On éclairera ensuite quelques questions précises concernant l’école dans l’une
et l’autre partie de l’archipel.
1 Rapport de la « Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la
République », remis au Président de la République le 11 décembre 2003.
8
�N°302 • Mai 2005
I - Nuku-Hiva :
réalisations diverses mais souvent instables
Abel Dupetit-Thouars, ayant procédé à la « prise de possession des
îles Marquises » en 1842, suggéra à l’amiral Roussin, ministre d’Etat
chargé de la Marine et des Colonies, de demander à la congrégation de
St Joseph de Cluny quatre sœurs enseignantes pour être employées dans
cet archipel. Le 24 février 1843, il écrivit à Mère Marie-Josèphe
Javouhey :
« Madame, par suite de proposition concertée entre vous et mon
Département, j’ai décidé que quatre Soeurs de votre Congrégation
seraient employées aux Iles Marquises. »
Embarquées à Brest, sur la Charte, elles atteignirent Taiohae en
février 1844, Sr. Régis écrivait :
« Comme il n’y avait pas d’ordre pour nous garder là, le Commandant
du navire nous conduisit jusqu’à Tahiti », où M. Bruat venait de s’établir
le 4 novembre 1843.
Ces religieuses, à leur insu, débarquaient en Océanie à un moment
stratégique pourrait-on dire. Le gouverneur Bruat, affecté d’abord à
Taiohae, venait de prendre pied à Papeete. La reine Pomare qui, sous la
pression, avait signé le protectorat, se ravisa, le contesta, alors que Paris
l’avait ratifié. D’où sa « déchéance », et la proclamation d’une « prise
de possession ». Bientôt Pritchard serait emprisonné. Vif émoi à
Papeete et dans les vallées. Guerre. Les sœurs s’employèrent d’abord à
soigner des malades ; puis les blessés de guerre. L’enseignement aux
Iles Marquises pouvait attendre.
*
A Taiohae, Mgr Dordillon, vicaire apostolique des Marquises, n’ignorait pas qu’à Papeete, un arrêté pris en 1855, ordonnait de créer des
écoles de district dans toutes les îles du protectorat. Trois ans plus tard,
« Il prêcha à Taiohae, à dix-sept chefs réunis à l’occasion du baptême
d’un autre chef, sur les avantages de l’école ; et le Commandant particulier du poste, Rosenweig, daigna corroborer cet enseignement en déclarant obligatoire l’école, qui s’ouvrirait le lendemain. »
9
�Comment on débarque à pieds aux Marquises.
On pense qu’il s’agit du Frère Acar, Picpus.
Annales des Sacrés-Coeurs 1911 p. 184
Frère Prudent le Chaffotec et des élèves en 1903 à Atuona.
(Archives des frères à Papeete)
�N°302 • Mai 2005
L’ordre émis à Taiohae le 10 janvier 1858 par Rosenweig est le
suivant :
« Une école élémentaire gratuite pour les enfants indigènes de Taiohae
sera fondée en cet endroit, centre de l’Etablissement français et de la
Mission Catholique. Elle sera sous la protection du Gouvernement français et sous la surveillance et la direction communes du Commandant
particulier de l’Etablissement et de Monseigneur l’Evêque des Iles
Marquises.
Les cours auront lieu chaque jour, de 7 à 8 heures du matin2, les
dimanches et fêtes exceptés. (30 F par mois seront alloués à Jean,
Canaque de Sandwich, qui la tiendra jusqu’à nouvel ordre.) A commencer le lundi 11 janvier.
Le bâtiment qui fait l’angle de la route de la plage et de celle de la chapelle sera approprié à cet usage. »
Cette école accueillit 44 garçons la première année. On ouvrit aussi
une école pour les filles, à laquelle se rendit assidûment la « reine »
Vaekehu elle-même, tant en maîtresse qu’en élève. Mgr Dordillon bénit
solennellement cette école le 19 décembre 1858.
Le document fondateur, on le voit, n’a pas été signé à Papeete.
Taiohae fut, en effet, depuis que la Reine Blanche jeta l’ancre dans cette
baie en 1842, et pendant près de deux décennies, une sorte de capitale
administrative, comme le confirme la lettre 123, adressée de Papeete au
Ministère par M. de la Richerie, le 14 août 1860 :
« Avant le gouvernement de M. Saisset (prédécesseur de la Richerie),
un officier, commandant une goélette, exerçait aux Marquises les fonctions de Commandant particulier et, à l’aide de ce bâtiment, pouvait se
déplacer ; ce qui était assez souvent nécessaire dans un Archipel. »
*
En décembre 1858 et en 1859, Mgr Dordillon reçut de Papeete
des lettres du gouverneur Saisset, l’informant, d’une part, que des services administratifs et la garnison allaient quitter Nukuhiva et que,
d’autre part, des bâtiments ainsi libérés seraient mis à sa disposition. Et
2 « De 7 à 8 heures » : l’article 5 de la loi tahitienne du 7 décembre 1855 préconisait 2 heures
d’enseignement le matin dans les écoles de distric.
11
�voilà pourquoi on vit bientôt une autre troupe se diriger vers le Fort
Collet, ancien complexe militaire où le frère Florent Forgeot (Picpus) fut
installé comme instituteur d’une trentaine d’élèves inscrits. Suivit une
innovation : à une demande (Lettre du 25 août 1859) du nouveau gouverneur M. de la Richerie : « utiliser la langue française dans l’enseignement », la mission obéit partiellement. Cette lettre confirme bien un
objectif du gouverneur, mais nous informe aussi que les missionnaires
picpuciens avaient d’emblée fait le choix de scolariser dans la langue des
insulaires.
Tout à coup le nouveau résident, M. de Kermel, estima avoir un
besoin urgent du Fort Collet. Il fallut donc en déguerpir. Mgr Dordillon
décida de construire une autre école à ses frais. Surpris, le résident
accepta que le frère restât au fort Collet ; mais il prit une mesure aussi
peu judicieuse que la première : alors que la mission avait précédemment nourri et habillé les élèves, désormais les parents devaient, seuls,
subvenir aux besoins des enfants ! Ils n’en voulurent rien savoir. L’école
du Fort Collet périclita et les autres aussi.
On le voit donc, en plus des initiatives de l’administration, ouvrir
des écoles à Nukuhiva, les maintenir en service, les faire progresser fut
aussi l’oeuvre de la mission catholique.
Ce premier effort de scolarisation était d’autant plus audacieux que
la période 1861-62 coïncidait avec l’apparition et l’extension de ce que
les Annales de Taiohae appellent pudiquement les « désordres consécutifs à la suppression de sages mesures », suppression opérée à l’initiative de l’Administration.
1863 : Papeete prend en main cette scolarisation
Les désordres perdurèrent, mais la garnison française se retira
encore une fois.
« Mgr Dordillon se rendit à Tahiti en décembre 1862 en vue de rencontrer le gouverneur et d’envisager les mesures à prendre pour enrayer
le fléau. Le bilan de cette rencontre parut dans le Bulletin Officiel des
Etablissements Français de l’Océanie du 19 et 20 mars 1863. Les fonctions de Résident et celles de Chargé des Affaires Indigènes étaient séparées ; la création d’écoles était confiée aux Mœurs de St-Joseph de Cluny
et aux Frères de Ploërmel ; un règlement pour la conduite des indigènes
12
�N°302 • Mai 2005
de Nuku-Hiva confirmait l’autorité traditionnelle des chefs de vallées…
et bien d’autres mesures permettant aux Marquisiens de s’organiser
selon leurs propres coutumes, désormais plus conformes aux mœurs
chrétiennes.3 »
L’un des arrêtés pris ce 19 mars stipulait précisément, d’une part
que ces écoles :
« fonctionneront sous la haute surveillance et seront soumises à l’inspection du Comité d’Instruction Publique institué à Papeete par l’Arrêté du 22
janvier 1863 »,
d’autre part,
« que le Directeur des Affaires Indigènes des Iles Marquises (Mgr
Dordillon) est, de droit, membre titulaire du Comité d’Instruction
Publique. Il envoie tous les trois mois un rapport au Directeur de ce
Comité. »
Les textes réglementaires datés de ces deux journées, 19 et 20,
auraient pu être un moment historique pour l’archipel. Le gouverneur
d’une part, mettait fin au laxisme et au « retour aux orgies » tolérés par
les résidents et d’autre part, il prenait une série de mesures à portée sociale,
concernant les îles Marquises. Ploërmel reçut un courrier de Paris :
« Par une lettre du 27 mars dernier, M. le Commissaire de Tahiti a
demandé l’envoi en augmentation de cadre de 4 frères titulaires et d’un
surnuméraire de votre Congrégation pour diriger une nouvelle école qui
doit être créée à Taiohae, Marquises, sous les auspices de ; de
Cambysopolis. Je vous prie en conséquence de vouloir bien mettre le
plus tôt possible ces 5 religieux à la disposition de mon département. »
En réponse à cette lettre du ministre de la Marine et des Colonies,
le supérieur général de Ploërmel donnait une acceptation de principe,
moyennant un délai.
Ainsi donc à Papeete, M. de la Richerie considérait l’école comme
un moyen primordial pour sortir d’une situation devenue incontrôlable
aux Marquises et l’importance des moyens financiers engagés montre
qu’on y croyait. Mais à Papeete on tenait aussi à superviser cette école
qu’on créait.
3 Evangélisation des Iles Marquises. 1995, p. 36. Mgr Le Cléac’h .
13
�Le Révérend James Kekela avec sa femme Nomi, leurs fils et leurs filles. Photo prise à
Paumau, Hiva-Hoa, îles Marquises en 1896
BSEO 160-161 décembre 1967 p.763
Trois sœurs de St Joseph de Cluny avec un groupe d’élèves en 1904,
peu avant la fermeture de leur école.
(Archives des sœurs à Atuona).
�N°302 • Mai 2005
Des trois frères débarquant à Taiohae vers la mi-avril 1863, deux
étaient arrivés en Océanie depuis un an : Fr. Stanislas Cochet et Fr.
Emilas Quérou ; le troisième, Fr. Gatien Marquer, venait d’y arriver. Le
directeur nommé pour l’école était l’aîné, le frère Stanislas. Il avait déjà
dirigé, 36 ans durant, l’école de Fougères, lui donnant de plus en plus
d’importance. Ainsi, dès 1827, y avait-il ajouté un pensionnat pour éviter
à certains enfants ces longs itinéraires doublement quotidiens qui les
conduisaient du domicile à l’école et de l’école à la maison.
Au ministre, le comte Chasseloup-Laubat, qui s’étonna de l’envoi en
Océanie d’un homme aussi âgé, le supérieur répondit de Ploërmel le 12
mai 1865 :
« Le frère Stanislas jouit d’une excellente santé, et possède une énergie
que bien des jeunes gens n’ont pas. Mon choix s’est arrêté sur lui, parce
qu’on me fit entendre que M. le Commandant [gouverneur] serait heureux que mes frères pussent donner l’élan du travail manuel aux
Insulaires et les diriger dans certains travaux artisanaux fort utiles dans
le pays. En outre, on m’exprimait le désir d’avoir un sujet qui pût enseigner la musique vocale. Outre ses talents et sa capacité pour l’instruction, attestés pas différentes médailles qui lui ont été décernées, le frère
Stanislas réunit, à un degré remarquable, les qualités désirées. Malgré
son âge avancé, ce frère a exécuté aux Marquises des travaux considérables en voirie, agriculture. »
*
« Les Frères furent installés, à Patoa, dans l’ancienne chapelle qui
avait été transformée en école », à quelques pas de l’emplacement de la
première école. Ce petit sanctuaire avait attiré l’attention de Max
Radiguet vers 1855 :
« Au bord du ruisseau de la vallée Ikoei, l’humble demeure de Mgr
Dordillon sous un dais de verdure. Tout auprès s’élève, non moins
humble, la petite chapelle de la mission.4 »
Ils commencèrent le travail scolaire dès leur arrivée. Un état, établi
le 11 août 1863, nous donne quelques informations.
« Nous avons eu 24 élèves en tout, dont trois européens : six élèves de
4 Les derniers Sauvages, Max Radiguet, Editions du Pacifique 1929 ; p. 233.
15
�5 à 8 ans, sept de 8 à 12 ans, huit de 12 à 15 ans, trois de 15 à 20 ans.
Quinze élèves ont été assez assidus, et nous sommes contents de leurs
progrès ! Ils ne connaissaient pas leurs lettres en français, et déjà six
commencent à faire de petits devoirs français. Les nombreuses absences
des autres ont été occasionnées par le manque de nourriture et l’insouciance des parents. Monseigneur va faire construire un bâtiment où les
indigents seront nourris, et on va prendre des mesures pour inciter les
parents à envoyer leurs enfants à l’école ; mesures que la prudence n’a
pas permis d’employer jusqu’ici. »
Plus tard, le directeur remplit un autre état, catastrophique celui-là :
« Présents au 1er octobre, 15 ; au 1er novembre, 9 ; au 1er décembre, 3.
Les élèves étant tous pauvres, la Mission les nourrit et les habille. Nous
sommes convenablement logés dans des bâtiments appartenant à la
Mission. La petite vérole, qui a ravagé la colonie, a été cause que peu
d’enfants ont fréquenté l’école. »
Combien d’orphelins dans ce petit nombre ? En août 1863, en effet,
dans l’île de Nukuhiva s’était répandu un mal semant la mort, apporté
par l’aviso français Le Diamant en provenance du Pérou. L’épidémie
lamina l’île plus de six mois durant : près d’un millier de morts (plus
de la moitié de la population) ; elle atteignit aussi Ua Pou, tranchant le
fil de la vie aux deux tiers de la population (600 morts.)
*
Plus de six mois après le début des calamités, arrivaient des
soeurs : quatre religieuses avaient embarqué à Papeete le 27 février sur
le Latouche-Tréville avec le Fr. Arthémas Pfeiffer à qui le gouverneur
avait confié un lot de vaccins (il avait acquis en Guyane la compétence à
vacciner) pour lutter contre l’épidémie.
A peine débarquées, les sœurs marchèrent le long de la baie vers le
couchant jusqu’à la terre de Mauia. Une vieille femme leur fut donnée
pour faire faction dans ce lieu isolé... Au matin, les visiteurs ne leur manquèrent pas. Pendant trois semaines, les sœurs s’occupèrent à tailler des
robes pour leurs futures élèves ; mesure de nature à favoriser les inscriptions... Elles accueillirent, cette année-là, 75 à 80 élèves.
Les classes avaient chômé pendant les pires moments de l’épidémie. Pour le premier trimestre 1864, Fr. Stanislas fournit l’état suivant :
16
�N°302 • Mai 2005
sept élèves en janvier et février, quinze au 1er mars, vingt le 16 mars. Le
16 avril, on considéra la situation comme redevenue normale. « Les
Frères ont 27 garçons, et les Sœurs 57 filles » écrivait Mgr Dordillon au
gouverneur.
Dans un courrier du 16 juin 1864, Fr. Stanislas notait la présence
de 22 élèves présents en moyenne pour le trimestre : sept de 5 à 8 ans,
sept de 8 à 12 ans, cinq de 12 à 15 ans, trois de 15 à 20 ans. (Parmi
eux, un Français et deux Américains). Il leur trouvait une grande légèreté, compréhensible après de telles perturbations. Certains manquaient
d’aptitude, tandis que d’autres laissaient à désirer dans leur conduite.
Pénible transition, évidemment, pour eux, d’un mode de vie de liberté
frôlant la fantaisie et de désœuvrement laissant place à toutes sortes
d’impulsions, vers un autre mode de vie, celui de l’école avec ses exigences de travail régulier et de stricte discipline.
*
On trouvera ci-dessous, mis en parallèle, le règlement établi pour
Patoa, et celui qu’on suivait à l’école des sœurs à Papeete, signé par le
gouverneur en 1857. Le nombre d’heures réservées à l’enseignement
scolaire, on le voit, n’était pas encore exorbitant...
Réglement de l’école des Frères
de l’Instruction chrétienne
05H00
05H15
06H30
07H45
08H30
09H30
11H30
13H00
14H00
16H00
17H00
18H30
19H00
20H00
lever des élèves
travail
messe, prière
déjeuner
travail
classe
dîner, récréation
instruction
classe
prière suivie de récréation
travail
souper, récréation
étude
coucher
Réglement de l’école
des Sœurs à Papeete
06H00
06H00 à 07H00
07H30 à 08H00
08H00 à 09H00
09H00 à 10H00
10H00 à 12H00
12H00 à 12H30
12H30 à 13H30
13H30 à 14H30
14H30 à 15H00
15H00 à 16H00
16H00 à 17H00
17H00 à 19H00
19H00 à 19H30
20H00
lever
étude
déjeuner
études
travaux d’aiguille, chant
classe
dîner
récréation
travaux d’aiguille
étude
classe
goûter, récréation
étude, prière
récréation
coucher
Taiohae, le 9 octobre 1864 et Arrêté du 07 novembre 1857
Signé : + I.M. év. De Cambysopolis
17
�Mgr Dordillon,
auteur d’un grand dictionnaire marquisien.
Mgr Dordillon par le sculpteur
marquisien Damien Haturau.
Il fut le deuxième vicaire apostolique
des Marquises de 1855 à 1888.
Congrégation Saint-Joseph de Cluny. Marquises, Atuona.
�N°302 • Mai 2005
L’article 59 de l’arrêté ouvrant l’école des sœurs stipulait :
« La prière sera faite pour les élèves catholiques par une des dames institutrices, et pour les élèves protestantes par l’élève de ce culte la plus
méritante. »
*
La seconde rentrée scolaire fut fixée au 1er lundi d’octobre 1864 ;
rentrée en lenteur, comme souvent dans l’archipel. Ce sera, peut-être la
première année scolaire normale pour les frères, et pour les élèves. On
peut trouver dans les archives épiscopales de Taiohae la liste nominative
des 42 élèves inscrits à l’école de Patoa en 1864-65.
Cette liste, où chacun est désigné par son seul prénom pourrait
intriguer le lecteur, sinon le décevoir. A consulter les registres paroissiaux de l’époque à Taiohae, on constate que l’usage français de s’appeler par un prénom et un nom patronymique n’était pas encore établi. Les
résidents successifs porteraient longtemps le souci de faire adopter correctement dans l’archipel les registres d’état civil et les écoles recevraient des consignes précises au sujet des cartes d’identité (bientôt
obligatoires) de leurs élèves.
Avant même d’arriver à Papeete, le nouveau gouverneur, M. de la
Roncière, parti du Havre le 16 juin, toucha Taiohae le 1er octobre 1864,
visita les écoles, dans lesquelles il mettait espoir et confiance écrivit-il le
30 mai 1865 à Mgr Dordillon. Dans la même lettre on relève :
« J’ai vu avec plaisir, la demande du Fr. Cochet Stanislas, tendant à établir une ferme-modèle qui sera entretenue par les élèves de l’école. Je
fais savoir au Résident que je lui concède de grand cœur le terrain. »
Fr. Stanislas en effet, travaillait d’arrache-pied, tant en classe qu’à
l’extérieur. Pour mieux s’adapter aux besoins et aux aptitudes des élèves,
il avait mûrement réfléchi à un projet, et s’était décidé à l’exposer aux
autorités. Il avait donc adressé un courrier à M. le Résident, (qui en avait
référé à Papeete) demandant l’autorisation d’utiliser un terrain (dont il
précisait les limites) pour y faire une sorte de ferme modèle où former
ses élèves.
M. de la Roncière repassa à Taiohae le 5 octobre 1865 pour relever
Mgr Dordillon de sa fonction de chargé des affaires indigènes, et pour y
19
�installer comme résident M. Lachave, à qui il adressa une longue lettre
d’instructions, dont quelques lignes concernaient les écoles.
« Je dois vous recommander les écoles. Celle des sœurs rend de réels services. Les travaux divers doivent s’entremêler avec l’instruction élémentaire. Il serait utile de chercher à faire envoyer à Nukuhiva les enfants des
autres îles. On trouvera toujours moyen de les loger et de les nourrir5. »
N. B. Peut-être faut-il rappeler au lecteur que dans les écoles, la mission avait pris l’habitude,
depuis le début, en considération de la dispersion de l’habitat, d’ouvrir des internats et d’assurer
la nourriture des élèves internes.
1866 : Papeete doute et se désengage
S’habituer au style du nouveau gouverneur : homme positif, soucieux des détails pratiques, peu porté aux spéculations théoriques, vigilant sur le bon emploi et le rendement des finances publiques, sensible
aux résultats immédiats, tangibles, au point d’exiger de les voir sans tarder... et désabusé par la politique scolaire de son prédécesseur, au point
de voir l’œuvre scolaire en Océanie comme un cancer budgétaire aux
résultats nuls.
Dès le 29 novembre 1864, moins de deux mois après son arrivée,
il exprima un point de vue désabusé au ministère :
« Quatre Frères de Ploërmel et quatre Sœurs de St-Joseph font l’école à
Nuku-Hiva ; les premiers ont environ 30 enfants, et ces dernières 50. Les
Sœurs obtiennent de meilleurs résultats que les Frères. Ceux-ci sont peu
intelligents, mous… J’ai donc le regret de dire que l’argent dépensé par
le budget local est complètement perdu, car, en sortant des écoles, les
enfants redeviennent canaques comme devant. »
Ces appréciations péremptoires peuvent surprendre. Ignorait-il le
traumatisme que cette île venait de subir ? Un peuple pouvait-il changer
de mentalité et de mœurs en quelques années ? L’éducation des insulaires n’était-elle pas une œuvre de longue haleine qu’il était injuste de
juger si hâtivement ?
5 Mémorial polynésien, tome 3, p.100.
20
�N°302 • Mai 2005
L’état signé en juillet 1866 pour l’école des frères faisait mention de
28 élèves. Des accidents de santé avaient contraint à transférer deux
frères vers l’hôpital de Papeete. Le Fr. Odon Josse arriverait peu après
ces départs. Mais l’opinion exprimée précédemment par le gouverneur
était trop péjorative, et le ton trop tranchant ; ni les sœurs ni les frères
ne bénéficiaient plus d’une grande confiance.
Le 28 mai 1866, Fr. Alpert Ropert, directeur principal à Papeete,
écrivit au vicaire apostolique des îles Marquises qu’il retirait ses frères de
l’archipel car l’administration avait décidé de réduire, temporairement,
de 12 à 7 le nombre de frères rémunérés dans les E.F.O6. et de renvoyer
en France les surnuméraires. Le supérieur souhaitait regrouper dans les
deux écoles de Tahiti les personnes que l’administration conservait.
Le gouverneur écrivit au vicaire apostolique le 13 octobre 1866
pour expliquer sa décision :
« Je suis le premier à regretter d’avoir été forcé de diminuer l’effectif des
frères et des sœurs. Quand les revenus baissent, il faut nécessairement
diminuer les dépenses, et chaque service à dû contribuer aux économies
qui me sont imposées par une diminution de 100 000 fr. sur les 300 000
qui étaient accordés à l’Etablissement comme subvention….
Si Nouka-Hiva renfermait toute la population des Marquises, certes une
école y serait indispensable. Mais, par le fait, les écoles ne sont ouvertes
qu’aux seuls enfants du chef-lieu dont la population ne dépasse guère mille
âmes. – Pour être conséquent, il faudrait que chaque île de l’archipel fût
pourvue de deux institutions : le budget de la colonie n’y suffirait pas. »
Les Congrégations de Picpus et de Cluny s’engagent
Les frères de Ploërmel rentrés à Papeete ou en France, l’enseignement catholique se maintint dans l’île de Nukuhiva. Sur la terre Mauia,
l’école des sœurs continua à fonctionner. Dans la lettre du 13 octobre
1866 citée ci-dessus, on peut lire :
« La Supérieure des Sœurs, a demandé à conserver, à la charge de la
communauté, les Sœurs qui auraient été obligées de retourner en
France ; j’y ai accédé. »
6 Etablissements Français de l’Océanie
21
�La congrégation de St Joseph de Cluny resta fermement attachée à
l’œuvre. De Paris, Sr Rosalie Javouhey le confirmait clairement à l’évêque
le 31 janvier 1867, et sollicitait des précisions sur l’avenir immédiat :
« Les dernières lettres écrites (par la supérieure de Taiohae) nous parlent de la création d’une école à Hatiheu, où une maison est toute prête
à recevoir les sœurs. A la date du 21.03.66, Votre Grandeur elle-même
nous disait un mot de ce projet ; mais aucune demande de Sœurs ne
nous ayant été adressée par le Gouvernement, et n’ayant plus entendu
parler de rien, nous l’avions perdu de vue. »
Les filles de Taiohae et d’autres vallées de Nukuhiva poursuivirent
donc leur vie scolaire (lire, écrire, compter en marquisien et en français) chez les sœurs.
L’école de Patoa reprit aussi du service, sous la direction du Fr.
Forgeot (Picpus) ; le résident Hippolythe y fit même envoyer les enfants
de Hakaui. Mais au bout d’un an, arriva l’ordre, daté du 16 octobre
1867, de « rapporter (à Papeete) tout le mobilier de cette école pour
le faire servir à Mataiea. » Pauvres Iles Marquises !
C’est peu après que commença, aux frais de la mission, la construction par les Puhioho, de la grande école de Hatiheu (où existait déjà une
école pour les filles), qui fonctionna à partir de 1867. Elle était assez
grande pour accueillir l’année suivante les élèves peu nombreux de
Taiohae avec Fr. Forgeot à leur tête. Le résident Eyriaud des Vergnes la
visita, rappela l’obligation d’y envoyer les enfants. Mais sous son long
« règne » (1868-74) la situation se détériora pour les écoles.
Un long rapport, signé par le contre amiral Cloué, sur l’Astrée, en
rade de Papeete, le 5 juillet 1870, contient quelques lignes sur les
écoles.
« L’école des garçons de Taiohae tenue par un frère-lai de Picpus a été
abandonnée et transportée au nord de l’île, à Atiheu. Il y a aussi à
Taiohae un établissement des Sœurs de St-Joseph (3 sœurs) parfaitement
tenu ; il ne leur reste plus que 13 enfants sur 57 qu’elles avaient en commençant il y a 6 ans. Ces enfants meurent toutes de la phtisie.
A Atiheu, lieu de résidence du P. Pierre, où j’ai été mouiller avec la frégate, il y a une école de garçons tenue par un frère-lai et fréquentée par
une trentaine d’enfants. A côté est l’école des filles sous la direction
d’une indienne, élève des Sœurs de St-Joseph et qui a de 30 à 40 élèves.
22
�N°302 • Mai 2005
Ces écoles sont bien tenues, mais les résultats qu’elles donnent sont
presque nuls ; dès que les enfants grandissent, ils reprennent leurs habitudes désordonnées. »
« Un frère-lai7 »
Fr. Florent Forgeot (1825-1913) fut assurément une grande figure
de l’enseignement catholique aux îles Marquises durant cette période. Il
y arriva en 1854. Pendant l’épidémie, il poussa le courage jusqu’à l’héroïsme. Six mois plus tard, ému de reconnaissance et d’admiration, le
résident, M. Rousseau, demanda pour ce brave la croix de la Légion
d’Honneur, certes bien méritée mais qui ne vint jamais !
Sa mission d’instituteur le sollicitait 24 heures sur 24, 11 mois sur
12 ; car il assumait aussi la responsabilité d’un internat gratuit à Hatiheu.
Le contingent de son école approchait toujours de la centaine. Quand
l’amiral Dupetit-Thouars la visita, la centaine était largement dépassée.
Or, la décennie 1870-80 avait été une période particulièrement instable
pour les écoles à Nukuhiva ; la principale cause en fut, selon le père
Delmas, la légèreté avec laquelle les résidents successifs titillaient – naïveté ou innocence – le goût de la fête des insulaires, déclenchant sans
doute ainsi un mécanisme dont le contrôle leur échappait.
L’arrivée d’un nouveau résident fut l’occasion d’une amélioration
selon Mgr Dordillon :
« Le 21 avril 1879, a lieu l’ouverture de l’école des garçons à Taiohae par
le Résident Chastagnié, qui se charge des frais. Le Frère Florent Forgeot
en est nommé le Directeur, avec, pour adjoint, un de nos jeunes chrétiens
ancien maître d’école. L’école est installée dans les bâtiments de la
Mission autrefois affectés au même usage. Tous les élèves sont internes, et
déjà au nombre de 54. Ils seront plus nombreux dans quelques jours :
des enfants des deux autres districts vont les rejoindre. L’école des filles
de Taiohae qui compte actuellement 30 élèves, va aussi augmenter, car M.
le Résident va y faire venir toutes les filles de Nuku Hiva. »
7 « Lai » (issu de la même racine latine que « laïc » apparu au 16e siècle) est un terme utilisé
en ancien français pour qualifier un religieux qui ne fait pas partie du clergé, qui n’est pas tenu
à l’office du chœur et qui est généralement préposé à des tâches matérielles ; aujourd’hui on
dirait plutôt « convers ».
23
�Et notre héros lui-même adressa une brève missive à son évêque,
de Hatiheu, le 25 janvier 1883 :
« M. le Commandant m’écrit que les enfants resteront à l’école jusqu’à
ce qu’ils parlent et comprennent le français. »
Et de se réjouir à la pensée que, grâce à cette décision, les enfants
progresseraient avec plus d’assurance ! Onze mois plus tard, il reçut du
même résident, M. Robert, un autre courrier :
« J’ai vu, à mon récent passage, que vous avez de grands garçons à l’école.
Ayez l’obligeance d’en choisir deux bons ; l’un d’eux pourra être attaché au
Docteur Roussin qui est le meilleur homme du monde, et qui lui apprendra
le français. »
En 1885, Fr. Forgeot, de nouveau à Hatiheu, attira l’attention sur lui.
Le résident Winter demandait de la part du gouverneur, aux missions
catholiques et protestantes, d’envoyer à l’Exposition universelle
d’Anvers... « des travaux scolaires » des Marquises. L’école des sœurs
était décrétée « hors concours », parce que trop assurée de l’emporter,
mais les autres écoles le firent. Or, le jury fit parvenir à Hatiheu, en 1886,
une médaille de bronze et le diplôme l’accompagnant.
*
On trouvera ci-contre un tableau qui convaincra chaque lecteur du
service irremplaçable que l’internat a rendu à la scolarisation de l’archipel. (Une liste indiquant l’origine des élèves de l’école des sœurs à
Atuona en 1902 est tout aussi convaincante).
24
�N°302 • Mai 2005
ANNEE 1888 - 1er SEMESTRE
HATIHEU (NUKU HIVA)
Etat numérique des enfants ayant fréquenté l’école
pendant le 1er semestre 1888
District
TAIOHAE
HAKAUI
HATIHEU
TAIPIVAI
HAATUTUA
HOOUMI
ANAHO
AAKAPA
HAKAEHU
ILE UAPOU
ILE RUAUKA
Total
Nombre d’enfants
6 à 9 ans
3
4
5
4
2
1
2
1
9 à 10 ans 11 à 13 ans + de 13 ans
1
2
1
2
6
3
1
1
2
1
1
2
1
2
2
2
1
8
6
6
1
30
18
23
1
1
1
6
Total
7
15
9
6
2
6
5
4
1
21
1
77
Fait à HATIHEU le 25 juin 1888 par l’Instituteur Forgeot
L’année même où il signe cet état de son école, Fr. Forgeot apprend
que le résident Delaruelle le « soulage » de la charge de directeur.
*
On pourra trouver en annexe un projet de règlement pour l’école
de Hatiheu. Qui en eut l’initiative ? Ce règlement se trouve, suggéré, dans
une longue missive adressée par le résident Delaruelle, le 28 octobre
1888, à :
« M. le Provicaire Apostolique, Taiohae.
Ainsi qu’il a été convenu entre nous, le père Siméon va prendre la direction de l’école d’Atiheu, secondé toujours par le frère Florent, qui ne doit
voir dans cette mesure que le désir de la part de l’autorité de le soulager
d’une partie de ses fatigues et lui permettre de se consacrer complètement à l’éducation des enfants sans avoir à se préoccuper des autres
détails. Voici quels sont mes désirs au sujet de la répartition des heures
25
�de travail et de récréations… Je désirerais que le Directeur de l’école fît
le plus tôt possible un tableau général du service, que je signerais, et il
serait affiché dans l’école. »
Il revenait aux internes, lit-on dans ce règlement, de préparer la
popoi. Encore fallait-il ne pas en manquer ! Le résident annonçait au
Père Siméon le 24 février 1889 :
« J’invite le chef de poste à prévenir le chef de Atiheu que la popoi doit
être fournie par tous les habitants et en quantité suffisante. Si cette obligation n’est pas remplie, le chef en sera responsable pour toute la vallée. »
Les articles 25 et 26 insistaient sur les soins à donner aux vêtements, produits d’importation récente. Le résident Merlin admonesta à
ce sujet le Père Siméon le 19 février 1890. Le chef de poste, en effet,
avait attiré l’attention de Taiohae sur le fait que des élèves s’autorisaient
parfois à se promener hors de l’internat, vêtus à l’ancienne, d’un simple
hami8. « Veuillez tenir la main », pouvait lire le directeur de l’école. On
sait que cette école périclita après 1876, du temps du résident Doublé,
et que Chastagnié la releva à partir de 1879.
Fr. Forgeot regagna la France en 1891 pour prendre des vacances
peut-être, mais surtout pour faire imprimer deux livres en langue marquisienne : un catéchisme et un livre de prières. Dès l’année suivante, il
se retrouva dans une classe dans l’île Fatuiva, où le père Olivier Gimbert
tenait une école. C’est là que l’administration, qui avait apparemment
tout oublié de sa vie, même son héroïsme face à l’épidémie, le trouva en
1904 pour l’expulser de sa classe, au nom de nouvelles lois…
Apprendre aux enfants marquisiens, 50 années durant, à lire, à compter, à écrire, en marquisien et en français, à une époque où fréquenter
l’école allait à contre-courant des usages sociaux, cela méritait bien d’être
rappelé à nos contemporains. Et de nombreux pères et frères de Picpus en
firent autant, tout au long de leur long ou bref séjour aux Marquises, à une
époque où personne d’autre ne s’aventurait à tenir des écoles dans cet
archipel. C’était le temps de l’apprivoisement de l’écriture par archipel.
8 Hami désignait en langue marquisienne un pagne en tapa, ceignant les reins. Note de l’éditeur.
26
�N°302 • Mai 2005
II - Dans les îles du sud-est des Marquises,
parallélisme sinon concurrence
Les premiers missionnaires catholiques aux Marquises, avaient
débarqué à Vaitahu, Tahuata, le 2 août 1838 et n’y restèrent qu’une
décennie. En juin 1847, venant de Tahiti, deux sœurs de St-Joseph de
Cluny s’y trouvaient aussi. Elles ouvrirent en juillet une école pour les
filles. L’année suivante, leur sœurs reçut un encouragement inopiné :
des Mangaréviens de passage participèrent à une procession jubilaire,
chantèrent des cantiques à livre ouvert et suscitèrent ce faisant, autant
l’admiration que l’envie de pouvoir les imiter. Au sujet de cette première
école de Vaitahu, le Père Siméon Delmas nous signale :
« On se hâta d’ouvrir une école, que dirigèrent les Sœurs de St-Joseph de
Cluny arrivées par le « Gassendy » le 04.06.1847. Malheureusement une
guerre acharnée vint troubler la paix ; le 12 septembre de l’année suivante, les Sœurs se retirèrent à Tahiti… Les Sœurs n’avaient tenu l’école que
15 mois ; mais elle avait dû commencer avant leur arrivée. »
*
Du côté des protestants, au début, on ne voit guère de travail de
scolarisation. Le premier contact avec Tahuata et Nukuhiva par le pasteur Crook, dura de 1797 à 1799. Le même, revenu d’Angleterre à Tahiti
en 1816, obtint des Directeurs de la Mission de Tahiti, l’envoi à Tahuata
en 1825, de missionnaires tahitiens, teachers, dont le séjour ne dura
pas la décennie. Ouvrirent-ils une école ? En 1833, trois pasteurs et
leurs familles, envoyés par la Société missionnaire de Boston, débarquèrent à Taiohae. L’expérience, de plus en plus insupportable, prit fin en
1834. Voilà qui contraste singulièrement avec la démarche de leurs
coreligionnaires à Tahiti, attachés à créer des écoles.
Mais les missionnaires de la Hawaiian Board of Missions, appelés
aussi teachers, avaient bien l’intention d’enseigner dans les îles du groupe sud. Le 26 août 1853, un groupe arriva à Omoa, Fatuiva, D’abord
bien reçus, ils se mirent courageusement à l’œuvre. Le pasteur Kekela y
ouvrit une école. Mais bientôt rivalités tribales, guerres successives, et
peut-être aussi frictions avec des catholiques, le décidèrent à se rendre
dans la grande île voisine, Hivaoa, à Puamou précisément où un prêtre
27
�catholique venait de créer un poste en février 1855. Kekela y ouvrit une
école également en 1856, qu’il dirigea un quart de siècle, jusqu’à l’arrivée
d’un instituteur français, M. Amédée Sarran, envoyé le seconder en 1882.
Un autre missionnaire du même groupe, le pasteur Kauwealoha,
l’accompagna dans la même île, s’établit dans la vallée de Hanatekuua
puis, après la « peste » de 1863, il se rendit dans une île du groupe
nord à Uapou où il ouvrit un poste dans une vallée du nord-ouest. Il y
inaugura une école en 1865 peut-être. Il était sûrement instituteur en
1885. Il ne semble pas que le pasteur Lioha, présent à Uahuka de 1866
à 1868, y ait ouvert une école.
Selon E. Malé9, en 1860 toutes les stations protestantes avaient une
école de plus de 20 élèves. (Peut-être faut-il y inclure les « écoles du
dimanche »…)
*
Fatuiva s’ouvrit au catholicisme le 30 août 1853 pour répondre,
selon les archives de Taiohae, à une demande en missionnaires catholiques exprimée par trois chefs à cette époque où les missionnaires protestants y arrivaient. Mais d’autres avancent qu’il s’agissait d’une initiative de l’administration française. Se rendant compte bientôt qu’ils avaient
autant de mal à évangéliser cette île que les missionnaires hawaiiens, les
pères décidèrent de se rendre à Puamau, où le père Jean Lecornu avait
déjà établi un poste.
A la fin de 1862, visitant les chrétientés de Hivaoa, Mgr Dordillon
parvint à Puamau. Il administra des baptêmes et des confirmations et
combla d’éloges l’école de la mission qui comptait alors une quarantaine d’élèves.
Au sud de la partie occidentale de Hivaoa, le père Orens Fréchou
installa la mission catholique à Atuona au début de 1862 et s’y fixa. Dans
les archives de la mission on peut lire :
« De 1863 à 1880, Hivaoa était continuellement plongé dans les
guerres, l’ivresse (eau-de-vie de coco) et l’anthropophagie. »
9 L’enseignement protestant en Polynésie Française. Mémoire, Emile Malé (1973, p. 49)
28
�N°302 • Mai 2005
Le Père Fréchou y ouvrit très tôt une école. C’est à Atuona aussi que
se fixa en 1865 le pasteur Zachariah Hapuku de Hawaii. Dès qu’il le put,
il y ouvrit une école qui fonctionna assez régulièrement jusqu’à 1895. Il
décéda en 1901. Zachariah Hapuku a témoigné à l’intention des directeurs de son Conseil de Hawaii, de la folie de destructions qui sévissait
dans l’île. D’après Greg Dening10, il écrivit, vers 1867, pour donner des
précisions (nom, date, lieu, agresseurs) sur le meurtre de 12 personnes
dont neuf furent mangées, entre 1861 et 1866. A en croire Nicolas
Spillmann11, on n’y établit pas de brigade de gendarmerie avant 1880.
*
Cette longue période de désordres s’étendant d’ailleurs au-delà de
Hivaoa, prit fin avec la « pacification ». On appelle ainsi cette intervention musclée effectuée en 1880 sur injonction du ministre Jauréguiberry,
par le contre-amiral Bergasse Dupetit-Thouars, neveu du célèbre amiral
Abel Dupetit-Thouars qui fut présent dans l’archipel en 1839 et en 1842.
A peine achevée l’opération militaire, le contre-amiral présenta au
ministre l’état désastreux - alarmiste ? - de la population, le 19 juillet 188O :
« ...L’eau-de-vie de coco, la débauche, l’opium que nous avons introduit
tout dernièrement de nos mains puisqu’il y a une ferme régulière (autorisation de vendre) ont conduit ces malheureux à une démoralisation
effrayante… On ne fera rien de sérieux pour l’avenir si l’on ne prend les
enfants en main. »
Suivait une demande de six soeurs pour deux écoles, en plus de
celles de Taiohae.
« Ainsi étaient réparées, » peut-on lire dans Tahitiens (O’ReillyTeissier), « les maladresses des résidents Hippolyte, Laurent, Eyriaud
Desvergnes », et singulièrement cette forme de démagogie à l’égard des
autochtones, le laisser-aller. Ceci, par incompétence peut-être, ou par anticléricalisme, ou en réaction contre ce qu’ils nommaient le « dirigisme »
de la mission.
10 (Marquises 1774-1880 présenté par Mgr Le Cléac’h 1999 ; p. 259)
11 Mutoi farani. Nicolas Spillmann. Paris 1993
29
�L’année suivante, le contre-amiral Brossard de Corbigny, à bord de
la Triomphante, envoya aussi au ministère ses observations sur les
écoles aux Marquises, le 9 juillet 1881.
« Les écoles, qui sont l’avenir du pays, ne peuvent être tenues que par
des professeurs parlant la langue kanaque, et il me paraît indispensable
qu’ils parlent aussi le français. Les missionnaires des Marquises et les
frères de l’école chrétienne de Tahiti remplissent à peu près seuls ces
conditions.
Les quelques ministres protestants qui ont été autorisés à tenir des écoles
aux Marquises sont des Sandwitchiens qui savent un peu d’anglais et pas
un mot de français ; ils nous rendent aujourd’hui le service de tenir les
enfants sous leur surveillance, mais ils ne peuvent préparer l’avenir et il
faudra nécessairement avoir recours à d’autres instituteurs.
En résumé, Monsieur le Ministre, je pense qu’il serait très utile pour
l’avenir des Marquises, que les missionnaires y soient placés sous la
dépendance de l’autorité locale, soit comme Ministres du culte soit
comme maîtres d’école. – Pour obtenir ce résultat, il suffirait de reconnaître régulièrement la mission en lui imposant toutes les charges nécessaires afin d’éviter les abus qu’elle peut avoir la liberté de commettre
sous le régime d’indépendance où elle se trouve aujourd’hui. (Note marginale : Bien !)
Pour les mêmes motifs, il me paraîtrait utile non seulement d’assurer la
situation des sœurs de St-Joseph de Cluny qui se consacrent aujourd’hui
à l’éducation des jeunes filles de Nuku-Hiva, mais encore d’en augmenter
le nombre pour leur confier une autre école dans le groupe S.E, soit à
Hiva-Hoa, soit à Vaitahu. » (Note en marge : « Sans doute »)
1882 - Progrès chez les protestants
De Papeete, Charles Viénot annonça à sa hiérarchie parisienne le 15
juin 1881 :
« L’Amiral DUPETIT-THOUARS, quoique catholique, nous demande des
instituteurs (capables d’enseigner en français). »
Et le 12 février 1882 :
« Kekela et Kawealoha, conscients de leurs limites, m’avaient aussi
demandé ces Instituteurs… Ils nous préviennent depuis longtemps, que
leurs écoles, où ils ne peuvent, et pour cause, enseigner le français, ne
seront plus longtemps tolérées… Bonne nouvelle ! »
30
�N°302 • Mai 2005
Il envoyait à Puamau en effet, M. Sarran, ancien colporteur en
France, qu’il avait aidé à s’établir à Tahiti et l’assurait qu’une position
satisfaisante lui serait faite l’année suivante par le gouvernement. Selon
M. Malé, M. Sarran avait 80 élèves en 1884, et une centaine en 1891.
« Mais, débordé, peu soutenu, célibataire de surcroît, il ne peut tenir,
et l’école est fermée12. »
Quant à l’école des filles tenue à Atuona par le pasteur Hapuku,
« Là je trouvai une quinzaine d’élèves, dont quelques-uns non seulement
savaient lire et écrire, mais possédaient encore les premiers éléments de
calcul et des notions de géographie13. »
Mais un autre résident écrivait en 1888 :
« Elle doit être considérée comme une salle d’asile (accueil d’enfants)
plutôt que comme une véritable école. La jeune fille à peine âgée de 15
ans, qui est chargée de l’instruction, comprend à peine quelques mots de
français. »
Cette école d’Atuona aurait été fermée en 1895, semble-t-il.
Selon le père Delmas :
« Aussitôt que le pays offrit un peu de sécurité, les protestants essayèrent
aussi quelques écoles. Ainsi à Puamau Tekena/Kekela eut Sarran pour lui
tenir l’école. Quelques Sandwitchiens ne sachant pas un mot de français
en tenaient une à Hapatoni Tahuata, et un nommé Timo en tenait une autre
à Omoa… Son école (de M. Sarran) était réputée école publique. »
L’administration la fermerait en 1895, au départ de M. Sarran, faute
de personne compétente pour le remplacer.
Paul Vernier, envoyé de Tahiti comme missionnaire, s’établit à
Atuona le 5 avril 1899, peu après l’arrivée des frères. Pour remplacer
l’école de Hapuku fermée 4 ans plus tôt, il ouvrit son école en langue
française dès son arrivée. « Nous ne comptons d’abord qu’une quinzaine d’élèves… » Après moult visites dans les vallées, selon M. Malé
(idem. p. 50) il en comptait 40 (16 filles, 24 garçons). La nourriture
était apportée le samedi. « Nos élèves font du progrès ; quelques-uns
savent lire, écrire, calculer » écrivait le missionnaire. Cet établissement
12 Malé, 1973, Mémoire, p. 50.
13 Rapport du Résident Eggiman du 26 janvier 1875.
31
�aura excellente réputation auprès de l’Administration. Les textes de laïcisation de 1904 ne le concerneront pas, mais son directeur conduira
ses élèves à la nouvelle école dès son ouverture.
Le pasteur Vernier14 a peut-être quelques raisons d’écrire :
« les écoles protestantes (de Hivaoa) furent fermées en 1895-96, et
remplacées par des écoles congréganistes… écoles dont la fréquentation était obligatoire pour tous… Il y en eut qui refusèrent, mais leur
audace fut châtiée de 15 jours de prison et de 60 fr. d’amende. »
Mais on ne pourrait transcrire tout le haut de la même page 329
sans y relever quelques inexactitudes.
1885 - Progrès notoires chez les catholiques
A l’occasion d’une visite du gouverneur Morau aux Marquises, le
vicaire apostolique reprit la plume pour s’adresser, de Taiohae, à la
supérieure générale de St Joseph de Cluny :
« M. Morau, gouverneur de nos îles, qui vous connaît, et qui vous est
bien connu, se trouve ici en tournée de visite. Il a bien voulu nous exprimer sa satisfaction au sujet de nos écoles, qui en effet vont assez bien ;
et, sur le vif désir et l’extrême besoin que je lui exprimais d’avoir 4 de
vos bonnes et excellentes filles pour diriger nos écoles de l’île de la
Dominique, M. le Gouverneur... m’a promis de prier M. le Ministre d’accorder le passage gratis de ces 4 Sœurs sur les paquebots allant de
Marseille à Nouméa. »
Le gouverneur intervint effectivement en ce sens auprès du ministre
le 7 mars1884, précisant :
« Ces écoles soi-disant libres seraient à la charge de la Mission, qui
accepterait néanmoins volontiers une subvention quelconque du
Gouvernement. »
*
Ces appels furent entendus, et exaucés. En 1885, quatre sœurs
étaient accueillies à Taiohae le 22 novembre 1885, après une traversée
de 44 jours. Evêque et Résident les accompagnèrent jusqu’à Atuona où,
sans tarder, on ouvrit une nouvelle école.
14 Au vent des cyclones Ed. Haerepo 1986; Henri Vernier.
32
�N°302 • Mai 2005
Et l’école fonctionna bien ; la fréquentation scolaire alla croissante
une dizaine d’années ; puis elle connut, elle aussi, les flux et reflux tolérés par le flou administratif15.
113
124
153
226
210
élèves en
“ “
“ “
“ “
“ “
1886
1887
1888
1889
1893
Les sœurs fournissaient un état de leur œuvre en 1887 :
« Les parents pourvoient à la nourriture des enfants : tous les samedis,
ils apportent d’énormes régimes de bananes et du fruit à pain cuit à leur
manière. Cette nourriture peut, au besoin, se conserver une quinzaine de
jours.
Nous avons reçu des visiteurs de marque. Vers la fin de 1886, l’Amiral
Saint-Hilaire a trouvé notre établissement très bien. Dans nos 3 classes,
il a questionné les enfants, en français ; elles ont répondu convenablement. - Peu après, Madame la Résidente (de Taiohae) nous rendait visite
accompagnée de ses 3 petits garçons, dont l’aîné n’était âgé que de 8 ans.
Ils ont été intéressés de voir un repas de nos enfants. C’est curieux, en
effet : toutes sont placées sur 2 rangées au milieu de la cour, 5 par 5
autour de leur plat (koka), portant à la bouche la popoi avec leurs
mains. - Le médecin attaché au service des Iles Marquises a fait sa tournée dans notre île. Il a vu les enfants de notre école, les a trouvées
propres et bien portantes. Il nous en a félicitées. »
Le résident écrivait au gouverneur, le 11 mai 1888 :
« L’école, tenue par quatre sœurs de Saint-Joseph de Cluny, mériterait certainement d’être classée parmi les écoles publiques subventionnées par le
gouvernement – cette école qui renferme 146 jeunes filles de 6 à 15 ans,
est la mieux tenue des Marquises après celle des filles de Taiohae. »
Cette école jouera un rôle prépondérant dans la scolarisation des îles
et la familiarisation des insulaires à la langue française. Commandants
15 Françoise Lamaison, 107 ans d’Histoire in “Marquises” CTRDP
33
�de bateaux et personnel administratif ont répété longtemps leur heureuse surprise de voir ainsi parler le français aux Marquises. Dans un rapport daté du 11 mai 1903, le gouverneur Petit se dit prêt à attribuer à
cette école la qualité d’école publique.
*
Une autre école catholique avait également bonne réputation aux
yeux de l’administration, celle de Puamau. Fr. Sébastien Acar (Picpus,
1850 - 1896) enseigna à Puamau de 1882 à sa mort. A partir de 1893 il
rédigea un Journal où il notait observations et anecdotes au sujet des
vallées de cette portion de l’île. On y lit qu’au sujet des écoles, c’était le
gendarme qui, informé par le Résident, fixait les dates de rentrée ou de
sortie, (variables d’une année à l’autre), les fermetures éventuelles, les
redistributions des élèves entre les écoles. Il lui arrivait aussi parfois,
d’aller dans les vallées à la recherche des « absents ».
Ce religieux belge entretenait de bonnes relations avec M. Sarran,
son collègue / concurrent de l’école protestante. En 1890, comme la
popoi manquait, chacun ferma les portes de son école. Grève ?
Rébellion ? Comme on voudra. Blâme de l’administration, dont la correspondance du Résident garde une trace :
« La question de popoi concernait les chefs de poste [les gendarmes],
auxquels vous pouviez adresser des réclamations… Vous, instituteur,
vous n’avez qu’à ouvrir votre école, attendre les élèves, et commencer
vos cours… »
En 1894, il s’intéressa à la santé de M. Sarran, car une mauvaise
chute de cheval l’avait contraint d’aller se faire soigner à Taiohae. Il nota
aussi son départ :
« Ayant reçu de Tahiti une réponse écrasante à ses nombreuses réclamations, bagages à la main, il quitte l’enclos de Tekena (Kekela), et part
rejoindre sa France natale. Passant devant notre enclos, il me serre la main,
disant : « Je suis enfin délivré de l’enfer de cette école de vagabonds. »
1898 Retour des Frères de Ploërmel
A la fin de 1898, Mgr Martin confia deux écoles aux Frères de
Ploërmel : celle de Puamau, précédemment dirigée par Fr. Acar ou un
34
�N°302 • Mai 2005
père picpucien et une nouvelle construction établie à Atuona que dirigera un vieux « routier » de l’école primaire, Fr. Prudent Le Chafotec. Ce
dernier, en moins de 6 ans, a reçu de résidents, de commandants de
navire et d’un inspecteur des colonies, des témoignages de satisfaction
et d’encouragement. Mais ces enseignants mettaient le pied dans un vrai
guêpier. Un système législatif flou tolérant tous les dérapages, une administration préconisant le laisser-aller et comptant sur la seule persuasion
ainsi que des colons (auxquels se joindrait bientôt Gauguin) qui, soit
par intérêt soit par anticléricalisme, ne manquaient pas une occasion de
contester les écoles missionnaires. La compétence des nouveaux instituteurs, leur ardeur au travail, leur pédagogie n’y pouvaient rien. Ils
seraient, avec les sœurs de Saint-Joseph de Cluny, les principales victimes des textes de 190416.
III - Autres éclairages sur les premiers temps
de scolarisation aux Marquises
L’administration tergiverse
Le Résident M. Merlin avait déjà conscience du marasme qui gagnait
l’école lorsqu’il répondait au sous-agent d’Atuona, le 27 juin 1891 :
« Je sais comme vous, que les enfants, appuyés par leurs parents, mal
conseillés eux-mêmes par certains colons intéressés, tendent de plus en
plus à s’éloigner de l’école. Mais nous ne pouvons néanmoins employer
contre eux des moyens de coercition. Je ne puis donc que vous engager
à continuer à agir, comme vous l’avez fait jusqu’ici, à parcourir souvent
les Districts, exciter le zèle des chefs, et refuser impitoyablement toute
faveur aux indigènes ou aux vallées qui négligent de fournir régulièrement la popoï. »
Le gendarme Simonot dans son rapport d’octobre 1894 signalait :
« Les gens de Hanaiapa surtout deviennent de plus en plus difficiles, ils
promettent et ne font rien. Pour la rentrée des enfants aux écoles, c’est la
même chose, et tout cela, parce que, je crois, ils savent que les gendarmes,
16 On peut trouver dans Etudes mennaisiennes n° 26 (Fr. Joseph Le Port) un rappel des circonstances et des textes des laïcisations des écoles dans les E.F.O. (1882 et 1904)
35
�sur ces questions et beaucoup d’autres, n’ont aucun moyen de les obliger, et que tout se borne à des paroles, auxquelles ils répondent toujours
oui.17 »
*
Le docteur Louis Tautain occupa la résidence de Taiohae cinq
années consécutives (1892 - 1896). Esprit sans œillères, il mit à profit
ce séjour prolongé pour comprendre les handicaps de l’école dont il
attendait beaucoup, malgré son pessimisme, et pour imaginer un plan
qui conduirait à plus d’équité et plus d’efficacité : créer de nouvelles
écoles et les rémunérer au prorata du nombre d’élèves.
Dès 1893, répondant à une lettre de Mgr Martin sur la situation des
écoles, il affirmait :
« Il n’est pas douteux que tant qu’il n’y aura point un texte légal pourvu
de sanctions pénales imposant l’obligation de l’instruction, les écoles des
Marquises se trouveront soumises à de nombreuses causes de dissolution, causes qui s’accentuent à mesure que les années avancent. »
Deux ans plus tard, le 29 octobre 1895, il s’exprimait plus clairement encore, dans une lettre au gouverneur :
« Pour faire tenir des écoles aux Marquises, il faudrait, de toute nécessité, des TEXTES avec sanctions imposant la fréquentation de l’internat.
Et il est impossible, d’autre part, de laisser l’Archipel sans écoles. Ce qui
se passe est une honte pour nous, car nous assurons une part de responsabilité dans les ignominies auxquelles donnent lieu les mœurs
canaques. »
On trouve un cri d’alarme semblable dans une lettre écrite d’Atuona
le 13 mai 1895 par Mgr Martin à son supérieur général, le Père
Bousquet :
« Sans obligation de l’instruction, personne, ni enfants ni parents, ne
viendra la recevoir. Sans obligation de l’internat, il n’y aura que les
enfants de la vallée même, où est l’école, à la fréquenter, c’est-à-dire, 7
ou 8 élèves, excepté à Atuona où il y a plus d’enfants ; et sans l’internat,
la formation des élèves sera nulle, et l’enseignement du français nul
aussi. »
17 Mutoi farani Nicolas Spillmann Paris 1993
36
�N°302 • Mai 2005
Le 15 février 1896, le résident des Marquises adressait à Papeete un
rapport d’une dizaine de pages, dont plus de deux sous le titre
« Instruction Publique ».
« Pendant une grosse partie de 1895, les écoles ont été fermées à l’exception de Taiohae... A peine ont-elles fonctionné, nos écoles (nouvelles), qu’elles sont abandonnées par leurs élèves… Que faire ? Chaque
fois que je signale cette désertion, il m’est invariablement répondu qu’il
faut user d’influence morale. J’ai déjà dit trop souvent qu’il y a longtemps
que toute influence morale est perdue.… qu’aux Marquises il ne peut y
avoir influence sans autorité… Il faudrait cependant arriver à une solution quelconque : on ne peut continuer longtemps ce jeu de cache-cache
avec les élèves et leurs parents ; ces rentrées suivies de désertion… avec
de nouvelles rentrées et de nouvelle désertions… Mieux vaudrait sans
conteste, malgré la honte qui en rejaillirait, abandonner franchement les
écoles, que de continuer ce métier ridicule, où l’on est toujours dupé…
Quelques personnes, (au moins l’écho m’en est-il arrivé), pensent que le
vice des écoles marquisiennes réside dans le personnel enseignant ; et se
bercent, ou font semblant, pour mieux dire, de se bercer de l’espoir
qu’avec d’autres maîtres les écoles fonctionneraient, et donneraient des
résultats. Illusion, ou mensonge, selon ceux qui parlent.
Aux Marquises, vous pouvez multiplier autant que vous voudrez le
nombre des écoles, vous pouvez, à leur tête, mettre laïcs ou cléricaux, les
maîtres les mieux doués, les plus instruits, les plus pratiques, y faire
entrer les lumières de la pédagogie... que les résultats seront toujours
nuls, puisque les enfants resteront chez eux.
Avec une modification du système en vigueur il y aura un résultat sûr :
l’augmentation considérable des frais. Et c’est tout. La situation des E.F.O.
ne permet point d’augmenter encore les dépenses. Fût-elle tout autre,
que je déconseillerais encore le changement de système ; car on doit
toujours se préoccuper du rendement de l’argent dépensé, et éviter de
faire des dépenses en pure perte ; ce qui serait le cas. »
Un proche avenir prouverait la lucidité qui inspirait ces trois derniers paragraphes.
*
Enfin, un arrêté avait été pris à Papeete en 1897, qui rendait obligatoire l’enseignement primaire dans toute l’étendue des E.F.O.
«... Considérant que, jusqu’ici, l’indifférence de la population indigène a
37
�été un réel obstacle à la diffusion de la langue française dans notre possession et qu’il importe de remédier au plus tôt à un état de choses aussi
regrettable... »
Arrête :
Art. 1er L’instruction primaire est obligatoire pour les enfants des deux
sexes âgés de 6 ans révolus à 13 ans révolus ; elle peut être donnée soit
dans les écoles publiques ou libres, soit dans les familles, par le père de
famille lui-même ou par une personne qu’il a choisie...
Art. 13 Les dispositions du présent arrêté ne sont applicables que dans
les communes ou districts pourvus d’une école publique... » (PPT JO
EFO 28.10.1897)
Tel quel, cet arrêté ne rendait aucun service à la scolarisation aux
Marquises, puisqu’on ne voulait plus y considérer les écoles comme
publiques ; mais un autre arrêté, signé par le même gouverneur le 26
janvier 1898 (généralement ignoré par l’administration, on ne sait pourquoi), s’empresserait d’en modifier la portée. Sauvegardant l’article 1er
(obligation scolaire), il décrétait inapplicables aux Marquises un certain
nombre d’articles, dont l’article 13 qui en conditionnait l’application à
la présence d’une école publique ; rejetant ainsi dans l’illégalité
ceux qui allaient clamant qu’il n’y avait point d’obligation scolaire dans l’archipel. Mais la déstabilisation de l’école y était en bonne
voie, par manque de volonté de l’administration d’une part, d’autre part
sous prétexte que ne s’y trouvait pas l’école publique ou laïque. Et pourquoi donc cette dernière en était-elle absente ?
Moins de trois ans après le constat d’inefficacité administrative
dressé par M. Tautain, le gouverneur Gallet faisait une tournée dans cet
« établissement secondaire » si éloigné de Papeete ; il adressa à Paris le
12 octobre 1898, un rapport de sept pages. Au sujet de l’enseignement,
passant sous silence un demi-siècle d’efforts de scolarisation, une seule
ligne tranchait, tel un couperet de guillotine : « résultats nuls au point
de vue de l’instruction ». Pas une ligne pour s’interroger sur les causes
administratives de cette faillite imputées à la seule mission. Mais c’est
bien avec l’accord de M. Gallet que trois frères quittèrent Papeete deux
mois plus tard, pour se rendre dans cet archipel.
38
�N°302 • Mai 2005
Deux réalités au moins avaient contribué à détériorer le système
scolaire la dernière décennie du siècle. D’abord la frilosité de l’administration qui ne se sentait plus motivée à défendre, valoriser l’école existante. Mais aussi « l’air du temps », l’anticléricalisme, voire le sectarisme qui gagnaient les esprits dans la métropole, et, par le truchement de
quelques expatriés zélateurs, se donnaient dans les E.F.O., des porteparole, dont la belle assurance créerait bientôt aux Marquises le néant
scolaire. « Il n’y a plus d’écoles aux Marquises » écrivit l’Inspecteur
Revel en 1914. Pour la même année, en effet les statistiques officielles
avoueraient quatre maîtres et 79 élèves. Résultat contre lequel avait mis
en garde le résident Tautain qui connaissait l’archipel mieux que tant
d’autres.
Instruction publique ?
A Papeete, depuis 1882, la frontière était précise entre écoles libres
d’une part, écoles laïques et instruction publique d’autre part. Il n’en
allait pas de même dans les autres archipels, les « Etablissements
secondaires » comme on disait volontiers à Papeete. Aux Marquises les
choses étaient restées évasives. Ainsi, sait-on qu’en 1884, deux ans après
la laïcisation à Papeete, le ministère des Colonies demandait à Ploërmel
des frères pour les Marquises, et que, de l887 à 1898, l’administration
entretint avec la congrégation une correspondance en vue d’envoyer des
frères aux Gambier ?…
A comparer ce que nous apprennent au sujet de l’instruction
publique, les Annuaires des EFO18 de deux années consécutives, on
reste perplexe. Qu’est-ce qui motiva le changement de certaines dénominations ? Pourquoi, par exemple, l’école des Sœurs de Atuona, celle
de M. Sarran et celle de Fr. Acar changent-elles de catégorie ? (La subvention était plus substantielle pour les « écoles du gouvernement. »)
18 Publication administrative annuelle considérée comme digne de foi.
39
�1 8 8 6
Ecoles du gouvernement
Ecoles subventionnées
Atiheu
Forgeot*
Hanavave
Gimbert *
Taiohae
Sœurs*
Hanahupe
Sneppe*
Atuona
Sœurs*
Atuona
Hapuku **
Puamau
Kekela**
Sarran**
Acar *
1 8 8 7
Ecoles du gouvernement
Ecoles libres
Atiheu
Forgeot*
Atuona
Sœurs*
Taiohae
Sœurs*
Atuona
Hapuku**
Puamau
Sarran**
Acar*
Hanavave
Gimbert*
* catholique
** protestant
Le 17 juillet 1891 le résident rappelait au Père Siméon Delmas qui
dirigeait l’école de Hatiheu :
« L’école de Hatiheu est publique. Elle est inscrite sous cette rubrique
sur tous les contrôles administratifs, au budget, dans l’Annuaire de la
colonie. Elle a d’ailleurs les éléments constitutifs de l’école publique. Le
choix de l’instituteur placé à sa tête est soumis à l’administration, agréé
par elle. Il touche un traitement régulier, fixe, et nominatif. »
Le Résident Tautain qui s’était beaucoup investi dans la scolarisation de l’archipel, dans un long rapport adressé à Papeete, daté du 15
février 1896, recourut au titre « Instruction publique » pour évoquer
les (seules) écoles missionnaires de l’archipel. Mais le 25 avril de l’année précédente, il avait écrit à M. Sarran, instituteur protestant à Puamau
et qui lui avait adressé une réclamation au sujet d’une suppression de
subvention :
« L’enseignement public n’a jamais été organisé aux Marquises. La colonie
vous a donné une subvention qui a varié comme chiffre, et qui a été supprimée en conformité d’un vœu du Conseil (de Papeete) portant qu’il n’y
aurait pas plus d’une école par vallée. (Discussion du budget 1894) »
Ce flou pouvait évidemment embarrasser les Résidents, et ils avaient
à le gérer. M. Tautain reconnaissait que l’école des sœurs de Taiohae
40
�N°302 • Mai 2005
avait été ouverte sur incitation du gouvernement et avait donc droit à un
traitement meilleur. En ce qui concernait l’arrivée des sœurs à Atuona,
le gouvernement lui semblait beaucoup moins engagé, et plus large
donc, il le reconnaissait, leur liberté des programmes d’enseignement.
L’Annuaire des EFO de 1898 utilise, pour les Marquises, la rubrique
« Ecoles subventionnées », tandis que la mention « Instruction
publique » est encore utilisée en 1902 pour les Gambier, sous laquelle on
lit le nom des deux écoles missionnaires. Les étiquettes ont évolué mais
aucune décision administrative, semble-t-il, n’a précédé ni sanctionné
ces changements. L’inspecteur des colonies Salles observait en avril 1903
que l’administration
« a oublié que, depuis 1865, l’école des sœurs de Taiohae est bel et bien
une ‘école publique’ de la colonie constituée avec quatre sœurs au traitement de 1 200 F. chacune. »
Budget des écoles
Mgr Dordillon, invité à donner le détail des dépenses annuelles
entraînées par les internats de Taiohae, fournissait le tableau suivant :
500 F
200 paquets de ma
500 F
inai (viande ou poisson)
200 F
fêtes
1 000 F
vêtements
1 800 F
bâtiments (construction ou entretien)
4 000 F
Total
Plus tard, il avançait d’autres chiffres : pour 60 garçons : 4000 F ;
et pour 60 filles : 6125 F. Soit 10 125 F pour Taiohae seulement. A ceux
qui objectaient que la somme imputée aux bâtiments était excessive, il
rappelait ceci : à Taiohae, l’école des sœurs avait absorbé 20 000 F,
celle des Frères 16 000 F, celle de Hatiheu 7000 F ; sans parler des logements pour maîtres ou maîtresses congréganistes.
Ultérieurement, les parents prendraient, on le sait, le relais pour la
nourriture et le vêtement. Quid de la rémunération des maîtres non rétribués par l’Administration ? Selon le Père Chaulet, la Mission rétribuait
annuellement les instituteurs environ 500 F et les aides ou moniteurs,
41
�quelque 240 F, vers 1880. Les instituteurs des districts de Tahiti percevaient à cette époque un traitement moindre (360 F ou 420 F s’ils enseignaient le français en 1879, selon le gouverneur), mais ils bénéficiaient
du logement gratuit.
Le Père Chaulet précisait le 28 avril 1884 à la Propaganda Fide19 :
« En général, chaque maître et maîtresse d’école nous coûte de 40 à 50 F
par mois, chaque moniteur et monitrice, de 20 à 25 F. »
Bref, les missionnaires se dévouaient sans compter, sans se soucier
d’un budget global. Les instituteurs laïcs mettaient du cœur à l’ouvrage.
Mais le vicaire apostolique ou son comptable, devait bien, de temps en
temps, additionner dépenses ou recettes et prendre en compte le total
qui s’affichait. Le budget annuel des écoles missionnaires peut être estimé bon an mal an, 20 000 F, y compris les dépenses de constructions,
mais pas la compétence et la main-d’œuvre des frères bâtisseurs, non
rémunérées. D’où provenaient les recettes ? Les terres de la mission y
pourvoyaient partiellement. Des organismes de bienfaisance catholiques : Sainte Enfance, Propagation de la Foi, envoyaient des dons. Et
le Budget des E.F.O intervenait aussi mais au gré de Papeete, de manière
imprévisible, irrégulière, variant d’une année à l’autre et concédant
généralement une somme inférieure aux dépenses réelles et n’attribuait
rien à certaines écoles.
De 1863 à 1866, les traitements annuels étaient de : 4 à 6 000 F.
pour les Frères, et 8 000 pour les Sœurs. En 1866 les contrats furent
réajustés avec suppression des traitements pour les Marquises. Après 7
ans de suspension, nouvelle subvention annuelle de 3 600 F attribuée
aux sœurs en 1873 ; un peu plus tard, 600 F pour Hatiheu.
Les résidents Chastagnié et Robert obtinrent des crédits un peu plus
substantiels. En 1884, la mission pouvait afficher le tableau suivant :
19 Le pape Grégoire XV fonda, en 1622, la Sacra Congregatio de Propaganda Fide : un organisme romain responsable de gérer les espaces nouvellement atteints par l’évangélisation. On
l’appelait traditionnellement Propaganda Fide. C’est cet organisme qui nommait les vicaires
apostoliques.
42
�N°302 • Mai 2005
TAIOHAE
4 800 F
100 à 120 élèves
4 à 6 Sœurs
HATIHEU
2 000 F
86 élèves
2 Frères
ATUONA
200 à 800 F
113 élèves
1 Père
PUAMAU
1 400 F
135 à 160 garçons
2 Frères
HANAVAVE
100 à 150 F
30 garçons + 30 filles
1 Père
1 Indigène (resté impayé)
UA HUKA
100 F
15 garçons + 15 filles
Total
9 000 /an
550 environ
En 1884, (deux ans après les laïcisations à Tahiti) le Gouverneur
Morau pouvait faire état de subventions accordées aux écoles des
Marquises, toute insuffisantes qu’elles fussent à couvrir tous les besoins.
Devant le Conseil colonial du 4 septembre 1884, il déclara :
« J’ai visité les diverses écoles de Papeete et des Marquises, écoles libres
subventionnées, entretenues par le gouvernement. Toutes les portes
m’ont été ouvertes ; j’ai pu questionner les élèves à ma fantaisie ; j’ai pu
apprécier les aménagements de ces divers établissements, leurs
méthodes, la direction imprimée à l’esprit des élèves, et j’ai toujours
emporté de ces examens la meilleure impression. »
Vers 1887, les Pères prirent l’initiative d’une école payante à
Uahuka. Le Résident leur rappela l’obligation de gratuité (cette école
était donc considérée comme publique) et la ferma.
Pour l’exercice 1888, (année faste, à en juger par la somme répartie
et l’excédent minime) l’Officiel publiait le tableau suivant sous l’intitulé :
Article 4 - Instruction publique :
Budget total
11 650
Dépenses
Hatiheu (garçons)
2 000
Taiohae (filles)
5 600
gratifications
200
Atuona (filles)
700
Puamau (garçons) catholiques
Puamau (garçons) protestants
1 400
1 400
Total
11 300
Excédent
350
43
�Le Résident A. Ours commanda à Papeete le 27 avril 1889, les fournitures scolaires suivantes (dont le total serait défalqué de la somme à
imputer aux écoles) :
papier écolier
plumes
crayons noirs
ardoises
grammaire française 1ère année
livres de lecture courante
planisphères
cahiers d’écriture assortis
courtines d’encre
règles
crayons d’ardoise
arithmétique 1ère année
syllabaires
tableaux de lecture cartonnés
10 rames
20 boites
10 douzaines
500
100
200
7
500
500
100
1000
100
200
7 collections complètes
Ecrivant au directeur de l’Intérieur, il s’expliquait :
« Le crédit inscrit au budget de 1889 (pour les fournitures) est de 800 F
au lieu de 2 000 pour 1888. Je ne pouvais, en établissant la demande cijointe, me baser sur les fixations du budget, puisque je ne connais pas les
prix des fournitures scolaires ; l’Administration du chef lieu fera donc
telles réductions qu’elle jugera nécessaires, car il faudra tenir compte
aussi dans la dépense du prix du fret de Papeete à Taiohae et de celui de
Taiohae à Atiheu etc.
Quoi qu’il en soit, les quantités que je demande ne me semblent nullement exagérées pour sept écoles comprenant ensemble un effectif moyen
de plus de 700 élèves. »
L’exercice 1893, sous la responsabilité du Résident Tautain, révèle
ceci :
Article 4 - Instruction Publique (J.O.E.F.O.)
Crédits alloués
Subvention aux écoles
9 188,34
Excédents
4 871,66
Subv. écoles libres
2 000
2 000
Matériel scolaire
1 000
18
982
17 060
11206,34
5 853,66
Totaux
44
Crédits dépensés
14 060
�N°302 • Mai 2005
Comment expliquer de telles sommes excédentaires ? Vagues d’absentéisme, de désertion, erreurs de gestion ?
*
Reste à tenter de savoir, bien sûr, les critères de référence pris en
compte pour allouer et répartir des sommes à l’enseignement aux
Marquises.
Traditionnellement, l’école des Sœurs de Taiohae, ainsi que
quelques autres, (celle du frère Forgeot, celle du frère Acar, celle de M.
Sarran...) bénéficiaient de meilleures rémunérations et étaient classées
sous l’étiquette « Ecoles du Gouvernement » ; peut-être parce qu’on y
enseignait davantage le français. L’école des sœurs de Atuona, par
contre, qui enseignait fort bien le français, ne recevait généralement que
des miettes. Aussi, le 11 mai 1888, le Résident écrivait-il :
« Je me permets, M. le Gouverneur, d’appeler votre attention sur l’une
des écoles libres de filles à Atuona. Cette école, tenue par quatre sœurs
de St Joseph de Cluny, mériterait certainement d’être classée parmi les
écoles publiques subventionnées par le Gouvernement ; cette école, qui
renferme 146 jeunes filles de 6 à 15 ans, est la mieux tenue des
Marquises, après celle des filles de Taiohae. »
Combien d’écoles ? Combien d’élèves ?
Des écoles, la mission catholique, recourant à l’autofinancement ou
recevant des aides du pouvoir central, en fonda plusieurs dans les vallées les 40 dernières années du siècle, et s’efforça de les entretenir. Mais
leur fréquentation devint avec le temps de plus en plus fluctuante car elle
était à la merci de bouleversements sociaux, de simples rumeurs, d’irrégularités à pourvoir à la nourriture, d’impulsions fantaisistes des
enfants... Sans décourager les enseignants, toujours prêts à reprendre le
métier.
On trouvera ci-après, non pas des statistiques, la mission n’en avait
cure, mais un état partiel, choisi parmi d’autres, dont chaque lecteur
pourra tirer le parti qu’il souhaite.
45
�Etat des écoles catholiques et protestantes vers 1882,
dans les îles du sud des Marquises.
(les Sœurs sont arrivées en décembre 1885)
nombre d’élèves
Catholique
Hanavave
21 g. et 20 f
41
Omoa
6 g. et 6 f.
Ile
Localité
FATUIVA
12
12
Puamau école française
TAHUATA
Vaitahu g. et f
65
10
Hapatoni g. et f..
HIVAOA
Puamau
31 g. et 20 f.
Tekena/Sarran
10 g. et 14 f.
Atuona
23 g. et 23 f
chez Hapuku
13 g. et 10 f.
51
24
46
23
7
7 envoyés à l’école frse
de Puamau
Hanaiapa
9 g. et 12 f.
21
1
0 g. et 1 f.
Hanahi
10 écoliers
10
15
écoliers sans maître
Hanaupe
TOTAL
Protestant
25 g. et 21 f.
46
280
104
1 maître de français protestant (M. Sarran arriva à Puamau au
début de 1882)
7 maîtres de français catholiques
13 maîtres ou surveillants d’école pour lesquels la Mission dépense
annuellement environ 5000 francs.
Ce tableau est un peu complexe : sept écoles catholiques avec sept
maîtres enseignant le français et six écoles protestantes dont une seule
(Puamau) enseigne le français. Pour obtenir une idée globale des Iles
Marquises, il convient d’y ajouter les deux écoles catholiques de
Nukuhiva enseignant le français : Hatiheu (90 garçons) et Taiohae (65
filles). Soit un total de 539 élèves inscrits.
46
�N°302 • Mai 2005
Le Résident, M. A. Ours, faisant une commande de fournitures de
classe le 27 avril 1889, informait le directeur de l’Intérieur que les
écoles étaient au nombre de sept dans l’archipel, et se répartissaient
comme suit :
Garçons
Taiohae (Nuku Hiva)
Filles
105
Atiheu (Nuku Hiva)
75
Atuona (Hivaoa) (cath.)
160
Atuona (Hivaoa) (prot.)
65
Puamau (Hivaoa) (cath.)
180
Puamau (Hivaoa) (prot.)
80
Hanavave (Fatuiva)
75
Total général : 740
Mais, quelques années plus tard, des désordres divers introduisirent le relâchement dans la fréquentation scolaire.
*
Le directeur de l’enseignement catholique, Fr. Claude Simon, a établi en 1984, à partir de nombreux documents archivés à l’archevêché de
Papeete, des états comparatifs 1889-1899 qui peuvent laisser abasourdi
le lecteur peu initié au passé des Marquisiens. Comment comprendre
que la population scolaire des écoles catholiques baisse de 45% en
8 ans ? Quel traumatisme ? Quel cyclone ?
De 1891 à 1899, les écoles protestantes ne peuvent avoir contribué
au déclin. Celles de Atuona et de Puamau reçoivent l’ordre de fermer avant
1899 et celle de M. Vernier qui vient d’ouvrir, rassemble quelques dizaines
d’élèves seulement. Mais la part de responsabilité que les pages précédentes ont imputée à l’administration n’explique pas tout, évidemment.
Une première explication est fournie par la courbe démographique.
Les missionnaires ont estimé la population à 15 000 en 1851. Les relevés
statistiques de 1874, 1887 et 1897 donnent successivement 6 011, 5 246
et 4 279 habitants. La « pacification » de 1880 rafle les armes à feu,
réduisant ainsi le nombre des assassinats. Mais subsistent bien d’autres
causes de mortalité prématurée : épidémies successives, maladies endé47
�miques, essentiellement, selon le docteur Tautain : « tuberculose et
lèpre, maladies infectieuses, maladies contagieuses. »
Autre cause de dépopulation : la faible natalité. Le même docteur
Tautain en indique deux principales sources : l’usage de l’opium, qui
« comme un grand nombre de poisons pousse à l’avortement » et la continuation des orgies qui « elles aussi peuvent être cause d’avortement » et
en outre, rendent infécondes un certain nombre de jeunes filles.
La diminution de la population, « rapide » (docteur Tautain), se
répercute sûrement sur le nombre d’élèves. Mais à s’en tenir au groupe
sud, si on rapproche les totaux de 1899 de ceux du tableau présenté cidessus pour 1882, on constate que l’évolution est positive : 430 au lieu
de 280 ! Enigme ! Qui s’explique partiellement par l’ouverture en 1885,
de l’école des soeurs à Atuona, et par l’attrait que cette école exerce sur
les vallées de diverses îles.
*
Les esprits modernes habitués à travailler avec des statistiques établies avec rigueur, restent perplexes face à des tableaux produits selon
d’autres conventions. Il faut tenir compte du fait que n’est scolarisé, malgré le recours systématique aux pensionnats, qu’un pourcentage des
enfants des vallées, variable non seulement d’année en année mais au
cours d’une même année. En outre, il importe de prendre en considération quelques spécificités de l’archipel.
La première spécificité découle de la mentalité de la population. Le
système scolaire, produit d’importation récente, reste une sorte de gadget qu’on prend et abandonne successivement, selon les impulsions et
les rumeurs. Les interventions des gendarmes y changent si peu de
choses ! Donc flux et reflux incessants !
La seconde, moins fondamentale, deviendra une vraie lame de fond
qui finira par saper l’école. Il a été convenu en 1880, quand l’amiral
Dupetit-Thouars a encouragé à ouvrir ou rouvrir les écoles, que la population à tour de rôle, prendra en charge la nourriture des enfants fréquentant l’école. Chaque samedi était décidé qui devait fournir la
popoi... Des années de sécheresse suivies de pénurie ébranlent l’intendance des internats. S’y ajoutent la force d’inertie des Marquisiens, le
dénigrement des écoles par des colons, l’invitation démagogique au
48
�N°302 • Mai 2005
« laisser-aller » par des candidats aux élections avançant : « le devoir
de fournir la popoi n’est pas écrit dans des arrêtés signés à Papeete… »
qui, peu à peu installent l’absentéisme scolaire. Au lecteur d’imaginer ces
internats sans nourriture : il restera sans doute en deçà de la réalité.
Rocher de Sisyphe des maîtres ! Ce n’est pas sans raison que le Résident
M. Merlin rappelle au sous-agent d’Atuona, le 24 novembre 1890 :
« Veuillez persuader à tous, Européens et Indigènes, que jusqu’à nouvel
ordre, rien n’est changé à l’ancien système scolaire. La popoi, sous la
surveillance attentive des chefs de poste, doit être régulièrement fournie.
Les mesures les plus sévères, jusqu’à la révocation, seront au besoin
prises contre les Chefs indigènes qui apporteraient la moindre négligence
dans cette partie de leur service. »
Son prédécesseur a écrit quelque chose d’analogue au Père
Siméon, à Hatiheu, le 24 février 1889. Son successeur se débattra longtemps avec ce problème insoluble : impossible de recourir à des moyens
de répression, faute de texte législatif signé à Papeete (où on s’en soucie
peu). Le gouverneur, visitant l’archipel en 1891 devait, selon le résident
Merlin, régler définitivement le problème. Il n’en a rien été. La situation
continuera de pourrir.
Voici une anecdote narrée par le P. Delmas. L’école de Hatiheu
manquant de nourriture, on conduit tous les écoliers se nourrir à la
montagne. Puis à la vallée, chez le « responsable de la famine ». Assez
accueillant la première fois, mais plus réticent ensuite. Qui peut empêcher des enfants affamés de commettre quelques larcins ? Malheur ! Un
élève ayant escaladé un arbre tombe et se tue. Rapport du gendarme, tribunal, condamnation de l’accompagnateur, le Fr. Frézal (Picpus), qui
donne sa démission de maître d’école...
La troisième spécificité est qu’il n’existe aux îles Marquises que des
écoles missionnaires, catholiques ou protestantes ; c’est-à-dire des écoles
que conteste volontiers, surtout la dernière décennie du siècle, l’anticléricalisme en pleine inflation. On persuade les parents de s’abstenir de
porter la popoi voire de garder leurs enfants auprès d’eux. M. Merlin en
a conscience et écrit au sous-agent de Atuona le 27 juin 1891 :
« Je sais comme vous, que les enfants, appuyés par leurs parents, mal
conseillés eux-mêmes par certains colons intéressés, tendent de plus en
plus à s’éloigner de l’école. »
49
�A partir de 1886, les élections au Conseil général offraient tous les
trois ans aux candidats une occasion de rivaliser de démagogie, encourageant à s’émanciper d’obligations ou devoirs non inscrits dans les
textes législatifs de Papeete. Les gendarmes tantôt fermaient les yeux,
tantôt faisaient une action d’éclat dans la vallée des récalcitrants.
L’administration se sentait impuissante, conseillait la « persuasion ».
L’arrêté du 20 octobre 1897 faisait venir de l’eau au moulin des adversaires des écoles missionnaires, puisqu’il précisait que l’obligation scolaire ne concernait que les écoles publiques. On était vite informé aux
Marquises qu’on pouvait déserter les écoles et être dans la légalité, c’està-dire ne rien avoir à craindre du gendarme. Quelle aubaine ! Et le rectificatif du 26 janvier 1898 était ignoré ou refusé.
Pour illustrer cette contestation sourde ou publique de l’école missionnaire, consultons le Journal de Mgr Martin évoquant l’influence
d’un riche colon de Taaoa (Hivaoa) :
Le 15 octobre 1897 :
« Opposition sourde de M. Manlius à nos écoles depuis 2 à 3 ans. M.
Bersot et M. Brindejonc20 ne me l’ont pas caché. Il a fait tomber l’école
de Vaitahu, celle de Taaoa ; et maintenant il essaie encore d’empêcher les
enfants de Taaoa d’aller à l’école de Vaitahu : 3 enfants sur 20 viennent
d’y être conduits... »
Le 4 décembre 1897:
« M. Manlius fait connaître l’arrêté nouveau, qui n’oblige à l’école qu’à
4 km et dans les écoles publiques. »
Le 5 décembre 1897 :
« Sur l’instigation de M. Manlius, de l’aveu de tous les gens de Taaoa, les
parents de Taaoa enlèvent leurs garçons de Vaitahu. » (Taiohae)
Dans une lettre du 25 mai 1894, adressée au supérieur général
SS.CC., le vicaire apostolique en disait tout autant d’un autre colon de
Nukuhiva :
« Oui, elle est nulle, elle est même tombée, l’école de Hatiheu ; mais ce
n’est pas du fait de la mission : c’est la faute de Muselli. »
20 Les gendarmes (Note de l’auteur)
50
�N°302 • Mai 2005
Et en 1903, nous dit le brigadier Charpillet, le colon-peintre
Gauguin joindrait sa voix à celles du dénigrement actif des écoles missionnaires, allant même, malgré sa jambe souffrante, jusqu’au débarcadère pour exhorter les parents à garder leurs enfants chez eux.
*
Considérons 1895, année charnière entre 1889 et 1899. Les statistiques officielles datées du 31 juillet 1895, annoncent les effectifs suivants : Taiohae, 40 ; Atuona, 200 ; Puamau, 80 ; Vaitahu, 90 ; Hanavave,
45. Soit un total de 455 élèves. Mais, cette année-là, la vie scolaire est
très mouvementée et en réalité, « Pendant une grosse partie de l’année
1895, les écoles ont été fermées, à l’exception de celle de Taiohae. »
(Faut-il le signaler ? Les effectifs officiels, reconnus en 1914,
avouaient, pour l’ensemble des Marquises, 79 élèves inscrits dans les
seules écoles laïques ; seules, puisque les écoles missionnaires auront
été fermées en 1904. Depuis 10 ans donc.)
C’est aussi cette année-là, on l’a lu plus haut, que le Résident
demandait à Papeete, en vain, des mesures énergiques imposant la fréquentation scolaire et l’internat :
« Pour faire tenir des écoles aux Marquises, il faut, de toute nécessité,
des textes avec sanctions. »
Et six mois plus tard, il alertait encore le chef lieu :
« Que faire ? … j’ai déjà dit trop souvent qu’il y a longtemps que toute
influence morale est perdue. … qu’aux Marquises il ne peut y avoir
influence sans autorité. »
Dès le 16 mars1894, le Résident, écrivant au gouverneur, signalait :
« l’école protestante de Puamau ne compte plus que 13 élèves… Il est
probable que l’an prochain la répartition (des subventions) sera encore
plus économique car l’école Acar à Puamau commence à être désertée
et il y a des menaces très sérieuses pour celle d’Atuona. »
Mgr Martin s’adressant au supérieur général SS.CC. lui faisait
écho :
« Oui, elle est nulle actuellement l’école de Puamau, parce que la popoi
manque : ventre affamé n’a point d’oreilles. »
51
�Le lecteur a déjà lu plus haut un extrait du rapport du gendarme
Simonot, qui n’était point dupe en 1894 :
« Les gens de Hanaiapa surtout deviennent de plus en plus difficiles,
autrefois ils fournissaient la popoï pour l’école d’Atuona, comme toutes
les autres vallées ; mais aujourd’hui, ils promettent et ne font rien. »
(Mutoi farani ; op. cit.)
Le 15 mai 1895, Fr. Sébastien Acar notait en son Journal :
« Faute de nourriture, les filles de l’école des Soeurs d’Atuona partent
en congé indéfini. Le 20 mai 1895, à Vaitahu, faute de vivres, les enfants
de l’école rentrent dans leurs foyers jusqu’à nouvel ordre…
Le 2 juin : Faute de boeuf et de cochons, on a mis 3 chiens au four ; gros
Six (son chien favori) était du nombre. »
Puis vient l’espoir de retrouver, pour un temps, le cours normal des
choses le 19 août :
« Réouverture de l’école des filles à Atuona, exclusivement pour celles
de la vallée. » A Puamau, pour tenter de contourner l’obstacle, l’administration innove : « 15.10 : rentrée de l’école ; par ordre de l’autorité
administrative, externat. Une seule école, celle de la mission catholique. ». Cafouillage énorme dans la vallée.
*
Quel enseignant responsable ne baisserait les bras devant pareil
gâchis ?
Mgr Martin confiait de Taiohae à la supérieure générale SJC le 25
août 1897 :
« Je suis ici depuis 2 jours et je pars demain pour retourner à Atuona
ma résidence habituelle. Venu ici pour dire à M. l’Administrateur que je
ferme les écoles de la Mission, puisque l’administration ne veut pas, ou
ne peut pas nous aider, en obligeant les enfants à les fréquenter ; je suis
obligé de revenir sur ma décision, et de faire un nouvel essai pour les
maintenir, de peur de froisser l’Administrateur qui veut le maintien des
écoles, et va se mettre incessamment en tournée dans les vallées en ce
but… Je ne me fais pas illusion sur les résultats que ce Monsieur obtiendra : il fera rentrer les élèves, mais les maintiendra-t-il dans les écoles ?
Je suis presque assuré du contraire. Ce sera la continuation d’un provisoire qui a toujours existé aux Marquises. Quand donc aurons-nous
l’obligation de fréquenter les écoles ? »
52
�N°302 • Mai 2005
Conclusion
Voilà donc cette œuvre, fondamentale pour le progrès ; qui le nierait ? Parfois commencée, soutenue ou poursuivie en se fondant sur le
seul projet missionnaire (catholique ou protestant), souvent réalisée
avec les encouragements ou à l’initiative même de l’administration.
Des pages contemporaines n’hésitent pas à contester l’utilité de cette
première étape de scolarisation. A-t-on comparé avec les résultats des
écoles tahitiennes de district à cette époque pour aboutir au verdict
« résultats nuls » ? Sans doute vaut-il mieux y regarder de près, avant de
porter un jugement sur ce demi-siècle de travail. S’irriter de ce qu’on ne
leur montre point des preuves palpables de la métamorphose, à la manière de gouverneurs, de résidents, et de tels écrivains d’aujourd’hui, n’estce pas se tromper de barème d’appréciation ? Familiariser, en un demisiècle, une large fraction des Enana avec un système scolaire si étranger,
les préparer ainsi à s’autogérer sans ignorer le monde, était-ce rien ?
*
Si on tient à comparer avec la France de l’époque, il ne faudrait pas
ignorer que le ministre de l’Instruction publique, Jules Simon, présentait
en 1871 (c’est-à-dire après une déjà longue expérience scolaire) un
projet de loi tendant à rendre obligatoire la fréquentation des écoles en
France. Dans l’exposé des motifs, il faisait valoir que, sur un total de
3 310 000 enfants inscrits sur les registres de 1866, 330 000 n’allaient
pas à l’école (soit 10%). Il considérait en outre que 300 000 quittaient
l’école, après plusieurs années de fréquentation, dans l’état où ils y
étaient entrés21. La situation était même pire quelques années plus tard
selon un historien qui dénombre 624 000 enfants ne fréquentant aucune
école vers 188022. Sans doute convient-il que le lecteur garde à l’esprit
ces points de référence pour rester équitable dans ses opinions sur les
premiers temps de scolarisation aux Marquises.
21 Traité des rapports de l’Eglise et de la politique. Ed Victor Palmé, Pierre Pradé, 1874 ;
p. 246)
22 Histoire de la 3ème République. Chastenet. Hachette 1957-63.
53
�Quant aux agents de l’administration, qui voulaient voir le « changement des mœurs », se sont-ils demandé comment les choses évoluèrent
au temps de leurs ancêtres les Gaulois ? Un spécialiste de l’Antiquité tardive
et du haut Moyen Âge écrit, dans un premier chapitre intitulé « L’œuvre de
Rome en Gaule » au sujet des Gallo-Romains vers 400, (c’est-à-dire après
une dizaine de générations du christianisme, sur romaine) :
« La christianisation est encore trop récente pour avoir déjà changé les
comportements sexuels et amoureux des Gallo-Romains. Certes, l’autorité
ecclésiale a déjà réclamé l’indissolubilité du mariage, refusé la castration,
l’infanticide, la contraception et l’avortement… Le seul domaine où elle
marque des points paraît être le recul de l’âge au mariage. Cette réclamation
avait deux causes : éviter la mortalité en couches de trop jeunes femmes,
développer la liberté du consentement dans le mariage grâce à un âge plus
élevé. On constate alors, grâce aux inscriptions, qu’entre 360 et 400, l’âge
moyen du mariage des chrétiens passe de 16 à 18 ans, alors que celui des
païens était inférieur de 2 à 4 ans. Léger progrès, mais révélateur23. »
Changer les mœurs, quelles qu’elles soient, est, chacun le sait,
œuvre de longue haleine.
Sous les cieux marquisiens, les missionnaires découvrirent une
société qui, sous des influences externes ou internes (aux experts de le
dire), dégénérait depuis des décennies semble-t-il ; délitescence qui se
poursuivit plusieurs générations. Y implanter un christianisme similaire
à celui du pays d’origine, y créer un environnement peu différent de
celui où ils avaient vécu, certains en rêvèrent sans doute ; tandis que
d’autres quêtaient, au-delà des éléments de décadence ponctuelle, des
valeurs autochtones pour y greffer le message évangélique.
Chacun, au gré des informations qu’il a collectées et assimilées,
considérera avec plus ou moins d’approbation, l’œuvre scolaire nullement sans faille, accomplie dans l’archipel par les porteurs d’Evangile.
Qu’on leur fasse du moins le crédit de s’être faits proches, plus proches
que tant d’autres, des insulaires ; démarche préalable à la compréhension et à l’exercice de la miséricorde conseillé par la page évangélique
du bon samaritain : « Va, et toi aussi, fais de même. » (Luc, 10, 37).
Ils donnaient ainsi raison à leur insu, à cette réflexion ultérieure de
23 Clovis. Michel Rouche. Fayard 1996, p 33.
54
�N°302 • Mai 2005
Simone de Beauvoir : « On n’est le prochain de personne ; on fait d’autrui un prochain en se faisant son prochain par un acte. » Et, simultanément, ils furent les premiers en cet archipel et parfois les seuls, - qui
le leur dénierait ? - à ouvrir le chantier de la scolarisation et à le restaurer au fur et à mesure des accidents de parcours. Disposerait-on aujourd’hui de tant d’éléments précis pour rêver de la culture ou civilisation
des Polynésiens si les missionnaires n’avaient longtemps vécu au milieu
des Océaniens et n’y avaient importé l’écriture et l’école ?
*
Au Musée de l’Homme, au Trocadéro, on pouvait visiter du 20
novembre au 15 décembre 1996, une exposition sur les anciennes colonies organisée par M. de Peretti, ministre de l’Outre-Mer. Un titre s’étalait largement au-dessus d’un panneau couvert d’illustrations et de
textes : L’INSTRUCTION, UN PREALABLE A L’EMANCIPATION
L’émancipation prioritaire, pour certaines colonies, avait été la sortie de l’esclavage. Des missionnaires œuvrèrent dans ce sens avant que
tels hommes ou partis politiques s’enthousiasment de cette généreuse
idée. Pour les Marquisiens, s’émanciper c’était s’affranchir d’autres
formes d’assujettissement…
Travaillant à les libérer de l’analphabétisme et de certains usages
peu humains, les écoles missionnaires se proposaient comme objectif
premier certes, de les rapprocher de l’Ecriture sainte et de l’enseignement de l’Eglise. Mais les ouvrir à l’Ecriture sainte, c’était aussi les inviter à un autre style de rapports sociaux. M. Henri Jouan, à qui on attribue généralement une bonne connaissance de l’archipel, écrivait en
1858 (avec trop d’optimisme ?) peu après son retour en France :
« En somme, partout où il y a un missionnaire catholique, la population
est plus honnête, plus traitable, meilleure, en un mot ; et en posant cette
assertion, nous ne sommes que l’écho de tous les navigateurs qui fréquentent ces îles ; protestants pour la plupart, ils vont volontiers, cependant, où est le missionnaire catholique, parce qu’ils savent que, s’il survient quelque difficulté avec les naturels, l’influence que ce dernier a sur
eux, le respect dont ils l’entourent, suffiront pour la faire disparaître24. »
24 Revue coloniale Imprimerie et librairie administratives; 1858 p. 327.
55
�Trente ans plus tard, un voyageur explorateur britannique bien que
plus critique sinon objectif sans doute, ne divergeait guère de l’officier
de marine français quand il informait ses lecteurs de sa position définitive sur les missionnaires :
« Ceux qui trouvent un plaisir à entendre décrier les Missions tant catholiques que protestantes, ne le trouveront pas dans mes pages. Catholiques
et protestants, malgré toutes leurs imperfections, avec toute leur absence
de candeur d’esprit, de sens commun, les missionnaires demeurent les
blancs les plus utiles et les meilleurs du Pacifique25. »
Max Radiguet opina dans le même sens.
Mais sans doute les missionnaires n’ignoraient-ils pas qu’à inculquer les bases « lire, écrire, compter », ils élargissaient aussi l’espace
d’autonomie, la capacité d’émancipation de chacun. Car apprendre,
c’est aussi apprendre à apprendre... et à choisir… Le processus complexe et lent en effet, auquel les missionnaires et l’administration française imprimèrent un premier mouvement, il revient, bien entendu, aux
insulaires eux-mêmes, tirant parti de leur instruction et éducation, de lui
donner l’orientation la plus bénéfique pour leurs concitoyens.
Considérant le chemin parcouru par leur peuple depuis l’arrivée
des missionnaires (c’est-à-dire en un siècle et demi seulement), les
Marquisiens peuvent, semble-t-il, être fiers d’eux-mêmes et de leurs
capacités à évoluer sans rompre brutalement avec leur passé.
Frère Joseph Le Port
Principales sources
- Archives d’Outre-Mer, F.O.M. (classement en cartons et dossiers.) d’Aix en Provence
- Archives des Eglises protestantes, Bvd Arago Paris. (DEFAP)
- Archives romaines des Frères de l’Instruction chrétienne, dits de Ploërmel.
- Archives territoriales de la Polynésie française. Papeete Tahiti
- Archives de la congrégation des Pères des Sacrés Cœurs (Picpus.) Rome
- Archives des Sœurs de St-Joseph de Cluny, 21, rue Méchain 75014 Paris
- Archives de l’Evêché Te fenua enata Taiohae, Nukuhiva, Îles Marquises
25 Dans les mers du sud R. L. Stevenson - Ed Gallimard/Folio p. 98.
56
�N°302 • Mai 2005
Annexe 1
REGLEMENT GENERAL DE L’ECOLE DE HATIHEU
(Projet non daté)
Jours scolaires
Art. 1 - Les jours scolaires sont: le lundi, le mardi, le mercredi, le vendredi et le
samedi matin.
Art. 2 - Lever à 5h.15 minutes. Les enfants se lèvent au signal donné, s’habillent et
vont tous ensemble se laver les mains et le visage. Ils font ensuite le nettoyage général de l’établissement.
Art. 3 - Afin que les élèves soient autant que possible responsables de leur travail,
un tableau fixera les emplois spéciaux et fera connaître les élèves à qui ils
incombent. Ceux-ci devront s’acquitter le mieux possible de leur travail.
Art. 4 - Les élèves non désignés sur le dit tableau sont chargés du nettoyage de la
cour.
Art. 5 - Les élèves entrent en récréation aussitôt que leur travail est terminé.
Art. 6 - A 7h, les enfants désignés à cet effet préparent la popoi. A 7h.15 minutes,
déjeuner suivi de la récréation.
Art. 7 - De 8h.30 à 11 h., classe, avec repos de 9h.45 à 10h. Ensuite, récréation.
Art. 8 - A 11h.30, on prépare la popoi; dîner et récréation.
Art. 9 - De 2h à 4h.30, classe, avec repos de 3h à 3h.30. Ensuite récréation.
Art.10 - A 5h.30, on prépare la popoi pour le repas du soir. Après le repas, récréation
jusqu’à l’heure du coucher.
Jours de congé
Art.11 - Les jours de congé sont fixés au jeudi, au dimanche et au samedi soir.
Art 12 - Le jeudi, on suit le règlement ordinaire des jours scolaires jusqu’à 8h. du
matin.
Art.13 - A 8h. les enfants lavent leur linge.
Art.14 - Quand tous les enfants ont fini de laver leur linge, ils procèdent au nettoyage
complet de l’établissement et des dépendances.
Art.15 - Dans l’après-midi, récréation, promenade, bain, pêche, etc... etc...
Art.16 - Le dimanche, après le lever, on fait le nettoyage quotidien comme à l’ordinaire, etc... la messe a lieu à 7h.30.
Art.17 - Dans l’après-midi, comme le jeudi soir.
Art.18 - Le samedi soir, nettoyage à fond partout, comme le jeudi matin.
57
�Articles divers
Art.19 - Conformément à l’arrêté en date du 23 mars 1888, les parents des enfants
des écoles du groupe N.-O. ne pourront plus s’introduire dans l’enclos
réservé aux élèves.
Art.20 - Les parents ne seront admis à voir leurs enfants que le samedi (de 11h. du
matin à 2h. du soir), et le dimanche.
Art.21 - Aucun élève ne pourra être envoyé dans sa famille sans un ordre de l’administration. (Arrêté du 31.08.88).
Art.22 - Les enfants se rendent tous les jours à l’église; le matin après le nettoyage
de la maison, et le soir à 5h. Si le soir ils ne s’y rendaient pas, ils feraient la
prière en commun au dortoir avant de se coucher.
Art.23 - Les parents sont tenus de fournir habituellement à leurs enfants, durant le
temps de leur scolarité, au moins deux habits convenables, à savoir: deux
chemises, deux pantalons et deux hami.
Art.24 - Les habits des enfants doivent rester au vestiaire de l’école, afin d’être toujours à leur disposition.
Art.25 - Les enfants feront deux fois par semaine le raccommodage de leurs habits,
à savoir: le lundi et le vendredi matin (à 7h.30). Il leur est instamment
recommandé de s’appliquer à ce genre de travail, afin de pourvoir par euxmêmes, aux besoins les plus urgents.
Art.26 - Les enfants auront le plus grand soin de leurs habits, afin de les avoir toujours propres, et de les faire durer le plus longtemps possible.
Art.27 - Dans le double but de développer chez eux le goût de la culture, et d’améliorer leur nourriture par le produit de leur travail, les enfants s’appliqueront
à cultiver un petit jardin.
Art.28 - Tous les élèves, selon leur force, prêteront leur concours à ce travail, auquel
ils se livreront ordinairement en commun, afin d’avoir tous un droit légitime
au partage des produits qu’ils recueilleront.
Art.29 - Les élèves doivent entretenir eux-mêmes leur enclos, et même les murs,
tant que les travaux à exécuter ne dépassent pas les forces d’un enfant.
Art.30 - Vu que beaucoup de travaux manuels s’imposent à leur temps et à leurs
heures, et qu’ils sont plus pressants à telle époque qu’à telle autre, il serait
difficile de leur assigner pour tous les jours des heures précises et réglées.
Il est toutefois entendu que pour les travaux manuels qui n’ont pas des
heures fixes et réglées par les articles précédents, on prendra sur les heures
assignées à la récréation. D’ailleurs, on devra toujours laisser un temps suffisant pour la récréation proprement dite; et les travaux manuels euxmêmes ne seront qu’une sorte de récréation employée à quelque chose
d’utile.
Le Directeur de l’école
Vu, approuvé et contresigné,
L’Administrateur des Marquises.
58
�N°302 • Mai 2005
Annexe 2
Chronologie de la vie des écoles de la mission catholique
de 1840 à 1899
(Sauf celles de Nuku Hiva)
TAHUATA
Dès 1840
une 1ère école à Hanatetena. (selon le P. Siméon Delmas).
04.06.1847
2 Sœurs de St Joseph de Cluny arrivent à Vaitahu pour y ouvrir une
école.
08.02. 1848
Mgr Baudichon y ouvre une école pour garçons et s’en charge lui
même : 27 élèves.
15.09 1848
Suite aux « désordres et guerres », départ pour Tahiti.
Nov. 1864
Père Emmeran rouvre une école à Vaitahu : 15 élèves.
10.01. 1880
L’école auparavant fermée est rouverte par le résident, M. Chastagnié.
14.06. 1880
L’amiral B. Dupetit-Thouars visite les 2 écoles de Vaitahu, dit sa satis
faction et donne 50 F à chaque école.
28.06.1880
Le Chasseur envoyé à Vaitahu pour s’informer, constate 42 garçons et
44 filles dans les écoles.
20.12. 1880
Visite de l’école de Vaitahu par le Cdt du Chasseur, accompagné de
MM. Pierre Reignier et du gendarme Richard. Ils font lire et traduire
en français.
Plus tard
Tracasseries du gendarme Richard au sujet des travaux manuels faits
par les élèves et de la popoï.
20.12.1883
Enseignement « obligatoire ». Obligation de fournir la popoï. Mais M.
Richard fait tout pour vider les écoles.
20.12.1886
Les filles de Tahuata et de tout le groupe Sud sont envoyées chez les
Sœurs à Atuona. Les garçons de Tahuata vont à Puamau.
05.04.92
Réouverture d’une école de garçons à Vaitahu, par les pères Materne
et Pierre : 100 élèves de Tahuata, Taaoa, Atuona.
juillet 1892
M. Merlin, résident, fait passer un long examen aux élèves et se déclare
satisfait.
08.04. 1893
M. Tautain, résident, visite l’école et dit sa satisfaction.
avril 1894
mai 1895
C’est vers cette époque que ce résident décide d’accorder une aide aux
écoles non publiques : 20 F par élève par an.
Faute de popoï, baisse de la fréquentation scolaire, à Vaitahu et
ailleurs. Deux raisons: mauvaise saison pour le meï et des colons vont
répétant qu’il n’y a pas d’obligation scolaire.
Qqs mois + tard
L’école de Vaitahu recommence, confiée au P. Pierre (21 élèves)
59
�FATUIVA
1886
Dès son arrivée, le père Olivier Gimbert y établit une école de garçons ;
les filles étant à Atuona.
1895
Après le licenciement de l’école des filles d’Atuona, P. Olivier ouvre une
école de filles à Hanavave : 40, 45 élèves
UA HUKA
1878- 89
Père Fulgence Pouet fit faire l’école à Vaipaee par un Indigène instruit.
vers 1896
Ecole à Hane (9 g. et 9 f.) : Siméon Tauaiti instituteur.
UA POU
1869
Une école de g. et une école de f. tenues par un Indigène sous la res
ponsabilité de P. Fulgence.
1901
Ouverture d’une école à Hakahetau
HIVA OA
nov. 1862
40 enfants à l’école de Puamau, lors d’une visite de Mgr Dordillon.
Depuis cette époque, jusque en 1876, des écoles ont fonctionné à
Puamau, Atuona, Hanaupe.
1876
Baisse de la fréquentation scolaire : désordres, guerres. Les écoles
rouvrent après la « pacification » de 1880
1881
construction d’une école en planches à Hanaupe ?
1882
P. Dominique Fournon ouvre une école à Hanahi, une autre à
Hanapaaoa, pour les garçons. A cette époque : 300 élèves dans les
écoles catholiques de Puamau, Hanaupe, Atuona, Hanahi,
Hanaiapa,Vaitahu, Hanavave (gr. Sud). La Mission dépense 3 400 F pour
le personnel). A Puamau : arrivée, en février de M. Sarran
1883
M. Robert, résident, donne de grands éloges au Fr. Acar pour son
école de Puamau.
1884
M. Moreau, gouverneur visite les écoles et en est content.
25.12. 1884
Arrivent 4 Sœurs de Cluny pour tenir l’école des f. à Atuona
10 fév. 1886
M. Winter, résident, ordonne de réunir à Puamau les écoliers de Vaitahu,
Hanaupe et tout Hiva Oa et, à Atuona, chez les sœurs, les filles. 135 garçons chez le Fr. Acar, 6 chez Tekela (prot./ Puamau) ; 115 chez les Sœurs
à Atuona, 58 chez Haputu (prot. /Atuona)
20 08 1886
Mgr Dordillon interdit de faire travailler les élèves pour éviter les « criailleries ».
1887
163 élèves garçons à l’école de Puamau.
1889
A Atuona chez les Sœurs, 180 élèves.
1890
2 nouvelles Sœurs à Atuona : SS. Madeleine et St-Jean.
60
�N°302 • Mai 2005
juillet 1890
Visite de l’école des Sœurs par : MM. Lainard, Cdt du Champlain, Merlin,
résident, et des officiers. Grands éloges prononcés sur les Sœurs pour
la propreté, la bonne tenue et les progrès des élèves. A cette époque, le
résident s’oppose à ce qu’on oblige les parents à porter la popoï aux
élèves. La nourriture diminuant, les enfants mal nourris, quittent l’école.
Les critiques des colons encouragent les parents à refuser de fournir la
nourriture.
19.09. 1891
Le résident, M. Merlin, à Puamau, félicite largement Fr. Sébastien Acar ;
mais les désertions augmentent. Le Gouverneur Lacascade : « la question des vivres ne peut avoir de solution par voie administrative, mais
par la persuasion. »
08.09. 1893
rentrée pénible et lente chez les Sœurs à Atuona.
25.10. 1893
M. Tautain ferme l’école protestante de Haputu (Atuona). Les 40 élèves
doivent aller chez les Soeurs.
27.11. 1893
65 élèves à l’école de Puamau.
18.07. 1894
faute de vivres, licenciement de l’école de Puamau (Fr. Acar)
14.05 95
faute de vivres, les 200 élèves des Sœurs quittent l’école.
1895
P. Materne ouvre une école de g. à Taaoa. pour Taaoa, Atuona, Haamau;
66 élèves. Fermée le 10 mai 1896, faute de nourriture / et d’élèves.
16.01. 1899
ouverture de l’école des Frères de Ploërmel à Atuona.
08.03.1899
ouverture de l’école des Frères de Ploërmel à Puamou
Puits au pied du Fort-Collet à Taiohae.
61
�Tiki témoins
du Fenua ‘enata
1
La pittoresque masse volcanique de l’archipel des Marquises, né il y
a de 7,5 et 1,5 millions d’années, est éloignée des grandes terres continentales, ce qui lui valu d’être découverte assez tardivement. Elle le fut
par des navigateurs austronésiens venant de Polynésie occidentale il y a
de nombreuses générations2. Leurs lointains ancêtres avaient quitté les
rives du sud-est asiatique il y a plus de 7 000 ans. Ceux-ci s’étaient déplacés progressivement vers l’est alors que les distances entre les îles du
Grand Océan s’accroissent prodigieusement et qu’inversement leur
superficie diminue. Leurs découvertes devenaient de plus en plus délicates et tardives mais chemin faisant, ils perfectionnèrent et enrichirent
leurs connaissances et techniques de construction navale et de navigation. Ce qui leur permettra de découvrir l’ensemble des îles du Grand
Océan de même que l’éventail des végétaux, notamment, sur lequel reposait en partie leur économie. Ces conditions exceptionnelles du Pacifique
occidental puis oriental façonnèrent, au fil des générations, un peuple
pour qui l’océan, loin d’être une frontière, était un espace de communication et de découverte dont les pirogues doubles suivaient, lors des
longues traversées les indices comme, au ciel, les chemins d’étoiles
connus des « maîtres en navigation ». Toutes les îles du Pacifique, aussi
1 Un très grand merci à Catherine Chavaillon qui a bien voulu illustrer cet article. Ses dessins
de tiki, tout autant que ses études de terrain à Hiva Oa, participent à la protection de ces œuvres
et à la valorisation du patrimoine marquisien ; ils expriment également une collaboration attendue, où ses talents d’artiste et d’archéologue seront étroitement associés.
2 Peut-être aux alentours de 200 ans av. J.C. mais ces dates anciennes sont fortement contestées et la majorité des archéologues penche actuellement pour des dates bien plus récentes
oscillant entre 600 et 800 ans après J.C.
�N°302 • Mai 2005
petites et éloignées soient-elles, reçurent ainsi leur visite, ce qui invalide
un peuplement « accidentel » de cette région du globe.
Beaucoup d’îles et l’ensemble des archipels virent se développer
des populations attachées à leur terre, leur fenua, et donnèrent naissance
à des cultures originales issues d’une même matrice dont les structures,
associées aux facultés d’adaptation de ces hommes autant marins que
terriens, permirent de répondre aux pressions de milieux très divers.
Pérennité et différenciation sont deux pôles entre lesquels évoluèrent
bien des traits culturels de ces îles soucieuses par ailleurs de conserver
un contact, plus ou moins épisodique, avec les parents ou
« cousins » des archipels voisins, au-delà même de l’horizon.
Dans l’histoire de l’humanité, le peuplement du Pacifique insulaire
s’est fait alors qu’il était la dernière région reconnue du globe, exception
faite de l’Antarctique qui, aujourd’hui encore, n’a pas de population
autochtone. Si le peuplement de la Polynésie orientale apparaît tardif, il
faut le replacer dans le contexte d’une aventure où le genre humain avait
toujours privilégié les déplacements pédestres, ou le moins éloigné possible de rivages sécurisants.
Venant de la zone des Samoa-Tonga, en Polynésie occidentale, les
premiers groupes qui accostèrent l’archipel des Marquises y développèrent, à partir de l’acquis culturel de leurs îles d’origine, les éléments
spécifiques d’une culture propre que le monde occidental ne découvrit
qu’entre l’extrême fin du XVIe - époque où les Espagnols et Portugais
(Mendaña et Quiros) firent un rapide passage -, la fin du XVIIIe (Cook,
Ingraham, Marchand) et surtout le XIXe siècle (Krusenstern, Porter,
Dumont d’Urville… pour n’en citer que quelques-uns). A ces nouveaux
« découvreurs », succédèrent rapidement les navires marchands attirés par le santal et les cétacés. Les relations humaines s’en trouvèrent
irrémédiablement altérées et les règles sociales et culturelles des ‘Enata
(originaires de l’archipel) bouleversées au point de s’effondrer un siècle
plus tard, en partie, avec la quasi disparition de la population. Estimée
au XVIIIe siècle à près de 100 000 habitants répartis sur six îles principales - deux plus petites étant inhabitées à l’arrivée des Occidentaux, la
population chuta vertigineusement à 2 080 personnes en 1926. Aux
63
�mêmes époques, les naufragés, déserteurs et autres « écumeurs de
grève » puis les très rares Occidentaux à y résider introduisirent parallèlement, plus ou moins malgré eux, des maladies et surtout des habitudes perturbantes venues d’un autre monde. Cet archipel compte
aujourd’hui environ 8 000 habitants, pour l’essentiel autochtones. A peu
près autant de Marquisiens vivent à présent aux îles de la Société surtout,
ou au loin, en Australie, aux Etats Unis et en France…
Les îles Marquises, à 1 500 km au nord-est de Tahiti, sont un des
cinq archipels formant la Polynésie française. Il fut le premier rattaché
à la France par une prise de possession menée en 1842 par le contreamiral Dupetit-Thouars, en pleine période de rivalité coloniale francoanglaise. L’équilibre de la société marquisienne était déjà perturbé et
l’hémorragie démographique qui suivit entraîna la perte de repères
sociaux et religieux… et la remise en cause des valeurs traditionnelles.
Le monde lentement mis en place, de générations en générations,
s’écroulait irrémédiablement ; à quoi bon lutter puisque prêtres, chefs
et dieux eux-mêmes ne pouvaient rien ! Des vallées autrefois remplies
de vie entraient dans le silence ; les paepae, ces plates-formes de
pierres qui portaient les maisons, étaient abandonnées, les tohua, ces
places communautaires qui étaient l’orgueil de la tribu lorsqu’elle rassemblait les siens et accueillait ses hôtes des vallées et des îles alentours,
ne résonnaient plus des pahu (tambours) et des mave mai (chants
d’accueil). Les jardins retournaient à la brousse, les arbres à pain, qui
fournissaient la base de la nourriture, n’étaient plus entretenus et mourraient, les tiki taillés dans la pierre ou le bois se couvraient de mousse
et perdaient leur pouvoir.
Un monde disparaissait, mais aucun autre ne semblait vouloir
naître. La « Terre des hommes », les vallées, les plaines et les littoraux,
les crêtes et les plateaux vidés de leurs habitants entraient dans un
monde hors du temps. L’ancienne culture semblait morte d’elle-même,
par la force des choses et sous les coups d’interdictions religieuses ou
administratives parfois contradictoires ou inutiles. Les missionnaires
catholiques, à mille lieues de chez eux, accompagnaient les survivants et
s’occupaient des mourants. Mal accompagnés eux-mêmes et avec de
trop rares résidents éclairés, civils ou militaires, ils entreprirent de faire
64
�N°302 • Mai 2005
adhérer les vivants aux valeurs et structures qui étaient les leurs, de donner une éducation aux filles et aux garçons pour les tirer du cycle infernal de l’abandon et du désespoir dans lequel sombraient leurs parents.
Le monde ailleurs changeait mais partout, dans cette nature envahissante, les vestiges des anciens restaient omniprésents. Parents, et grandsparents surtout, savaient encore par endroits nommer les vestiges et les
terres, les familles et les tribus ; ils racontaient des bribes de légendes
épurées, les combats des héros, la construction des pirogues ou
connaissaient de rares chants et pas de danses. Face à la perte de ces
savoirs, à la méconnaissance de leur pays et au mépris ou l’incompréhension de ceux de l’extérieur, certains, partis puis revenus dans leurs
îles souvent, ressentirent très fort le gouffre au bord duquel ils se trouvaient et voulurent arrêter cette fin progressive. Tout ce patrimoine, qui
leur était propre, constituait leur identité et alimentait leur soif de vivre.
Ils ne voulaient plus oublier et, dorénavant, écoutaient leurs « vieux »,
se réappropriaient les noms, les techniques et les connaissances ; les
anciennes rivalités de savoir pointaient même à nouveau. C’est ainsi que
vit le jour le premier festival des arts des îles Marquises à l’initiative
d’une des plus anciennes associations culturelles du Territoire, à présent : le Motu Haka o te Fenua ‘Enata en 1985 sur l’île de Ua Pou, puis
1989 à Nuku Hiva, 1991 à Hiva Oa, 1995 de nouveau à Ua Pou et en
1999-2000 encore à Nuku Hiva. Le dernier eut lieu en décembre 2003
à Hiva Oa, île où l’art marquisien de la sculpture connut son apogée
entre le XVIIIe et le milieu du XIXe siècle. C’est là qu’il se trouve sans
doute encore à présent le mieux conservé et le plus abouti.
Ces statues de pierre anthropomorphes, appelées tiki, sont devenues le symbole du renouveau de l’art, de la culture et de l’identité marquisienne. Une tête de tiki orne le drapeau marquisien que l’on hisse
dorénavant toujours à côté de celui de la France et de la Polynésie française. Les représentations, partielles ou totales du tiki, ont franchi les
limites de l’archipel pour devenir un symbole de la Polynésie qui s’exporte dans le monde entier. Des pièces anciennes ont été collectées précocement et sont dispersées aux quatre coins du monde, dans de nombreux musées et collections privées. Quelques exemplaires subsistent
65
�sur l’archipel ou le Territoire, notamment les plus grands, souvent trop
lourds pour être emportés. Comme beaucoup d’objets océaniens, ces
représentations sont considérées à présent par les Occidentaux comme
des oeuvres d’art, et donc des pièces au prix parfois exorbitant, après
avoir été vouées au mépris d’un siècle puritain et prisonnier des canons
du Classique. Ainsi tombe-t-on d’un excès dans l’autre, sans qu’il soit
bien aisé aux gens des îles d’opter pour un parti qui préserverait sagement ces témoins d’un autre âge où tailler la pierre ou le bois, signifiait
œuvrer pour le divin et la communauté. Durant toute la première moitié
du XIXe siècle, les créations marquisiennes se caractérisèrent par une
grande homogénéité et une remarquable continuité de formes et de
décors malgré les changements qui atteignaient la société et les modifications dues à l’utilisation du métal par le biais, il est vrai, d’outils souvent rudimentaires : pièces métalliques diverses et bien rarement des
ciseaux et des gouges. Le thème de tiki, ou premier homme, sous tous
ses aspects, c’est-à-dire aussi bien à travers l’évocation de l’être entier
que de son visage, ses yeux ou ses mains, est resté au centre de l’esthétique marquisienne alors même que celle-ci avait cessé en partie d’être
utilitaire et cessait progressivement d’être liée à l’autorité des chefs, des
prêtres ou d’artisans spécialisés qui disparaissaient sans être remplacés.
Le monde des hommes était à l’image des Dieux et les divinités
étaient innombrables. Chacune correspondait à un des aspects de la
création, une activité, un ancêtre divinisé ou un événement extraordinaire. A côté des grands dieux, trop importants et lointains pour être représentés, il y avait une profusion de petits dieux, demi-dieux familiers ou
ancêtres divinisés à qui, par contre, l’on donna des traits humains. De
tous, Tiki, lointain ancêtre des humains et pas tout à fait dieu, est le plus
connu car toute représentation, même non figurative et jusqu’au simple
reflet, devient tiki dans la langue des îles ; il donna ainsi son nom aux
statues et au tatouage. Ce symbole de l’humanité prit dans chaque archipel une forme particulière. Les Marquisiens lui en donnèrent une massive, immuable et pérenne, reconnaissable entre toutes, répartie en trois
éléments sensiblement de même dimension, dont un visage aux yeux
immenses. Seuls certains tiki des îles Cook ont une parenté formelle
66
�Pehekua
Dessins Catherine Chavaillon
�avec elle. Considéré comme dieu de la génération, Tiki est aussi le patron
des sculpteurs qui instituèrent cet archétype de l’être humain divinisé
dont les proportions symbolisent force, bien-être, beauté… La tête, particulièrement importante, traduit la puissance qu’elle abrite. Le visage est
caractérisé par d’immenses yeux ronds ou en amande qui expriment le
savoir et un pouvoir surnaturel alors que la bouche, étirée laissant voir la
langue et parfois les dents, symbolise le défi, la provocation lancée à l’adversaire quel qu’il soit, humain ou surnaturel. Sur les me’ae, les lieux les
plus secrets et sacrés des Marquises, ces tiki étaient considérés comme
la représentation d’ancêtres devenus sacrés pour le groupe ; lors des
cérémonies qui s’y déroulaient, ils étaient le reposoir des dieux. Les tiki
marquisiens, étaient des témoins, jamais des idoles, même si parfois ils
pouvaient recevoir quelques ornements. Représentants d’ancêtres glorieux, ces grands tiki ne les incarnaient jamais et aucun Marquisien,
même s’il les craignait, ne confondait la divinité avec son support.
Les tiki, dans leur nudité imposante, sont presque tous masculins,
bien que le sexe ne soit jamais clairement suggéré, car aux époques où
se développa la technique faisant sortir la forme de la surface de la pierre ou du bois, l’homme avait fini par gagner une place dominante dans
la société marquisienne. Les femmes gardèrent toutefois une part de leur
pouvoir et continuaient à y occuper, selon les circonstances, des fonctions de chef de vallée, chef de guerre ou prêtresse. De rares tiki ont
conservés leurs noms, tels l’imposant Takaii de Puamau, ou le superbe
Moeone de Hanapaaoa (Hiva Oa) et le grand Vehea de Taipivai (Nuku
Hiva), mais très nombreux sont ceux dont les noms, et même l’existence,
ont été oubliés.
La traduction de tiki est donc à la fois simple et complexe en raison
de la variété des représentations et du symbolisme qu’il évoque : dessin,
figure, image, minuscule personnage sur les poinçons ou ornements
d’oreille et décor de maints autres objets : statuette de pirogues, étriers
d’échasse, « cariatides de belles demeures » ou grandes sculptures
hiératiques des sanctuaires… Les tiki sont façonnés dans le bois, la
pierre, l’os, l’ivoire, l’écaille… selon les mêmes canons mais avec l’art
et la manière des artistes des îles et des époques où ils furent créés et en
fonction des objets qui leur servent de support.
68
�N°302 • Mai 2005
La matière et le lieu d’où il provenait, avaient leur importance ainsi
que l’artiste qui le façonnait. Prières et rites accompagnaient le travail,
et la bonne connaissance de toutes ces règles garantissait non seulement
le bon déroulement des opérations, mais permettait de ce fait à l’objet
d’être parfaitement accordé à sa fonction et à la personne ou au groupe
auquel il était destiné. Contrairement aux sculptures auxquelles nous
sommes habituées à notre conception de l’art et de la culture qui est la
nôtre, ce qui comptait le plus n’était pas, ou pas uniquement, la forme
visible mais le contexte dans lequel il avait baigné, sans doute les circonstances qui étaient à son origine et les rites qui avaient entouré sa
création, les offrandes éventuellement humaines qui lui avaient été faites,
mais aussi le bois ou la roche, sa nature, son origine et son emplacement, l’histoire qu’elle rappelait, la signification dont elle était porteuse…
L’artiste traite surtout la partie externe de la matière. Le volume est
d’abord donné par la forme initiale du support, bloc de pierre ou tronc
d’arbre, qui reste toujours bien reconnaissable, même la sculpture
achevée. La matière n’est guère attaquée en profondeur. Est-ce dû aux
outils et aux techniques utilisées ou plutôt à la conception que l’on avait
de la matière elle-même et de l’acte de création ? Celui-ci ne se réduit
pas à une action extérieure et indépendante d’un créateur tout-puissant,
mais plutôt au lent travail d’une sorte d’accoucheur, d’intermédiaire
dont le mérite majeur était de faire surgir de la matière la figure qui s’y
trouvait déjà en attente, d’une certaine façon, de révéler, d’éveiller ce qui
devait se manifester. En outre, certaines images sur la pierre, ou tiki tout
aussi bien pour les Marquisiens d’autrefois, n’étaient pas destinées à
être visibles en permanence. Si les lieux où ces pétroglyphes se trouvaient parfois étaient des lieux publics, on ne les dévoilait – ou ne les
rendaient visibles – qu’à certaines occasions. Les lieux où se dressaient
les tiki n’étaient pas visités, ils étaient tapu et redoutés. Il était de règle
de faire de grands détours à leur approche et ces endroits étaient souvent éloignés des espaces fréquentés.
Aujourd’hui les petits tiki d’os ont quasiment tous disparus de la
terre marquisienne, ceux de bois aussi ; leur matière n’a guère supporté
le climat et leur abandon. Seuls ceux de pierre résistent encore, mais tous
sont en danger. Beaucoup ont été taillés dans une roche relativement
69
�tendre et perméable appelé keetu, un tuf vocanique souvent de teinte
rouge. A l’air libre et dans la brousse, cette matière absorbe l’humidité.
La mousse et les fougères les recouvrent alors, altérant la roche qui se
désagrège progressivement. Le décor hachuré, fait à l’herminette de
pierre sur le corps du grand Takaii de près de 3 m de hauteur du site
I’ipona dans la vallée de Puamau, était encore visible à la fin du XIXè
siècle (photo Baesler, par exemple). Ces motifs géométriques, comparables à ceux qui ornent les pédales d’échasses les plus anciennes, sont
aujourd’hui à peine visibles et uniquement aux endroits les plus protégés. La même constatation est valable pour le grand tiki de bois venant
également de l’île de Hiva Oa, aujourd’hui conservé au Musée de Tahiti
et des îles. Beaucoup ont perdu les détails de leur silhouette, les traits
de leur visage ou des mains, comme les tiki de Taipivai. D’autres encore, il ne subsiste que des fragments. Certains tiki ont heureusement été
taillés dans le basalte. En dehors de ceux de petite dimension, simples
ou accolés par le dos, il s’agit plutôt d’effigies en bas ou haut-relief qui
accentuent dans la forme initiale du rocher celle du tiki, tels ceux de
Taaoa ou Punaei. Ceux-là sont beaucoup plus résistants, mais le manque
de profondeur de leur tracé les rend aussi fragiles. La partie corticale de
la roche est en effet vulnérable et l’action malencontreuse des hommes
peut leur être fatale. Le manque de relief de certains fait, hélas, que des
visiteurs cherchent à en souligner les détails au moyen de matières plus
ou moins dures, altérant progressivement et irrémédiablement des tracés vieux de plusieurs siècles. Parfois ce sont des feux de brousses qui
lèchent les pierres dont la surface, qui portent justement les détails de
ces sculptures, s’exfolie ou éclate sous l’action de la chaleur ; parfois
c’est un dégagement excessif de la végétation alentour qui le soumet aux
effets redoutables de la pluie et du soleil alternés qui font aussi sauter la
roche. Les hommes ont été jusqu’à utiliser la tronçonneuse pour les
extirper de leur support !
Le visiteur intéressé doit toujours savoir que ces vestiges sont parmi
les rares à avoir été conservés, qu’ils sont uniques et constituent un héritage laissé par une population presque entièrement disparue à ses rares
descendants. C’est aussi un patrimoine commun à tous, qui ne se
conservera que par notre attention. Puisse le visiteur respecter ces
70
�Dessins de Catherine Chavaillon
Moeone
Upeke
�images et permettre aux générations futures de pouvoir également les
admirer. Face aux dangers encourus par ces œuvres de pierre, on ne
peut que vouloir les protéger. Paradoxalement, les découvrir et les révéler au jour c’est les rendre accessibles et plus vulnérables que lorsqu’elles étaient perdues dans l’opulence des fourrés, aux fonds des vallées désertées, ignorées des étrangers et parfois des Marquisiens euxmêmes. Aussi et afin que ces témoins d’une culture passée ne disparaissent pas, est-il tentant de ne pas les dévoiler… ce qui semble hélas
impossible pour beaucoup d’entre eux. Seuls une bonne appréciation de
leur qualité artistique, de leur valeur patrimoniale et surtout le respect
des personnes pourront les protéger. On serait également tenté d’en
faire des empreintes, des moulages, mais cela ne pourra se faire
qu’après des études sérieuses des différents types de roche dans lesquels
ils ont été sculptés. Une étude en laboratoire spécialisé ainsi qu’une
étude sur place avec des conditions environnementales variées pourront
sans doute écarter les risques d’erreur et identifier les différents agents
d’isolation, de démoulage et de moulage adaptés. Trop d’erreurs ont
déjà été commises, à l’île de Pâques pourtant mondialement connue et
sur l’archipel lui-même, pour ne pas envisager cette solution sans le
maximum de précautions. Ces moulages permettraient de rendre accessibles une grande part de ces œuvres dans une mairie, un musée, un
centre culturel3… Un tirage fidèle pourrait également remplacer, à l’extérieur, un original particulièrement fragile et exposé. Dans l’attente
d’une campagne de préservation et de moulage, qui participerait ainsi à
la conservation d’un patrimoine polynésien éminemment vulnérable, de
simples abris construits de façon aussi discrète et esthétique que possible avec des matériaux naturels, permettraient déjà avec des moyens
simples et une mise en œuvre locale, de préserver ces chefs-d’œuvre de
l’art marquisien.
Pierre Ottino
3 Un tirage fidèle pourrait également remplacer, à l’extérieur, un original particulièrement fragile et trop exposé, mais cette démarche ultime obéit à des critères sans doute peu
conformes à l’attente des habitants des îles.
72
�Archéologie
du chien marquisien
Les chiens, avec les cochons et les volailles de jungle, étaient les éléments de la trilogie accompagnant les colonisateurs humains dans la
majorité des îles polynésiennes (Titcomb 1969 ; Kirch 1984, 2 000)1.
Dans la préhistoire, les chiens domestiques polynésiens (ils ne devinrent
jamais sauvages) étaient utilisés comme animaux de compagnie ; ils
étaient vénérés et utilisés dans les offrandes. Les dents de chien étaient
aussi façonnées en ornements, les os transformés en outils, et la fourrure utilisée en vêtements.
A travers le Pacifique, les chiens étaient mangés, bien que la plupart
fussent apparemment consommés dans un contexte rituel. A Tahiti par
exemple, le chien était considéré comme un mets de choix. Selon
Titcomb, « il était généralement considéré comme un aliment, autant
que le cochon ». Toutefois, en 1774, quand George Forster, le naturaliste du second voyage du capitaine Cook (1772-1775), visita les îles du
sud des Marquises, il ne mentionna pas les chiens comme faisant partie
des aliments consommés par les peuples indigènes. Le chien n’est pas
non plus mentionné dans les légendes marquisiennes recueillies dans
les années 1890 et 1920. Ceci amena certains ethnologues à penser
que les chiens n’existaient pas dans les Marquises préhistoriques.
Toutefois, depuis l’avènement des fouilles archéologiques
modernes aux îles Marquises, au milieu des années 1950, des sépultures
de chiens et des os désarticulés furent trouvés dans de nombreux sites.
1 L’île de Pâques exceptée : il semble que le chien ne parvint jamais dans cette île isolée. En
Nouvelle-Zélande, les chiens existèrent mais les cochons et les poulets étaient absents (J.
Davidson 1984 : 129)
�En outre, un grand nombre de pétroglyphes de chiens ont été récemment décrits dans les îles de Nuku Hiva, Hiva Oa et Ua Huka. Néanmoins,
les renseignements sur le Canis familiaris marquisien sont fragmentaires et les données n’ont jamais fait l’objet d’une synthèse. A part le
Chien et Homme en Polynésie (1969) de Margaret Titcomb, et
quelques articles isolés sur le chien polynésien, curieusement, très peu
d’articles traitent spécifiquement du chien marquisien préhistorique.
Il apparaît que le chien domestique n’était jamais en nombre dans
les îles, mais comme cela sera démontré dans cet article, dans quelques
tribus marquisiennes, le chien tenait une place privilégiée dans la sphère
sociopolitique de la période préhistorique tardive et historique précoce.
Ma recherche dans l’archipel montre que les données sur la distribution
spatiale d’images de chien trouvées dans le répertoire d’art pétrographique sont restreintes à des régions spécifiques telles que des vallées.
Pourquoi le chien n’était-il présent que dans quelques îles et pourquoi
cette restriction à certaines localités ? A quelles fonctions symboliques
et rituelles servait le chien marquisien dans la préhistoire ? A quoi ressemblait le chien préhistorique ? Dans cet article, je pose ces questions
et lie ces données à la distribution spatiale des images de chien sur les
pierres.
L’archipel des Marquises
Situé dans la partie orientale de l’océan Pacifique, l’archipel des
Marquises est localisé approximativement à 1300 km (807 miles) au
nord-est de Tahiti, à près de 300 km (186 miles) de l’île de Pâques et
à quelques 3 500 km (2 174 miles) de Hawaii. La superficie terrestre
couvre approximativement 1 048,3 km2. L’axe des îles s’étend à peu
près sur 370 km (230 miles) du nord-ouest au sud-est et est situé entre
138°20’et 140°30’de longitude et entre 7° 50’et 10° 35’de latitude sud.
Les îles Marquises consistent en huit îles volcaniques qui furent antérieurement habitées (certaines pour une courte période), un certain
nombre d’îlots et quelques rochers battus par les flots. Aujourd’hui,
seules six îles sont habitées en permanence.
L’archipel est géographiquement séparé en deux groupes distincts.
Au nord-ouest sont les îles de Nuku Hiva, Ua Pou, Ua Huka, et les trois
74
�N°302 • Mai 2005
îlots actuellement inhabités de Eiao, Hatu Iti, Hatutu, et les quatre bancs
de Hinakura, Motu One, Clark et Lawson. Au sud-est sont les îles de Hiva
Oa, Tahuata, Fatu Hiva, et les quatre îlots actuellement inhabités de Fatu
Huku, Motane, Fatu Huku et Thomasset (Brousse et al. 1978 : 9-74).
L’archipel est caractérisé par des crêtes spectaculaires s’élevant à
1200 mètres au-dessus du niveau de la mer, des pics déchiquetés à couper le souffle, des vallées profondes et étroites, et de hautes falaises tombant à pic dans l’océan. Des rivières, ruisseaux, cascades pérennes et
des ruisseaux saisonniers coupent la végétation dense du côté au vent
des îles. La région de la forêt tropicale luxuriante affiche un fort contraste avec la surface désertique aride de la partie sous le vent des îles.
Naturellement, la dichotomie humide/sec influença les modèles d’installation humaine. Ainsi, les premières communautés s’établirent dans les
parties au vent bien irriguées des îles, alors que les aires marginales
sous le vent commencèrent à être occupées quand la population s’accrut, et quand la terre arable disponible et les ressources diminuèrent.
Archéologie du chien
Sous plusieurs aspects l’archéologie du chien marquisien commence avec le travail de Karl von den Steinen. Von den Steinen, un médecin
intéressé par l’ethnographie, travailla dans les îles dans les années 1880.
Au me’ae I’ipona (ou Oipona), site d’un grand temple à l’architecture
complexe et aux nombreuses statues de pierre mégalithique à Puamau,
Hiva Oa, il collecta une tête de pierre mégalithique sculptée présentant
deux quadrupèdes placés à chaque coin de la bouche2. Sur le même site,
sur la base en forme de cube d’une autre sculpture, l’informateur de von
den Steinen lui dit que ces quadrupèdes représentaient des cochons, des
rats ou des chiens. Dans la mesure où il était admis que les chiens
n’existaient pas dans les îles durant la préhistoire mais étaient une introduction européenne, von den Steinen conclut que les images représentaient des rats.
2 La sculpture de pierre est actuellement présente au Museum für Völkerkunde à Berlin.
75
�L’archéologue Ralph Linton de l’expédition Bayard Dominick de
Honolulu travailla dans l’archipel en 1920-1921 avec E. S. Craighill
Handy et sa femme Willowdean Chatterson Handy. Linton se concentra
sur les sites cérémoniels. Alors qu’il cartographiait et décrivait quelque
170 structures parmi lesquelles 72 étaient des sites cérémoniels tribaux,
tohua et 58 sanctuaires, me’ae, il observa de nombreux gros rochers à
pétroglyphes anthropomorphes et zoomorphes. Il ne mentionna pas toutefois des images de chiens. Bien que Linton eût consigné aussi les sculptures du me’ae I’ipona, il apparaît qu’il négligea de relever les quadrupèdes situés à la base d’une statue déjà décrite par von den Steinen3. En
fait Linton (1925) estima avoir trouvé si peu de pétroglyphes qu’il jugea
inutile de réfléchir sur les fonctions symboliques et rituelles des images.
Les fouilles stratigraphiques pionnières de Robert C. Suggs (1961),
membre de l’expédition du Muséum d’Histoire Naturelle, dans l’archipel
en 1956 mirent au jour des os de chiens dans les dunes de sable de
Ha’atuatua (tableau 1). Ha’atuatua est localisé sur la côte nord de Nuku
Hiva. La datation au radiocarbone situa Ha’atuatua (Nhaa1) à environ 120
av. J.C. ou à ce que Suggs a défini comme « Période d’installation » (150
av. J.C. à 100 après J.C.). Bien que les dates les plus précoces soient
contestées, les sites représentent pour quelques archéologues les évidences les plus précoces de la colonisation humaine en Polynésie orientale. Une série d’images piquetées, quelques-unes représentant des chiens,
fut découverte sous plusieurs pousses de coquina dans le proche lit asséché d’une rivière (sud de Nhaa1, aire A, Planche 11A). Suggs conclut que
les images étaient contemporaines au site de la dune.
Au même moment, l’expédition norvégienne organisée et financée par
Thor Heyerdahl était engagée dans des recherches archéologiques aux
Marquises. Son équipe cartographia et fouilla le me’ae I’ipona, le même
temple que von den Steinen avait examiné quelque 80 ans plus tôt. Dans son
interprétation du site, Heyerdahl s’appuie largement sur les informations
3 Il convient de noter que si von den Steinen a travaillé dans les îles quelque trente ans avant
Linton et les Handy, ses données en raison de la première guerre mondiale, ne furent publiées
que quelques années après les travaux de Linton.
76
�N°302 • Mai 2005
fournies par von den Steinen et avance que les dessins ne signifiaient pas du
tout des rats mais des lamas (fig. 1). Ceci, bien sûr, en s’appuyant sur sa
théorie, selon laquelle, des peuples d’Amérique du Sud auraient migré vers
la Polynésie orientale durant la préhistoire, théorie rejetée par la plupart des
archéologues océanistes. La fouille au me’ae I’ipona rapporta des déterminations par datation au carbone pour l’architecture qui, peut-être, fournissait aussi les dates relatives aux sculptures de pierre. Heyerdahl suggéra que
les sculptures furent placées au me’ae I’ipona approximativement vers
1400-1500 après J.-C. (dates non calibrées). Von den Steinen avait calculé
l’âge du site en se basant sur des informations généalogiques et estimé que
le site du temple fut construit aux alentours de 1700-1750 après J.-C.
Ces travaux furent suivis de recherches dans la vallée de Hane à Ua
Huka (Sinoto et Kellum 1965 ; Sinoto 1966, 1968). Sur le site dunaire de
Hane (MUH 1), Yosihiko Sinoto, du Bishop Museum de Honolulu, mit au
jour une canine percée dans la Strate I (installation initiale de 300-600
après J.-C.) et une prémolaire et deux sépultures de chien à la Strate V
(aire B). Les analyses de l’ensemble de la faune de Hane faites par Patrick
V. Kirch montrèrent qu’au site de Hane, le chien n’était pas commun. Se
basant sur le nombre limité d’os de chien mis au jour au site de Hane,
Kirch pensa que le chien n’était pas une ressource alimentaire majeure
aux Marquises et qu’il disparut environ entre 1600 et 1800 après J.-C.
Sinoto (1979, 1983) travailla aussi au site de la dune de Ha’atuatua
pour voir si l’excavation révélerait des dates aussi précoces que celles
étayant l’analyse de Suggs. Toutefois, la fouille de Sinoto révéla des dates
plus tardives, aussi se proposa t-il une colonisation première de l’archipel
approximativement aux alentours de 300-600 après J.-C. Paradoxalement,
les résultats d’analyse au carbone 14 de Sinoto et Suggs avaient troublé
les archéologues et conduit à de fougueux débats.
Pour poser le problème, un travail de recherche archéologique pluriannuelle fut entrepris par l’université de Hawaii, le département d’archéologie du Centre polynésien des sciences humaines et l’université
française du Pacifique de Tahiti. Aucune des dix dates obtenues par le carbone 14 ne confirma les hypothèses de Suggs sur une colonisation précoce ni ne mirent en évidence une occupation précoce de la préhistoire
marquisienne telle que proposée par Sinoto (Rolett et Conte 1995).
77
�Tableau 1
Distribution et type de site où des os de chiens ont été mis au jour durant la fouille
ILE, VALLÉE
SITE
TYPE DE SITE
PREUVE MATERIELLE DE CHIEN
REFERENCES
Ha’atuatua
NHaa 1
Dune
Dent (canine) taillée et os.
Période d’installation
Suggs 1961 : 133,
144, 181, 195
Vallée Uea
NBM 1
Abri rocheux
Os. Période d’expansionPériode classique
Suggs 1961 : 22, 195
Taiohae
Me’ae Kakahoautea
Complexe tribal
cérémoniel
Os. Période historique (?)
Suggs 1961 : 26, 195
Hapa’a
Plate-forme
d’habitation
Sépulture
Suggs 1961 : 27, 195
Nuku Hiva
Ua Huka
Vallée de Hane
Dune de plage
Pendentif (canine) Phase I,
Installation initiale.
Sépultures, Phase II.
Etape de développement
Sinoto 1969 :
107, 108, 110
Manihina
Dune de plage
Sépultures. Période préhistorique tardive, historique précoce
Sellier 2000
Site cérémoniel
Os, certains avec des marques
de coupe.
A.D. 1025-1850
Rolett 1998:92
Tahuata
Hanamiai
Tohua Aimaha
Ill. 1 : Me’ae I’ipona, Puamau, Hiva Oa.
Représentation de chien en bas relief placé à la base d’un tiki.
78
�N°302 • Mai 2005
Pascal Sellier (2000), un spécialiste français en archéologie physique, fouilla récemment une dune de sable à Manihina, sise dans la vallée ouest de Hane (Ua Huka). Il mit au jour trois squelettes de chiens au
milieu de plusieurs sépultures humaines. Un squelette de chien apparut
avoir été placé dans un cercueil. Le site date de la période préhistorique
tardive et historique précoce.
Finalement, à Hanamiai, Tahuata, Rolett (1998) trouva des os de
chiens à tous les niveaux de fouille d’une période d’installation allant de
1025-1300 (Strate I Hanamiai) à la période historique précoce 18001850 après J.-C. (Strate V Hanamiai). Quelques-uns des os de chien
extraits par Rolett avaient des marques de coupe suggérant qu’ils avaient
été mangés, dépecés ou peut-être les deux. La conclusion de Rolett
rejoint l’analyse de Kirch affirmant que les chiens n’ont jamais été une
source de nourriture importante dans les Marquises préhistoriques et
qu’ils avaient quasiment disparu, au moins à Hanamiai et à Hane, lors
de la période historique précoce.
Une preuve archéologique complémentaire et additionnelle est
trouvée dans l’important inventaire de l’art pétrographique. Je traiterai
maintenant du chien domestique représenté dans le répertoire préhistorique relevé dans l’archipel les seize dernières années.
La distribution des pétroglyphes marquisiens de chien
Un projet de recherche pluriannuelle sur l’art de la pierre fut mené
durant plusieurs années aux Marquises entre 1984 et 1989, enregistrant et collectant des informations sur plus de 6000 pétroglyphes isolés,
110 peintures murales et 81 sculptures4. Ce projet fut la première étude
archéologique d’ensemble en Polynésie française, avec une focalisation
spécifique sur l’art rupestre et sur différents aspects couvrant des territoires antérieurement non prospectés. A travers les îles, une majorité ou
66.3% des gravures représentaient des figures géométriques ; les
4 Le projet à long terme fut initié en 1984 par Maeva Navarro, alors directrice du Département
Archéologie du Centre Polynésien des Sciences Humaines, Te Anavaharau de Tahiti, et il fut
conduit par Edmundo Edwards, alors chef archéologue au Département. Le centre a aujourd’hui
disparu.
79
�Tableau 2
Distribution, fréquence et pourcentage de pétroglyphes et pictographies de chiens
Île
Nuku hiva
Vallée
Hatiheu
Ha’atuatua
A’akapa
Ma’atea
Sous-total
Ua Huka
Me’ae Vaikivi
Sous-total
Hiva Oa
Sous-total
Total
Puamau
Mea’e Oipona
Eiaone
Fréquence
Pourcentage
162
7
21
1
191
79.4
3.4
10.3
0.5
93.5
5
2.5
5
2.5
4
4
8
204
1.96
1.96
3
100
Ill. 2 : A’akapa, Nuku Hiva.
Pétroglyphes de chien
anthropomorphes constituaient 22.7%, alors que celles animales ne
représentaient que 5.4% (Millerström 1990 : 92). De tous les animaux
gravés dans la pierre tels le poisson, la tortue, le lézard et les oiseaux, le
chien est l’image zoomorphe la plus fréquemment trouvée aux
Marquises.
Les représentations de chien sont restreintes à trois îles : Nuku Hiva,
Hiva Oa et Ua Huka. Même dans ces îles, les images de chiens sont concentrées au me’ae I’ipona à Puamau, à la vallée Eiaone (Hiva Oa) et à Vaikivi
(Ua Huka). Toutefois, les images de chiens se retrouvent dans leur grand
nombre uniquement sur la côte nord de Nuku Hiva. Elles sont particulièrement nombreuses dans les vallées de A’akapa, Ha’atuatua et Hatihe’u (Fig.
2 et 3). Comme le tableau 2 le montre, 162 images de chiens, soit 79.4%
de tous les chiens représentés dans l’archipel, ont été relevées dans la vallée de Hatihe’u. Ailleurs, quelques images de chiens de style différent ont
été notées à Vaipaee (Ua Huka), Eiaone et Puamau (Hiva Oa).
80
�N°302 • Juin 2005
Tableau 3
Classification des divers types de pétroglyphes dans la section
occidentale de la vallée de Hatihe’u à Nuku Hiva.
Classification des images
Nombre de
types d’images
Pourcentage
de types d’images
266
20.8
I. ANTHROPOMORPHES
1. Dessin anthropomorphe en bâton
2. Dessin anthropomorphe au corps cubique
3. Dessin anthropomorphe à double contour
14
1.1
14
1.1
4. Dessin anthropomorphe corps ouvert
5. Dessin humain naturaliste
18
1.4
36
2.8
1
0.08
6. Figure de profil humain ramassé
7. Combinaison humain et chien
8. Combinaison humain et oiseau
9. Combinaison humain et poisson
10. Humain – lézard
11. Humanoïde
2
0.2
8
0.6
12. Tiki
4
0.3
8
106
477
0.6
8.3
37.3
54
5
29
13
1
8
4
114
4.2
0.4
2.3
1.0
0.08
0.6
0.3
8.9
478
119
3
37.3
9.3
0.2
91
691
1282
7.1
53.9
100
13. Morceau de corps anthropomorphe
14. Visage/yeux anthropomorphes
Sous-total
II. ZOOMORPHES
1. Chien
2. Lézard
3. Tortue
4. Poisson
5. Poulpe
6. Oiseau
7. Créature non identifiée
Sous-total
III. OBJET MATERIEL
IV. MOTIF GEOMETRIQUE
1. Motif curviligne
2. Motif linéaire
3. Cupule
4. Traces de polissage
5. Dessin géométrique exotique
Sous-total
Total
Tableau 4
Distribution de pétroglyphes de chien.
Nom du site
Tohua Kamuihei I
Tohua Kamuihei II
Tohua Tahakia
Tohua Hikokoa
Ototemoui
Total
Type de site
Complexe cérémoniel tribal
Complexe cérémoniel tribal
Complexe cérémoniel tribal
Complexe cérémoniel tribal
Aire de chef
Fréquence
2
0
7
0
45
54
Pourcentage
3.7
13.0
83.3
100
La plupart des représentations de chiens
sont associées à une habitation de chef.
81
�Entre 1991 et 1996, afin de placer les images dans un contexte
culturel, j’élaborais des modèles d’installation dans la section ouest de
la vallée de Hatihe’u. Une des raisons du choix de la vallée est due au fait
qu’un grand nombre d’art pétrographique y avait déjà été localisé et
décrit. En outre, la côte ouest était inhabitée et les sites semblaient avoir
été moins perturbés. La surface de recherche était centrée sur une aire
entre Vaiu’ua et Puhi’oho, deux des quatre principales rivières de la vallée. Toutes les images et structures visibles avaient été cartographiées et
décrites. La détermination de l’âge des morceaux de charbon exhumés
suggérait que l’endroit était bien occupé depuis les années 1400 Après
J.-C. et au-delà. Néanmoins, la majorité de l’architecture de surface date
de la période préhistorique tardive et historique précoce.
L’aire de recherche était clairement divisée entre une partie agricole,
avec des champs de taro et des terrasses agricoles vers l’ouest, et ce que
j’appelle une « installation majeure » avec une architecture d’élite et
des complexes cérémoniels tribaux vers l’est. Un total de 1280 dessins,
incluant 54 figures représentant des chiens, fut trouvé (tableau 3).
Quelques-unes des images étaient situées à l’intérieur d’un groupe de
complexes cérémoniels relié à la structure du temple, l’habitation du
chef de l’aire, et peut-être dans un cas, une plate-forme de guerriers, à
l’intérieur des complexes. Toutefois, la majorité des gravures incluant
les chiens fut trouvée sur une architecture complexe et élaborée qui
s’étendait dans la zone d’occupation majeure appelée Ototemoui, située
sur une petite corniche, au-dessus des places cérémonielles tribales
(tableau 4). Seul un couple de rochers contenant des motifs géométriques et anthropomorphes fut mis au jour dans la section agricole de
l’aire d’exploration.
Le contexte culturel des pétroglyphes de chien, ailleurs dans la vallée de Hatihe’u, nécessiterait d’être pleinement investigué. Toutefois, au
tohua Maikuku, au site tribal cérémoniel situé dans la partie supérieure
de la vallée de Hatihe’u, les chiens semblent avoir été pris dans une activité cultuelle. Plusieurs images de chien, dont deux superposées, associées à de nombreux visages anthropomorphes, sont trouvées sur les
rochers qui forment une allée vers la place cérémonielle tribale. Au-dessus du tohua, situé sur un léger promontoire, la surface d’un grand
82
�N°302 • Mai 2005
rocher face à l’aire du tohua est recouverte de nombreux pétroglyphes
de chiens.
Le plus souvent, les dessins de chien ont une présentation particulière : ils ne correspondent pas aux descriptions des premiers navigateurs, pas plus qu’ils ne ressemblent aux dessins de chiens faits par des
artistes de l’ère post-contact première. Dans les représentations des
chiens marquisiens, le cou et le corps sont exagérément longs, la queue
longue et recourbée sur le dos alors que les oreilles et le museau peuvent
être pointus, carrés ou arrondis. Les pattes sont courtes et dans un cas,
dans la vallée de Hatihe’u, les pattes sont orientées dans la mauvaise direction. Elles sont souvent associées avec des dessins anthropomorphes.
Il semble que les premiers dessins de chien polynésien aient été
faits et peints par Sydney Parkinson, l’artiste du premier voyage dans le
Pacifique du capitaine James Cook entre 1768-1771. Deux dessins différents, datés de 1769 (avec peut-être le même chien ?) montre des
scènes du port de Raiatea, chacune avec un petit chien à bord d’une
pirogue double. D’autres premières versions de chiens sont décrites, par
exemple, dans les deux peintures de Hawaii datée de 1818 et 1849
(Forbes 1992 : 69,123)5. Malgré le manque de preuves historiques, les
premiers témoignages sur le chien au moment du contact paraissent différents de ce que les images marquisiennes montrent. Le premier chien
d’origine occidentale arriva à Nuku Hiva avec le capitaine Fanning du
Betsey en 1798. Le capitaine Fanning donna le chien à William Crook,
le premier missionnaire aux Marquises, avant de quitter les îles (Crook
1790, Dunmore 1991). Il n’y a pas de description du chien, mais Crook
raconte qu’en général les « indigènes étaient très effrayés par le chien »
(Crook 1790). Le premier chien post-contact semble avoir été blanc ou
tacheté, de taille petite à moyenne, avec un museau et des oreilles pointus et une longue queue. Les Marquisiens d’hier pouvaient-ils avoir
oublié à quoi ressemblait le chien ou y avait-il un rapport avec la manière dont ils se représentaient le chien ? Pourquoi les images de chien
sont-elles associées à la classe des chefs ?
5 Bien qu’il soit possible que ces chiens aient été introduits d’Europe, ils paraissent semblables
aux chiens dessinés par Sydney Parkinson en 1769 (Joppien et Smith 1985).
83
�Je suggère que vu le peu d’os de chiens mis au jour dans les sites
archéologiques marquisiens, la rareté de chiens dans les îles soit précisément la raison pour laquelle le chien fut élevé au rang d’objet idéologique, prenant ainsi une énorme signification culturelle dans la structure
de pouvoir des tribus marquisiennes de Nuku Hiva de la période préhistorique tardive et historique précoce. C’est comme si les images de
chiens servaient de symbole emblématique visuel exprimant la solidarité
entre les régimes de pouvoir habitant la côte nord de l’île. Ces images
associées aux guerriers et les plates-formes du temple dans le tohua
proprement dit servaient peut-être à légitimer le chien comme objet
rituel aussi bien que comme confirmation du statut élevé dans les tribus.
Identité régionale tribale et régimes de pouvoir de Hatihe’u
Dans le passé, deux divisions politiques furent reconnues à Nuku
Hiva : la partie occidentale de l’île était occupée par les Tei’i et les Taipi
constituaient la division orientale. Traditionnellement les Tei’i et les Taipi
étaient des ennemis jurés. La question des divisions politiques est toutefois compliquée. La société marquisienne était fluide et, à l’occasion
d’une guerre, les alliances changeaient fréquemment. Certains des noms
du même clan de la période protohistorique répertoriés par Crook
(1790) paraissaient, quelque 80 ans plus tard, avoir occupé différentes
vallées. Par exemple, les Tu’uoho, un des clans habitant Hatihe’u, est
aussi trouvé à Hakaui, tout comme des représentants de la tribu des
Naiki de Puamau (côte nord) furent trouvés aussi à Ua Huka (probablement Vaipaee), à Hiva Oa et à Ua Pou. Cette connexion peut expliquer la
présence d’images de chiens à Ua Huka.
En résumé – L’archéologie montre que les chiens domestiques polynésiens, mais non les rats ni les lamas, étaient présents dans les îles
Marquises depuis l’installation initiale jusqu’au début de la période historique. Toutefois, la fouille suggère qu’ils étaient rares, parfois mangés et,
en quelques cas, vénérés au point d’être intentionnellement enterrés avec
des humains. La recherche sur l’art pétrographique démontre clairement
que les images de chiens étaient d’apparence exotique, et dans l’île de
Nuku Hiva, où les images ne sont trouvées que sur la côte nord-est, les
84
�N°302 • Mai 2005
gravures de chiens étaient associées à l’architecture de chefferie et parfois à des structures religieuses et de chefferie dans les complexes cérémoniels tribaux. Ceci suggérerait qu’ils servaient d’emblèmes d’identité
régionale et de solidarité tribale.
D’autres recherches sur le chien marquisien sont certainement
nécessaires. Toutefois, les études sur l’ADN, semblables à celles menées
sur le rat du Pacifique, sont entreprises à l’Université d’Auckland.
Néanmoins, à ma connaissance, il a été peu écrit, aussi bien sur la morphologie osseuse que sur les sépultures de chiens trouvées à Manihina,
île de Ua Huka ; comme sur les déplacements de chiens dans l’Océanie
proche ou éloignée et sur le plan linguistique. En outre, une étude du
rôle socio-économique du chien serait grandement nécessaire pour placer le chien dans un contexte marquisien et océanien plus large.
Sidsel Millerström
(traduction Simone Grand)
Ill. 3 : A’akapa, Nuku Hiva. Pétroglyphes de chien
Remerciements
Une version de ce texte a été présenté à la session Beyond Calories : The zooarcheological of
Ritual and Religion à la Conférence de l’ICAZ, Université de Durham, UK, en août 2002.
Je souhaite remercier mes deux filles Jessica Gypsy Millerström et Nikolett Fouassier, mes plus
grands supporters, pour la lecture et les commentaires des premières esquisses de ce papier.
La recherche de terrain n’est jamais faite de manière isolée. Edmundo Edwards, de nombreux
volontaires, assistants de terrain et moi-même avons travaillé ensemble aux Marquises de 1984
à 1989. Je les remercie pour leur amitié et leur soutien. Bien qu’une considérable quantité de
travail sur l’art pétrographique ait été réalisée dans l’archipel dans les années 1990, spécialement à Nuku Hiva, l’essentiel repose sur les travaux des premières saisons de terrain. Je souhaite spécialement remercier Heidy Baumgartner Lesage pour son assistance sur le terrain
aussi bien que pour son aide dans bien d’autres domaines.
Comme toujours, je suis reconnaissant au gouvernement de Polynésie française de m’avoir autorisé à effectuer des recherches de terrain dans l’archipel.
85
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�Le me’ae Te Menaha Taka’oa,
témoin d’un culte pa’umotu
aux îles Marquises
Le me’ae Te Menaha Taka’oa, situé à Hakamoui sur l’île de Ua Pou,
est connu des anthropologues depuis que Karl von den Steinen, ethnologue allemand renommé, visita et enregistra ce site en 18871. A cette
époque, le site était connu comme temple et résidence du chef et prêtre
inspiré Heato2. Ce même site fut également enregistré par Handy en
19203. Il consiste en un paepae massif, d’une longueur de 36 m sur
21,5 m de largeur et 2,6 à 3 m de hauteur, et fut identifié comme site
de la sépulture de Heato. En mai 2002, j’ai moi-même visité ce site en
compagnie de Toti Teikiehu’upoko, président de l’Académie marquisienne, et de Tahiakoutepo’otu. Les structures du complexe de Te
Menaha Taka’oa sont actuellement ensevelies sous la végétation et fortement endommagées par des racines d’arbres. Elles ont également subi
les déprédations des chasseurs de souvenirs qui ont cassé de grandes
plaques de tuf volcanique sur la plate-forme principale du paepae et en
ont prélevé certaines qui portaient peut-être des pétroglyphes ou des
figures en relief.
1 Von den Steinen, K. Die Marquesaner und ihre Kunst, vol. II. 1928, p. 71 ; vol. III, Alpha Z,
n°2-7.
2 Parfois cité sous le nom de Teato.
3 Handy, E. C. S., in Linton, R. The Archeology of the Marquesas. B. P. Bishop Museum
Bulletin, N°23.
�Paepae de l’ancienne structure cultuelle, hauteur environ 2,5 m. Photo Karl von den Steinen.
�Photos Karl von den Steinen.
“Maison du dieu Heato” (Première moitié du XIXe siècle) :
petit paepae d’une hauteur de 1,20 m, vu de côté ; deux poteaux en forme de tiki
et un poteau de soutien faîtier encore visibles.
Toko papa, civière avec trois pieds doubles du chef Taiuao, petit fils et successeur de Heato,
poteau en forme de tiki, tu’u, d’une hauteur de 1,50 m.
�N°302 • Mai 2005
Qui était Heato ?
Heato était le chef et grand prêtre des ‘Ati Papa, l’une des tribus de
la branche cadette de la structure tribale de Ua Pou4. Il était également
considéré comme un dieu vivant. L’absence de tatouage renforçait encore son statut inhabituel. Cette marque de distinction, considérée comme
telle, même au niveau le plus élevé de la société marquisienne, était
réservée aux individus dotés d’un pouvoir surnaturel au plus haut
degré5. Au début du XIXe siècle et jusqu’à sa mort en 1844, Heato mena
une énergique campagne de conquêtes et d’alliances politiques en vue
d’unifier l’île de Ua Pou, ce qui lui valut une forte réputation. A Ua Pou
comme en quelques rares autres lieux des Marquises, la classe des chefs
était appelée papa haka’iki, ce qui correspond à un rang social précis,
tel qu’il en existait dans les sociétés hawaïenne et tahitienne pré-européennes6. Dans ses fonctions de grand prêtre, tuhuka o’oko, Heato était
également renommé pour sa dévotion religieuse, marquée par sa prédilection pour les offrandes de sacrifices humains groupés7. Des victimes
individuelles étaient aussi fréquemment offertes en sacrifice, lorsque
l’occasion s’en présentait : citons comme exemple le chef de la tribu
Poau, ‘Okomoehu, qui fut abattu sur la plate-forme du temple et dont la
cervelle fut consommée et les restes abandonnés sur place à la décomposition8. Malgré son aspect redoutable, Heato pouvait se montrer très
accommodant avec les visiteurs. Bien qu’il fût connu par la suite comme
« le pire ennemi des Blancs9 », Heato s’était montré accueillant envers
les Européens et autres visiteurs non Marquisiens débarquant aux
Marquises au début du XIXe siècle. Il accueillit tout d’abord le marin
britannique Edward Robarts lors de ses séjours à Ua Pou à la fin du
4 Delmas, RP Siméon, La religion ou le paganisme des Marquisiens, 1927 ; p.139.
5 Ottino-Garanger, P. et M.-N. Le Tatouage aux îles Marquises : Te patu tiki Ch. Gleizal, Ed.
1998 p.147.
6 Handy, E.S.C. The Native Culture of the Marquesas, B.P Bishop Museum Bulletin, N°9, 1923 ;
p.37.
7 Delmas, ibid ; p.140.
8 Delmas, ibid ; p.167.
9 Bailleul, M. Les Iles Marquises : Histoire de la Terre des Hommes du XVIIIè siècle à nos
jours. Tahiti, 2001 ; p.86.
93
�XVIIIe siècle et au début du XIXe 10. Cependant, l’attitude de Heato envers
les Européens pouvait très rapidement passer d’un extrême à l’autre.
C’est ainsi qu’en 1815, un navire britannique fut pillé dans la vallée de
Hakahau proche de Hakamoui, qui se trouvait à l’époque presque certainement sous le contrôle de Heato11. En 1828, Heato accueillit aussi les
missionnaires tahitiens mais il les chassa peu après. Pendant l’occupation française, alors que Heato était réputé chef suprême de Ua Pou, les
habitants de l’île furent traités de « loups » par Max Radiguet, officier
de l’amiral Dupetit-Thouars12. A cette époque, Heato s’opposa résolument aux missionnaires catholiques français qu’il chassa temporairement après avoir organisé le lynchage de l’un d’entre eux. Bien qu’il eût
promis aux missionnaires d’épargner leurs biens, il permit à ses
hommes de piller leurs effets personnels dès qu’ils furent partis. Heato
avait menacé d’exterminer les missionnaires s’ils revenaient, mais la
mort l’en empêcha, et ils eurent la vie sauve grâce à la présence militaire
française. Comme ce fut souvent le cas sur ces îles infestées par la guerre, Heato paya pour ses crimes. On rapporte qu’il mourut en 1844 par
suite d’actes de sorcellerie perpétrés par un membre de sa propre tribu
nommé Huiputoka. L’assassin présumé dut prendre la fuite afin d’échapper à la vengeance13. A l’occasion de la mort de Heato, tout naturellement, six victimes non tatouées furent sacrifiées14. Tout naturellement
aussi, les missionnaires français, qui n’étaient pas tatoués, craignirent
fort de subir le même honorable sort. Après la mort de Heato, son petitfils Teiki Taiuao poursuivit avec succès la politique d’asservissement de
l’île menée par son grand-père. Une épidémie de variole frappa gravement l’île de Ua Pou, et bientôt Teiki Taiuao ne régna plus que sur un
royaume désert. Les microbes venus de l’étranger anéantirent rapidement
les résultats de décennies de violence et de manœuvres politiques
10 The Journal of Edward Robarts, 1797-1824. G. Dening, ed. University of Hawai’i Press,
1974 ; p.120.
11 von den Steinen, ibid. Vol. I, 1925 ; p.8
12 Radiguet, M. Les derniers sauvages, Souvenirs de l’occupation française aux îles
Marquises ; 1842-1859. 1929 ; p.81.
13 Delmas, ibid ; p.79.
14 Delmas, ibid ; p.148.
94
�N°302 • Mai 2005
menées par Heato et Teiki Taiuao. Comme au temps de Heato, ses descendants et successeurs tentèrent bien d’arrêter les ravages de la maladie par six sacrifices humains, dont celui de deux enfants15, mais sans
résultat. Peu après, les missionnaires français déclaraient sur un ton
triomphant : « Tous les Anciens ont disparu avec le reste du paganisme16 ». Lorsque Karl von den Steinen se rendit à Te Menaha Taka’oa en
1897, les superstructures en bois avaient disparu, mais les vestiges du
cercueil de Teiki Taiuao étaient toujours là, ainsi qu’un tiki en bois et un
petit tiki en pierre. Le reste du site, recouvert par la végétation, avait à
peu près le même aspect qu’aujourd’hui.
Signification de Te Menaha Taka’oa
Le me’ae Te Menaha Taka’oa, théâtre de si nombreux rituels sanglants, mérite de ce fait une notoriété certaine, mais sa structure ellemême présente un intérêt de plus grande importance. Ceci apparut tout
d’abord lorsqu’il s’agit de traduire le nom du me’ae. Dordillon17 interprète le mot menaha comme suit : « saillant d’un côté et peu apparent
de l’autre, mal aligné, qui n’est pas d’aplomb ». Par ailleurs, le nom
Taka’oa (dieu de la mer) était lui-même inhabituel dans un contexte
marquisien, cette divinité étant généralement dénommée « te hatu
moana/te fatu moana » (ou bien, à Ua Pou, « te fatu moana »). Au
départ, la juxtaposition de Te Menaha au nom Taka’oa n’avait donc
aucun sens.
On résout souvent les problèmes de traduction de textes traditionnels marquisiens, particulièrement ceux portant sur la religion ou la
sexualité, par la recherche comparative appliquée aux dialectes
pa’umotu ; au moins l’un de ces derniers, le dialecte de Napuka, était
considéré par J.-F. Stimson comme étant du marquisien archaïque.
Dans le cas cité plus haut, le dictionnaire du pa’umotu de Stimson18,
15 Delmas, loc.cit.
16 Bailleul, ibid. p.107.
17 Dordillon, Mgr I.-R. Grammaire et dictionnaire de la langue des îles Marquises, Paris 1904.
18 Stimson, J.F. and D.S. Marshalll ; A Dictionary of the Tuamotu Dialects of the Polynesian
Language, La Haye, 1964.
95
�une nouvelle fois très utile, fournit une interprétation décisive du nom
du temple marquisien : le mot manaha (menaha en marquisien) est
défini (pour l’île de Ana’a) comme suit : « espace ouvert, dégagé, partiellement non encombré ». Avec cette définition, le nom du temple de
Hakamoui « Te Menaha Taka’oa » devient compréhensible comme
étant « l’espace ouvert de (ou appartenant à) Taka’oa ».
Te Menaha Taka’oa aux Tuamotu
Le nom du temple marquisien se retrouve parmi les structures religieuses pa’umotu et dans le folklore religieux pa’umotu. Stimson définit « Manaha a Taka’oa » comme un terme ana’a signifiant « le nom
du marae de Tangaroa-i-Manaha dans le monde inférieur de Rangi-titi
ou Havaiki te-a-raro. Le nom de Tangaroa, fils de Tangaroa-i-manaha
dans le monde supérieur de Havaiki-te-arunga ». Manaha Tangaroa est
aussi défini par le même auteur comme nom d’un marae de Fakarava.
Deux autres termes semblent également reliés : à Vahitahi, ManahoaTangaroa est le nom d’un dieu auquel on sacrifie des tortues. Ce nom
était aussi considéré comme pouvant s’appliquer à Ki’o, dieu controversé dont Stimson prétendit avoir démontré l’existence. Le terme Manahau
Tangaroa est aussi donné comme variante des îles Vahitahi et Hao pour
Manahoa Tangaroa.
La recherche appliquée à la religion pa’umotu a fourni des éléments confirmant l’importance du nom Te Manaha Tangaroa/Taka’oa
sur les autres îles Tuamotu. Dans des chants publiés par Emory, on trouve mention19 d’importants marae situés à Napuka et Vahitahi et nommés
respectivement Te Manaha Tangaroa et Manahoa Tangaroa. Or des tortues étaient offertes en sacrifice sur ces marae, et dans le chant Vahitahi,
l’autre forme Manahoa Tangaroa était utilisée dans le même contexte
qu’à Napuka, soit le lieu où les tortues étaient sacrifiées. Tangaroa i
Manaha est également identifié comme ancêtre et procréateur des clans
ou sous-tribus Ngati Tangihia et Ngati Nohinohi de l’île de Ana’a.
19 Emory, K.P. Tuamotuan Religious Structures and Ceremonies. B.P. Bishop Museum Bulletin
191, 1947. Pp.71-72, 75.
96
�N°302 • Mai 2005
« Tangaroa » compte parmi les quelques noms de dieux enregistrés
dans les îles de Vaitahi, Nukutavake, Anaa et Hao ; dans ces mêmes îles,
des cognats du nom marquisien Te Menaha Taka’oa sont présents également comme noms de temple ou qualificatifs divins20. Ceci peut être dû
à l’importance manifeste de Tangaroa/Ta’aroa comme dieu de la mer
dans les îles de la Société et les Tuamotu occidentales, tout comme aux
variantes extrêmement complexes des croyances et pratiques religieuses
présentes dans les différentes îles ; on y trouve une grande diversité de
noms, de qualificatifs et d’attributs qui se recoupent et s’appliquent aux
nombreuses divinités. Stimson soutient que ces titres sont des qualificatifs de Kiho, Ki’o et Kihotumu qui indiquent la présence d’une certaine
forme de culte de Kiho/Ki’o.
On trouve un petit nombre d’autres termes présents à la fois dans
les religions marquisienne et pa’umotu. D’importants marae à Napuka
et Tatakoto furent nommés Aturona ou Aturoa d’après la vallée marquisienne de Atu’ona, principale vallée de Hiva Oa21. De plus, le terme te
fatu moana, qualificatif marquisien appliqué habituellement au dieu de
la mer Tangaroa, fut enregistré par Emory comme qualificatif de
Tangaroa sur l’île de Vahitahi22. Dans certaines généalogies et légendes
des origines, on trouve mention de Hiva Nui comme point de départ
d’expéditions de peuplement (Danielsson). Considérant l’origine
légendaire des colonisateurs de Raroia, censés être venus de Hiva Nui,
Danielsson suppose qu’il s’agit des Marquises23. (Stimson24, en
revanche, considère que Hiva Nui correspond à Mangareva ou à l’île de
Pâques). On trouve dans la tradition orale la preuve que des contacts
ont eu lieu entre les Marquises et les Tuamotu dans les périodes préhistorique et historique ; on y relate en particulier la fuite de réfugiés du
nord et de l’ouest de Hiva Oa vers Napuka et Takaroa dans l’archipel
20 Emory K.P. Tuamotuan Religious Structures and Ceremonies. B.P. Bishop Museum Bulletin
191, 1947, pp.71-72, 75.
21 Emory, ibid ; pp.43, 44, 48.
22 Emory, ibid ; p.62.
23 Danielsson, B. Work and Life on Raroia. 1956, P.41.
24 Op. cit.
97
�des Tuamotu25. Il est possible également que des migrations ou de
simples traversées aient été effectuées dans le sens inverse. Se fondant
sur l’existence d’une stratification sociale marquée ainsi que sur des
données linguistiques, Handy émit l’hypothèse que des immigrants en
provenance d’autres îles que celles des Marquises (de Tahiti, peut-être)
avaient atteint les côtes de Ua Pou et l’ouest de Nuku Hiva à l’époque préhistorique26.
L’ethnographie et l’archéologie apportent de nouveaux éléments
suggérant des contacts entre les Marquises et les îles situées plus à
l’ouest. La nacre perlière originaire des Marquises est relativement rare
et n’atteint pas la taille ni l’épaisseur de celle des Tuamotu. Les informateurs de von den Steinen affirmaient que les nacres plus lourdes utilisées
pour la fabrication des hameçons et des parures étaient originaires des
Tuamotu27. Au cours des fouilles que j’ai effectuées aux Marquises, j’ai
trouvé la preuve matérielle de contacts sporadiques avec Tahiti ayant eu
lieu vers 1200-1400 après J.-C., peut-être par l’intermédiaire des
Tuamotu28. En 1956-1958, notre connaissance des compétences nautiques des anciens Polynésiens était limitée, mais de nos jours, l’abondante recherche menée par la Polynesian Voyaging Society ainsi que de
nombreuses traversées expérimentales effectuées en pirogue à travers la
Polynésie, telles celles de Hokule’a et Hawaiki Loa, permettent d’affirmer que de tels contacts étaient non seulement possibles mais encore
assez fréquents.
En conclusion, les marae dénommés Te Manaha Tangaroa/Taka’oa
avaient des liens évidents avec la cosmogonie et la théogonie pa’umotu.
Des temples dénommés Te Manaha Taka’oa ou autres variantes, étaient
censés exister dans le monde inférieur ou dans le monde céleste et se
trouvaient aussi sur les îles de Fakarava, Napuka, Vaitahi et Ana’a. Des
titres ou qualificatifs divins, variantes de ce même nom, jouent également
25 Handy, ibid ; p.20 ; Robarts, ibid., p.181.
26 Handy, ibid ; p.37.
27 von den Steinen, ibid ; vol. II, p.52.
28 Suggs, R.C. The Archeology of Nuku Hiva, Marquesas Islands, French Polynesia. Vol. 49,
Part 1, Anthropological Papers of the American Museum of Natural History, 1961, p.184.
98
�N°302 • Mai 2005
un rôle important dans la religion des îles Tuamotu. Ces marae et ces
titres ou qualificatifs divins semblent être présents sur un nombre restreint d’îles Tuamotu, situées pour la plupart dans la partie centrale de
l’archipel. Sont attestés également des contacts entre les îles Tuamotu,
particulièrement Napuka, et les Marquises. Enfin, les résultats de ma
recherche semblent indiquer une relation possible entre le complexe
Tuamotu de Te Manaha Taka’oa et le culte Ki’o/Kiho controversé suggéré
par Stimson.
Autres concepts religieux pa’umotu
présents dans la religion marquisienne
Exception faite du me’ae Te Menaha Taka’oa, nous possédons très
peu d’éléments sur d’éventuels emprunts par les Marquisiens d’autres
concepts ou croyances religieuses pa’umotu. Heato n’était certainement
pas enclin à théoriser ses croyances religieuses, et tout ce que nous
savons de lui est résumé ici. Nous ajouterons cependant quelques observations. Le nom Te Menaha Taka’oa en soi est tout à fait inhabituel, non
seulement par son étymologie étrangère (non-marquisienne), mais
aussi par le fait qu’aucun autre temple de l’archipel ne porte ce nom ni
même aucune référence à Taka’oa. Le temple de Hakamoui diffère des
autres temples marquisiens par ses grandes dimensions et par la
construction inhabituelle du sommet du paepae entouré de trois
marches29. Néanmoins, cette structure ne ressemble en rien aux marae
des Tuamotu qui présentent des cours ouvertes et des pierres levées, si
ce n’est par le nom qui signifie « l’espace ouvert de Taka’oa ». En
outre, la religion pa’umotu vénérait le panthéon tahitien plus ou moins
traditionnel (Tangaroa, Tane, Tu, Rongo et leurs diverses personnifications), très différent du panthéon marquisien. La plupart des divinités
marquisiennes étaient des dieux locaux, souvent des chefs ou des taua
(prêtres) récemment décédés et divinisés. Comme Te Hatu Moana,
Tangaroa jouait un rôle secondaire. Tu reste un dieu des guerriers assez
lointain, Tane et Rongo sont totalement absents.
29 La signification de ces marches reste inexpliquée.
99
�Toutefois, Te Menaha Taka’oa avait un point commun marquant
avec ses équivalents pa’umotu : la part importante des sacrifices dans
les rites qui y étaient accomplis. Le temple marquisien était réputé pour
ses sacrifices humains, et les temples pa’umotu du même nom, selon
Emory, étaient le site de sacrifices de tortues. Aux Marquises, les tortues
pouvaient remplacer les victimes humaines. Il est possible que la même
coutume ait existé aux Tuamotu et que les informateurs d’Emory aient
simplement omis de mentionner cet aspect de leur ancien culte, tout en
insistant sur les sacrifices de tortues30.
La description la plus détaillée de la religion marquisienne est celle
donnée par le père Siméon Delmas31. Dans la longue liste de ces dieux
marquisiens que l’on pourrait qualifier de « dieux spécialisés », le Père
Siméon mentionne le dieu de la puberté féminine, Te Ahu Mata Nui. Il
peut s’agir ici d’un autre lien possible avec les Tuamotu et le culte Kiho.
Aux Tuamotu, mata nui et mata sont des qualificatifs du dieu Ki’o qui
était associé aux rites de la fertilité érotique aux Tuamotu et à Ra’ivavae.
Te Ahu Mata Nui peut être traduit par « l’autel ou l’élévation du Grand
Œil/Visage » ou bien « l’autel ou l’élévation de Ki’o ». Il est regrettable
que nous n’ayons aucune information sur les lieux et le mode de vénération dédiés à Te Ahu Mata Nui aux Marquises ; il nous est donc impossible de situer cette divinité dans son propre contexte. Il s’agissait peutêtre d’un esprit protecteur, objet d’un culte personnel. A quelques
mètres de Te Menaha Taka’oa se trouve le paepae Te Mata Au Tea. Selon
Toti Teikiehu’upoko, on y préparait les jeunes filles à la puberté. Le nom
Te Mata Au Tea, qui peut se traduire par « visage pâle », semble correspondre à des processus de blanchiment de la peau utilisant divers cosmétiques végétaux32. Ces cosmétiques étaient utilisés dans la préparation
30 Il est indéniable que les sacrifices humains et le cannibalisme faisaient également partie de
la religion paumotu ; le terme signifiant victime humaine, ika, est le même aux Tuamotu et aux
Marquises (voir Stimson, op. cit ; Emory ibid, pp.93-94). Emory note également les similitudes
entre les sacrifices humains et les sacrifices de tortues.
31 Delmas, op.cit. Delmas fonda sa description principalement sur les récits minutieusement
détaillés du Père Gérard Chaulet, le Petero Mihi très aimé des Marquisiens, dont la mission aux
Marquises s’étendit sur plus d’un demi-siècle.
32 Handy, ibid ; p.292.
100
�N°302 • Mai 2005
de démonstrations sexuelles lors des fêtes connues sous le nom de
koika ‘oke et koika vaihopu33. Ainsi, bien qu’il n’y ait pas de lien explicite avec la divinité Te Ahu Mata Nui, le complexe architectural Te
Menaha Taka’oa est d’une certaine manière associé aux femmes pubères
et à la sexualité ; cette association nous rappelle l’hypothèse de Stimson
concernant la nature des rites Kiho/Ki’o aux Tuamotu et à Ra’ivavae.
La mention de l’hypothèse de Stimson sur le culte Kiho/Ki’o fera
sans doute sourire la jeune génération d’archéologues et d’ethnologues.
C’est pourquoi je vais ouvrir une brève parenthèse afin de présenter mon
point de vue personnel sur la question jadis très controversée du culte
Ki’o/Kiho. Avant mon premier départ pour les Marquises, Dr H.L.
Shapiro, qui était alors mon supérieur hiérarchique à l’American
Museum, me déconseilla de prendre parti dans le débat opposant
Emory et Stimson, débat dans lequel il s’était trouvé lui-même impliqué
comme témoin innocent de l’incident qui lança la controverse. Stimson,
qui avait l’humour rabelaisien, adressa un jour une plaisanterie déplacée à Emory, connu pour sa susceptibilité. Si ce dernier avait eu plus de
maturité, l’incident serait resté sans suite, mais ce n’était pas le cas, et il
en conçut une animosité durable envers Stimson. Depuis sa sinécure du
Bishop Museum, Emory ne cessa par la suite de mettre en doute les
compétences professionnelles de Stimson et réussit même à mettre un
terme à ses publications. Vingt-cinq ans plus tard, la moindre mention
de l’un des protagonistes déclenchait chez l’autre une diatribe sans fin,
comme je l’ai constaté moi-même à Honolulu et à Tahiti.
Ayant observé les compétences linguistiques et étudié les publications de l’un comme de l’autre, je pense pouvoir dire que Stimson était
supérieur à Emory au plan linguistique comme à celui de l’analyse.
Emory me paraissait également adopter une position extrêmement frileuse sur tous les sujets susceptibles de porter atteinte à son supposé
statut de doyen des anthropologues spécialistes de la Polynésie. Emory
accusait Stimson principalement d’avoir introduit les noms de Ki’o et
Kiho dans les chants pa’umotu, ou du moins d’avoir fait en sorte qu’ils
33 Handy, ibid ; p.217.
101
�y figurent. Stimson n’ayant aucune raison d’inventer l’existence de ce
culte, ces accusations étaient sans fondement. De plus, Stimson était très
respecté de ses informateurs pa’umotu, en raison de ses grandes compétences linguistiques et de son réseau familial étendu. De ce fait, il eut
accès à d’importantes données ésotériques qui n’auraient jamais été
révélées à Emory dont les contacts et la connaissance de la langue
pa’umotu étaient très limités. Il est à noter que, tout en attaquant
Stimson, Emory s’appuya constamment, dans ses propres écrits, sur les
traductions et les points de vue de ce dernier. En fait, les attaques personnelles étaient chose courante de la part d’Emory. J’ai subi moi-même
ses calomnies entre 1958 et 1964 pour avoir commis l’impardonnable.
En effet, j’avais fait une découverte qu’Emory jugeait impossible : j’avais
trouvé de la poterie aux Marquises. Il m’accusa en privé de fraude intentionnelle, tout en poursuivant avec moi une correspondance apparemment courtoise.
Les affirmations de Stimson sur l’existence d’un culte Kiho/Ki’o
furent confirmées finalement par une source indépendante. En 1915,
bien longtemps avant le déclenchement de la controverse entre Emory et
Stimson, le gouverneur Hervé, administrateur des Tuamotu, déclara
avoir été informé de l’existence de ce culte. Hervé nota34 qu’en 1915, ces
dieux étaient connus sous d’autres noms et qualificatifs ésotériques, afin
de garder le culte secret. Ces noms ésotériques étaient inconnus des
missionnaires et apparemment d’Emory également. Hervé déclare également qu’en 1915 la connaissance de ce culte survivait dans les îles de
Nukutavake et de Vahitahi. Or, nous avons trouvé dans ces îles d’autres
manifestations de ce même culte.
Les déclarations faites par Hervé, haut fonctionnaire français compétent, sont une preuve suffisante pour conclure que Stimson avait bel et
bien découvert une partie de la religion pa’umotu potentiellement importante et manifestement bien gardée. Si l’étude du sujet avait été poursuivie
par des chercheurs expérimentés, elle aurait pu révéler des aspects intéressants des contacts culturels ayant eu lieu entre les archipels polynésiens
34 Stimson, J.F., The Cult of Kiho-Tumu, B.P. Bishop Museum Bulletin 111.1933 ; p.45.
102
�N°302 • Mai 2005
au cours de la période préhistorique. Je ne maintiens pas que Stimson
eut raison sur tous les sujets, car les critiques d’Emory l’amenèrent à
adopter des positions de plus en plus extrêmes et subjectives, mais je
maintiens toutefois que le culte Kiho/Ki’o n’était absolument pas une
invention de son fait. Comme le démontre cet article, il est possible que
ce culte se soit étendu même au-delà des Tuamotu. Il faut souhaiter que
de jeunes chercheurs poursuivent cette recherche !
Synthèse et conclusion
A mon sens, nous disposons de preuves suffisantes pour désigner le
me’ae Te Menaha Taka’oa de Hakamoui à Ua Pou comme témoin de
contacts spécifiques aux périodes pré- ou protohistoriques, entre les
Marquises et les îles Tuamotu, lesquels contacts aboutirent à la transplantation d’un ensemble de pratiques religieuses pa’umotu à Ua Pou.
Le lieu d’origine de ces pratiques semble avoir été Napuka ou Ana’a et
les îles voisines. Le nom du me’ae marquisien est lié à des concepts cosmogoniques et théogoniques fondamentaux des Tuamotu, ainsi qu’à des
temples importants, à des pratiques religieuses telles que les sacrifices,
existant sur un certain nombre d’îles des Tuamotu. Par ailleurs, ce
me’ae est atypique pour les Marquises d’un point de vue étymologique
et architectural. Il est également remarquable de par la réputation sanguinaire de celui qui l’habita, Heato, unique dieu vivant du début du XIXe
siècle.
On ne conteste plus le fait qu’il y eut dans la période préhistorique
des contacts sporadiques entre les Marquises et les Tuamotu et inversement, et ceci dès 1200 après J.-C. ; ces contacts avaient probablement
pour but l’approvisionnement en matières premières provenant de la
faune marine des atolls. L’installation du me’ae Te Menaha Taka’oa à
Hakamoui est sans doute le résultat d’un contact spécifique assez limité
au plan du contenu culturel échangé et de la zone géographique concernée. On ne rencontre guère aux Marquises d’autres traits spécifiques
pa’umotu établis ailleurs qu’à Ua Pou. On peut donc imaginer qu’il
s’agit là d’un contact direct de brève durée des Marquises vers les
Tuamotu, par exemple un voyageur de Ua Pou visitant une ou plusieurs
îles des Tuamotu, où les pratiques religieuses sur les divers marae
103
�Manaha Tangaroa jouaient un rôle majeur35. Ce voyageur fut peut-être
Heato lui-même ou l’un de ces ancêtres immédiats. Impressionné par
l’efficacité des cérémonies comprenant certains éléments des pratiques
religieuses pa’umotu, et peut-être même le culte Ki’o/Kiho, ce voyageur
rentra à Ua Pou et y établit par la suite une version du Manaha Tangaroa.
L’abondance des offrandes faites sur ce site semble avoir confirmé le statut et le mana de son résident principal et contribua à le faire accéder
au statut de dieu vivant36.
Te Menaha Taka’oa représente donc un exemple intéressant de diffusion culturelle en Polynésie orientale, dont l’existence a pu être établie
en grande partie à partir d’éléments linguistiques. L’étude menée sur Te
Menaha Taka’oa fournit également une base objective pour la poursuite
de la recherche sur l’existence du culte Ki’o/Kiho aux Tuamotu et son
extension possible, même sous une forme fortement atténuée, à d’autres
îles de Polynésie orientale.
Robert C. Suggs
(Traduit par Robert Koenig)
A gauche : pied double, toko papa, sculpté d’une civière
avec tiki couché de chaque côté, longueur 50,5 cm.
A droite : tête d’une civière upoko papa, hauteur 32 cm,
en provenance du meae Me’enaha Takaoa
Photos Karl von den Steinen
34 Stimson, J.F., The Cult of Kiho-Tumu, B.P. Bishop Museum Bulletin 111.1933 ; p.45.
35 Il est possible également que Heato fût un réfugié pa’umotu, mais cette hypothèse est beaucoup moins plausible. En effet, il n’existe à Ua Pou aucune autre trace d’une influence linguistique pa’umotu.
104
�Quand découvrir c’est perdre,
ou de la disparition des objets
dans les Mers du Sud
Pendant l’été 1998, Barry Rolett, archéologue de l’Université de
Hawai’i, mit au jour une petite collection d’objets uniques en fouillant
dans la vallée de Vaitahu, dans l’île de Tahuata, aux Marquises1. Ses aides
et lui trouvèrent quatre belles têtes de tiki2, bien sculptées et préservées,
enterrées à ras du sol, sous un banyan (ill. 1). De tels objets auraient
pu devenir le principal symbole du patrimoine de Vaitahu, une source de
fierté, un trésor à exposer dans le petit musée du village, mais ironiquement, depuis le jour de leur découverte, ils ont disparu — il n’en reste
qu’une photo (ill. 2).
Cette histoire éclaire la lutte des Marquisiens pour se réapproprier
leur passé – en s’en appropriant les traces matérielles. Toutes sortes de
théories entourent la disparition mystérieuse de ces tiki ; nous les
exposerons ici, car elles démontrent les différentes perspectives des
habitants et ces objets archéologiques perçus à la fois comme une bénédiction et une malédiction pour la petite communauté de Vaitahu. En
effet, bien que l’archéologie ait déjà eu une influence positive au point
1 J’aimerais remercier Barry Rolett et les habitants de Vaitahu pour leur aide, pour les conseils
prodigués dans la réalisation du projet à l’origine de ce manuscrit, et R. Koenig pour sa traduction.
2 Les tiki sont des représentations humaines ou parfois animales ; dans les temps anciens ils
étaient tapu, liés au divin (Thomas 1990, 65). Ce qui caractérise les tiki de la Polynésie orientale, ce sont leurs grands yeux, leurs larges nez et bouche ainsi que la position de leurs mains
sur le ventre.
�de vue pédagogique, artistique et économique, le mana et le tapu3 de
ces objets font que les Marquisiens d’aujourd’hui se sentent accablés
par eux et menacés par leur mystère et leur pouvoir.
De plus, la loi du gouvernement local définit le statut des objets culturels et impose qu’ils soient mis à l’abri, loin de l’endroit où ils ont été
trouvés. Héritée des temps coloniaux, cette législation exigerait que tous
les objets mis au jour échappent au propriétaire du terrain exploré et
tombent sous la coupe du gouvernement à Tahiti, c’est du moins ce que
croient les gens encore aujourd’hui4. Les archéologues et les propriétaires disent n’avoir aucune idée du lieu où peuvent se trouver les quatre
tiki, et les interroger, c’est entendre des réponses très différentes. Ainsi
il est évident que, avec la loi ou sans elle, ces objets auraient été perdus
dans la rumeur et le mystère, un phénomène que l’on peut observer
ailleurs dans le monde.
Pourquoi cette attitude de refus s’est-elle construite ? Pourquoi tant
de mystères autour de ces têtes de tiki en particulier ? Les recherches
des archéologues et l’établissement d’un musée local sont menés justement pour exposer de tels objets anciens. Et ces dernières années, bon
nombre d’objets ont été découverts et donnés dans cet esprit-là, malgré
les petites craintes que cela pût générer. Pourquoi donc ces têtes-ci de
tiki ont-elles disparu ? L’analyser, c’est expliquer les effets à la fois positifs et négatifs de l’archéologie sur la communauté de Vaitahu.
3 Le mana est une force ou un pouvoir religieux ou sacré, un plus grand pouvoir associé au
divin (Valeri 1985, 97). Aux Marquises, aujourd’hui, ce qui a du mana est aussi tapu. Le tapu
est un ancien système de règles définissant une hiérarchie complexe d’entités sociales et matérielles (Thomas 1990, 68). Les lois du tapu dictant la conduite à tenir et le respect dû aux objets
ayant du mana – c’est l’interprétation qui en est faite aujourd’hui. Tapu et mana dépendent d’un
principe de pureté c’est-à-dire de contexte exclusif et réservé. Ainsi la proximité d’un objet tapu,
lorsqu’il se trouve dans une maison ou qu’on le touche par exemple, peut être une menace pour
sa valeur.
4 NdT : voir notre Mise à jour réglementaire, pp. 110, 112 et 114.
106
�N°302 • Mai 2005
La signification spirituelle des fouilles
Dès la découverte des quatre têtes, il fut décidé de les remettre à
l’endroit où elles avaient été trouvées et d’en garder le secret jusqu’au
lendemain. C’est la règle avant de les mettre au jour de façon adéquate
et de pouvoir les déposer dans la maison du propriétaire du terrain, là
où il serait impossible de les voler. Comme toujours, B. Rolett avait, au
préalable, discuté avec les responsables de la loi et avec les habitants de
Vaitahu : sa manière d’agir était donc le fruit d’un consensus. Et comme
il avait été convenu, les travailleurs retournèrent le lendemain au lieu de
fouille et déterrèrent les tiki pour les amener chez les M.5, propriétaires
du terrain. Ceci à peine achevé, G.M. et son frère H., tous les deux artisans à Vaitahu, téléphonèrent à leurs parents installés à Tahiti. Leur
mère, I., n’avait pas d’avis à ce sujet, mais leur frère aîné, T. se montra
plus concerné, surtout à cause du mana des tiki. Ce dernier leur suggéra d’abord de creuser un profond trou et d’y enterrer les tiki afin que
plus personne ne les retrouve jamais. Ou alors, et c’était l’autre alternative, de mettre les quatre têtes dans une pirogue, de les emmener en mer
et de les jeter par-dessus bord. Selon T., de toute façon, il fallait débarrasser la maison des tiki, car ils représentaient une menace pour la
famille, une réaction qui prouve bien le malaise lié au déplacement de
tels objets.
Plusieurs histoires racontées par H. et d’autres trahissent cette véritable peur liée au risque encouru lors du déplacement de tels objets. Par
exemple, d’après H., un homme d’une vallée voisine qui faisait son
coprah déplaça un tiki qui se trouvait à l’entrée d’une grotte pour le
ramener chez lui. Il attacha le tiki à son cheval pour rentrer, quand
l’animal, brusquement et sans prévenir, se sauva au galop. Lorsque le
vieil homme retrouva son animal, le tiki avait disparu. Le même soir, des
mains invisibles jetèrent des cailloux sur sa maison, il sut alors que les
esprits étaient en colère, le punissant pour ce qu’il avait tenté de faire. Il
tomba malade au même moment et, le lendemain matin, en retournant
5 Nous avons modifié les noms des personnes citées par respect pour elles et pour leur propre
sécurité.
107
�I. Le village de Vaitahu à Tahuata,
vu de la Baie de la Résolution (2001).
II. Les quatre têtes de tiki au moment de leur mise au jour en 1998.
�N°302 • Mai 2005
à son coprah, il vit que le tiki avait miraculeusement retrouvé sa place
à l’entrée de la grotte (entretien du 30/7/02).
On sera donc moins surpris de la mystérieuse disparition des
fameuses têtes de tiki : elles ont disparu de leur plein gré. Reprenons
les paroles mêmes de H. : « Parmi les quatre têtes, il y en a une méchante et mauvaise. Leur photo se trouve dans le musée, mais je ne sais pas
ce qui leur est arrivé. Peut-être sont-elles retournées chez elles » (entretien du 30/7/02).
Plusieurs faits avaient alarmé les M., une vieille famille de Vaitahu, et
d’autres aussi, tous liés au statut tapu des têtes de tiki. Les objets tapu,
aujourd’hui encore, ont une signification ancestrale. Non seulement les
quatre tiki avaient été sculptés avec soin et finement polis, mais ils avaient
des têtes humaines, la source même du pouvoir, selon les croyances traditionnelles. Dans l’ancienne société marquisienne, « la préservation de
la tête des personnages était importante, elle était le lieu du pouvoir surnaturel de l’individu, de son mana, et même après la mort, les crânes
continuaient à receler ce pouvoir, il en émanait une aura protectrice pour
ceux qui se trouvaient à proximité » (Suggs 1962, 94).
En plus, ces objets n’avaient-ils pas été découverts à un emplacement lui-même sacré, sous un banian géant ?
En commentant plus tard la découverte de ces têtes, H. confirmait en
ces termes leur dimension spirituelle : « Tu dois bien te préparer quand
tu te diriges vers des sites sacrés, comme le fit Barry. Tu dois demander
la permission à ceux qui sont les descendants des propriétaires de la
terre, à ceux qui occupent la terre aujourd’hui, pour que tu saches où tu
vas. Sinon tu te perdras, même avec un bon guide » (entretien du
30/7/02). Du point de vue de H., avoir la permission des propriétaires ne
signifie pas nécessairement détenir un permis de fouilles qui est, lui, délivré par le gouvernement, mais c’est avoir, plutôt en tant qu’étranger, une
autorisation d’ordre spirituel pour fouler un espace tapu.
Tout cela explique le souci des M. pour le caractère sacré et secret
des quatre têtes de tiki. La vague justification donnée par H. quant à la
disparition de celles-ci fut la seule explication d’un membre de la famille :
ainsi il existe non seulement une continuité dans la croyance en leur
mana, mais ce désir ambigu de cacher les têtes signifie à la fois leur
109
�crainte de les voir volées ou de les voir apparaître pour jouer un rôle
néfaste dans le monde.
Dans la vie traditionnelle, des règles strictes de secret et d’accès
limité et réservé étaient essentielles pour le tapu. Tout comme H., de
nombreux témoignages historiques racontent comment le viol d’un tapu
a mené à de graves maladies ou à des malheurs (Chaulet 1886 [1952] :
46, Darling 1835, non paginé).
La démarche de l’archéologie et l’exposition des objets dans un
musée sont en opposition fondamentale avec ces anciens principes, et la
survie de telles croyances au tapu – dans toutes sortes de formes –
continue à gêner l’archéologue dans son travail dans les îles.
La perception contemporaine du tapu
Pour les habitants de Vaitahu, la mise au jour d’objets anciens
entraîne une démarche malaisée de réévaluation du spirituel et du tapu.
Comme tous les objets n’ont pas ce pouvoir sacré, la détermination de
leur statut se fait aujourd’hui sur des bases individuelles. La dépopulation catastrophique et la dévastation des îles Marquises aux XVIIIe et
XIXe siècles ont eu comme conséquence une extrême attention à des
valeurs anciennes devenues ténues et presque éteintes (Dening 1980,
259). C’est pour cela que l’évaluation du sens et de la force du tapu
dans la sphère publique aujourd’hui est une entreprise aussi délicate et
difficile : en fait, après le traumatisme du contact avec l’Occident et l’hégémonie culturelle qui en découla (Thomas 1990, 145), c’est seulement
dans la sphère privée que s’élabore désormais ce travail complexe et
malaisé, donneur de sens.
Des objets cachés aux yeux des étrangers ont réussi à traverser les
massacres et les malheurs des îles : le temps les a conservés intacts, et
c’est cela même qui est devenu crucial pour ces anciennes entités tapu,
pour ces symboles puissants qui gardent leur sens à travers les âges.
L’espace, les hommes et leurs activités ont subi l’emprise du temps, mais
les objets sont restés indemnes, ils ont réussi à survivre au contexte
social et culturel de leur création.
110
�N°302 • Mai 2005
Et aux yeux des Marquisiens, ils continuent à transmettre un sens à
des générations qui n’ont plus les connaissances de leurs ancêtres.
La prolifération d’objets anciennement emplis de mana engendre
alors un discours plein d’anxiété sur le tapu, un discours individuel de
plus en plus fragmenté variant selon les opinions et les valeurs de tout
un chacun. A Vaitahu, on chuchote souvent le mot tapu comme si le
locuteur en connaissait le sens sinistre.
Mes questions sur le tapu avaient entraîné une foule de réponses.
Ainsi Ke., un notable très respecté, me parla d’un de ses cousins qui était
tombé malade en construisant sa pirogue parce que sa femme s’était
approchée de lui alors qu’il travaillait ; cette règle du tapu sur le lieu
de travail est ancienne, autrefois respectée parmi les vieux artisans ou
tuhuna, qui s’isolaient des femmes quand ils travaillaient (Thomas
1990, 65). Cette croyance survit, comme le montre notre récit.
Fa., fonctionnaire et artisan respecté, me parla d’un autre tapu,
celui du corps féminin : « Si les filles (au camp de fouilles) volent le Tshirt d’un garçon parce qu’elles sont jalouses, le garçon aura des blessures partout où le T-shirt a été porté, c’est ainsi que le tapu continue
aujourd’hui. C’est ce qui reste du mana… » (entretien du 27/702). Fa.
racontait aussi que les « grands-mères disent que les femmes qui ont
leurs règles doivent faire attention à ne pas effrayer les enfants, sinon ils
auraient de grands bleus… de même qu’elles n’ont pas le droit de toucher un hameçon ni une ligne de pêche, ni de monter dans des pirogues,
elles apporteraient la malchance et l’homme ne pêchera rien » (entretien du 27/7/02). Enfin, N. de Vaitahu, appartenant à la famille royale de
Vaitahu, mettaient en garde, pendant ces périodes, de ne pas aller au
cimetière, car cela apporterait le malheur, c’était comme un sacrilège
pour les morts. Cueillir des fruits ou des fleurs pouvait rendre malade et
rendre les plantes stériles (entretien du 23/7/02).
De telles conséquences, qui vont de la maladie au malheur, c’est
ainsi que s’annonce le mana. Cependant, dans certains cas, des individus, d’un simple coup d’œil ou au seul toucher, peuvent déterminer si
l’objet est tapu ou non. P., de Vaitahu, me dit ceci : « Un jour que j’étais
à Ua Huka, nous avions trouvé une herminette. Nous l’avions laissée à
la maison, mais il y avait toujours quelqu’un qui tombait malade dans la
111
�III. Deux des travailleurs avec un tiki
dans la brousse de Tahuata (2001).
IV. Tiki en bois
sculpté par un artisan contemporain
dans une salle du musée de Vaitahu,
île de Tahuata.
�N°302 • Mai 2005
famille, et nous ne savions pas pourquoi. La nuit, nous entendions aussi
des pas, mais il n’y avait personne. Mon grand-père, qui était guérisseur,
vint un jour et regarda notre collection d’herminettes, il savait que l’une
d’entre elles était tapu… Il les examina alors attentivement l’une après
l’autre en les touchant. Rien, rien. Jusqu’à ce qu’il touche celle qui était
sacrée, et quelque chose lui donna la chair de poule. Il mit l’herminette
dans de l’eau de mer, et l’eau se mit à bouillir. C’était donc la seule à être
tapu parce que, avant, nos ancêtres la considéraient comme telle »
(entretien du 2/8/02).
A l’évidence, des récits de ce genre et bien d’autres encore montrent que les règles anciennes du tapu continuent à exister pour certains
des habitants de Vaitahu.
Cependant, et les commentaires de Fa. concernant sa grand-mère le
prouvent aussi bien, les croyances du mana ne sont plus universelles :
en vérité, elles dépendent de la situation et des idées de tout un chacun.
C’est pour cela que parler du tapu des objets et le définir reste un processus ambigu pour la plupart des Marquisiens.
Evaluer le sens spirituel des objets n’est pas lié uniquement à la pratique de l’archéologie : découvrir des objets est, pour le Marquisien de
nos jours, malgré les siècles de dépopulation et de choc culturel, aussi
banal que la construction d’une route, d’une maison, un geste simple de
la vie quotidienne (ill. 3). Avant l’arrivée de l’archéologie scientifique
dans ces îles, il y a quelques décennies de cela, les gens traitaient ces
objets comme ils le pouvaient, soit en les enterrant, soit en les jetant, soit
en les vendant, soit en les considérant comme une partie de leur héritage
familial. Les Marquisiens choisissaient l’une ou l’autre de ces conduites
en fonction de leurs propres idées, de l’opinion collective et de leurs
besoins financiers, partagés entre le respect des valeurs traditionnelles
et leurs désirs individuels.
Comme résultat, la mise au jour systématique et l’examen scientifique des objets ont été un véritable défi pour les anciennes explications
et attitudes face au passé ; et la création, à Vaitahu, d’un musée les a
rendues encore plus complexes, en fait. C’est la signification et la rareté
des quatre têtes de tiki qui en ont fait un phénomène unique, tout
comme leur découverte en public.
113
�Mise à jour réglementaire
des mises au jour archéologiques
A qui appartiennent les objets anciens trouvés par hasard ou lors de
fouilles.
L’article d’Emily Donaldson est l’occasion de réviser nos connaissances dans ce domaine et de mettre fin, nous l’espérons, aux préjugés, aux
craintes, aux ignorances et aux abus qui sont la règle habituelle de trop de
comportements égoïstes lorsqu’il s’agit de patrimoine commun…
Il faut rappeler que dès l’acte fondateur de notre Société, le 1er janvier 1917, le préambule des statuts stipule clairement un de ses objectifs
et précise une de ses missions essentielles, « considérant la nécessité et
l’urgence de recueillir, conserver ou protéger, avant qu’ils ne disparaissent,
les derniers témoins de la civilisation maorie… » Et le 11 juin 1917 le
gouverneur G. Julien prenait un arrêté « considérant qu’il y a utilité
urgente de préserver de la ruine et de la disparition les quelques vestiges
de monuments mégalithiques ou autres existant encore dans nos
Etablissements »,
- pour inventorier et classer « les immeubles ou monuments d’un
caractère pouvant intéresser l’histoire, l’archéologie ou l’art des populations océaniennes » (art.1),
- pour interdire, sauf autorisation spéciale du Gouverneur, « l’exportation hors de la Colonie des fragments de monuments mégalithiques ou
de pierres portant des inscriptions ; dessins ou traces quelconques de l’industrie ou de l’art primitif » (art. 5),
- pour confisquer et déposer à la Société « les objets exportés en
fraude et qui viendraient à être découverts » (id.),
- pour réserver au pouvoir public « toute découverte […] intéressant l’archéologie mégalithique1, l’histoire ou l’art, si elle a lieu sur des
immeubles du Domaine ou concédés par la Colonie à des Établissements
publics ou des particuliers […] » (art. 6).
1 Si le mot « mégalithique » vient si souvent sous la plume du gouverneur Julien,
fondateur de notre Société, c’est parce que les « divinités mégalithiques de l’île
Raivavae » étaient à la fois symboles d’un paganisme à faire disparaître, victimes des
graffitis des premiers curieux et touristes et en passe de se transformer en simple et
utile matière première de construction…
114
�N°302 • Mai 2005
Depuis longtemps les Marquisiens découvrent toutes sortes d’objets, mais c’est la mise au jour méthodique de tels objets qui met en pleine lumière des conflits jadis secrets et clandestins. L’anxiété aussi est
révélée : définir et gérer le tapu des objets est devenu le souci de toute
une communauté.
La loi moderne joue aussi un rôle clé, elle rend publiques les attitudes face aux objets sacrés et à leur valeur. Ainsi, comme nous l’avons
déjà dit plus haut, les gens croient que la loi contraindrait le propriétaire
de tout objet découvert de le déclarer et de le donner au gouvernement.
L’application d’une telle loi, cependant, serait extrêmement difficile, surtout dans une île aussi isolée que Tahuata, où la découverte d’objets culturels est régulière et sans contrainte publique.
L’exception à cette règle est, bien sûr, la découverte archéologique :
l’archéologue est obligé de se plier à cette loi : il agit en plein jour, les
découvertes qu’il fait sont publiques. D’où le niveau démesuré des
conflits, des négociations et des débats qui ont entouré la découverte de
ces fameuses quatre têtes, à la fois sur le plan matériel et spirituel.
Mais ce qui s’est passé à Vaitahu, ce qui est démontré par les conséquences sociales et culturelles de l’archéologie, n’est pas unique. Dans
son ouvrage, Drawing back Culture : the Makah struggle for repatriation, Ann Tweedie, une anthropologue qui analyse ce qui se passe dans
la tribu indienne Makah dans l’Etat de Washington, montre comment les
lois modernes de la culture rendent plus complexes l’identification et le
retour des objets culturels. Ainsi la même question se pose partout :
Quelle place ont les objets anciens dans nos vies modernes ?
Là où les Marquisiens ont à la fois à trouver une définition du pouvoir spirituel d’un objet sacré et à mener une négociation de sa propriété, les Makah en sont réduits à cette seule deuxième alternative. Le cadre
de la législation polynésienne ou américaine révèle la complexité du lien
avec les anciens objets, que ce soit dans l’île de Tahuata ou dans l’Etat
de Washington.
115
�Les temps ont certainement bien changé depuis 1917, et désormais la
propriété des objets anciens est réglée par le Code de l’aménagement de
la Polynésie française, un document du Service de l’Urbanisme mis à jour le
30 septembre 1999 selon l’arrêté n°1767 CM2 du 20 décembre 1999.
En ce qui concerne les fouilles :
« Nul ne peut effectuer, sur un terrain lui appartenant ou appartenant à autrui, des fouilles ou des sondages, à l’effet de recherches d’objets
pouvant intéresser la préhistoire, l’histoire, la science, l’art ou l’archéologie, sans avoir obtenu au préalable l’autorisation du chef de territoire en
conseil de gouvernement.
Toute fouille autorisée devra faire l’objet d’un compte rendu avec
nomenclature détaillée des objets trouvés, toute découverte doit être conservée et immédiatement déclarée à l’autorité administrative. » (art. 154-1)
C’est ainsi que le chef de territoire peut « revendiquer les pièces
provenant des fouilles (art.154-2), prononcer le retrait de l’autorisation de
fouilles » (art.154-3) et « faire procéder d’office à l’exécution de fouilles
ou de sondages sur des terrains n’appartenant pas au territoire » et, à
défaut d’accord amiable avec le propriétaire, déclarer d’utilité publique
l’exécution des fouilles et des sondages et occuper temporairement le terrain pour 5 ans au plus (art.154-6).
En ce qui concerne la propriété des découvertes :
dans le cas de fouilles,
« la propriété des découvertes effectuées au cours des fouilles […]
est partagée entre le gouvernement du territoire et le propriétaire du terrain, suivant les règles de droit commun.
Le chef de territoire peut toutefois exercer sur les objets trouvés
[un] droit de revendication. » (art.154-7) ;
dans le cas d’une découverte faite par hasard,
« la propriété des trouvailles de caractère immobilier, faites fortuitement, demeure réglée par l’article 716 du code civil, mais le gouvernement
du territoire peut revendiquer ces trouvailles moyennant une indemnité
fixée à l’amiable ou à dire d’expert.
Le montant de l’indemnité est réparti entre l’inventeur et le propriétaire suivant les règles du droit commun […] » (art. 154-9).
2 Si nous respectons la typographie et les minuscules des textes officiels cités, le lecteur aura à cœur et à raison de rectifier lui-même les nouvelles majuscules de nos pouvoirs politiques.
116
�N°302 • Mai 2005
Les effets positifs de l’archéologie
Analysons d’abord les nombreux effets positifs du travail de l’archéologue B. Rolett aux Marquises.
En premier lieu, la création du musée de Vaitahu a augmenté le
nombre des Marquisiens qui ont pu voir divers objets anciens et sont
devenus familiers de la démarche archéologique. Alors qu’auparavant
ces objets partaient à Tahiti, à plus de 1.000 km de Vaitahu, et, dans des
temps plus anciens encore, quittaient même la Polynésie, ceux qui sont
trouvés aujourd’hui à Vaitahu restent à Vaitahu. De plus, souvent, ils sont
uniques et différents de tous ceux que les Marquisiens avaient l’habitude
de découvrir, et leur état de préservation est inhabituel. Dans son ouvrage, Hanamiai, Rolett analyse par exemple les différentes sortes d’hameçons découverts à Vaitahu et aux alentours ; ces objets sont si délicatement ouvragés et si fragiles qu’il est presque impossible de les trouver
par hasard.
Comme l’explique Mo. : « Les gens s’intéressent au musée parce
qu’ils peuvent y découvrir des objets qu’ils n’ont encore jamais vus…
Grâce à l’archéologie, nous connaissons maintenant la technologie utilisée par nos ancêtres pour la pêche » (entretien du 1/8/02). C’est de
cette manière que les objets mis au jour sont expliqués, que leur
connaissance est partagée aussi bien par l’archéologie que par le musée.
C’est tout un processus, un grand pas pour une communication et une
compréhension plus grandes de l’histoire locale entre les archéologues
et les habitants.
Tout cela vient de la dimension pédagogique du musée. Se servir
des objets anciens comme d’un instrument de connaissance et d’apprentissage, dans leur cadre d’origine, est d’un potentiel illimité : les professionnels de l’archéologie et les habitants ont la possibilité d’apprendre
les uns des autres et de tirer des enseignements des objets qui viennent
d’être mis au jour. Ainsi V., la femme d’un pêcheur et originaire de
Vaitahu, était très fière, car les objets du musée apprenaient quelque
chose à ses propres enfants sur l’habileté de leurs ancêtres. Rolett
n’avait-il pas réalisé ses fouilles sur les terrains dont sa famille était propriétaire ? (entretien du 8/8/02). X., qui avait fait ses études à Tahiti et
117
�En ce qui concerne une mise au jour d’objets :
« […] Lorsque, par suite de travaux ou d’un fait quelconque, des
monuments, ruines, vestiges d’habitations ou de sépultures anciennes, des
inscriptions ou généralement des objets pouvant intéresser la préhistoire,
l’histoire, la science, l’art, l’archéologie, sont mis à jour [sic], l’inventeur de
ces objets et le propriétaire de l’immeuble où ils ont été découverts sont
tenus d’en faire la déclaration immédiate à l’autorité administrative compétente, suivant le lieu de découverte » (art.154-8).
En ce qui concerne l’exportation de tels objets :
« […] L’exportation hors du territoire des biens classés ou inscrits
[sur une liste] est interdite. Elle peut néanmoins être autorisée exceptionnellement par le chef de territoire en conseil de gouvernement, après avis
de la commission des sites et des monuments naturels.
En outre, une liste de catégorie d’objets présentant un intérêt historique, légendaire, scientifique ou folklorique est établie par arrêté du chef de
territoire en conseil de gouvernement, après avis de la commission des sites
et des monuments naturels. Les objets contenus dans ces catégories ne peuvent être exportés hors du territoire sans autorisation […] » (art.153-1).
En ce qui concerne la rétention sur place de tels objets :
« Le chef de territoire a le droit de retenir, soit pour le compte du
territoire, soit pour le compte d’une commune ou d’un établissement
public, les objets dont l’exportation est demandée moyennant le paiement
à l’exportateur d’une équitable indemnité […]
Le droit de rétention pourra s’exercer pendant une période de six
mois » (art.153-2).
La découverte puis la disparition des têtes de tiki aux îles Marquises
méritent bien ce rappel historique des missions de la Société des Etudes
océaniennes et ce résumé de la conduite citoyenne à tenir lorsque des
fouilles ou le hasard mettent au jour des objets venus des temps anciens,
en attendant un Code du patrimoine…
R. Koenig
BIBLIOGRAPHIE
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Ministère des Affaires foncières, de l’Aménagement du territoire et de l’urbanisme,
chargé de la prévention des risques naturels, pp.78-80, Papeete.
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janvier portant création de la Société d’Etudes océaniennes, p. 3 et correspondances pp. 18-19, repris dans le Bulletin n°248 Choix de textes 1917-1925, p. 1 et
pp. 6-7), Papeete.
118
�N°302 • Mai 2005
en Métropole, exprimait le même sentiment quant à l’utilité du musée :
« Nous ne pouvons penser au futur sans réfléchir au passé ; sans le
passé, nous ne pouvons avoir de culture. Il y a des gens ici, qui sont semblables à une pirogue sur l’eau, elle flotte seulement, ils sont sans
connaissance du passé, sans ancre dans leur culture. C’est pour cela
qu’il est si important d’enseigner le passé aux enfants » (entretien du
15/7/02).
Ke. affirmait la même idée : « J’ai confiance en notre jeunesse. Elle
doit conquérir VOTRE savoir, le savoir occidental, et se servir de cette
connaissance pour reconquérir NOTRE propre passé » (entretien du
29/7/02). Ainsi le partage des connaissances par Rolett avec les travailleurs locaux sur les techniques de fouilles et sur l’interprétation des
objets découverts, tout comme la création du musée à proximité immédiate de l’école primaire de Vaitahu ont contribué à aider toute l’île dans
sa recherche autonome de son propre passé et dans cette fusion de l’ancien et du moderne.
Le musée a, de plus, facilité le transfert des connaissances d’une
génération à l’autre, celles des vieilles histoires racontées par les
anciens et leur sens. Mo. et bien d’autres se soucient de la perte du
mana, liée au déclin des anciens et au danger de perdre des savoirs qui
n’ont pas encore été recueillis. Un artisan, dans la quarantaine et qui
n’avait jamais quitté son archipel, disait : « Ceux qui peuvent te dire ce
qu’est le mana, tout ce qu’ils ont à faire, c’est de regarder un objet qui
a du mana. Ils ne sont même pas obligés de le toucher. Certains touchent l’objet, ils sont télépathes et ils savent. Mais les jeunes d’aujourd’hui, il n’y a que la maladie qui peut leur dire ce qu’est le mana, ils ne
peuvent pas se contenter de regarder et de dire… Les jeunes d’aujourd’hui, ils veulent ignorer les vieux chemins et le mana ; mais quand
ils tomberont malades, où iront-ils se faire soigner, quand tous les vieux
guérisseurs seront morts ? Les vieux ont leurs recettes traditionnelles
dans la tête et, si les jeunes ne s’y intéressent pas, alors ce savoir va disparaître quand les vieux vont mourir » (entretien du 6/8/02).
Le musée a été créé au moment le plus opportun : il constitue un
bon endroit où les objets tapu sont gardés en dehors de la portée des
générations plus jeunes. H. racontait que Ke. avait, un jour, donné un
119
�tiki double au musée : trouvée dans une vallée voisine, finement gravée,
la figurine en pierre faisait du bruit dans sa vitrine comme si elle sautillait sur place (entretien du 30/7/02). Le musée représente alors un
îlot de sécurité dans le village, mais il est beaucoup plus qu’un simple
lieu de stockage d’objets historiques appartenant à un patrimoine commun. Etabli grâce à l’aide des archéologues et des notables, il permet de
mettre à l’abri des objets potentiellement dangereux, trouvés par hasard,
ou se trouvant dans les familles. Le musée augmente ainsi la prise de
conscience historique de tous, participe à l’effort pédagogique vis-à-vis
des enfants et attire un nombre plus important de touristes.
Mettre l’accent sur l’habileté avec laquelle les anciens objets étaient
fabriqués, leur efficacité même — Rolett insiste beaucoup sur ce point
— et les exposer au grand jour au musée, tout cela concourt à une plus
grande fierté de l’île, une île si longtemps décriée et décrite comme barbare, cannibale et sauvage par de nombreuses sources occidentales
(Dening 1999, 260). Ayant souvent fait partie des travailleurs réguliers
pendant les fouilles (ill. 4), les artisans d’aujourd’hui s’inspirent de ces
matériaux archéologiques : et deux d’entre eux ont même confectionné
des répliques exactes d’objets anciens pour enrichir les vitrines. Se
rendre au musée et pouvoir s’adresser à l’archéologue pour mieux
connaître l’art ancien marquisien, c’est faire évoluer sa propre carrière
professionnelle par l’inspiration artistique et voir ses revenus augmenter.
Les fouilles ont eu un effet économique qui s’est étendu à toute l’île
par la multiplication des emplois et par le potentiel commercial du
musée : les visiteurs paient un petit droit d’entrée, et les artisans se sont
débrouillés pour se trouver, dans leur stratégie commerciale, dans le
bâtiment même : n’exposent-ils pas le fruit de leur travail sur des tables
qui se trouvent directement à l’entrée ? Les touristes, qui débarquent
chaque mois, descendent la rue principale du village et se rendent
directement dans la cour de l’école et au musée. C’est un fait, les artisans d’aujourd’hui ont appris à se servir des motifs authentiques des
anciens objets pour créer des objets modernes. Ils gravent finement
surtout sur des colliers en os de vache des formes de tiki, d’hameçons
ou de raie manta, ils sculptent leurs umete dans le même style que
celui des vitrines du musée. Quitter le musée et passer devant les tables
120
�N°302 • Mai 2005
des artisans, c’est constater la similitude des motifs de l’art ancien et
contemporain.
L’archéologie a aussi joué son rôle en réduisant le nombre d’objets
anciens vendus à l’extérieur : non seulement le musée de Vaitahu respecte la loi polynésienne concernant le patrimoine et encourage les
dons, mais l’attitude respectueuse des archéologues envers les objets
découverts est à l’origine d’une prise de conscience collective de la
valeur du patrimoine marquisien.
La vente d’objets anciens reste, certes, une tradition dans l’archipel
et les visiteurs qui cherchent à acheter ou à faire du trafic avec les objets
anciens n’ont cessé de venir depuis le XIXe siècle. Il existe même une
véritable diaspora d’objets anciens aux quatre coins du monde ; il suffit
de consulter l’inventaire des données du musée de Peabody à Salem aux
Etats-Unis d’Amérique ou les archives de Sothebys.com : un tiki en pierre n’a-t-il atteint aux enchères en 1998 la somme de 51.750 US$, soit
environ 5 millions de FCP ?
De telles mises à prix encouragent certainement quelques
Marquisiens à vendre les objets anciens. Fa. lui-même nous a raconté
qu’un jour, on voulut lui acheter un tiki en os humain trouvé en 1998 :
invité à bord d’un yacht et après un petit whisky, on lui en proposa 3
millions de FCP (entretien du 27/7/02). Mais il refusa, se rendant compte que le patrimoine culturel n’a pas de prix. Comme le lui avait expliqué
son ami Rolett, vendre le tiki aurait signifié perdre l’amitié et la confiance de l’archéologue.
Ainsi le changement d’attitude de Fa. et d’autres qui ont fait des
donations au musée est bien lié à l’influence de l’archéologie et à la
valeur pédagogique du musée. Leur influence est collective, même si les
visiteurs les plus nombreux restent les touristes, les enfants de l’école et
les artisans. Les objets anciens offrent de l’inspiration aux artistes, de la
fierté liée aux ancêtres et, en plus, ont un impact économique. Ceux qui
s’intéressent au petit bâtiment de Vaitahu sont soucieux de ce qui se
trouve à l’intérieur et participent volontiers aux fouilles archéologiques.
Il y a interaction entre les archéologues et les habitants – même s’il n’y
avait pas de touristes.
121
�Comment faire face aujourd’hui
aux objets anciens
Analysons maintenant les répercussions négatives et évoquons l’incertitude et la peur liées à la dimension spirituelle des objets anciens.
En effet, le musée n’est pas seulement un havre de paix et une zone
de protection, il interfère parfois de façon malheureuse avec la vie quotidienne de l’île. Définir le tapu est ambigu, nous l’avons vu. Nombreuses
sont les manières de considérer les objets anciens ; qu’on les ramasse
pour des motifs financiers ou artistiques, il peut y avoir transgression des
anciennes règles du tapu. Parfois, certaines personnes se sont vues
contraintes de les vendre ou de les jeter – ou de les donner au musée –
parce qu’elles n’ont plus pu les garder chez elles.
Ainsi Fa. affirmait que les habitants d’un village voisin avaient « tout
mis dans un sac plastique et coulé dans le ciment » (entretien du
16/7/02). Hne., une des anciennes du village, nous a expliqué que « les
gens savent où se trouvent les sites, les paepae et les têtes dans les
grottes. Quand tu marches, tu les vois, mais tu ne peux pas y aller pour
les prendre : ils sont, tout comme leur emplacement, sacrés. Si tu veux
les prendre, tu dois les mettre dans un sac et les enterrer dans un trou :
tu ne dois pas jouer avec eux. Sinon ils te hanteront la nuit, tu auras des
cauchemars avec ces tiki venus des grottes » (entretien du 9/8/02).
Enterrer les objets potentiellement tapu a toujours été considéré
comme une des mesures destinées à la fois à les protéger du vol et à se
protéger de leur pouvoir. Et plutôt que de les donner au musée – un
geste moderne – certains habitants persistent à y voir un comportement
plus authentiquement marquisien.
Il y a un lien fort entre le tapu, le secret ou l’exclusivité ; et lorsque
des centaines d’yeux, au musée, passent d’un objet à l’autre, cela peut
être considéré comme une violation directe des lois anciennes du tapu.
Comme me le disait Ty., regarder fixement un objet peut troubler les
anciens esprits et déclencher leur colère : « Lorsque j’ai vu le tiki
double au musée, je l’ai longuement regardé, et alors il a commencé à
me regarder moi, je le jure ! Si tu regardes longtemps un objet ancien,
122
�N°302 • Mai 2005
il te regarde aussi. Et je crois que ma mère avait raison [au sujet du pouvoir des tiki], il ne faut pas regarder trop longtemps, au contraire, tu
dois seulement regarder du coin de l’œil… » C’est le mana (entretien
du 6/8/02). Se contenter de regarder n’est pas, d’après la documentation historique, une transgression du tapu, mais cela corrobore le fait
qu’aux temps anciens l’accès à de tels objets était réservé et limité
(Thomas 1990, 65).
Les donner au musée ou les enterrer, c’est toujours arracher les
objets à leur cadre social et spirituel ; mais une fois donné ou enterré,
l’objet tapu n’est plus libre d’aller dans le village et d’y causer des
troubles. Enterrer un objet ancien, c’est le protéger tout en continuant à
observer les lois anciennes du tapu et de l’exclusivité ; l’exposer avec
d’autres au musée, c’est violer ouvertement ces vieilles croyances. Ainsi
la donation d’objets potentiellement dangereux peut être, pour certains,
un soulagement ou un service, pendant qu’elle reste, pour d’autres, une
menace directe par leur dimension spirituelle.
Les Marquisiens qui ont choisi de ne pas donner les quatre têtes de
tiki affirment à leur manière leur propriété et celle de se réclamer du
passé. C’est ainsi que la nature ambiguë des objets anciens et le sort qui
les attend est source de malaise et de dispute parmi les habitants.
L’archéologue a mis au jour des objets, le temps de faire une photo. Et
tant que ces objets demeurent disparus, le processus enclenché n’a pas
de fin.
Parce qu’il n’y a plus de système de connaissances bien établies
pour identifier et vérifier le pouvoir des anciens tapu, les Marquisiens
d’aujourd’hui n’ont désormais qu’une opinion fragmentée, source d’inquiétude concernant la manière dont il faut traiter les objets. Au fil du
temps, les croyances se sont diversifiées, individualisées, et maintenant
il n’y a plus une seule manière de traiter ces objets sacrés, de neutraliser
leur pouvoir ; il n’est plus possible de le maîtriser.
Alors les objets tapu gardent encore aujourd’hui leur pouvoir qui
va au-delà des explications qui peuvent être données, des gestes à faire ;
et le malaise vient de ce dilemme : ces objets sont devenus source de
renaissance culturelle mais aussi un fardeau.
123
�Pour conclure,
un patrimoine au Mana puissant
Les habitants de Vaitahu et leur patrimoine culturel sont pris entre
la loi du gouvernement polynésien, l’institution d’un musée et les
fouilles. Définir la circulation et le sort des objets mis au jour par l’archéologie reste un processus confus et conflictuel. Et ce qui s’est passé
avec les quatre tiki met en exergue l’attitude fragile et inconfortable
d’une collectivité dans sa tentative de gérer le pouvoir traditionnel des
objets anciens : tâche pour laquelle elle n’est plus équipée, et depuis
longtemps.
Le pouvoir mystérieux des objets anciens engendre de nouvelles
querelles de propriété et de contrôle, des stratégies individuelles pour
un passé devenu brusquement immédiat, surgi littéralement de terre,
comme pour les quatre tiki.
Pour l’Histoire des îles Marquises et ce qui en reste, la pratique de
l’archéologie a rendu ces querelles publiques et démesurées. Devenus
des symboles de la fierté culturelle, de la continuité historique, des
sources d’inspiration artistique et de revenus financiers, les objets
anciens sont aussi à l’origine de division et d’appréhension.
Il faut aussi tenir compte, pour conclure, que l’archéologie peut
être elle-même considérée comme un champ à fouiller…
Des savants voyagent à travers le monde, font des fouilles et introduisent alors dans des contextes sociaux et culturels d’aujourd’hui des
objets anciens ; cela a le plus souvent un effet positif, mais cela peut être
aussi malvenu et inquiétant. Certains se contentent d’étudier les objets
qu’ils découvrent, d’autres mesurent aussi ce changement irréversible
du lien qui existe entre le matériel et les gens. Je crois, pour ma part,
qu’il est essentiel que les archéologues et les autres savants reconnaissent les conséquences invisibles de leurs découvertes et le prix de la
connaissance du passé.
Emily Donaldson
(traduction Robert Koenig)
124
�N°302 • Mai 2005
Bibliographie
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PELTZER, LOUISE, 24 November 2000. Deliberation No. 2000-138 APF of November
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Repatriation. Seattle : University of Washington Press.
VALERI, VALERIO, 1985. Kingship and Sacrifice : Ritual and Society in Ancient
Hawaii. Chicago : University of Chicago Press.
125
�Le temps en Océanie
Le temps océanien nous apparaît à la fois multiple et parallèle.
Multiple dans ses formulations vernaculaires, constituées par des états
successifs, y compris linguistiquement (cf. la notion de verbe d’état
introduite par Maurice Leenhardt en 1946), parallèle dans les comportements collectifs et individuels. La recherche sur ce thème consiste à
mettre en évidence et illustrer l’un et l’autre. A partir de la multiplicité
des formes de la vie quotidienne, cérémonielle, rituelle, on arrive à
reconnaître des invariants.
L’un d’entre eux est qu’il ne s’agit pas d’un temps unique, mais de
temps différenciés, ne présentant jamais le même poids symbolique et
(ou) collectif. Le temps du couple travaillant seul, accompagné de ses
enfants, dans son champ d’ignames ou sa part de tarodières, au cours
des mois de la saison agricole, n’est pas identique à celui d’une masse
de danseurs tournoyant au cours d’une seule nuit sur une place de
danse, là où ils répètent les gestes des morts divinisés et des dieux, qui
dansent en même temps dans un pays céleste (centre sud et nord
Vanuatu), sous-marin ou souterrain (Nouvelle-Calédonie, îles Loyalty),
où dans cette île qu’aucun mortel ne saurait atteindre (Buloma, îles
Trobriands ; Bulotu : Fiji et Polynésie centrale), puisqu’elle s’éloigne
au fur et à mesure qu’une pirogue tenterait de s’en approcher). Ces danseurs finissent par décrire, tournant toujours dans le sens contraire à
celui des aiguilles d’une montre, toutes les directions de l’espace au
cours d’une même nuit (Tanna, cf Guiart 1 956). Soit qu’ils dansent en
tournant constamment (Nouvelle-Calédonie), soit qu’ils dansent en
allant et venant, mais selon un diamètre de la place de danse qui luimême tourne au cours de la nuit (Tanna, Vanuatu).
�N°302 • Mai 2005
Un autre aspect découle de ce premier principe. Il est celui de la
superposition des temps humains et divins. Ce n’est pas seulement que
les dieux et les morts vivent dans un autre « étage » que les humains.
On peut monter au ciel en lançant dans sa direction, soutenu par le vent
du sud, et sans la lâcher, une massue qui en percera la surface (centre
sud Vanuatu, cf. Guiart 1962) ; sur le dos d’une femme ailée (les tuarere du Vanuatu, Guiart idem), ou par un pont de flèches enfichées l’une
dans l’autre (îles Banks, cf. Codrington 1891). Mais aussi qu’ils vivent
en même temps que les humains. Descendre dans le pays souterrain des
morts divinisés est un autre exploit, en cheminant dans les sentiers protégés par des interdits qui y mènent (ne jamais manger de la nourriture
des morts, mais celle que l’on a préparée à l’avance, avant de suivre les
voies souterraines où de belles jeunes femmes viendront exprimer une
tentation qui serait mortelle (Lifou et Ouvéa, cf. Guiart et Mrs Hadfield ;
Nouvelle Zélande).
De même que les morts et les dieux (ceux qui n’ont jamais été des
vivants) sont à la fois dans leur pays éloigné et tout proche des vivants,
par exemple dans la couche de fumée la nuit à l’intérieur des cases
(Nouvelle-Calédonie, pasteur Beniela Humbwi dixit), la création du
monde ne se place pas réellement dans le passé, comme le croient les
auteurs européens à la recherche de certitudes cartésiennes, mais dans
un présent indéfiniment reconstitué. La seule récitation du poème
épique est vivre la création elle-même, ainsi constamment rejouée,
constamment remettant chacun à sa place dans l’ordre des choses.
Pourtant chaque occurrence de cette récitation peut permettre que soit
introduit un détail correspondant dans le fait à une réorganisation des
équilibres de la société proximale.
C’est là le temps cyclique de Gabriel Poedi (1989), et bien plutôt le
« temps du rêve » des aborigènes australiens (Glowczewski 1991, à la
suite d’une longue série d’auteurs anglo-saxons), qui n’a pas été introduit
en tant que concept analytique par les auteurs traitant du reste du
Pacifique Sud, tout simplement parce que la formation reçue ne les avait
pas ouverts sur le peuple premier du continent australien. Les différentes
écoles anthropologiques disent des choses différentes parce qu’elle ont
127
�appris à lire et à écrire dans des lexiques conceptuels différents. Les
mots occidentaux choisis pour décrire une même réalité varient parce
que les uns et les autres sont insuffisants à traduire cette réalité. On
cherche en vain le bon niveau conceptuel.
« Dans tout le centre et l’ouest australien, le report des mythes sur des itinéraires, qui relient des épisodes associés à des lieux différents, systématise le processus de construction infini d’un récit. On peut ajouter des épisodes antérieurs
ou postérieurs au récit déjà existant, rallongeant ainsi l’itinéraire. On peut aussi
insérer de nouveaux épisodes entre les lieux et les événements déjà répertoriés,
modifiant ainsi le trajet d’un lieu à un autre par un détour…
La formation du paysage implique toujours une métamorphose des héros, entendue ici au sens large, soit par transformation de leur corps ou de leurs effluves
(sang, sperme, lait, sueur, larmes, urine, fèces), soit par l’empreinte qu’ils laissent de leur passage. Or formation et métamorphose s’accompagnent toujours
de la nomination et de l’attribution du nouveau lieu. En revanche, les êtres qui
nomment et s’attribuent des sites peuvent ne pas être décrits comme se métamorphosant à cette occasion, ce qui laisse inexpliquées les conditions d’émergence de ces lieux. Ou bien de telles explications sont laissées en suspens, «
oubliées », soit par le narrateur, soit par la société dans son ensemble, sans
exclure qu’elles viennent, si nécessaire, à être « révélées » un jour, notamment
par le biais du rêve » (Glowczewski 1991, p. 294).
Ce texte, et ses prolongements appliqués à l’imaginaire australien,
peut s’appliquer sans changements à l’ensemble du Pacifique Sud, les
différences locales relevant autant de la mauvaise qualité de l’enregistrement, à une période où le détail de l’authenticité n’était pas recherché,
qu’à une spécificité culturelle particulière.
Chaque fois que, devant la communauté rassemblée, autour du
léger feu de braises de la grande maison cérémonielle, un homme ou
une femme prend sur lui de réciter le texte qui fonde les relations du
groupe de descendance local avec les autres de même origine, en y introduisant les précisions de lieux-dits et de noms individuels qui l’illustrent
(chacun de ces noms d’hommes ou de femmes, de lieux-dits, de divinités, de symbole animal, végétal ou phénomène atmosphérique, étant liés
à une même séquence de revendications foncières, plus ou moins une
pour chaque nom cité), c’est là, par le moyen de la théâtralisation de
128
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l’événement, aussi bien la remise en cause de l’état social que sa création à nouveau, apportant aux auditeurs la sécurité d’un passé et d’un
présent confondus et présentés à chaque fois comme intangibles.
Le temps de l’habitat est la combinaison constante des deux temps,
celui des vivants et celui des morts et des dieux. Ces derniers s’y insèrent
à la fois en superficie (ils ont leurs lieux sacrés où ils reçoivent des
offrandes, les lits de divination où ils viennent parler aux vivants) et en
volume : les niveaux en hauteur où ils sont présents, dans la couche de
fumée emplissant le haut des maisons. Le plan de l’habitat fait ainsi référence au monde surnaturel et de l’au-delà. Chez les Mékéo de
Papouasie, les morts sont enterrés dans la bande centrale de la place
publique allongée, bordée de maisons sur chaque côté (Epeli Hau’ofa
1981 et 2000). Ce centre allongé est dit ango inaenga, la matrice du
pays (womb of the land). Cette matrice, où chacun de nous retournera,
a pour fonction de protéger les enfants non encore nés.
Un autre aspect est bien sûr le comput du temps. Ce dernier n’a pas
pour raison d’être de rythmer le ronronnement d’une existence toujours
semblable à elle-même, mais de permettre de programmer le déroulement
des points forts d’un temps qui fonctionne comme la mer, fort ou faible, ou
prêt à tout emporter, selon les circonstances (Guiart 1967). Programmer
signifie prévoir les provisions nécessaires à l’alimentation des foules invitées
aux cérémonies du deuil ou du mariage, qui représentent en quelque sorte
l’inverse l’une de l’autre, mais avec les mêmes acteurs, ou des acteurs de
substitution, portant les mêmes noms. Prévoir aussi un toit pour chacun des
centaines ou des milliers d’individus invités. Assurer la comptabilité des
tonnes de légumes racines, de noix de coco et de cannes à sucre à remettre
aux invités, et en contrepartie comptabiliser au détail près les volumes de
nourritures apportés en retour par ces derniers, selon qu’ils sont en relation
patri ou matrilinéaire avec le mort, ou avec l’un ou l’autre des époux. Faire
tout le possible pour qu’aucune personne, jamais, ne soit amenée à se voir
proposer un tubercule qu’elle aurait apporté elle-même, ce qui serait conçu
comme une offense en même temps qu’un très mauvais présage, et surtout
la preuve de l’incompétence du personnage exalté qui est l’hôte.
129
�Cette programmation prend en compte un temps calculé par
périodes de dix jours (5 x 2, cf. Leenhardt 1947), de façon à parvenir
à un jour précis, alors que, le reste de l’année agricole, où les dates sont
moins nécessaires, on comptera par lunaisons. Les années sont énumérées, non par saisons d’ignames, comme l’affirment tant d’auteurs coloniaux européens qui imaginent que chaque année compte, mais en fonction des événements importants qu’on peut y situer : mariages et morts
de chefs, cyclones, raz-de-marée, éruptions volcaniques, insurrections
et répressions militaires. Les années où il ne s’est rien passé sont vite
oubliées, comme d’ailleurs les dates de naissance de tout un chacun.
Les rites collectifs, pour la mort ou le mariage, durent obligatoirement cinq jours (Leenhardt 1947). Au cours de l’année, le chef, vaquant
à ses propres cultures, mais aidé par les siens pour un champ particulier où il débute tous les actes de la vie agricole, sert ainsi de calendrier
à l’ensemble de la communauté qui l’entoure, ceux qui lui doivent
l’hommage des prémices et ceux qui n’y sont pas obligés (apportant à
leur convenance, à un jour qu’ils choisissent eux-mêmes, refusant ainsi
le calendrier institutionnel, un présent de vivres). Une part du comput
du temps joue ainsi plutôt en accordéon. Le temps du chef (ou de celui
qui en tient lieu) est ainsi construit à partir de rythmes forts ou faibles,
selon l’opportunité et le moment.
Le temps quotidien est calculé et décrit par les positions du soleil,
dont la force ou les clartés successives permettent le détail. Les cycles
rituels et cérémoniels commencent quand le soleil est près de l’horizontale, de façon à ce que les danses se placent en fin d’après-midi et se
prolongent dans la nuit. Jamais le matin, dévolu à des activités sportives,
ludiques et de préparation de la nourriture, ou celles plus secrètes des
divers prêtres servant la communauté.
Le comput propre à la nuit suit les positions successives des étoiles
utilisées par les navigateurs océaniens (Leenhardt 1947). Pour plus de
détails, on utilisera comme unité le temps du clignement de l’œil, celui
de l’extinction d’une torche en feuilles de cocotier. Du moins si l’on est
éveillé, sinon il n’y a pas lieu de « computer » le temps du rêve, là où
130
�N°302 • Mai 2005
le fondement non physique de la personne, celui qui se traduit à la mort
par le dernier souffle, quitte le corps et revêt provisoirement la puissance des morts et des dieux, ayant ainsi le pouvoir de voler en l’air, sous la
forme ou non d’un oiseau (la forme que prennent au décès les morts de
son groupe de descendance et qui apparaît, souvent la nuit, pour prévenir de l’imminence ou de la réalité d’une mort, cf. Dubois 1949).
Le calendrier annuel comprend douze ou treize lunaisons suivant la
culture, et par exemple, chez les Big Nambas du nord Malekula, Vanuatu :
Nèlawe
– Saison de la pêche côtière : crabes et coquillages (travail
féminin), poissons (travail masculin).
Niletavèl
– Le temps où les hommes mangent les ignames nouvelles.
Nile mièl paa – Mièl désigne ici la pointe rougeâtre de l’igname.
Nie mièl lil – La pointe rougeâtre de l’igname diminue de volume.
Nalawatan – Watan, lieu-dit à Tènmaru, dont les homme pourraient seuls
frapper au tambour, au cours de ce mois de récolte des
ignames.
Lilimërëndr – (brousse qui est ébranlée, qui craque) la saison de préparation des champs (le débroussage).
Tenemaamar – (terre qui sèche), le temps où tout se dessèche.
– Saison où les feuilles de cordyline et de dracæna s’ouvrent.
– Le temps de l’apparition du palolo rouge, que les Big Nambas
ne mangent pas, au contraire de Matanvatat, plus au nord, où
il est consommé.
Nundërsèèn – Le temps de l’apparition du palolo normal, consommé ici, et
dont le jour de l’apparition marque en novembre le premier
jour du comput du calendrier de l’année à venir.
Nundpoo
– Le temps de l’apparition du palolo dit noir, non consommable.
Nal
– Le temps des rites de ce nom, dédiés à la lune. Le temps de la
manducation des prémices de la récolte d’ignames, du renouvellement des nattes et du feu au foyer familial ou dans celui de
la maison commune ou de la maison des hommes.
Ronases
Nundmial
On notera qu’aucune référence n’est faite ici au fruit à pain, qui
comporte pourtant localement quatre saisons de production par an,
alors qu’il est par contre central dans le calendrier tahitien (Oliver
131
�1974, vol. 1). Aucune saison n’est connotée ici ni avec le soleil, ni avec
la lune, sinon pour la dernière de manière indirecte. Les calendriers de
Seniang, de même que celui du district intérieur de Mèwun, relevés par
Arthur Bernard Deacon au sud-ouest de Malekuka, ne comportent que
des indications ayant trait aux façons culturales et aucune référence au
palolo. De sorte qu’il n’est pas certain que la comparaison entre tous les
calendriers puisse se révéler d’un grand intérêt.
Le temps cérémoniel et rituel est un temps concentré. Il se place
aussitôt après la récolte d’ignames, du fait qu’il faudra nourrir des centaines d’invités, que ce soit pour les mariages, les commémorations
funéraires ou la part des rites des prémices exprimée en public. Là où
le cycle cérémoniel n’est pas fondé sur l’igname, et par exemple pour le
taro, dont le travail se répartit sur l’ensemble de l’année, de façon à ce
que la récolte puisse s’étaler sur le plus long espace de temps possible,
on choisira le moment où la récolte est la plus importante en quantité.
A partir de ce moment, tous les actes publics seront concentrés en une
seule période de cinq jours, pour laquelle on aura préparé la nourriture
sur une période de deux années, de façon à avoir mis en culture le plus
grand nombre de champs et disposé à cette fin d’assez de plants, ainsi
que, en dehors de la Nouvelle Calédonie et des îles Loyalty, c’est-à-dire
dans tout le reste de Pacifique, d’avoir eu le temps de disposer d’assez
de porcs engraissés spécialement par les femmes. Le temps cérémoniel
est ainsi en partie celui de la vie utile des porcs. Toute cette longue
période de préparation est rythmée par les rites de propitiation accomplis par les prêtres spécialisés, mais dont le moment est de connaissance
générale. Les offrandes à cette intention font une grande part au langage
des plantes et des fleurs, mais peuvent aussi comporter le don, à la divinité invoquée pour les prémices, de coqs blancs, aux pattes liées, laissés
à pourrir sur une pierre au lieu cultuel (Vanuatu central), ou la parole
prononcée au dessus d’une poterie posée sur des braises, ou d’un fragment de marmite de terre, dans la vapeur de la cuisson d’une faible
quantité de chair d’igname (Nouvelle-Calédonie).
La divinité la plus populaire en ces sortes d’affaires peut être une
variante du Maui tiki tiki polynésien, tout aussi révéré en Mélanésie
132
�N°302 • Mai 2005
orientale et en Micronésie. Mais ce peut être aussi un ogre ou une ogresse, devenant du coup divinité bienfaisante pour le groupe de descendance qui se réclame d’elle (l’ogre Kapwangwa Kapityalo, maître des tarodières irriguées, dans la nord de la Nouvelle Calédonie, cf. OzanneRivierre 1979 et Guiart 2002 ; l’ogresse Nevinbumbaau au sud-ouest de
Malekula, cf. Deacon 1934) ; mais aussi encore un concept, celui des
« ventres pleins », au sud-ouest de Malekula (Deacon 1934), ainsi
qu’à Tanna, où il est représenté par un panier en pandanus contenant de
plus petits paniers dont chacun représente une catégorie de nourritures
et contient une feuille de la plante en question. L’ensemble est entièrement renouvelé une fois l’an (Guiart 1956).
Il se trouve ainsi que la période cérémonielle, riche en événements
collectifs, suit immédiatement celle des prémices de la récolte, ce qui ne
se place, du sud au nord, jamais exactement à la même période. Les rites
des prémices invoquent la bienveillance et la bénédiction des morts et
des dieux. Six mois plus tard aura lieu un rite particulier d’invitation,
aux morts les plus récents remémorés, à venir peupler, quelques heures
durant, l’habitat de leurs descendants, prendre et garder pour eux l’image des nourritures accumulées à leur intention, que les hommes mangeront entre eux aussitôt après. En même temps, les femmes et les enfants
en bas âge quittent leurs maisons, vont dans la « brousse », puis, à un
signal donné, rentrent chez eux, changeant alors les nattes anciennes
pour des neuves et rétablissant dans chaque maison un feu qui devra
être maintenu jusqu’à l’année suivante. Le jour de cette visite des morts
aux vivants est calculé, soit à partir de la date de floraison d’une plante,
l’érythrine en Nouvelle-Calédonie, soit, en Mélanésie orientale et en
Polynésie occidentale, à partir de celle de la venue d’un annélide marin,
le palolo, flottant un seul jour à la surface de la mer, ramassé et consommé par les hommes en ce même jour, et qui assure le départ de l’année
nouvelle (Stair 1897, Guiart 1952 et 1957).
Du fonctionnement de ces diverses institutions est née l’idée de la
confusion océanienne entre l’espace et le temps. Wa en maori signifierait en même temps la distance, l’intervalle aussi bien dans l’espace que
dans le temps (Tregear 1891). Le temps long est effectivement calculé
133
�au travers d’une mensuration de l’espace, dont le temps nécessaire entre
chacune des étapes suivies par les ancêtres du groupe de descendance :
tant de jours et de nuits entre deux points de l’espace terrestre ou maritime, tant de générations entre les installations successives sur des habitats différents (Bensa et Rivierre 1982, Guiart 1964 et 1992). Il s’agit là
cependant d’un comput du temps de l’ordre de plusieurs siècles, sinon
même d’un millénaire. Il n’est pas facilement applicable à l’univers de la
vie quotidienne, les étapes divines ne se superposant pas exactement aux
itinérances humaines. Le dieu Virhego du sud de la Nouvelle-Calédonie
fait des pas kilométriques : il naît une source à chaque fois qu’il frappe
le sol en terrain ferrugineux.
En fait, y a-t-il vraiment confusion entre le temps et l’espace ? Le
concept d’espace-temps, popularisé par la littérature de science-fiction,
est bien commode pour nos esprits embrumés par les simplifications
des bandes dessinées, mais peut-il se réclamer de la moindre réalité ?
Je tends à penser qu’il n’y a pas confusion, mais passage constant de l’un
à l’autre, le comput du temps en soi correspondant à tel besoin bien précis, par contre celui d’un espace quadrillé par les itinéraires ancestraux
et divins répond justement au « temps du rêve », à l’interface non institutionnalisée (ni autels, ni prêtres) entre le monde des vivants et l’univers des dieux et des morts divinisés. Le temps computé s’étale par
moments successifs, le temps du rêve est toujours là, parallèle, présent,
disponible, interrogé et répondant, solution immédiate aux problèmes
impossibles à insérer dans le temps computé. Ce temps du rêve a fait
irruption dans la temps de la colonisation, dont la computation a été
imposée par l’école et les églises, à l’occasion des mouvements prophétiques et messianiques modernes, qui ont pris en compte aussi bien la
Polynésie que la Mélanésie.
La journée de marche apparaît une notion empirique, qui résiste au
temps, mais n’est pas érigée en système, quoique, d’une façon ou d’une
autre, les distances à parcourir pour sortir du paysage connu et aller audelà de l’horizon dépassent rarement la journée au bout de laquelle on
trouvera toujours un gîte, le couvert, et une communauté accueillante à
134
�N°302 • Mai 2005
partir du moment où l’on se présente chez un groupe de descendance
appartenant au même « réseau d’identité partagée ». L’éducation océanienne consiste à emmener les enfants, ensemble, ou l’un après l’autre,
rendre visite à tous les correspondants traditionnels dont ils hériteront
aux quatre coins du périmètre de terres et d’océan connus. C’est la
rationalité qui se profile derrière l’apparente frénésie de voyages insulaires. Même les villages nouveaux, chrétiens ou de résistance au christianisme, se placent, et pour la commodité : ils se marient entre eux, à
une journée de marche les uns des autres.
Le concept de la vie et celui de la mort viennent s’insérer dans ce
tableau. La mort chez les Européens, avec son cortège de peurs et d’aspects terrifiants, n’existe pas vraiment ici. La mort n’est pas une fin, mais
un commencement, où le mort divinisé revêt un pouvoir nouveau – on
se suicidait, les femmes et les hommes, pour être mieux à même de se
venger (Codrington 1891, Malinowski 1929, Leenhardt 1947). Le mort
reste en quelque sorte en capacité d’être, dans ce qui est qualitativement
une autre vie, du moins tant que son nom est remémoré et prononcé par
les siens. Lorsqu’il est définitivement oublié, le mort quittera le pays des
dieux pour tomber dans un trou sans fond où il disparaîtra dans un
magma visqueux (McDonald 1891). Ou bien, parce qu’on veut le remplacer par le dernier défunt en date, on le chassera, le maudira, refusant
désormais de voir en lui le protecteur de sa lignée : il se transformera
alors en holothurie anonyme sur un platier récifal (îles de l’Amirauté, cf.
Fortune 1935).
Ainsi le temps de la mort, ou plutôt des morts en tant qu’êtres dans
un autre état de la vie, viendra-t-il s’ajouter au temps de la vie. Lui seul
bénéficiera éventuellement d’une conclusion définitive. Les dieux qui
n’ont jamais été des vivants, eux, sont immortels, ainsi que ceux des
rares vivants, divinisés après leur mort, qui bénéficient du privilège de
n’avoir jamais été oubliés. Pour le moment. Et jusqu’à ce que la société
décide de changer de dieux, comme il y en a tant d’exemples. Mais elle
ne se séparera jamais de ses morts les plus proches. La fixation des
auteurs occidentaux sur les héros et les dieux, à l’instar de l’antiquité
135
�grecque et latine, leur a caché cette réalité. Le fondement de la religion
océanienne est le culte des trois dernières générations d’ancêtres
directs, divinisés le temps de la mémoire.
Cela va de pair avec le rêve et la voyance, institutions dont l’existence et le poids ont été peu relevées par les observateurs européens, d’autant qu’elles sont largement aussi féminines que masculines, alors même
qu’il s’agit là aussi, fondamentalement, de répartition du pouvoir. Le
temps prophétique est accessible à tous, soit par l’intermédiaire du rêve
divinatoire, soit par la voyance. On se prépare à ce rêve. La voyance vient
au moment opportun suggéré par l’environnement social. Les prophètes
sont aussi souvent femmes qu’hommes. Les mouvements qu’ils animent
sont anciens aussi bien que récents, et tendent tous à des transformations de la culture et de la société. Ils y parviennent le plus souvent,
quoique aussi bien par des voies indirectes plutôt que directes. En
dehors de leur vocation personnelle, les prophètes sont portés, à chaque
fois qu’ils sortent de l’anonymat, par un mouvement de masse qu’ils ont
su cristalliser, et dont les conséquences peuvent dépasser de loin le
contenu littéral de la prophétie (Guiart 1956 et 1958, Worsley 1957 ;
les rêves prophétiques de Raghragh Charley Meltegh Saulindal :
J. Guiart, archives personnelles).
« Et le 23 avril 1954, j’ai eu un rêve la nuit, j’ai vu une vieille femme japonaise
dormant dans une vieille maison toute pourrie faite de feuilles de cocotiers et
cette vieille femme dormait sans vêtements, ne portant rien et elle faisait griller
des bananes, elle ne mangeait pas de riz, et il voit cette vieille femme en train de
griller des bananes. R. Charley reste dehors à la porte principale, la regarde et
dit « Oh ! Vieille femme, que fais-tu là ? » et cette vieille femme lui répondit :
« Oh ! Garçon yankee, tu peux venir à moi, s’il te plaît. » R. Charley est entré
et s’est assis par terre. La vieille femme lui donne une banane. R. Charley la
mange et l’interroge encore à propos de sa nudité : « Pourquoi vis-tu sans vêtements, tu ne portes rien ». La vieille femme lui répond, disant : « Mon garçon
yankee, essaie de toucher ma peau ». Et R. Charley de toucher sa peau et de
dire : « Oh ! elle est douce » et la vieille femme lui dit : « Mon garçon, essaie
encore de toucher mon sexe » et R. Charley de toucher son sexe et de dire : «
Oh ! Vieille femme, tu es prête pour le mariage, il est bon que je t’épouse. » La
vieille répond : « Non, parce que j’ai un fils, qui va bientôt venir. » R. Charley
demande : « Où vit-il ton fils ? » – « Mon fils a un travail important, il va
136
�N°302 • Mai 2005
bientôt venir, et si tu veux m’épouser, tu attendras jusqu’en décembre 1954.
Une fois décembre passé, l’Eglise, le monde, l’homme blanc et l’homme noir,
l’homme rouge, l’homme bleu et l’homme jaune, quelle que soit la couleur, ils
ne seront plus qu’un. Cela vient avec un prix, qui doit être le même tout autour
du monde et à ce moment-là vous pouvez être marié avec moi parce que j’ai une
jolie couleur, et aujourd’hui je vis sans couleur parce que mon fils travaille en
haut, ne travaille pas au clair et que son temps n’est pas venu, ce temps de ta
promesse qu’il ne faudra pas oublier. OK, retourne chez toi, nous nous rencontrerons de nouveau en décembre 1954 et à la nouvelle année. » R. Charley
repart chez lui et c’est la fin du rêve. »
NB. Raghragh Charley Meltegh Saulindal, le dernier descendant d’un groupe de propriétaires fonciers importants en arrière de Matanvat, au nord Malekula, n’arrivait pas à se marier étant donné le sex ratio important
de son district à ce moment-là (170 hommes pour 100 femmes). Il y réussira tard, épousera une jeune
femme, en aura un héritier mâle et mourra un an après. Ses manières de faire la cour étaient, et pas seulement dans le rêve, plutôt directes et fonctionnaient mal en milieu urbain. Il s’était enseigné à lire et à écrire
tout seul, en anglais, à partir des textes des Ecritures traduits dans sa langue. Une grande partie de ses rêves
ainsi rédigés, tant en bichelamar (pidjin english) que dans sa langue vernaculaire, ont ainsi des aspects
sexuels et contestataires à la fois (par exemple donnant la liste des blancs qui couchent avec des femmes
noires, liste agrémentée de la question : pourquoi m’empêche-t-on, moi noir, de coucher avec une
blanche ?). Il réussit à donner à cette histoire un aspect messianique, le fils de la femme étant évidemment
Jésus-Christ. A cela s’ajoute la revendication de faire cesser l’habitude des commerçants européens dans les
îles de faire tout payer plus cher par les noirs. Le rêve se place peu d’années après la défaite du Japon et
l’usage de la bombe atomique, qui place du coup les Japonais ici en situation de peuple victime, et dont la
vieille femme nue devient ainsi la mère du Sauveur, s’adressant au reste du monde classé comme Yankee,
dont R. Charley qui se veut bénéficier d’une protection américaine toute spéciale.
Les voyants et les voyantes sont extrêmement nombreux, encore
aujourd’hui. Leur existence est liée au culte des morts, facteur fondamental de la religion océanienne. C’est parce qu’ils savent les voir et leur parler, en des occasions qui ne relèvent pas de l’action ritualisée des prêtres
institutionnels, que les voyants collent mieux à l’événement, qu’ils ont su
prévoir et annoncer, sans pour autant viser à chaque fois à amplifier la
réaction de leur société en un mouvement politique. Ils sont les maîtres
du temps multiple, celui des morts et des dieux qui leur parlent et leur
envoient la vision annonciatrice du lendemain, celui des vivants dont la
vie risque d’être bouleversée, au moins provisoirement, par les conséquences de la vision révélée. Dans la mesure où les voyants ne peuvent se
tromper, ils constituent un des outils permettant de superposer, fugitivement, le temps divin à celui des humains.
Les prêtres ont plus ou moins disparu, du fait de la christianisation,
quoique certains sont toujours là, exerçant une activité rituelle longtemps
137
�souterraine, mais les voyants apparaissent et agissent au grand jour. Les
missionnaires s’en sont peu préoccupés, ce qui demande explication.
Elle réside peut-être dans l’absence de formalisation et l’imprévisibilité
de l’action des voyants, qui ne semblaient pas constituer une institution
permanente et donc à réprouver et détruire. A noter que les missionnaires protestants venaient souvent d’Ecosse ou du Pays de Galles et les
missionnaires catholiques de Bretagne ou d’Auvergne, où les voyants
vivaient tranquillement à part de l’église officielle, quoique insérés dans
les paroisses, et n’étaient l’objet d’aucune répression officielle.
Les rêves divinatoires n’ont rien à voir avec ceux proposés à l’analyse
du docteur Freud. Comme les thèmes musicaux et ceux des chants, dont
on cherche l’inspiration dans la solitude, le vent, le bruit de la mer, le
chant des oiseaux, les rêves divinatoires constituent une variante de la
poésie épique traditionnelle. Ils surgissent là et quand on s’est mis en état
de les recevoir. Ils obéissent à des règles d’ordre littéraire et calquent
leur formulation sur celle de la récitation de ceux des textes les plus fortement symboliques, dits « mythes » (Bastide 1970), de la littérature
vernaculaire (évidemment pas sur celle des chroniques, tout aussi traditionnelles). Ils en font partie en tant qu’expression construite de cette tradition. Cependant le récit des rêves qu’obtiennent les psychothérapeutes
blancs parachutés dans le Pacifique ne propose qu’une faible part des
référents culturels qu’il comporte normalement, comme, depuis trois
siècles, le récit des traditions orales, baptisées « contes » et
« légendes », provoqué par une curiosité blanche non professionnelle.
L’auteur le plus ancien et le plus véridique, sur la société polynésienne ancienne, en ce cas celle des îles Tonga, William Mariner (1827),
relève que les femmes de personnages titrés de premier plan, quelques
semaines avant, avaient rêvé de la mort de Finau, le prince tongien qui
s’opposera, deux générations durant, c’est-à-dire lui-même et son fils,
au Tui Tonga et aux dignitaires qui entouraient ce dernier et exerçaient
le pouvoir séculier à partir de Nukualofa, le Tui Takala’aha, le Tui
Kanokupolu. On doit noter que ces épouses étaient elles-mêmes de haut
rang et probablement chacune des filles premières-nées. Le rêve divinatoire
138
�N°302 • Mai 2005
était ici attribué en fonction du rang de la personne dont on devait rêver.
Le temps de l’aristocratie tongienne n’était manifestement pas exactement celui de la paysannerie de l’archipel.
Le temps des travaux collectifs n’est pas ce qu’on connaît le mieux,
les systèmes coloniaux les ayant détournés pour la construction de
routes en travail forcé, et les missions chrétiennes pour la construction,
volontaire cette fois, d’églises monumentales et de grande capacité, dont
le développement du toit permettait de nourrir une citerne d’eau douce
de grandes dimensions au profit de la communauté.
On connaît nombre d’exemples de ces grands travaux traditionnels
ayant abouti à transformer l’apparence des îles ou de parties d’îles, en
gagnant sur la mer, fixant dune après dune avec des Barringtonia, des
cocotiers et des bois de fer (Tikopia, cf. Kirch et Yen 1982), créant des
îles artificielles (Nord Malaïta, cf. Ivens 1930), établissant des barrages
sur les rivières (Wusi, Espiritu Santo, cf. Guiart 1958), des ponts suspendus (Hautes terres de Nouvelle-Guinée), des systèmes extraordinairement complexes et vastes de drainage pour la patate douce (vallée de
la Baliem, Nouvelle-Guinée occidentale), d’irrigation au bénéfice du taro
(Fiji, Nouvelle-Calédonie, Vanuatu, îles Salomon). Ces travaux, qualifiés
de « gigantesques » par certains des tout premiers observateurs
(Glaumont 1888), ont été réalisés jour après jour, en prenant son
temps, par étapes successives, génération après génération, comme si le
temps ne comptait pas, alors que leur condition essentielle était plutôt
justement la pleine maîtrise d’un temps dont l’achèvement n’avait pas
besoin d’être défini. Il n’y avait pas de dates à tenir. L’efficacité technique
était fonction de la flexibilité du temps alloué, à chaque étape, celui de la
durée prévisible des provisions de nourriture accumulées au bénéfice
des participants.
Le temps de la guerre était par contre le temps du malheur, celui de
la perte de ses repères et de ses racines dans l’espace approprié, mais
il n’était pas ce que les auteurs européens décrivent. Les massacres, quand
il y en a eu, sont tardifs et dus autant à l’introduction des armes à feu qu’à
l’action directe d’immigrés de sac et de corde, dont le marin suédois
139
�Charlie Savage à Fiji et de capitaines de navires pirates comme
l’Américain Bully Hayes, l’idée de ces gens-là étant de faire s’entre-massacrer les Océaniens, de façon à pouvoir se saisir plus facilement de
leurs terres une fois définitivement affaiblis.
La guerre traditionnelle consistait à incendier les habitats, et à brûler ou s’emparer des objets précieux (monnaies de perles de coquillages, lames de jadéite emmanchées et polies, crânes d’ancêtres normalement déposés sur une pierre plate dans le fond de la maison des
hommes), dont la perte serait le signal de la désintégration du groupe
de descendance attaqué, l’obligeant à fuir et à s’intégrer, en position
humiliée, à un autre groupe. D’où la préférence pour la fuite avec ses
trésors de façon à pouvoir survivre en tant que groupe constitué et pouvoir négocier éventuellement un retour. Cette formulation de la guerre –
on ne pouvait toucher au combat à quiconque était en relation utérine
ou d’alliance matrimoniale avec soi, ce qui faisait du monde, du fait de
la parenté classificatoire et du fait que le mariage se pratiquait pour une
part entre adversaires traditionnels – présentait l’avantage de protéger
les énormes investissements agricoles, systèmes d’irrigation ou systèmes
de drainage (on quittait un système intact pour en partager un autre plus
loin).
Dans le combat, le recours à la sagaie lancée ou non avec propulseur rigide (Australie, Nouvelle-Guinée) ou souple (Nouvelle-Calédonie,
îles Loyalty), ou à l’arc (Papouasie, Polynésie), était remplacé à plus
courte distance par le jeu de la massue, cette dernière cherchant non
pas à frapper d’estoc, mais de taille, visant la tempe ou le sternum. La
plupart des massues finissaient par être lancées, à plus grande distance
pour les massues dites de jet, et visaient justement le sternum. Une arme
maorie aux courbes complexes s’en prenait à la tempe de l’adversaire :
il fallait tromper la vigilance de ce dernier pour y réussir. Le temps du
combat était ainsi un temps concentré où la survie dépendait de la rapidité des mouvements constants pour parer les pierres de fronde, les
sagaies et les massues.
Ce temps guerrier était un temps d’émotions intenses, d’exil et de
dispersions des familles, de recomposition de la société insulaire intégrant ici les réfugiés, réorganisant là, après un temps mort, le périmètre
140
�N°302 • Mai 2005
abandonné par l’adversaire. Il expliquait pour une part l’exil, qui est
l’institution dont le jeu, aujourd’hui encore, a pour conséquences la
transformation constante des groupes de descendance intégrant les
fuyards sous la forme d’une lignée cadette parallèle, plus rarement
d’une nouvelle lignée aînée recevant la « chefferie », tandis qu’au point
de départ on devait pallier au manque ouvert par le départ d’un ou plusieurs groupes de descendance. Il en est de même, avec ou sans violences, du fait de l’exil volontaire de cadets ne pouvant plus supporter la
tutelle de l’aîné (souvent en conséquence de querelles entre bellesœurs), ou d’un soi-disant aîné, biologiquement parlant, à moins que ce
dernier n’ait été chassé, ou tué, parce qu’il s’était rendu insupportable.
Le temps de la « chasse aux têtes » (intitulé faux au possible), est
constitué, dans les immenses plaines inondables de la Nouvelle-Guinée
(Sépik, partie occidentale du golfe de Papouasie et pays Asmat), à l’équilibre fragile entre les moyens de survie (l’exploitation du palmier sagoutier) et la démographie, par le lien formalisé entre la mort et la vie, entre
la capacité de tuer et celle d’acquérir une descendance, les femmes
n’acceptant de se donner qu’à celui qui a déjà été l’acteur d’un meurtre
(Sépik), ou, en pays Asmat, les veuves et leurs enfants devant être prises
en charge par le meurtrier de leur mari. C’est le temps à la fois de l’instabilité, du déséquilibre constant menaçant la survie des groupes de
descendance, et d’un équilibre global recherché entre les morts violentes et des naissances en quelque sorte autorisées.
A Tahiti, les chroniqueurs missionnaires, puis laïques, popa’a, ont
présenté à l’admiration littéraire des capitales intellectuelles occidentales
en même temps qu’à la réprobation des paroisses chrétiennes européennes, l’existence d’un temps différencié entre les insulaires normaux
et les membres de la secte aristocratique des ‘Arioi, adeptes des chants
et danses représentées en public d’une île à l’autre, en même temps que
d’une sexualité débridée et des infanticides pour n’avoir pas de descendance. On peut mettre en doute l’existence historique de l’institution telle
que décrite, tant elle correspond alors aux idées a priori, en particulier
des missionnaires : à savoir la condamnation de toute vie sexuelle libre
141
�et l’imagination que tous les païens, partout, pratiquaient les sacrifices
humains et l’infanticide (voir les accusations des sacrifices de nouveauxnés constamment attribués à des sectes sataniques en Europe).
Toutes les sociétés polynésiennes laissent une part aux activités de
chant et de danse des adolescents des deux sexes, parfois très critiques
des adultes. Ces chants et danses peuvent accumuler les attitudes dites
lascives et les couplets à signification sexuelle déclarée ou sous-entendue.
A Fiji, où les enceintes dites nangga dans l’ouest de Viti Levu représentent
ce qui ressemble le plus aux marae tahitiens, on note dans la même
région l’existence d’associations informelles de jeunes gens, appelées
luve ni wai, les enfants de l’eau, qui se consacraient à la préparation
dans la brousse de chants et de danses représentées ensuite devant leur
parenté. Les missionnaires protestants et catholiques les ont accusés de
pratiquer en même temps des orgies sexuelles et l’administration coloniale britannique a sévi en conséquence à coups de condamnations à des
peines de fouet (Thomson 1908, Blanc 1928, Lester 1958). Il est parfaitement possible que de telles associations de jeunes adultes, transportées
à Tahiti, et allant cette fois d’île en île, aient reçues de ce fait une organisation plus formalisée. Mais la sauce missionnaire ajoutée présente des
côtés parfaitement ridicules. L’infanticide est la marotte des auteurs européens du siècle dernier, pas une institution océanienne. Toutes les
femmes des îles avaient la connaissance des abortifs (l’écorce de
Barringtonia) et n’avaient nul besoin de tuer leurs enfants nouveauxnés. Aucun auteur popa’a n’a tiqué devant cette invraisemblance.
Le temps littéraire et poétique joue entre deux pôles. Les textes vernaculaires enregistrés un peu partout relèvent de deux catégories, ceux
qui sont courts, ramassés, et où chaque mot compte (Malinowski 1935,
Crowe 1991) ; ceux qui s’étirent, s’allongent, exploitant toutes les possibilités d’un même thème (Ngata 1928, Firth 1939, 1961 et 1967,
Guiart 1953, 1962 et 1994). On trouve les uns et les autres aussi bien
dans le chant et la poésie que dans la prose, aussi bien à l’intérieur de
la même culture que dans des cultures apparemment fort différentes. La
première catégorie donne les textes les plus difficiles à comprendre, et
à traduire, d’autant que certains mots renvoient d’office à de multiples
142
�N°302 • Mai 2005
significations. Les phrases de ce genre se rencontrent et en prose et dans
la poétique, et il n’est pas vraiment possible d’opposer sur ce plan la littérature polynésienne et micronésienne au reste du Pacifique. La poésie
épique, racontant les origines et se terminant par une chronique savante
des générations passées, se rencontre aussi bien aux îles Salomon, sur
la côte de la Nouvelle-Guinée orientale, qu’aux îles Fidji, à Tonga ou en
Polynésie orientale (Ivens 1927, Gifford 1924 et 1929, Ngata 1928,
Leenhardt 1932, Firth 1961, Guiart 1994 et 2003).
Chant de cérémonie de prise de grades au pays Big Nambas, Malekula
Nexambat a mweleun vesi nail
nan dap tar banggenaran a
asëpaae malëk lolivaano ae
sasëpa malëk Bwitèrovaar
duwi s¨ëpa malëk Bwitèrovar
indendrën nimwi sata ?
roghovaro arba Bwitèrovar
nimni bomdi natey.
Vano Bwitarovar
ivi vano tambè tambi (bis),
itamba vanooa Navivimbay
ixoo ka Tanamangge
sara loa Nexavwil
vano caa tomaloo
Naalëp e matëxe Anetara e
a sambalikoo a naxin
Rapëxabë pèlikao ana xini
ndèp nèn ndiridiroo
xaa undi nimbèl o sat,
xali naan i mot xeer xasa mban.
Nexambat, le chef il est grand
(il est comme) la terre ou un nuage
chant de l’obscurité partout
absente l’obscurité à Tènmaru
homme qui marche la nuit à Tènmaru
il craint l’esprit de qui ?
le porc à défenses qu’ils tuent à Tènmaru
son esprit qui mangera l’homme.
Lieu Tènmaru
lieu où envoyer messager
envoyer à Bëkayar
qui s’enfuit à Tivimbëx
chasser la poule sultane
au lieu (où vit) l’oiseau de mer (de ce nom).
eau qui stagne et dort à Natar
ne pas traverser devant son visage,
chef (de Bëkayar) traverser devant lui
eau dormante qui détonne
que mange l’épervier interdit
ses sujets se groupent derrière lui.
(archives J. Guiart)
NB. Le chef est indestructible comme la terre ou les nuages. L’épervier est le chef le plus important, celui d’Amox ; l’eau dormante est le mangko, le guerrier et l’exécuteur des hautes œuvres,
parce que cette eau dormante tue celui qui la boit. Le mangko est aussi celui qui chasse la poule
sultane, ainsi que l’oiseau de mer. Roghovaro est le porc dont la défense fait un cercle entier, ici
réservé à la tuerie organisée pour célébrer le prestige d’un nouveau chef. On notera l’existence
d’un lexique poétique parallèle des noms de lieux les plus importants.
143
�Tafito :
Ko Sina e nofo i te Rangi
Ake atu ra i nga tai
Chant, de l’île de Tikopia
Premier couplet
Sina vit dans les cieux
Elle y est montée à partir de la côte
Kupu :
Ka Sina ra
Ka Sina ra
Ka riaki mi tau raranga
Bouche
Sina ici
Sina ici
Repliera le bord de sa natte.
NB. Sina à Tikopia ne vit pas dans la lune, mais dans le ciel, comme dans la tradition du Vanuatu
Centre Sud. Sina, dont l’occupation constante est de faire des nattes, est décrite comme étant la
seconde cheffesse de Kafika, ce qui lui assure une forme au moins théorique de suzeraineté sur
l’ensemble de l’île.
Chant de l’introduction d’un enfant en bas âge ou pea
Tafito :
Tou laso, tou laso o te ti vera,
Tou laso fuo uri.
Premier couplet
ton pénis, ton pénis de la racine chaude de
Cordyline,
Ton pénis fruit sombre.
Safe :
E uri mai, e urimai
I ou mua
E uri parakai, foi pule uri.
Autre couplet
Il paraît sombre, il me paraît sombre,
devant toi
Il est très sombre, comme un cauri foncé.
NB. Chant de la déesse Nau Tafiti, épouse du dieu Rata, se moquant de son mari. La racine de cordyline sortie
du four est devenue sombre. Cette forme de cuisson permet de mobiliser les sucres de la racine. Ce chant
se place dans une série décrivant les étapes du coït divin.
(Firth 1967, p. 67 et 93)
Il serait faux de croire que le temps littéraire et poétique constituerait
le refuge, ou le privilège, d’une classe aristocratique et intellectuelle en
devenir ou même celui d’une caste de prêtres avides d’un pouvoir parallèle.
Les textes, quoiqu’on en ait pu dire, ne sont nullement ne varietur, les
auteurs divers ajoutant à chaque génération des couplets ou de nouveaux
développements pour les actualiser, comme on le pratique d’aventure aux
généalogies… quand il y a généalogies. Ces auteurs, connus dans leur
temps, deviennent par la suite anonymes. Ils sont aussi facilement hommes
que femmes lorsqu’il s’agit de chants, et en particulier de chants élégiaques
ou funéraires (ils peuvent être les deux à la fois : Guiart 1953).
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Chant dicté par Ngakuru Pene Haare, du pays Ngapuhi
Tera te komaru kia ata haramai
Cette brume qui dérive lentement vers nous
Kia ata whangaia taku nei titiro
prolongeant la fête de vos yeux sur moi
He ao uru pea, e takahi rawa
peut-être, la brume épaisse qui vient
Puia manuka ki te hoko tirange
du bouquet de ti où les miens se rassemblent
Maru tata rawa hau
et où je m’en retourne
Te wa ki Nukupori,
suivant la route menant à Nukupori
Kia te Heiraura,
Il en sera ainsi, Heiraura
E moa hi nei.
tu ne me verras plus qu’en rêve.
Kia tia taku rangi,
laisse-moi orner ma tête
Te rau o te amokura
avec les plumes de l’amokura.
Tikapa o te rangi,
Tandis que le soleil est au-dessus
O konuku te ra,
Bientôt il déclinera vite,
He pakinga ratahi,
Ceci est un dernier adieu,
Ka whanatu ai au, e !
avant que je ne parte, hélas !
(Ngata 1959, p. 124-127)
NB. Te Rangipouri, chef des Turehu, population de Nouvelle-Zélande antérieure aux Maoris, persuada sa fille
Parearohi, de se prendre un mari humain, puisque les Maoris étaient destinés à régner sur cette terre.
Parearohi ne visitait son mari humain que la nuit. Il ne l’avait donc jamais vue et imagina un stratagème pour
l’empêcher de partir avant le jour. Lorsqu’elle s’en aperçut, elle se laissa regarder au jour par son mari qui
fut stupéfait de sa beauté. Il alla chercher sa parenté, et elle en profita, s’étant préparée et ayant mis dans ses
cheveux le plumet de son mari, pour monter sur le toit et chanter. Puis elle désigna de la main la direction
de la mer, et pendant que la foule regardait de ce côté, elle disparut.
Ce chant a été enregistré par Elsdon Best et publié dans son Tuhoe, Children of the Mist. D’après Paitini, qui
commenta le chant pour Best, ce chant aurait été composé par la déesse Tairi-a-kohu (la brume qui flotte),
qui avait été capturée par Uenuku (l’arc-en-ciel), qui l’avait prise pour épouse. Leur fils sera Te Heuheurangi (celui qui rend le ciel clair). L’affirmation de l’existence d’une population antérieure, devenue invisible
sauf à certains moments de rencontre avec les humains, est constante dans la grande région.
Chant de deuil wahaihai, langue polynésienne d’Ouvéa, Iles Loyalty
Nai Muli de matangi
Le vent est à Muli
Gude tangi alikoa dema wagelue
je pleure en poursuivant la liane wagelue
e ulu mai lalo engongolo ide ame
il bruit sous la terre, les varechs résonnent
e somo wahenyiinyi hona tusi onamia sur les coquillages s’étend une vilaine couleur
hona pupunu de fatu
son couvercle de pierre
gude kata salaina hona ala gi oku
je perds le chemin de ma maison
hona ala gi Jelewe
le chemin de Jewele
hwiöju baten bai
tourne-toi de côté, ma mère.
Gude nago eke lava hi mata odemanaha Je monte vers le pays
manaha i Monuhnyilit
le pays de Monuhnyilit
gude eke kitea ge fale tau ode ame
je monte voir la façon dont le varech aborde
e saunga bajien e menu ide manaha son odeur mauvaise va au hasard dans le
pays
145
�gude xenyi toa ge gode lau ode lènga
je me trouve pour prendre la feuille de
l’arbre lènga
lau ode lènga melo ogu titi gide mako feuille de lènga rouge, mon jupon pour
chanter
gide manahai i lalo gide manaha uneni. pour le pays d’en dessous, le pays où l’on
change de peau.
Ogena monu inya
monu hnyi Bajilenu
inya me wahlu Jewea
öbwe o könya ju
lau nei Wanyigi toa ge
dogu mako o sawa ide tai.
Je me suis perdu
perdu dans Bajilenu
moi et les filles de Jewea
vous m’arrivez toutes deux
prenez alors la feuille de wanyigi
mon chant pour chanter sur la mer.
Oge na xenyi inya xenyi hnyi Uliwea
e mai me Wandalu
gude kilo gide Luetu
gua mafoa ifo de manaha i Lelema
gude aia ifo gode lau ode kofe
kofe sele he ala o dogu mako
e makoina iuta itafa ode aliki
i tafa o Haumai
monu hnyi badumaia.
Je tourne dans Uliwea
d’où vient Wandalu
je regarde vers Luetu
où s’éclaire le pays de Lelema
j’écarte en marchant la feuille de bambou
la feuille de bambou pour danser
il chante là-bas, à côté de la chefferie
à côté de Haumai
il se perd dans l’arbre badumaia.
(recueillie par J. Guiart 1 949) : Le vent de Muli
(récitantes : un groupe de femmes du nord d’Ouvéa)
NB. Ce texte, pour l’essentiel en faga Uvea, comporte des passages en qèn Iai, la langue mélanésienne (austronésienne) majoritaire dans l’île. Muli est une des îles parlant le faga Uvea dans l’atoll d’Ouvéa. Ces gens,
censés être d’origine de Wallis, sont en réalité beaucoup plus divers, comprenant aussi des Tongiens, des
Samoans et des Futuniens. La liane wagelue est une liane rampante. Le couvercle de pierre est celui qui
ferme l’entrée du puits sec qui mène au pays des morts sur l’île de Heo plus au nord. Les Bolo, gardiens du
lieu entendent la nuit la pierre retomber, ils savent alors qu’un mort vient de passer. Ce pays des morts se
prolongerait en Nouvelle-Calédonie, sous la région de Tao, entre Pouébo et Hienghène.
Aux mois de décembre et janvier, toute la côte du lagon est envahie par les varechs qui s’amassent sur plus
d’un mètre d’épaisseur, et dont l’odeur emplit le pays. La jupe de femme pour la danse est agrémentée de
feuilles de couleurs vives, lènga. Le pays où l’on change de peau est le pays souterrain qui s’ouvre à Héo, et
où les morts de Lifou comme ceux d’Ouvéa accèdent par des chemins souterrains qui convergent au nord
d’Ouvéa avant de partir pour l’atoll de Héo. Le mort chante sur la mer en passant entre les îlots au nord
d’Ouvéa. Jewea est le lieu-dit où vivrait Walewe, le maître du pays des morts, sa femme est Hida, ses filles
sont les kong hoc, les belles jeunes femmes que l’on rencontre dans la forêt ou dans les chemins souterrains
entre Lifou et Ouvéa. Leur étreinte est mortelle. Uliwea est un lieu-dit à Unec, l’île au nord d’Ouvéa, peuplée
de descendants de Samoa. Luetu est la Nouvelle-Calédonie. Haumai est l’emplacement de la chefferie samoane d’Unec (Guiart 1964 et 1992).
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�N°302 • Mai 2005
Qu’ils soient de prose ou poèmes, les textes vernaculaires (du moins
lorsqu’ils n’ont pas été manipulés et censurés par des auteurs européens),
revêtent une fonction essentielle, celle d’intégrer à la fois le paysage au
près et au loin, et la tenure foncière, par l’intermédiaire des lieux-dits cités
(Elkin 1934 et 1954, Oliver 1949). Les lieux sacrés de tous ordres définissent ce qui constitue le territoire global d’un groupe de descendance,
de même que les noms de divinités (qui impliquent automatiquement les
lieux cultuels leur appartenant et les groupes de descendance qui se réfèrent à eux). Les lieux-dits et les noms individuels cités renvoient chacun à
la tenure foncière de tel individu de la génération actuelle et aux droits
fonciers qui sont les siens (Oliver 1949, Guiart 1992). Cultiver la terre en
tel champ, plus ou moins éloigné de l’habitat moderne, est, à chaque coup
d’épieu en bois dense durci à la flamme, répéter les gestes des ancêtres
successifs qui ont tous porté le même nom, à chaque fois celui du grandpère (classificatoire) transmis au petit-fils (classificatoire) – l’héritage de
la terre n’ayant jamais lieu du père au fils – et travaillé les mêmes champs.
Ce qui explique l’atmosphère religieuse qui enveloppe le travail de la terre,
ainsi que bien d’autres travaux situés sur le sol des îles (couper du bois
dans la forêt, chasser, pêcher). Cette lecture foncière des textes de la tradition orale est tout aussi valable en Occident, en particulier en ce qui
concerne la Légende Dorée.
« Plusieurs déesses, ancêtres du clan de l’aigle, participèrent à une fête au
cours de laquelle une grenouille sera tuée et rôtie. Une des sœurs mangea la
partie du milieu de la grenouille et s’établit dans le nord (du territoire Nukui).
Les descendants de son matri-lignage sont dits Motunong, (le milieu), et détiennent un périmètre assez large autour de Kontai et Sigurai. Une autre sœur mangea la tête et devint l’ancêtre des Purinnni, (les têtes), qui résident près de
Kupingku. Une autre sœur mangea une patte et devint l’ancêtre des Hipanopo
(les gens de la patte), vivant aujourd’hui à Harikaku. Une autre regarda la grenouille et s’enfuit ; ses descendants sont les Morungong, (je me suis enfui), établis à Tokunotu. Ces derniers ont l’interdit de la roussette aussi bien que celui
de la grenouille, parce que leur nom ressemble à celui de la roussette, moroking. Une autre sœur n’avait jamais vu de grenouille rotie et demanda :
« Comment s’appelle cela ? » Ses descendants sont connus sous le nom de
Tonguno (Comment s’appelle-t-elle ?) Une autre sœur arriva après que les autres
aient fini de manger et reçu une très petite portion. Ses descendants sont les
Romotaku (parce qu’elle est arrivée après) et habitent dans le centre Siuai. Notre
ancêtre est arrivée bonne dernière et n’eut rien, se plaignant : « Si seulement
147
�j’avais été là ! » Elle resta à pleurer sur le côté de la fête, et là nous sommes
restés, sans le moyen d’étendre nos terres. Le principal village des Nukui est
Nukuingori. » (Oliver 1949, p. 40).
Il reste à examiner le temps du calcul. Les stratégies concurrentes
sont le sel de la vie des individus et le moteur de la vie sociale. Elles s’étirent au long des générations, impliquant que chaque coup soit calculé et
chaque coup reçu rendu au centuple, ou du moins plus fort que reçu. Le
mana des différents acteurs est fonction de la situation réciproque des
uns et des autres et des équilibres fragiles de chaque moment. Gagner du
mana consiste à rompre ces équilibres en sa faveur et en celle des siens.
Les calculs comportent une vision en avant portant non seulement sur la
durée longue, mais sur tout ce qui peut rythmer cette durée, et ainsi inévitablement sur tous les échanges envisageables de prestations de biens
précieux ou de vivres, comment les obtenir, comment organiser, quels
tonnages de nourriture prévoir, combien de porcs à engraisser, quels
mariages insérer dans la stratégie longue mise sur pied ?
« Puis nous avons parlé de la kula du (chef) Nabutalau : « Tu ne croirais pas
combien il élaborait ses stratégies jusque dans le moindre détail. Il prévoyait le
plus petit aspect et avait tout mis en perspective. Bien sûr, sa magie (mwasila)
fonctionnait et faisait son effet, mais il appliquait aussi de la psychologie et s’en
tirait. Il pouvait prédire exactement comment une personne pourrait réagir. Il
disait : « Si je fais ce mouvement, que sera celui de la personne en cause ? Puis
s’il agit de cette façon-ci, je devrais faire ceci ou cela pour la contrer, de sorte
qu’en fin de compte, je gagnerais. Pour lui, la kula était juste un grand jeu »
(Commentaire de John Kasaipwalova, poète et homme politique de PapouasieNouvelle Guinée, joueur dans la kula lui-même, cf. Malnik 1998, p. 188)
« A certain moments, les facultés d’un négociateur se mesurent par sa capacité
soit à résister, soit à succomber à votre mwasila. S’il ne peut se prévaloir d’une
force contraire, il perd sa position de négociateur. et donne le mwali ou le soulava même avant que vous ayez ouvert la bouche.
« Pour la kula de 1986, Nabulutau avait prévu de mettre en évidence le pouvoir
de sa mwasila (magie) personnelle. De retour dans notre village, John
(Kasaipwalova) m’avait dit : « Il ne montera pas dans les villages à Kitava cette
fois. Il a décidé de rester sur la plage. Ses partenaires apporteront les mwali a
son camp » A Kitava, seuls Nabutalau et quelques serviteurs, ainsi que moimême, restèrent sur la plage. Tous les hommes dans la kula montèrent aux villages sur le plateau.
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�N°302 • Mai 2005
Les deux premiers jours passèrent, le chef prodiguant les marques d’amabilité vis
à vis des Kitava venus lui rendre visite. Il m’appelait et m’obligeait à rester avec
lui sur la natte… La réponse parvint le dernier jour de notre temps à Kitava. Les
partenaires de Nabutalau arrivèrent l’un après l’autre à la plage, frappant l’air de
colère, exprimant à voix haute leur mépris, puis laissèrent les mwali qu’ils
avaient apportés et s’en furent, toujours aussi violents dans leur expression.
Nabutalau se contenta de sourire. Il désigna les brassards sur sa natte :
« Regarde-les ! »
(Observation par l’auteur du livre :
Jutta Malnic 1998, p. 52-53).
La conclusion sera qu’il existe aussi le temps du mensonge, celui de
l’Européen, popa’a, haole, pakeha, palangi, panggara, kamadra, insérant les kanaka de partout dans le carcan de ses propres a priori. Celui
aussi de l’Océanien courtois et malin, qui s’amuse à distribuer aux
blancs les histoires bien sanglantes qu’ils réclament, et en profite pour
se cacher derrière et obtenir ainsi que la curiosité de l’Occidental s’exerce toujours à tort. La résistance à l’usure de ces deux mises en scène
interdépendantes, de ces deux constructions bâties sur la naïveté et l’arrogance du blanc, est telle que, de tous ces temps parallèles ou contrariés, on se demande si ce n’est pas celui-là qui survivra le mieux.
Jusqu’à quand continuera-t-on à affirmer que les insulaires pratiquaient les sacrifices humains, la sorcellerie et le cannibalisme ? Jusqu’à
quand s’entêtera-t-on à qualifier les acteurs océaniens et leurs institutions
par le moyen de vocables issus de la culture occidentale et qui n’ont rien à
voir ici ? Jusqu’à quand les comparera-t-on avec les acteurs de la Bible, de
la Rome antique ou de l’Ecosse des folkloristes anglais du siècle dernier ?
Quand cessera-t-on de nier l’existence de leurs temps propres, parallèles ou
superposés, celui des leurs tupuna et celui de leurs descendants, et de leur
droit de passer constamment de l’un à l’autre si telle est leur volonté ?
NB. Cet article pourrait se transformer aisément en un ouvrage pesant. Il suffirait de donner et d’analyser
pour chaque catégorie de temps le corpus des comportements, rites et cérémonies qui le fondent, ou le corpus des textes principaux connus qui l’illustrent.
Jean Guiart
149
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�N°302 • Mai 2005
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�Compte-rendu d’ouvrage
Le grand océan, le temps et l’espace du Pacifique, Collection
Ethnos, Georg, Genève et Paris, », 520 p., ill. Ouvrage collectif réalisé
sous la direction de Serge Dunis.
Ce livre illustre une fois de plus l’inégalité de qualité des différentes
contributions aux ouvrages collectifs. Le métier d’éditeur de tels
ouvrages est ainsi bien ingrat. Celui-ci repose sur deux pôles, le talent de
raconteur de Serge Dunis et l’expérience d’archéologue de terrain de
Christophe Sand. L’un et l’autre usent d’un discours rarement aussi
sophistiqué pour aboutir à des conclusions qui ne sont pas vraiment au
même niveau.
Christophe Sand nous démontre savamment que tous les autres
archéologues de la Nouvelle-Calédonie, ou presque, se sont trompés et
que leurs dates ne sont pas fiables (Le Lapita de Nouvelle-Calédonie ou
les pionniers du Grand Océan, pp. 43-86, 1 carte, 1 photographie, 2
figures). Pour qui a l’habitude du discours des archéologues, il semble
s’agir là d’une sorte de maladie professionnelle. On se demande
d’ailleurs pourquoi ils se donnent tant de mal pour obtenir des datations
au Carbone 14, puisqu’elles seront inévitablement mises en cause et
démolies par l’archéologue suivant. A bien regarder, la valeur de toutes
ces datations, malgré la précision de chaque chiffre, apparaît toute relative. L’une dans l’autre ne nous apportent que des ordres de grandeur.
Au-dessous du millénaire, il n’est, semble-t-il, pas opportun de se déterminer sans courir le risque de se faire descendre en flammes au prochain tournant.
Nous avons là, dans ce texte de Christophe Sand, un des rares
articles prudents de cet auteur, dont la qualité des travaux de terrain
n’est pas égalée par celle de ses interprétations. Pour une fois, il avance
�précautionneusement, pas à pas, et ses conclusions romancées les moins
fondées n’y font qu’une apparition marginale (p. 77, 2e paragraphe).
En effet, Sand n’a ni la formation en Anthropologie sociale, ni l’expérience des sociétés océaniennes qui lui permettraient de réfléchir
sereinement à ce que pourraient vouloir dire ses matériaux, ajoutés à
ceux des autres, et il se croit la capacité de voir les choses mieux que les
ethnologues et de porter jugement sur eux. Le manque d’imagination de
certains de ces derniers lui paraît un frein qu’il refuse, et il imagine de
ce fait des séquences pseudo historiques à partir de justifications qui
n’en sont pas. Il éprouve de grandes difficultés à reconnaître qu’en réalité souvent on ne sait pas, et que l’on n’est pas près de savoir.
Prendre ce qui ressemble à des fortifications autour de La Roche au
sud-ouest de l’île de Maré, en négligeant d’ailleurs les travaux pionniers sur
ce point du RP Dubois, non cité (publiés par le père O’Reilly), comme la
preuve d’un changement social de premier plan, consiste à négliger d’une
part l’existence de refuges plus ou moins mégalithiques (dans la mesure où
le relief karstique n’y suffit pas), dits hnabo à Ouvéa (le site de la grotte du
massacre par exemple), un peu partout dans la région, y compris en
Nouvelle-Calédonie, où très en amont, les amorces de vallées, sur le versant
occidental de l’île, en fournissent de nombreux exemples, dont un cas de
fortifications réutilisées avec succès contre les troupes françaises en 1878,
mis à jour récemment au Cap Goulvain, entre Bourail et Poya.
En tirer la conclusion que ces fortifications correspondaient à l’apparition de systèmes d’autorité centralisés d’un type nouveau, consiste à
ignorer la capacité propre d’organisation des sociétés océaniennes, dont
celle de mobiliser des foules de travailleurs et de travailleuses (remuer
la terre et nourrir ceux qui le font) dans le cadre de la parenté classificatoire et des systèmes d’échanges en fonctionnement (la parenté paternelle élargie, plus la parenté maternelle, cela peut faire plusieurs milliers d’individus mobilisables, par exemple vers 1 880 pour la construction du canal d’irrigation de la presqu’île Pidjène).
Les grands systèmes de tarodières irriguées sur la Grande Terre correspondent-ils ou non à des chefferies affirmées ? Oui, peut-être, au Col
de la Pirogue, quoique la sophistication de la chefferie Kabwa, entourée
154
�N°302 • Mai 2005
de groupes de descendance qui se voulaient autonomes, même s’ils se
réclamaient de la même origine, ne fut pas ce qu’il y avait de plus élaboré dans la société canaque. Non à Wêji sur les pentes du mont Caumyê
dominant la vallée de Poya, pour les tarodières établies par les MaRarhë.
Non aussi sur les flancs occidentaux du mont Tchingou pour les tarodières en altitude des Gorodé ma PwêRêiriwê et des Üërü ma Unemwê,
que j’ai retrouvées intactes et encore en eau, quoiqu’elles aient été soidisant détruites par les troupes du gouverneur Guillain.
Les grands systèmes d’irrigation existent selon que le besoin d’aller
chercher de l’eau au loin est présent ou pas, d’où leur établissement
majoritaire sur les flancs occidentaux ou méridionaux du relief (vallée
de Thio). Ceux établis sur les flancs du pic Santo, au Vanuatu, correspondent à un groupe resté assez marginal par rapport à la population
chrétienne majoritaire de la région de Wusi, sur la côte occidentale
d’Espiritu Santo, qui se sont eux construits des tarodières de plaine alimentées par un magnifique barrage fort bien construit, les uns et les
autres ne connaissant aucune forme de chefferie organisée. Quand les
conditions géographiques permettent de se satisfaire de la multiplication
de tarodières de petites ou de moyennes dimensions, l’existence d’une
chefferie organisée ne provoquera pas l’apparition de grands systèmes
d’irrigations (Pouébo).
Un autre inconvénient du discours de Sand est qu’il a passé une
bonne partie de son temps à vouloir démontrer que ses prédécesseurs se
trompaient. Il est donc aller fouiller aux mêmes endroits ou à côté, dans
les sites Lapita dont les fouilles passées pouvaient prêter à discussion, ou
qui pouvaient se révéler plus fructueuses encore qu’on ne l’avait encore
imaginé. Comme chaque fouille ne représente jamais que quelques
mètres carrés, dans une île qui fait plus de mille kilomètres de tour, cela
fait bien des chances perdues pour échapper au Lapita apparemment
obligatoire en fouillant un nombre suffisant de sites intérieurs. Malgré l’importance et la qualité de ses résultats, Sand s’est piégé, comme tout le monde,
dans le Lapita côtier. A quelques siècles près, on n’est guère plus avancé,
d’autant que la montée des eaux, dont il reconnaît pour la première fois ici
l’existence, mais pour en minimiser l’impact en Nouvelle Calédonie (sur
155
�quelle base, dans un pays où l’ampleur des marées est considérable et
où il s’y ajoute l’instabilité orogénique constante des côtes, portion par
portion ?), implique que les premiers sites humains soient à chercher au
fond du lagon, sinon sous les mangroves actuelles. Les sites côtiers
actuellement connus et fouillés ne sauraient être considérés comme les
tout premiers. Les conclusions tirées sont à revoir.
Grâce à l’esprit critique acéré de Sand, et à la qualité de ses fouilles,
on en sait un peu plus sur le Lapita néo-calédonien, ce qui n’a rien d’une
révolution, parce que fondée sur les résultats successifs de trois générations de chercheurs d’aussi bonne qualité que l’auteur.
Mais il passe entièrement sous silence les liens connus du passé
néo-calédonien avec le néolithique du Nord-Ouest du Pacifique et en particulier du Japon, liens caractérisés ici non par une relation pas encore
établie avec une tradition céramique, mais par la découverte, ici ou là,
dans des champs d’ignames, des grottes (au mont Mou), et dans des collections ethnographiques historiques (à l’île des Pins, cf. l’illustration de
l’ouvrage du père Lambert) : de plaques de schistes polies en croissant
grossier, et surtout de bicones à gorge relevant probablement d’un montage souple, toutes pièces ayant presque totalement disparues du matériel
ethnographique classique, parce qu’ayant été remplacées par d’autres.
Ces pièces sont à rapprocher du matériel de pêche hauturière (lignes de
traîne, hameçons et leurres) dont la tradition traverse l’ensemble du
Pacifique, du nord-ouest au sud-est, parallèlement au témoignage de
l’existence du propulseur (au lieu de l’arc), propulseur souple en
Nouvelle-Calédonie, rigide en Australie, en Nouvelle-Guinée, et sur les
côtes nord du Pacifique, de la Sibérie au Japon et sur la côte occidentale
de l’Amérique jusqu’au Pérou, tandis que son absence apparente est relativisée en Polynésie, où l’arc domine, par son existence maintenue en tant
que jouet d’enfant (mais alors également propulseur souple).
Aucun de ces objets n’a encore été retrouvé dans le matériel d’une
fouille moderne, aussi on n’en parle pas. Ils n’en existent pas moins. La
très faible proportion des sites potentiels fouillés explique cela (ce qui
est en partie dû à la mode plutôt néfaste de la concurrence entre archéologues au plan du Lapita).
156
�N°302 • Mai 2005
Cette relation forte traversant le Pacifique du nord au sud ou du sud
au nord, comme on voudra, est souvent passée sous silence parce qu’elle ne saurait aisément être mise en relation avec un mouvement migratoire quelconque. Par contre, si l’on se résigne à ne plus envisager que
des micro migrations (l’équipage d’une pirogue), on peut intégrer les
relations connues (d’échanges entre la Micronésie et la côte nord de la
Nouvelle-Guinée, pas toujours volontaires entre la Micronésie et le
centre sud du Vanuatu, où portent les courants venus du nord-ouest ou
le nord-ouest d’Espiritu Santo, mais encore entre la Micronésie et les
îles Santa Cruz) dans le tableau général des mouvements océaniens. La
conséquence pourrait être révolutionnaire, puisqu’elle pourrait impliquer, à une date probablement postérieure à l’ère chrétienne, la
connaissance par de nombreux groupes aux marges septentrionales de
la Mélanésie, de la Micronésie et de la Polynésie, de l’existence d’étendues habitées au nord-ouest et au nord-est des grands ensembles insulaires et donc des itinéraires à suivre pour y parvenir. La stratégie de la
marine américaine du saut de mouton pour parvenir des Salomons au
Japon au cours de la dernière guerre n’aurait ainsi fait que répéter les
voies de mouvements d’échanges millénaires.
Ce qui nous amène au propos de Serge Dunis, dont le discours historique est sans failles, l’analyse ethno-historique amérindienne bien
tentante (je suis trop ignorant de cela pour être autre chose qu’un lecteur enthousiaste), la description des conditions climatiques de la navigation extrême entre la Polynésie orientale et l’île de Pâques convaincante
( Le mariage des deux archipels, l’archipel andin et l’archipel polynésien, pp. 115-167, 1 carte, 12 figures ).
La thèse, présentée avec finesse, est étayée par tout ce qu’on pourrait vouloir demander, y compris les aléas d’el Nino aux dates correspondantes. Mais cela même, la fuite d’une pirogue double devant une
dépression tropicale (on voit bien ces dépressions tournoyer sur le
Pacifique oriental, du haut des avions allant à Los Angeles, à la bonne
période) pour parvenir de Mangareva à l’île de Pâques (l’hypothèse
inverse en avait été proposée le premier, avant guerre, par le docteur
Paul Rivet, fondateur du musée de l’Homme, non cité aujourd’hui : le
discours linguistique sur les variantes du terme kumara, je l’ai déjà reçu
157
�à ce moment-là), consiste à choisir la solution la plus difficile pour
expliquer l’apparition de la patate douce en Polynésie.
On aurait aimé aussi voir l’auteur expliciter le concept d’espacetemps, dont on ne sait pas comment il l’entrevoit. D’autres auteurs de
l’ouvrage s’y prêtent plus loin, de manière plutôt littéraire, par invocations, et pas de façon convaincante.
Les aventures humaines de découverte portent toujours à trouver en
fin de compte la solution la plus élégante, la moins dangereuse, la plus
maniable, du moins pour une entreprise aussi importante que le transfert de la patate douce d’Amérique en Polynésie.
Si la démonstration est faite de la possibilité de contacts entre la
côte sud-amérindienne et la Polynésie, par l’intermédiaire de l’île de
Pâques, j’ai du mal à croire que cela a pu être autre chose qu’un événement unique ou répété une fois, tant le danger était grand de ne pas revenir de l’aventure. Ce jugement correspond d’ailleurs à la tradition enregistrée à Rapa Nui. La tradition polynésienne est muette pour le reste.
Remonter au nord-est à partir d’Hawaii et attraper le courant qui
mène à la côte de l’Amérique du Nord, redescendre en suivant la côte de
la Californie, puis repartir vers l’ouest, me paraît une entreprise plus raisonnable et qui donc a dû se répéter plus d’une fois (voir la tradition
d’une « tribu » d’indiens « blancs » sur la côte du Mexique occidental).
Les Indiens de la côte ouest du Canada, dont la société est caractérisée par l’ambilinéarité, connue depuis Raymond Firth pour les
Polynésiens, et dont je prétends que c’est là aussi une règle commune à
la Mélanésie, se placent aisément dans le prolongement de l’Océanie, le
« potlatch », échange et destruction de biens en quantités importantes,
apparaissant comme une dérive ou une spécialisation, de la compétition
de prestige qui organise toutes les sociétés océaniennes.
De même aussi la relation logique apparente entre l’art ancien chinois
et celui des indiens de Colombie britannique, relevée par tant d’auteurs,
dont Claude Lévi-Strauss, ne peut-elle s’expliquer que par l’existence d’une
relation transversale historique, où la Polynésie orientale aurait eu sa part ?
Je ne suis pas capable d’être aussi persuasif que Serge Dunis, et
d’ailleurs pas suffisamment mobilisé sur le sujet, mais je pense qu’on en
158
�N°302 • Mai 2005
viendra à envisager cette hypothèse lorsque le réseau des fouilles
archéologiques deviendra plus serré, et dans le Pacifique et sur les côtes
occidentales du Nouveau Monde. Actuellement, la chasse constante aux
« grandes » fouilles, aux résultats spectaculaires, gêne une interprétation prudente du fait de la quantité de sites inviolés qui pourraient,
potentiellement, non seulement apporter des dates en contradiction avec
celles obtenues à ce jour, mais surtout mieux équilibrer les résultats et
les interprétations.
Une des raisons pour privilégier la voie hawaiienne pour la patate
douce est que, pour moi, l’évidence est qu’Hawaii ne pouvait qu’avoir
acquis une certaine connaissance du monde extérieur, au moins par les
apports maritimes dérivant du Japon ou de la côte nord-est de l’Asie,
dont une partie devait statistiquement ne pas pouvoir pousser au-delà de
ses côtes, au moins au cours des derniers siècles, ce qui évita à quelques
équipages des jonques de pêche en perdition le sort de ceux qui se trouveront réduits en esclavage par les Indiens habitant les archipels côtiers
du Canada. Ainsi, ayant une certaine expérience des étrangers, dont à
date plus récente les Cosaques se muant provisoirement en navigateurs
pas très sophistiqués du nord Pacifique, les Hawaiiens n’avaient-ils
guère besoin d’imaginer la « divinité » du capitaine Cook, d’autant que
leurs femmes avaient eu, pour certaines, l’expérience physique d’étrangers dont les réactions physiologiques étaient parfaitement normales, et
pas le moins du monde divines. Et que les femmes océaniennes ne
cachent pas longtemps ce genre de découvertes. Une ethnohistoire ne
tenant pas compte des femmes, même dans de telles circonstances,
devrait être considérée comme une hérésie.
Accessoirement l’hypothèse formulée par Jacques Barrau est bien
la bonne. Les Portugais, grands diffuseurs de matériel végétal devant
l’Eternel, sont bien responsables de l’introduction de la patate douce en
Nouvelle Guinée, comme ils l’ont été en Chine, ce qui permit le peuplement des hautes vallées de l’île, la patate douce résistant mieux que le
taro au gel. Ils ont été bien sûr aidés par la très grande curiosité des
habitants de la région pour tout matériel végétal nouveau, ce qui assure
la diffusion rapide de toute nouvelle plante. Mais la patate douce n’ira
159
�pas jusqu’au bout de sa vocation continentale. Son introduction à Santa
Cruz et aux Salomons est peut-être due aux Espagnols. Mais au Vanuatu,
aux îles Loyalty et en Nouvelle Calédonie, en ce qui concerne l’introduction de la patate douce, la situation est claire, elle est le fait des évangélistes polynésiens de la London Missionary Society.
A noter que je ne suis absolument pas les collègues anglo-saxons
qui veulent voir dans les potiers Lapita, (en réalité des potières, d’où la
rapidité de diffusion par mariage au loin des formes et du décor du
Lapita), une population nouvelle venue d’Asie continentale. Les objets
voyagent sans devoir être attachés à un support humain spécifique, par
le simple fait de l’existence de systèmes d’échanges qui se prolongent au
loin. Il n’est nul besoin d’imaginer l’arrivée d’une population particulière. Si les Mélanésiens, Papous etc., se sont mis à la poterie, ils ont fait
d’eux-mêmes du Lapita quelque part et la mode s’est propagée, comme
elle disparaîtra aussi vite quelques siècles plus tard. Cette volonté de
créer de toutes pièces une population de potiers mâles n’est pas raisonnable. On sait dans tous les cas que les villages de potières sont peu
nombreux et que tous les autres pêchent ou se consacrent à l’agriculture, mais qu’ils sont peuplés des mêmes gens, parlant les mêmes langues.
Les potières Lapita étaient filles et femmes de Mélanésiens bien classiques, compte-tenu de la variabilité de l’aspect physique de ces derniers. Tout le monde a touché à la Mélanésie, à un moment ou un autre.
C’est là en réalité une nouvelle variation de la volonté de présenter
les Polynésiens comme plus civilisés que les Mélanésiens, ces
Polynésiens dont les Lapita seraient alors les ancêtres spécifiques. C’est
une forme de racisme intellectuel, refusant aux Mélanésiens d’être autre
chose que les barbares décrits par les premiers voyageurs (pas par le
capitaine Cook qui, de sens rassis et pragmatique au possible, a dit
beaucoup moins de sottises que ses successeurs).
Mettre à part les sujets parlants des langues dites papoues n’est pas
plus sérieux. Si l’on connaît bien les langues austronésiennes ou du
moins une partie d’entre elles, on connaît assez mal les langues non austronésiennes, dites papoues. On ne sait s’il s’agit vraiment d’un groupe
linguistique cohérent, et il pourrait présenter des origines diverses et
160
�N°302 • Mai 2005
contradictoires. De même que si la plus grande insularité a rendu les
langues polynésiennes plus cohérentes entre elles (elles sont cependant
très proches des langues de certaines zones de la Mélanésie : par
exemple le Nakanamanga et le Namakura du Vanuatu central), on rencontre des archaïsmes dans certaines langues dites austronésiennes, qui
les rapprochent des langues de la Terre d’Arnhem dans l’Australie du
Nord (multiplication des classes pronominales et substantives possessives dans le Iaay d’Ouvéa et dans la langue du Nord Ambrym au
Vanuatu). Les classifications linguistiques du passé récent, si souvent
fondées sur des vocabulaires trop courts, seront à revoir, comme les
classifications si populaires à un moment de la glottochronologie, qui se
sont effondrées.
La tentative de synthèse de Christophe Sand portant sur l’ethnohistoire d’Ouvéa des Wallis et de Futuna se place sous une malédiction née
de ses propres mains (Trois mille ans de Polynésie à Wallis et Futuna,
pp. 87-113, 3 cartes, 1 photographie). Tout jeune chercheur et encore
étudiant, venu avec un statut de Vat obtenu pour lui par Daniel
Frimigacci, il avait été invité par ce dernier à participer aux fouilles à
Uvea. Il y passa quelques semaines, puis rentra à Nouméa, où il rédigea
et publia, avant tout le monde, une monographie archéologique sur
Uvea, prenant en compte des matériaux scientifiques qui ne lui appartenaient en aucune façon, mettant ceux qui avaient simplement voulu lui
rendre service dans une position impossible, et créant un état de choses
où toutes les personnes au courant devraient ne plus pouvoir lui faire
jamais confiance.
Sand avait été autorisé à utiliser ces matériaux pour son DEA par
Frimigacci, à condition qu’il ne les publie pas, la publication devant se
faire, comme il est de règle, sur l’initiative du chef de mission. Il s’y était
engagé et n’a pas tenu son engagement. Cela s’ajoute au fait qu’il a
publié sa thèse de doctorat sans tenir compte des remarques du jury, qui
avait soumis la publication à la rectification d’hypothèses trop hasardeuses. Il avait l’obligation légale de soumettre la thèse corrigée à l’autorisation du président du jury, José Garanger, et n’a pas respecté cette
obligation.
161
�La sanction sera que Sand ne pourra être intégré à l’IRD, puisqu’il
avait fait tort à deux chercheurs de cette institution. Il sera condamné à
faire la cour aux dirigeants du RPCR, parti politique néo-calédonien passablement raciste et réactionnaire, pour en obtenir crédits de fouille et
sa titularisation dans la fonction publique locale. D’où sa recherche passionnée du spectaculaire, en particulier en l’imaginant de toutes pièces.
Il s’y ajoute l’incapacité de comprendre que les concepts occidentaux appliqués aux sociétés polynésiennes sont scientifiquement inutilisables dans une analyse, ici dépourvue de novation (Sand croit aux massacres et au cannibalisme individuel de certains personnages, ce qui est
une confusion avec la tradition océanienne, sinon universelle, de l’existence d’ogres, et sur ce point il n’est pas le seul, malheureusement : les
archéologues ayant généralement oublié sur ce point la pertinence des
fantômes de leur enfance).
Ce récit, qui est une tentative de compilation des diverses traditions
reçues, n’apporte rien de particulier à la connaissance. Il faudra, dans
tous les cas, se référer à chacune des sources et les comparer entre elles
(ce chapitre ne comporte aucune critique de ces sources, ni aucune
analyse de contenu, techniques que l’auteur n’a pas été formé à utiliser).
Et surtout, il n’est pas rédigé par les chercheurs qui ont fait le travail,
mais par un auteur qui, pour une large part, leur a subtilisé leurs résultats. Ce texte n’aurait jamais dû être publié. Il faudra le faire réécrire par
d’autres auteurs dont la sincérité serait mieux garantie. Le projet, intéressant, utile et novateur, de collaboration entre ethnologue et archéologue, a été ici dévoyé par la vanité orgueilleuse et inefficace d’un seul.
Quand on est en présence de plusieurs sources, ici les chroniques
enregistrées par les pères maristes, les résultats des fouilles et la
confrontation entre ces fouilles et la tradition orale enregistrée à nouveau dans d’autres conditions et par un chercheur professionnel, on est
amené, soit à faire des choix, qu’il convient de justifier, soit à présenter
en parallèle les thèses opposées et ne pas faire de choix, parce qu’on
n’en a pas le moyen. L’entreprise de synthèse de Christophe Sand n’est
justifiée en aucun point. L’auteur croit pouvoir décider souverainement,
tout en romantisant les événements à sa façon, s’il s’agit d’événements,
162
�N°302 • Mai 2005
les envolées littéraires et la poésie épique de la tradition polynésienne ne
constituant pas des faits que l’on puisse aisément vérifier. A moins de
procéder comme Ben Finney, et encore les expériences en vraie grandeur de ce dernier ont-elles leurs limites. Il manquera toujours à
Christophe Sand la connaissance qui lui permettrait de comprendre la
signification implicite des discours de la tradition, et aussi, ce qui est
plus facile, mais pas à sa portée, la capacité de se rendre compte, dans
la grande région, de la répétitivité des thèmes qui permet de déceler les
non-événements.
Le chapitre d’Alain Bonneville portant sur le volcanisme dans le
Pacifique est fort intéressant, présentant ce que l’on sait aujourd’hui
(Volcans immémoriaux du Pacifique), pp. 27-42, 7 fig., tirées trop
noires). Sa relation avec le propos de l’ouvrage n’est pas entièrement
évidente. Le titre est inutilement grandiloquent. Par contre, on aimerait,
pour la période d’occupation humaine, être mieux informé, dans le
détail le plus local, des mouvements orogéniques des îles et des atolls,
ainsi que de la variation du niveau de la mer et de ses raisons.
Le discours fort long d’Odile Gannier, empli d’informations précieuses, par exemple pour le capitaine Marchand, est d’une précision
parfaite quant à son propos (Aux antipodes avec les grands navigateurs français des Lumières, p. 169-228). Mais elle réussit à ne nous
donner presque aucun exemple concret se situant dans le Pacifique, ce
qui rend irritant ses très nombreux extraits des textes des différents
auteurs originaux et des compilateurs. Elle a toujours raison dans ses
choix et dans ce qu’elle dit, mais le Pacifique est parfaitement marginal
dans son propos qui est bien plus général. Elle prépare ses navigateurs
pour le voyage aux mers du Sud, mais elle n’illustre pas par la suite leurs
aventures de façon à ce que le lecteur puisse situer plus spécifiquement
les conséquences et les facteurs océaniens dans ce dossier. Les habitants
des archipels pourraient tout aussi bien ne pas exister.
Le discours de Mme Pérez est contraire à toutes les règles scientifiques
(Oralité et Mythopoiétique polynésienne au moment de la rencontre
163
�missionnaire, p. 229-276). On ne doit pas choisir une version, mais
présenter toutes celles accessibles et comparer les versions de proche
en proche, à l’intérieur d’une aire culturelle cohérente. Sauter du
Pacifique à la Méditerranée est du temps perdu pour le lecteur et pour
l’auteur. Il n’existe aucun moyen scientifique d’en tirer quoi que ce soit
d’utile. La Méditerranée est vouée à la culture des céréales, le Pacifique
est voué à une agriculture de légumes racines et de clones. On ne saurait
faire plus antithétique. Il n’y a rien à prendre en Méditerranée qui puisse
aider à analyser les « petits » (ici oubliés) et « grands » mythes polynésiens. Par contre se reporter aux auteurs maoris récents aurait permis
d’introduire quelques novations dans le dossier. Douglas Oliver est plus
intéressant, parce que plus prudent.
D’autant plus que les missionnaires ont bien été Anglais, mais beaucoup Ecossais ou Gallois, pour les protestants, et du côté catholique
Bretons ou Auvergnats. Une connaissance détaillée de la tradition celte
serait de ce fait plus utile pour expliquer les a priori et les interprétations missionnaires, puisque ce sont eux qui ont fourni les textes étudiés,
dans une époque où le scrupule par rapport à l’intégrité d’un texte reçu
n’était pas toujours de mise. L’écriture par les missionnaires de textes
polynésiens répète celle des ballades écossaises de l’époque. Mme
Perez ressort ici le terme espace-temps comme une mantra, mais ne
l’explicite pas. Elle nous fournit une analyse littéraire de textes dont elle
ne tente pas de savoir quelle part d’authenticité ils peuvent présenter
chacun, quelle est la part de « couper-coller » à laquelle ont pu se
livrer leurs découvreurs, ni quelles sont les interprétations secondaires
introduites sans les annoncer par les auteurs européens.
Serge Tcherkézoff rejoint Serge Dunis dans le sérieux de l’expression (Visions européennes et polynésiennes de l’espace-temps insulaire, du XVIII e siècle à nos jours, pp. 277-302). Il apporte une information prise dans un dossier mieux conservé que le dossier tahitien, et
pour lequel les textes ne sont pas exclusivement de source missionnaire.
Son propos consiste tout d’abord à revoir le sens classique donné aux
mots les plus courants de la langue, ceux-là mêmes insérés dans la situation de contact, tels que papalangi, les étrangers, les blancs, expliqués
164
�N°302 • Mai 2005
classiquement comme ceux qui avaient « percé » le ciel sur leurs
navires. Il fait ressortir que la référence n’est pas aux navires qui
auraient « percé » le ciel, mais à ceux qui venaient des « racines » du
ciel. Encore que les missionnaires pourraient arguer en retour que les
racines percent bien le sol, et pourquoi pas le ciel. J’ajouterais pour ma
part que dans les langues austronésiennes, à la signification « racines »,
s’ajoute constamment celle de « fondement », d’« origine ». Du moins
pour les auteurs qui n’ont pas imaginé que les insulaires étaient incapables de s’être construit un langage conceptuel.
A noter que l’expression sky bursters, devenue classique chez les
Samoans parlant anglais, fait référence non à un percement propre, mais
par éclatement, l’image correspondant alors à l’utilisation de l’artillerie
du bord par les premiers navigateurs et à une notion de destruction.
La référence à l’origine du ciel est plus satisfaisante, moins romantique, plus neutre, affirmation devenant alors géographique et relevant
d’un simple constat empirique : les blancs venaient d’au-delà de l’horizon. Les navigateurs océaniens avaient tous noté que l’horizon se dérobait au fur et à mesure qu’on avançait vers lui, comme l’île de Bulotu où
partaient les morts et qu’aucune pirogue humaine n’avait jamais réussi
à atteindre. La notion d’un ciel soudé à la terre en un lieu précis ne pouvait les satisfaire que si ce lieu était au-delà du point extrême atteint par
les expéditions humaines, excepté qu’à ce point-là, l’horizon se dérobait
toujours.
La discussion sur le point de savoir si le ciel était conçu, comme la
terre, comme une dimension finie, est à exclure en l’absence de la comparaison détaillée entre textes maoris, samoans, hawaiiens, etc. On doit
se référer aussi à un texte enregistré par Raymond Firth pour Tikopia et
qui fait état de terres très au-delà de l’horizon et où repartent les frères
(the brethren) divinisés qui vont et viennent entre Tikopia et ces pays
(Firth a travaillé sur Tikopia après avoir acquis une très bonne connaissance de la culture maorie de Nouvelle Zélande). Je considère Ancient
Tahiti comme une des entreprises les plus manipulées qui soit, et chacune de ses informations comme devant être l’objet d’une critique
rigoureuse des sources, même et surtout celles acceptées classiquement
les yeux fermés.
165
�A mon sens, ce n’est pas parce que le ciel serait divisé en étages
qu’il doit être considéré comme fini, chacun de ces étages pouvant
s’étendre à « l’infini », cet infini qui est, jusqu’à nouvel ordre, un élément constant de la création dans la cosmologie polynésienne. Si du
moins il y a création, et si la vision cosmogonique, comme le monde des
rêves chez l’aborigène australien, n’est pas bien plutôt un événement
constamment réitéré, à l’origine d’une vie (mauri) considérée comme
réaffirmée, et recréé, à chaque instant.
Ce n’est pas non plus parce que la représentation dessinée de
Paiore représente ce qui ressemble à une voûte, que celle-ci doit être
considérée comme soudée à la terre ou du moins à une terre considérée
comme extensible au moins au-delà des dimensions des découvertes des
navigateurs polynésiens. La notion de la relativité des choses est parfaitement océanienne. Il faut bien avoir une vision conceptualisée de toute
situation, mais que la réalité derrière ces concepts soit floue n’a jamais
gêné les insulaires, adeptes du maniement sophistiqué des contradictions. Leur attribuer une cosmologie fixiste est à mon sens confondre le
mot à mot avec la traduction.
Je suis toujours méfiant vis à vis de toute affirmation de cultes
solaires et lunaires dans le Pacifique, ce qui me semble relever d’une
mode récente, rappelant malheureusement les élucubrations provoquées par les thèses anciennes de l’allemand L. Frobrenius.
Ce qui n’empêche, que d’une manière ou d’une autre, le soleil avait
bien sa place dans la cosmologie océanienne, les rites visant à maîtriser son
action étant de toutes sortes. Dans la cosmologie maorie, il fait partie des
paniers de lumière accrochés au ciel par Tane, après la séparation du ciel
et de la terre. Cela ne le met pas en position centrale. La cosmologie océanienne prend tout en compte et ne met rien au milieu, sinon l’île de celui
qui parle et ses habitants, chacun sachant que dans l’île voisine ou plus
loin, on en fait tout autant. Ce sont les interprétations européennes qui ont
besoin de définitions claires et de cultes institutionnalisés, alors que l’institution est bien plutôt la compétition ou la complémentarité éventuelles
entre les cultes plus que ces derniers individuellement. Il s’agit de systèmes
fonctionnant indéfiniment, compte-tenu des ajustements nécessaires à
chaque étape, et pas d’une addition de dieux et de rites inamovibles.
166
�N°302 • Mai 2005
On ne saurait dire : chez les anciens Tahitiens, il se passait ceci et
non cela. On en sait assez pour savoir qu’il ne se passait jamais exactement la même chose. Chaque occurrence était différente. Ceci établi, ces
mêmes Polynésiens n’avaient aucune raison de confier leur existence à
une mécanique cosmologique rigide, qui n’existait d’ailleurs nulle part.
Chacun possédait sa variante personnelle, au moins dans tel détail,
reçue de son groupe de descendance propre, celle du mari différent de
celle de l’épouse, comme celle du père de l’un ou l’autre différait de
celle de leur oncle maternel, chacun sachant ce qui caractérisait la
variante de son voisin et acceptant ces différences dans la vie de tous les
jours, sans imaginer de se mettre en position de manier l’excommunication majeure contre les variantes hérétiques, celles de tous les autres.
Cette situation, qui n’est pas seulement insulaire et océanienne, et
caractérise tout au moins les sociétés fondées sur des plantes clonées,
correspond au modèle horizontal (les systèmes de relations et
d’échanges intra et inter îles, qui caractérisent les sociétés polynésiennes
et mélanésiennes). Les hiérarchies, si elles existent vraiment, et il se
trouve de nombreux lieux où elles ne sont guère apparentes, fonctionnent comme un moyen commode de gérer les compétitions de prestige
qui donnent du piment à la vie sociale. Elles évoluent sans cesse, ne
constituant jamais un système véritablement figé, de même que les
modes successives sont un facteur constant d’évolution des systèmes
socioculturels gouvernant les actions publiques. La traduction conceptuelle de cette capacité de grandir et de s’effondrer, est l’apparition des
concepts liés de mana et de tapu, dont la qualité varie avec les aléas de
l’existence : on en hérite, mais on peut les perdre.
Je note en passant que raisonner sur la Polynésie ancienne en se
référant à Babadzan, Baré, Valeri, plutôt qu’aux sources elles-mêmes, ne
saurait provoquer l’adhésion. Déjà Teuira Henry n’est pas crédible en
tant de points de la somme où elle interprète son père, sa bonne réputation venant en partie en héritage de celle de ce dernier auprès des
milieux français de la colonisation, auxquels il avait préféré ne pas s’opposer en des temps difficiles pour la mission protestante anglaise.
Je trouve un manque de critique dans l’affirmation que l’image du
dieu hawaiien Lono était une étoffe blanche que l’on promenait tendue
167
�sur un cadre de bois. Oui, pour le cadre, mais ce n’était pas une image
de Lono, mais un objet affecté à ce dieu et sur lequel les invocations tendaient à lui demander de se poser. Ce qui vaut pour les images en bois
sculpté, les monumentales étant des éléments architecturaux, et les
petites manifestant un point de l’espace sur lequel, et autour duquel, le
dieu venait accrocher sa présence ineffable. Il n’existe ainsi jamais
d’image divine en tant que telle.
L’utilisation du concept d’âme est plus loin critiquable en toutes circonstances. On n’a jamais prouvé qu’il était pertinent ici. Là où je travaille, le concept est celui du souffle. De même que si les Polynésiens ont
pris les blancs pour des dieux, cela n’a pas duré longtemps, à la vue de
leurs déjections et de leur urine parfaitement humaines, en plus de leurs
organes sexuels bien concrets manipulés par les femmes locales.
Le temps indissolublement lié à l’espace était déjà une constatation
de Maurice Leenhardt pour les Mélanésiens de Nouvelle Calédonie. Que
cela s’étende aux Polynésiens n’a rien d’étonnant ! L’ennui de la situation est que la mythologie de proximité, que l’on connaît de toute la
Mélanésie et de la Nouvelle-Guinée, n’est disponible réellement en
Polynésie qu’en Nouvelle-Zélande, grâce à une multiplication de textes
vernaculaires ou à Samoa chez certains auteurs allemands, le poids historique de la London Missionary Society s’y opposant avec efficacité. Or
c’est là que l’on trouverait les moyens de mettre en évidence de manière
satisfaisante ce qu’on appelle pour la commodité l’espace-temps polynésien, bien plus que dans des textes recueillis par des missionnaires
anglais et donc arrangés à leur façon.
Le temps et l’espace se confondent dans la mesure où le passé et le
présent insulaires s’inscrivent en même temps dans le sol à travers la
tenure foncière où chacun puise la force d’exister. Mais les missionnaires, d’origine sociale humble pourtant, ont eu sur place une politique
élitiste, et se sont transformés en ministres de « princes » polynésiens.
Les traditions et les textes qu’ils ont enregistrés étaient celles qui favorisaient les-dits princes, et leurs interprétations allaient dans ce sens. Il
fallait qu’il y eut des rois et des grands prêtres et que tout ce qui était enregistré aille dans le bon sens. Prendre ces textes, sous leur forme actuelle,
au sérieux, pose un problème de fond, apparemment pas encore résolu,
168
�N°302 • Mai 2005
tant le romantisme polynésien conserve de force et tant les leçons
acquises en Mélanésie, en particulier de méthode, n’ont pas encore été
intégrées.
Le linguiste Claude Delmas, angliciste, nous montre combien la linguistique s’est fabriquée un langage imperméable depuis un demi-siècle.
André Martinet, angliciste aussi, était lisible. Celui-là ne fait aucun effort.
Le résultat est qu’on peut admirer la démonstration, mais ne la comprendre que partiellement (Temps, espace et négation en anglais et en
tahitien, pp. 303-328).
Ben Finney nous donne ici le meilleur texte de cet ouvrage (Jeux de
pirogues ou la reconquête hauturière du Pacifique, pp. 329-346)
Entièrement sincère et précis, il raconte son aventure dans tous les détails.
On y voit la difficulté de recruter des marins polynésiens dans une population acculturée, urbanisée, qui tend à préférer la protestation nourrie de
paka à l’action utile et bénévole, mais peut se laisser tenter par la comédie
de l’action et en arriver à fiche en l’air le projet le mieux étudié. C’est un
peu la fable de la nocivité du gauchisme irresponsable. L’ensemble des
pays du Pacifique en voie vers l’indépendance aurait pu fournir d’autres
exemples de l’inconséquence de certaines positions soi-disant militantes
en matière culturelle, et la Nouvelle Calédonie en particulier.
Le chapitre de Marie-Noël Capogna est décevant (L’espace de la
langue tahitienne au temps de la colonisation, pp. 347-362).Le discours est parfaitement convaincant, mais il se déroule presque sans
exemples démonstratifs, sauf de très rares au point de vue juridique.
L’auteur ne sait pas que les missionnaires anglais ont été envoyés avec
des instructions précises d’écrire la langue et de traduire la Bible, et que
ce ne fut pas le résultat d’une prise de conscience secondaire.
Le texte de Simone Grand (Chocs de culture et tradipraticiens à
Tahiti, pp. 363-394) est une version améliorée d’un manuscrit que
l’auteur avait bien voulu me communiquer. C’est devenu un texte excellent, d’autant plus précieux qu’il vient d’une Polynésienne qui n’était pas
169
�préparée au départ à cet exercice. Son analyse du mécanisme de l’acculturation tahitienne est aussi claire que sereine et bien exprimée. Il n’y a
pas un mot à en retirer.
On aimerait que la description de son dossier fasse l’objet d’une
exploitation plus détaillée, dans un autre cadre. Beaucoup de questions
se posent, en particulier sur les techniques de chacun des guérisseurs et
guérisseuses, du moins les plus traditionnelles. Mon expérience des guérisseurs océaniens est qu’on peut leur faire confiance sur des points
bien précis : cicatrisation des blessures, problèmes intestinaux classiques, traitement des fractures. Je ne me suis pas penché sur le problème de façon à en tirer une étude, mais j’ai fréquenté un certain nombre
de praticiens mélanésiens, qui ne sont pas si éloignés de ceux de
Polynésie, à ceci près que leur relation avec le christianisme ambiant
serait plutôt plus facile et moins antagoniste, leurs relations avec le système médical européen inexistantes ou antagonistes.
Maurice Leenhardt est venu au printemps 1948 témoigner en faveur
d’un guérisseur traîné au tribunal par le docteur Guy Loison, alors
médecin de la circonscription de La Foa, en Nouvelle-Calédonie. Le prévenu sera relaxé, à la déconfiture du bon docteur. J’ai protégé à Lifou
Cipie qatr, un guérisseur entreprenant qui gérait à Kejany une sorte
d’hôpital tant les patients venaient nombreux, et dont l’originalité était
qu’il avait été initié en mettant sa langue dans celle d’un serpent python,
exactement comme l’avait décrit Marcel Mauss dans l’Origine des pouvoirs magiques.
Flora Devatine, de l’Académie tahitienne fondée grâce au père
Patrick O’Reilly, nous propose un discours poétique (La traversée des
Noms en généalogie tahitienne, pp. 395- 438) pour nous asséner des
vérités premières, polynésiennes aussi bien qu’océaniennes, vérités trop
souvent négligées. Elle a parfaitement raison. Le Nom est au fondement
des choses, puisqu’il définit la personne par rapport à son environnement social. Le nom est le condensé des racines de chacun, car il est
celui d’un autre qui a vécu, l’a porté et l’a fait vivre, ce nom qui définit les
possibilités de chacun et les ouvre selon la qualité humaine de celui qui
le porte. Il est multiple, étalé dans l’espace et de ce fait définit l’habitat,
170
�N°302 • Mai 2005
la tenure foncière et les appartenances « socio-mythiques ». Ainsi se
substitue-t-il au temps, chacune de ses formes définissant en même
temps un état ancien justifiant le présent.
Le style incantatoire choisi par l’auteur s’adapte parfaitement au
sujet, compte-tenu de ce qu’elle s’appuie sur ce que l’on sait.
L’inconvénient est que ce style même ne permet pas vraiment la critique
des sources. Flora Devatine accepte les mythes polynésiens de l’origine
du monde tel qu’ils sont publiés, dans la forme donnée par les missionnaires, forme née au moins pour partie de leur culture biblique, puis, à
la seconde génération, comme pour les auteurs laïques qui suivront, de
l’influence des modèles d’expression romantiques poussant à rédiger
des textes en les améliorant fortement et en incluant sans prévenir les
interprétations qui se présentaient naturellement aux scribes européens.
Il ne vient pas à l’idée de l’auteur, par une analyse de contenu et un travail de comparaison précautionneux avec les nombreux textes maoris
disponibles, de chercher à retrouver, au moins pour partie, l’expression
polynésienne originale.
Les textes vernaculaires recueillis par Frank Stimson aux Tuamotu,
tant critiqués, à tort, par Kenneth Emory, et dont l’Académie tahitienne a
reçu en dépôt les manuscrits, sont bien meilleurs que ceux relatés par
Teuira Henry, dont le père ne possédait pas les mêmes qualités de respect de l’expression première et dont les traductions ou celles de sa fille,
sont facilement fautives.
Bien plutôt que d’être la Bible de la culture tahitienne, Ancient
Tahiti comporte une part d’imaginaire importante, en particulier en ce
qui concerne la relation de ce qu’étaient les fameux ‘arioi, dont la description constitue le condensé des a priori missionnaires. Mais ce sera
certainement l’élément d’un faux passé tahitien qui sera le plus difficile
à déraciner, tant il a plu à tant de lecteurs.
Les missionnaires, sous le moindre prétexte, ont rajouté un peu
partout le stupre et les sacrifices humains dont ils avaient collectivement
rêvé l’existence sur le navire les amenant d’Angleterre. Peigner la tradition reçue par leur intermédiaire est un énorme travail que personne ne
semble prêt à entreprendre. Une édition critique d’Ancient Tahiti est
nécessaire. Elle ne pourra être que le fruit d’un travail collectif, dont les
171
�conditions ne semblent pas encore données, et ne pourra être publiée
que par tranches successives, tant il faudra ajouter en même temps que
retrancher, et justifier chaque décision.
La prétendue tradition des massacres destinés à disposer de corps
humains à les suspendre aux branches des banians au marae de
Taputapuatea sur Raiatea, et surtout à s’en servir de rouleaux pour tirer
les pirogues à terre, est reproduite, presque mot pour mot, dans le
manuscrit de Cannibal Jack, publié par le commandant Erskine, l’auteur anglais l’attribuant à un événement sur l’île de Mbengga à Fiji, justifiant la chose par la réception de dignitaires de haut rang. Il a casé là
un thème qui semble ainsi avoir circulé dans toute la région. L’auteur qui
se cache sous le nom de Cannibal Jack et bien d’autres noms, se révèle
crédible et véridique quant aux lieux où il va, et aux dates de ses pérégrinations, ainsi qu’à toutes sortes de petits détails ethnographiques en
cohérence avec ce que l’on sait par ailleurs, et de même pour les détails
de la vie des missionnaires méthodistes pour lesquels il lui est arrivé de
travailler, et dont il brosse un portrait délicieux, mais pas du tout pour
le récit de ses aventures, qu’il raconte de façon à illustrer des thèmes de
la littérature anglaise de l’époque (la damoiselle sauvée de la mort par
le bel étranger), ni pour tout ce qui permet de décrire des tyrans océaniens sanguinaires (autre thème à la mode encore aujourd’hui).
Que Flora Devatine, et apparemment d’autres Polynésiens, reconnaisse que chaque Polynésien avait sa version du mythe des origines, est
déjà un grand premier pas. Mais qu’elle se satisfasse de son résumé d’un
texte pour l’analyser, s’il lui permet quand même des commentaires
fructueux, constitue une erreur de méthode courante, le modèle ayant
été pris des auteurs européens qui, sur la Polynésie, ne font pas toujours
preuve d’un scrupule exemplaire. Mais le Nom est bien tout ce que dit
Flora Devatine, en conclusion d’un texte fort bien choisi.
Il est bien que cet auteur comprenne que noms et généalogies peuvent être l’objet d’usurpations de noms, à intentions politiques ou foncières. Je crois être, mais peut-être me suis-je trompé, le premier, à partir de l’île de Lifou, à montrer en 1963 qu’avec le lien entre le nom et la
172
�N°302 • Mai 2005
terre, avait lieu des vols de noms de façon à voler de la terre. La manipulation des généalogies est l’institution polynésienne la moins facilement reconnue, mais pas la moins attestée. Flora Devatine le dit, mais
n’élabore pas sur ce thème. Je note en passant que les résultats pas toujours bons de l’imposition du concept français d’état civil corroborent
tout à fait l’expérience néo-calédonienne de la chose, en particulier par
la très grande confusion introduite dans un dossier sensible, mais essentiel. Lorsque le président Pouvanaa a O’opa demandait à ce que les
tomite soient microfilmés, afin qu’ils ne puissent se perdre, il avait parfaitement raison.
Le temps du retour mexicain ou la reconquête de l’espace californien (pp. 439-482), par Armand Hage, vient tenir une place qui
n’est justifiée ici que par le mot « espace », dans un ouvrage se voulant
centré sur la notion d’espace-temps, l’espace étonnamment illustré par
très peu de cartes et le temps par rien, ni tableaux, ni schémas, et par
très peu d’exemples concrets en dehors du chronomètre de Greenwich.
Bien sûr le passé polynésien est sous-entendu, mais il n’est sérieusement
étudié que par rapport à la navigation, alors que l’on nous dit que les
insulaires sont plus agriculteurs que marins. Il y aurait eu beaucoup à
dire sur les systèmes fonciers polynésiens vrais, et pas ceux imaginés par
les popa’a.
Le sujet de ce chapitre est-il pensé comme un exemple à méditer
par les Polynésiens ? On pourrait se le demander. En soi, il est bien
informé et tout à fait excellent. Sa conclusion cependant reste en équilibre instable. Les informations sont contradictoires sur ce point, intégration dans le mouvement général nord-américain ou constitution
d’une majorité californienne latino revendicatrice d’un pouvoir politique inspiré par la spoliation politique du passé. Cette dernière éventualité, qui paraît logique, fait l’objet de forts doutes et mérite probablement
d’être nuancée. La situation me paraît caractérisée par une grande ambiguïté dans les positions des leaders politiques latinos et par un certain
manque de cohérence dans les votes de leurs électeurs, dont une partie
a voté pour un républicain, l’acteur allié à la famille Kennedy, à la dernière élection pour le poste de gouverneur.
173
�On abandonnera probablement la municipalité de Los Angeles aux
Latinos, après en avoir extrait les quartiers à dominante anglo-saxonne
tels que le bas de la vallée de San Bernardino qui demande à se constituer en municipalité à part entière. Je ne crois pas que nous allions vers
une prise de pouvoir latino, en tout cas pas au cours de cette génération. Ni les autorités fédérales, ni le gouvernement mexicain lui-même,
ne sont vraiment prêts à laisser faire une pareille éventualité. Ce serait le
Nouveau-Mexique, je ne dis pas. Mais la Californie est l’Etat américain
dont l’industrie participe le plus aux techniques les plus avancées touchant à la défense nationale. On mettra en place les moyens qu’il faudra
pour décourager les tentatives de renversement, mêmes pacifiques, de
l’ordre établi.
Léopold Musiyan, dans Droit américain et pays potlatch (pp.
483-520), sort aussi du cadre apparent de l’ouvrage pour nous donner
une étude informée et complète du dossier de la revendication indienne
des droits de pêche reconnus par traités, et de la difficulté de les
défendre en pratique devant le racisme jamais éteint, plus fort encore
vis-à-vis des Indiens que vis-à-vis des noirs. Cette triste histoire est la
même dans toute l’Amérique, au Sud comme au Nord, que le colonisateur soit anglo-saxon, espagnol ou lusitanien. L’imagination débridée
pour spolier les Indiens n’a d’égal que ce qui a été fait ailleurs, à Tahiti,
en Nouvelle-Calédonie ou ailleurs encore, pour spolier les « peuples
premiers » du Pacifique. On pourrait tirer des conclusions de ce que les
juristes français préfèrent apparemment s’intéresser aux spoliations
subies par les aborigènes d’Australie, les Maoris de Nouvelle-Zélande,
les Indiens de Californie, plutôt qu’à celles qui ont frappé les Tahitiens
ou les Canaques, alors que ces deux derniers souffrent encore des effets
de moyens juridiques imaginés à leurs dépens.
Il n’empêche que cette étude est opportune, étant donné sa qualité
et l’intérêt de l’opinion tahitienne pour tout ce qui touche à la Californie.
Mais du potlatch, il n’aura pas été question.
L’ouvrage était ambitieux. Un de ses buts avérés, mettre à mal le
fameux triangle polynésien, n’est pas atteint, du moins ici.
174
�N°302 • Mai 2005
En 1949, dans un essai publié par la Société d’Etudes océaniennes, je proposais l’idée que la Polynésie occidentale, la NouvelleCalédonie et le Vanuatu faisaient partie d’un même ensemble manifestant
d’un côté comme de l’autre, l’ancienne Mélanésie orientale et la
Polynésie dite nucléaire ou occidentale, les variantes de deux thèmes
fondamentaux de l’organisation sociale et politique, celle fondée sur la
descendance unilinéaire (chefferies héréditaires sur la Grande Terre,
aux îles Loyalty, à Fiji et Tonga), et celle fondée sur une forme d’élection
(système de grades au Centre nord et système de titres électifs au Centre
sud Vanuatu ; matai system à Samoa).
Ce paysage théorique nécessiterait des nuances, en particulier dans
l’ouest de Viti Levu à Fiji, mais il avait là, sans le dire du moins, déjà
l’ambition de mettre fin à ce « triangle polynésien » dont on parlait
alors beaucoup moins, imaginé par Te Rangi Hiroa (Peter H. Buck),
futur directeur du Bernice Pauahi Museum d’Honolulu, pour grandir les
Maoris aux dépens des Mélanésiens et faciliter aux premiers l’accession
si difficile alors à l’égalité de statut avec les Pakeha, en utilisant les
Canaques comme repoussoir. Son hypothèse sur un peuplement polynésien passant au nord de l’équateur, sans toucher la Mélanésie, avait le
même but, plus politique que scientifique.
L’équivalence affirmée par tant d’archéologues anglo-saxons entre
les potiers Lapita et les proto-Polynésiens est un autre avatar, tout aussi
peu charitable, de la même idée, utilisant les Polynésiens pour abaisser
les Canaques. Il serait souhaitable que, pour au moins un temps, on
insiste plus sur la solidarité culturelle de fond entre tous les peuples du
Pacifique Sud, que sur la spécificité des Polynésiens, que personne ne
met en doute, du moins à l’intérieur de certaines limites… « spatiotemporelles ».
Jean Guiart
175
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��ISSN 0373-8957
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La Société des Études Océaniennes (SEO) est la plus ancienne société savante du Pays. Depuis 1917, elle publie plusieurs fois par an un bulletin "s’intéressant à l’étude de toutes les questions se rattachant à l’anthropologie, l’ethnographie, la philosophie, les sciences naturelles, l’archéologie, l’histoire, aux institutions, mœurs, coutumes et traditions de la Polynésie, en particulier du Pacifique Oriental" (article 1 des statuts de la SEO). La version numérique du BSEO dispose de son ISSN : 2605-8375.
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
2605-8375
Text
A resource consisting primarily of words for reading. Examples include books, letters, dissertations, poems, newspapers, articles, archives of mailing lists. Note that facsimiles or images of texts are still of the genre Text.
Établissement
Université de la Polynésie Française
Dublin Core
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Title
A name given to the resource
Bulletin de la Société des Études Océaniennes numéro 302
Description
An account of the resource
Iles Marquises
- Frère Joseph Le Port : Histoire des écoles aux îles Marquises (1858-1904) 5
- Pierre Ottino : Tiki, témoins du Fenua enata 60
- Sidsel Millerström : Archéologie du chien marquisien 71
- Robert Suggs : Le me'ae Taka'oa 88
- Emily Donaldson : Quand découvrir c'est perdre, ou de la disparition des objets dans les Mers du Sud 101
- Robert Koenig : Mise à jour réglementaire des mises au jour archéologiques 110
- Jean Guiart : Le temps en Océanie 122
Compte rendu d'ouvrage
Serge Dunis (dir.) : Le grand océan, le temps et l'espace du Pacifique 153
Source
A related resource from which the described resource is derived
Société des Études Océaniennes (SEO)
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Société des Études Océaniennes (SEO)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
2005
Date de numérisation : 2017
Relation
A related resource
http://www.sudoc.fr/039537501
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
1 volume au format PDF (180 vues)
Rights
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Language
A language of the resource
fre
Type
The nature or genre of the resource
Imprimé
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
PFP 3 (Fonds polynésien)