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BULLETIN
DE LA SOCIETE
DES
ETUDES OCEANIENNES
N°301
Juin 2004
Utopies insulaires
��Bulletin
de la Société
des Etudes océaniennes
(Polynésie orientale)
N°301
Juin 2004
Sommaire
Avant-propos........................................................................................................p. 2
Sylvie André
L’utopie malgré tout : Une dimension essentielle de la représentation
des îles du Pacifique au XXe siècle dans la littérature française...........................p. 4
Vita Fortunati
L’imaginaire ambigu de l’île dans la tradition littéraire utopique......................... p. 21
Adriano Marchetti
Iles et hermaphroditisme aux XVIe et XVIIe siècles
Utopie et anti-utopie : ambivalences esthétiques, éthiques et intellectuelles........p. 36
Giovanna Franci
Atteindre ou ne pas atteindre l’île ?
Aventures, désillusions et parodies post-modernes.............................................. p. 55
Odile Gannier
Cartographies imaginaires....................................................................................p. 70
Riccardo Pineri
L’île comme modèle de la fondation utopique :
More, Campanella, Bacon.................................................................................... p. 87
Pierre Vérin
Les utopies inachevées......................................................................................... p.101
Gilles Cerdan
Utopie.................................................................................................................. p.108
�Avant-propos
Chers membres et amis
Lors de la dernière Assemblée générale ordinaire de notre Société,
le nouveau conseil d’administration m’a fait l’honneur de m’en confier
la présidence, succédant ainsi à Robert Koenig qui souhaite souffler un
peu tout en demeurant présent.
Nos illustres devanciers ont joué un rôle immense dans le recueil et
la transmission du patrimoine polynésien. Sans la SEO, le Musée de Tahiti
et des Îles n’aurait pas grand-chose à conserver dans ses réserves ni à
exposer dans ses vitrines. Grâce à la confiance inspirée, des donateurs se
sont dessaisis d’objets et de documents de valeur, ceux-ci conservés au
Service des Archives, et des auteurs ont rédigé pour notre Bulletin. C’est
imprégnée de l’immensité de l’œuvre de sauvetage de la mémoire océanienne accomplie alors que ce n’était pas la mode, que je compte assumer ma part de travail avec l’équipe du Bureau et du Conseil d’administration et notre dévouée secrétaire Hilda Picard. Je dois vous confier que
leur compagnie est de telle qualité que travailler est un plaisir.
La première décision du conseil d’administration a consisté à
rendre hommage, à l’inlassable travail accompli au sein de la Société des
Études Océaniennes durant plusieurs décennies par Madame Janine
Laguesse, en la nommant « membre d’honneur ». C’est qu’elle a porté
haut l’honneur d’être membre de notre Société.
2
�N°301 • Juin 2004
Le Comité de lecture composé de Robert Koenig, Constant
Guehennec, Pierre Romain, Moetu Coulon, Yves Babin, Christian Beslu
et moi-même, a préparé le présent bulletin consacré au colloque
« Autour des utopies insulaires » qui s’est tenu à l’Université de la
Polynésie française en mars 2002 avec la collaboration de l’Université de
Bologne sous la direction de Monsieur Riccardo Pineri. Un article non
présenté au colloque nous a été remis par Monsieur Pierre Vérin aprèscoup. Nous avons pensé judicieux de l’adjoindre à l’ensemble.
Puissiez-vous prendre plaisir à la lecture de ces textes offrant différents aspects de l’imaginaire continental européen qui a si grandement
contribué à penser les îles, dont les nôtres, comme des lieux-temps
hors-temps et hors-lieux. Ces pensées ont influencé les relations entre
l’insulaire étonné de déclencher certains discours et l’Européen rêveur
inévitablement déçu au contact du réel à moins qu’il ne s’émerveille
d’une réalité autre et qu’un nouvel imaginaire naisse de la rencontre.
Simone Grand
3
�L’utopie malgré tout :
Une dimension essentielle
de la représentation des îles
du Pacifique
au XXe siècle dans
la littérature française
L’île est, on le sait, depuis Hésiode et Pindare, l’expression privilégiée
de la nostalgie d’un paradis perdu, où tous les maux dont souffre l’humanité sont fantasmatiquement abolis et font place à toutes les félicités.
Paradis perdus et retrouvés, nouvelles Cythères, accueillantes aux
mythes du bon sauvage et d’une société humaine d’avant la faute, les îles
du Pacifique peuvent-elles être aussi des lieux privilégiés de l’Utopie,
qui, au sens de l’inventeur du terme est une image prospective, porteuse
d’un avenir meilleur pour l’humanité ?
Il est vrai que cette distinction entre une société idéale de type souvent régressif et une société idéale de type prospectif n’est pas toujours
très évidente chez la plupart des écrivains modernes, car nous constatons, avec Simone Goyard-Favre, que depuis Thomas More, l’idée même
d’Utopie a dérivé d’une réflexion philosophique sur les conditions réalisables d’une vie meilleure en société vers « l’écriture fantastique d’un
principe d’espérance1» et même parfois, sous la pression d’un contexte
1 T. More, L’Utopie, G.F. Flammarion, 1987, p. 18.
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sociologique et historique particulier, vers « un désir profond de retrouver les structures rigides de la cité traditionnelle- la quiétude du sein
maternel2. »
Cette distinction est d’autant moins aisée dans la littérature consacrée aux îles du Pacifique que l’utopie y prend la plupart du temps la
forme d’un couple décidé à réinventer la vie dans une île déserte, de
préférence un atoll des Tuamotu. Du couple primordial de l’enfant mâle
et de sa mère aux nouveaux Adam et Ève, toutes les nuances sont possibles et les frontières floues.
Aux portes du paradis perdu, les écrivains du XXe siècle tentent de
reconstituer une société essentielle, de réinventer un couple doté d’avenir dans les îles du Pacifique. Ils ont besoin de cette proximité du mythe
édénique car ils sont profondément choqués par les drames historiques
terribles qui ont marqué la civilisation occidentale à cette époque et se
posent souvent la question de l’utilité de la création esthétique. Peut-on
encore construire une utopie et une œuvre esthétique après les ravages
du colonialisme, l’hécatombe de la première guerre mondiale, la
deuxième guerre mondiale, Hiroshima et la Shoah ?
Dans le corpus de textes choisi, le système colonial apparaît comme
la première source d’utopie, à deux titres qui peuvent paraître contradictoires. La colonisation s’est appuyée sur une idéologie apparemment généreuse de diffusion des connaissances et de la « Vérité » à travers notamment l’évangélisation. Cette idéologie a pu être source de critique de la
réalité coloniale elle-même et parfois d’utopie. Mais le plus souvent, la
colonisation donne naissance à l’utopie par opposition philosophique. En
effet, dans le système colonial, la réification de l’Autre, devenu simple objet
d’exploitation va obligatoirement de pair avec le doute sur soi et la perte
de soi. Nier, par l’effet même du système, l’humanité de l’autre a pour
corollaire, à un moment ou à un autre, de nier l’humanité en soi. Toute
l’Histoire récente de l’Occident le démontre. Pour Victor Segalen, comme
pour d’autres écrivains français de ce début de siècle, vouloir redonner
2 J. Servier, Histoire de l’Utopie, Gallimard, 1967, L’Utopie, P.U.F. 1979, cité dans l’article Utopie
de l’Encyclopaedia universalis pp. 544-549, tome 18.
5
�sens à l’existence de l’Autre, c’est en fait chercher fébrilement à donner
sens à sa propre existence. L’entreprise coloniale pourrait donc bien être
une des dernières sources de l’imagination utopique pour l’Occident.
En effet, Segalen nourrira le fantasme d’une société réinventée, sous
la forme d’une renaissance de la culture traditionnelle maorie grâce à
l’impulsion puissante du génie d’un Gauguin. Il a commencé à écrire Le
Maître du jouir en 1907 et a repris son texte jusqu’en 1916. Un narrateur y reconstitue peu à peu la vie présumée du peintre qui acquiert au
fil des pages une dimension démiurgique. Habité par la vision d’une
humanité libre et heureuse, Gauguin va mettre toute son énergie à ressusciter la race maorie. Il va franchir une série d’étapes initiatiques, à partir
desquelles le « hors-le-monde », « le hors-la-loi », va devenir « maîtredes-images », puis « façonneur d’hommes », « façonneur-du-dieu »
avant de se proposer, dans un ultime don, comme incarnation même du
Dieu. De la critique des institutions, de l’incitation à la révolte contre les
prêtres et le gendarme, il passera au repeuplement de l’île par immigration sélective, à la résurrection de la tradition orale et des grandes fêtes
orgiaques, mais aussi à la sélection génétique, refusant de céder à
l’amour passionné que lui voue une métisse, afin de préserver la race
maorie chez ses descendants. Mais, selon lui, une société ne vit que si
elle se trouve des dieux, qui sont l’expression de son âme même.
Gauguin va réinventer un panthéon lors d’une grande fête barbare :
« un grand cheval tout blanc… Le Maître avait frappé en criant…
C’était la nouvelle source de vie, la liqueur solennelle et rédemptrice qui rachèterait les corps du péché originel… Les premiers y touchaient leurs poitrines, s’en marquaient avec ardeur… d’autres y
trempaient la main, y promenaient les lèvres avec un délice depuis
longtemps désappris3. »
La dimension fantasmatique et mythique de la scène est évidente.
Toutefois, dans cette œuvre si profondément anticolonialiste, le salut
vient encore de l’homme blanc, seul capable de redonner vie à ce qu’il
a détruit :
3 Victor Segalen, Œuvres complètes, Robert Laffont, 1995, p. 330.
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« je tente d’y surajouter la silhouette d’un de nos contemporains
blancs, qui, en guise de codes, de dogmes et de moralités, s’efforcera de leur apporter ce qu’ils ont perdu : la vie joyeuse et nue4. »
Etonnamment, Segalen, comme d’autres écrivains de l’époque, se
laisse alors habiter par un grand fantasme collectif, celui de la race fondatrice, la race aryenne, et décide de manière un peu incompréhensible,
lui si soucieux d’authenticité culturelle, de susciter des dieux mixtes tels
que Agni-Oro, Rudra-Mahui, Hina-Maïa ou Indra-Atua. Associant les
dieux védiques aux dieux maoris, Victor Segalen jette une lumière
trouble sur les sources profondes du besoin de régénérescence qui
habite la société française. Ne dit-il pas d’ailleurs, vers 1913 :
« Ce défaut de présence des grands dieux autochtones a certainement conduit à leur perte les Polynésiens qui meurent… de toutes
maladies, mais d’abord du contact du dieu chrétien, dieu fait
homme, incarné dans une peau juive5. »
Dans cette œuvre, la révolte de l’homme blanc devant les méfaits de
la colonisation se révèle clairement comme l’expression de la quête
désespérée de sens de celui-ci et la source d’une construction utopique
avortée par la faute de l’administration et de la bureaucratie.
Ainsi, la société du Maître du jouir est-elle une utopie qui échoue.
Géographiquement et historiquement située, c’est son poids de réalisme
qui l’entraîne vers l’échec, le gendarme et le juge venant à bout du guide
spirituel, de l’Homme-Dieu, refondateur des valeurs.
Dans Vasco, de Marc Chadourne, écrit dix ans après le Maître du
jouir, publié en 1927, l’idée d’un ressourcement de l’humanité grâce
aux peuples colonisés n’a, semble-t-il, pas survécu à la réalité historique. Le système colonial est dénoncé de manière précise et terre à
terre : exploitation des richesses et des hommes, jusqu’à la mort, une
administration et une justice asservies à la puissance économique. C’est
que les temps ont changé. Si l’auteur dénonce le système colonial, le
4 idem p. 293.
5 idem p. 361.
7
�personnage s’en accommode, comme si la force lui manquait et surtout
comme s’il n’y avait plus rien au nom de quoi le combattre, comme si
l’utopie avait perdu tout substrat philosophique et téléologique.
L’atrocité de la guerre de 1914-1918 paraît avoir sapé toutes les forces
du renouveau : le roman commence, de manière symbolique, par la
description du jour de l’armistice en 1918, à Tarente en Italie et ce rappel de la première guerre mondiale est proposé comme une clef de l’itinéraire du personnage.
La guerre a définitivement ruiné en Vasco la croyance aux valeurs
occidentales :
« revenir devant le vieux miroir avec ma fatigue, mon dégoût et mon
complet d’autrefois… Ah ! non, jamais… Fini, vois-tu, fini6 ! »
Il n’aspire plus qu’à devenir une tabula rasa, un lieu humain vierge
où écrire une existence à nouveau douée de signification :
« …Renaître, libre, délié, nu comme Adam, sur quelque plage du
bout du monde7. »
Tout au long du roman, en effet, le désir d’utopie, vidé de tout
contenu, subsiste sous la forme du fantasme d’une île déserte et lointaine où toutes choses pourraient recommencer. Vasco, las de la mercantile Papeete, est hanté par l’image d’une île qui a fixé son destin, dans un
bureau parisien :
« le plan d’éternité des eaux, le jet vers le ciel de cette terre inhumaine, le halo autour du nuage et sa surnaturelle clarté. Le mirage ! … qui, le temps d’un regard, avait fixé, cristallisé les aspirations nébuleuses de ce cœur flottant8. »
Il recherche ce « refuge » d’abord dans la presqu’île de Tahiti.
Initié par Plessis et Dina, la jeune femme métisse, Vasco croit enfin avoir
trouvé sa société idéale :
« Se perdre, épouser sans réserve le rythme insulaire, se laisser
gagner par la simplicité première de cette existence, se laisser
6 Marc Chadourne, Vasco, La Table ronde, 1994, p. 18.
7 idem, p. 19.
8 idem, p. 51.
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boire par cette lumière, ce climat, s’absorber dans l’Eden9… »
jusqu’à ce que la sensation d’insatisfaction réapparaisse : « cette
douceur de l’île si envoûtante, si lourde à porter cependant, où
l’on sentait toujours, malgré tout, comme un vide, une absence, un
trou dans le bonheur que rien ne parvenait à combler10. »
Si l’on compare ce rêve à celui de Victor Segalen, on s’aperçoit très
vite, dans son expression même, à quel point il manque d’invention et de
dynamisme et se rapproche plutôt du vain fantasme d’un univers maternel
à jamais perdu, à quel point il relève du rêve de fusion et d’anéantissement.
Ensuite, le personnage croira pouvoir vivre son rêve toujours plus
loin de Papeete, dans un atoll des Tuamotu. Là, c’est plutôt la dystopie11
à laquelle il sera confronté, image paroxystique du système colonial :
exploitation forcenée des richesses et des hommes, travail forcé et réification des Autochtones, abrutissement des Européens sous l’effet du climat, de l’alcool et du système lui-même12. Toutefois, Vasco, comme nous
l’avons dit, malgré sa révolte, ne trouvera pas dans cette expérience, la
volonté de lutter pour une société meilleure :
« il n’osait plus s’interroger, évitant de penser, d’ouvrir un livre ou
le journal qu’il avait l’habitude de tenir13. »
Il préférera, lâchement et égoïstement, rechercher encore plus loin
son rêve, jusqu’aux Marquises. Curieusement, l’utopie de Segalen va
réapparaître dans quelques pages du roman, du fait de Vasco, mais elle
n’est que la répétition sans conviction d’un échec annoncé :
« Il y eut de nouveau des pêches au flambeau, de mémorables chasses
aux bœufs sauvages en montagne… C’était la vie, le réveil, les danses
de nuit autour du vin de palme… Ils ne mouraient plus14… »
9 idem p. 145.
10 idem, p. 156.
11 Ile du malheur, opposée à l’Eu-topie, l’île du bonheur, dimension importante de l’utopie.
12 « Tauf, le métis, expliqua son système : beaucoup de travail, peu de nourriture et, pour les
tenir, une petite équipe à lui qui recevait des rations supplémentaires ; il avait été sous-officier
dans les troupes coloniales dans le temps ; il savait s’y prendre. » idem, p. 181.
13 idem p. 185.
14 idem, p. 209.
9
�La refondation sociale va succomber au gramophone d’un pasteur
adventiste qui aura tôt fait de rappeler aux populations le sens du péché
et de les préparer à mourir sans sursaut.
Enfin, la figure du Prométhée / refondateur va connaître un nouvel
avatar en la figure improbable d’un Père catholique dirigeant une léproserie. Elle peut être dite improbable, non pas parce que la figure du Père
est ambiguë, il est au contraire d’une sainteté et d’une conviction absolues, mais plutôt parce que Vasco pose clairement que cette figure du
salut n’est plus opératoire. Elle peut susciter de l’admiration, de l’envie,
mais elle ne peut plus désormais faire des émules chez une jeunesse qui
n’a plus la foi. L’évangélisation a pu, on le sait, constituer une tentative
de justification de l’entreprise coloniale et il n’est pas étonnant de la voir
réapparaître ici, comme substrat philosophique possible de l’utopie.
Malgré tous ces échecs successifs, le désir d’utopie subsiste à la fin
de l’œuvre, vide, réduit à lui-même, à une île quasi déserte du Pacifique,
où pourtant il est impossible de vivre. En effet, le désir d’utopie s’assimile
au désir de mort, d’anéantissement attendu comme une délivrance par
un personnage qui ne peut plus vivre en Europe et a constaté la vanité
du désir de refondation.
La mise en place progressive d’une colonisation véritablement érigée en système économique et politique à partir des années 1880 semblait donc s’accompagner de suffisamment de sentiment de révolte et
d’espoir de changement pour alimenter encore des utopies. La première
guerre mondiale en revanche paraît avoir tari l’invention sociale et philosophique.
10
��Confortant notre analyse de l’impact de la première guerre mondiale sur la littérature consacrée aux îles du Pacifique, l’utopie n’a pas non
plus vraiment sa place dans l’œuvre de Pierre Benoît, toujours durant la
période de l’après-guerre. La création imaginaire hésite entre deux
pôles antithétiques : l’Eden maternel et l’adhésion réaliste. Cette hésitation doit d’ailleurs autant à l’époque qu’à la personnalité même de
l’écrivain, fils d’un officier de l’armée coloniale, ayant passé son enfance
en Tunisie puis en Algérie. Rappelons que, publiée en 1919, L’Atlantide,
description d’une extraordinaire oasis du désert est bien, dans l’œuvre,
l’image la plus claire d’un Paradis perdu qui hante la plupart des
romans de l’écrivain. Société de la satisfaction de tous les plaisirs, où
tout est orienté vers les voluptés, l’Atlantide a pour souveraine une
femme fatale dans le sens où elle tue tous ses amants. Ce paradis où
l’amour et le plaisir sont synonymes de mort au monde révèle très clairement son origine qui est la nostalgie de la relation fusionnelle avec la
mère, forcément mortifère donc dangereuse.
Ici, comme dans le roman de Chadourne, la guerre semble avoir
précipité l’écrivain vers la nostalgie des origines, désir de mort qui se
voit cependant opposer dans tout le roman la tentative rétrograde par
rapport à l’œuvre de Segalen et même de Pierre Loti, d’ériger l’aventure
coloniale, celle de la conquête dangereuse de peuples insoumis, en
idéologie dominante et opératoire. Beaucoup de critiques15 ont
d’ailleurs préféré retenir cette thématique, mieux reçue, plutôt que celle
de l’Eden originel. Morhange, érudit, explorateur et homme de foi,
représente une idée de la colonisation que la réalité politique et économique dément :
« Il y aura un jour à écrire une jolie histoire paradoxale de l’expansion coloniale française, qui s’est toujours faite à l’insu des
pouvoirs, quand ce n’a pas été malgré eux16. »
15 cf. en particulier J.H. Bornecque, Pierre Benoît le magicien, Albin Michel, 1986, pp. 128-156.
16 P. Benoît, Romans, Robert Laffont, 1994, p. 195.
12
�N°301 • Juin 2004
Toutefois, si Morhange, soutenu par sa foi, est le seul à résister à
Antinhéa il n’en mourra pas moins et c’est la thématique du paradis
perdu qui triomphe à la fin du roman. En effet, le lieutenant de SaintAvit, miraculeusement échappé de l’Atlantide décide d’y retourner de
son plein gré :
« je prétends m’anéantir dans la seule destinée qui en vaille la
peine : une nature insondée et vierge, un amour mystérieux17. »
Dans Erromango, publié en 1929, la thématique du Paradis perdu
triomphe aussi en grande partie de la célébration de l’aventure coloniale. En effet, l’ingénieur Fabre, australien d’ascendance française, est au
départ tout acquis aux valeurs capitalistes fondamentales : le travail, le
progrès technique et scientifique, la réussite par le mérite, celui-ci
consistant essentiellement à produire des richesses. Après des
recherches poussées, Fabre envisage d’acclimater une race de moutons
dans les îles du Pacifique, plus précisément à Erromango, île proche de
l’actuel Vanuatu. Tout se passe à peu près selon son dessein, jusqu’à ce
que l’image obsédante de la femme fatale et de l’amour à jamais enfui
vienne peu à peu miner l’entreprise et la réduire à néant. L’obsession de
la jeune femme naguère rencontrée à Sydney se double de l’image fantasmatique de la puissance écrasante d’une nature tropicale ainsi que de
l’évocation fascinée de populations autochtones se livrant impunément
au cannibalisme lors de cérémonies envoûtantes. Sous l’effet de son
imagination, de l’alcool et des fièvres, Fabre sombre lentement et achève
misérablement son aventure par un suicide.
Dans ces années d’après-guerre les valeurs occidentales ont-elles
perdu toute leur vertu et ne reste-t-il plus qu’à s’abandonner aux forces
maléfiques et mortelles du Paradis perdu ? Certainement pas. Comme
nous l’avons dit, l’aventure coloniale, avatar de l’aventure capitaliste,
garde pour Pierre Benoît certains de ses attraits, faute d’autres perspectives, pourrait-on dire. Cette aventure peut pourtant prendre parfois des
allures de dystopie. En effet, certains personnages pervertissent l’aventure
coloniale, comme les trafiquants et le pasteur. Refusant de se plier aux
17 idem, p. 322.
13
�règles économiques du fair trade, Bliss et Cross ne conservent des
valeurs occidentales que la volonté de s’enrichir :
« la plus honnête de leurs opérations commerciales consiste à
payer leur coprah aux indigènes, quand ils le paient, avec de l’alcool et des fusils. Ajouterais-je qu’ils n’ont qu’un respect modéré
pour l’existence de ceux qui les gênent, même quand ils n’ont pas
affaire à de vulgaires Canaques ? Lâches d’ailleurs, ainsi qu’il
convient18. »
Ils feront en sorte d’accélérer la déconfiture de Fabre, en débauchant ses ouvriers canaques, et ceci afin de s’emparer de la plantation
qu’il dirige. Ils arriveront à leur fin.
Quant au pasteur d’Erromango, il semble bien être devenu fou,
transformant la sainte aventure du père catholique ou du pasteur adventiste de Vasco en mascarade bouffonne. A mi-chemin de la volonté de
refondation de Gauguin et de la volonté de conversion des héros de
Vasco, le pasteur d’Erromango a créé sa propre Eglise, caricature grotesque des tentatives généreuses jusqu’ici évoquées pour transformer
l’aventure coloniale en utopie, mélangeant la Bible, la culture indigène, les
valeurs bourgeoises et le whisky dans des cérémonies carnavalesques :
« Ils venaient deux par deux, les quatre premiers soufflant dans
des trompettes, les quatre suivants portant des palmes, les derniers
armés de chandeliers avec leurs bougies allumées. Des peignoirs
de bain qui traînaient sur leurs talons leur tenaient lieu de manteaux de cérémonie. Le Révérend marchait au milieu. Il était en
redingote noire, la poitrine barrée d’un grand cordon écarlate,
autour duquel bringuebalait une panoplie d’insignes maçonniques19… »
Pourtant, entre dérision et désespoir, les personnages de Pierre
Benoît restent des bien-pensants et la leçon est en fin de compte extrêmement conservatrice. C’est sans doute une des raisons qui font que le
18 P. Benoît, Erromango, La Table ronde, p. 43-44.
19 idem, pp. 242-243.
14
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succès passé de cet écrivain nous paraît parfois un peu incompréhensible. En effet, dans Erromango le dernier mot restera à Jeffries, colon
exemplaire, chargé de délivrer le message suivant : celui qui suit le chemin des vertus capitalistes occidentales sans se laisser distraire sera
récompensé. L’utopie n’a plus lieu d’être puisqu’elle est déjà réalisée.
Sobre, travailleur, défendant sa propriété sans faiblir, Jeffries n’attire pas
la sympathie. Pourtant, il tentera plusieurs fois de mettre en garde Fabre
et de l’aider : il le reconduit à sa propriété après une soirée durant
laquelle Fabre a trop bu, il lui donne un médicament contre les fièvres,
lui ramène une brebis égarée, le met en garde contre les agissements de
Bliss et Cross. Il n’arrivera pas à infléchir son destin. Il est vrai que le
sort des autres ne le préoccupe que fort peu, tant il est persuadé que la
réussite ne peut être qu’individuelle :
« il doit commencer à avoir du foin dans ses sabots. Qu’est-ce qu’il
est en train de me refiler comme coprah, l’animal ! Une escale où, il
y a dix ans on ne chargeait pas cent sacs. Ce n’est pas un fainéant, vous
savez20. »
Le langage fruste du capitaine de la goélette symbolise assez bien à
quel point la réussite de Jeffries manque de pouvoir d’entraînement et
de rayonnement : cette leçon de vie ressemble trop à la réalité pour susciter l’enthousiasme ou le rêve. L’utopie, même sous la forme liée à
l’idéologie coloniale, n’a plus sa place entre l’acceptation réaliste et la
régression mortelle.
Le roman le plus désespéré du corpus étudié est sans doute La Tête
coupable que Romain Gary publie en 1968. Placée sous le signe du Picaro,
auquel le romancier assigne en exergue deux fonctions, celle d’être :
« un miroir dressé sur le chemin de l’Histoire, et celle d’un révolté
contre l’emprise de la Puissance sous toutes ses formes21. »,
l’œuvre répertorie soigneusement et désespérément toutes les
formes prises par le Mal durant la première moitié du XXe siècle. Il y a
bien sûr avant tout la Shoah :
20 idem, p. 325.
21 citation de Stefan Zajada en exergue de La Tête coupable.
15
�« Il fut pris d’une sorte de danse de Saint-Guy.
— Auschwitz ! Auschwitz ! Auschwitz !
Ses yeux étaient frappés d’une expression de terreur sans nom
dans laquelle l’Allemand n’eut aucune peine à remarquer six millions de cadavres juifs22. »
Mais il y a aussi la bombe atomique sur Hiroshima et Nagasaki, le
début des essais nucléaires dans le Pacifique23, le néo-colonialisme en
Afrique, la guerre froide avec l’assassinat de J.F. Kennedy et l’intervention
directe des États-Unis au Vietnam en 1964, sans oublier la révolution
culturelle à Pékin et le racisme ségrégationniste aux États-Unis. Face à
cette prolifération du Mal, tous les idéaux, toutes les croisades échouent :
celle du révolutionnaire castriste, celle du jeune scientifique croyant aux
vertus rénovatrices de la science, celle de l’écologiste en la personne de
Le Goff, celle de l’intellectuel tiers-mondiste représenté par Raffat, le
premier amant de Meeva, l’héroïne tahitienne. Et Romain Gary pose la
question centrale englobant celle de la création utopiste de la légitimité
ou même de la simple possibilité d’existence de la création littéraire par
exemple, face aux horreurs dont l’humanité est capable :
« Il ne pouvait plus y avoir de peinture, de musique, de littérature,
face à la Puissance, rien qu’un rugissement inarticulé, le premier
cri d’horreur originel retrouvé24. »
L’utopie peut-elle encore exister dans de telles circonstances ?
Pratiquement tout le roman s’emploie à nous enlever tout espoir.
Paradoxalement, l’Histoire constitue un scandale majeur où l’homme est
responsable du Mal, mais où le Mal le dépasse de telle sorte qu’aucune
expérience ne peut lui servir réellement de leçon. La seule attitude philosophiquement conséquente est non pas le suicide, encore trop volontariste, mais la totale abstention, celle prônée par le Baron ou Mac Callum :
« John William Callum était considéré comme le chef de file de la
jeune école de littérature et de peinture américaine, connue sous
22 Romain Gary, La Tête coupable, Gallimard, p. 113.
23 « Seize millions d’enfants, au bas mot, vont naître tarés sous l’effet des radiations déjà
accumulées dans les gènes de l’espèce depuis le début des expériences nucléaires » p. 306.
24 idem, p. 25.
16
�Mle de Scudéry Clélie, 1654. (BN Paris)
�le nom d’« abstentionnisme révolutionnaire » ou de « négation
créatrice. C’était un authentique génie qui se refusait à écrire une
œuvre immense. Malgré les assauts incessants d’une inspiration
impérieuse, il s’abstenait, donnant ainsi à son non-œuvre un profond contenu philosophique de refus et de protestation25. »
Comment, dans de telles conditions, le désir de régression ne viendrait-il pas habiter la conscience malheureuse du personnage ? Et c’est
ce qui a lieu sous la forme de deux vers obsédants de Yeats, qui sont rappelés constamment sous une forme souvent approximative :
« Je cherche celui que j’étais
Avant le commencement du monde26. »
Pourtant le fantasme de l’île déserte où tout peut recommencer est
analysé avec beaucoup de lucidité et dénoncé pour ce qu’il est, une
démission, une attitude irréaliste et mortelle :
« Avant de s’installer à Tahiti, Cohn avait d’abord songé à se réfugier dans une île déserte de l’archipel des Tuamotu. Mais il avait
l’instinct de conservation très développé. Dans une île déserte,
l’humanité se serait réduite à lui-même ; situation scorpionesque
qui rendrait le règlement de comptes, même purement gesticulatoire, totalement impossible27. »
Dans cette Polynésie où se donnent rendez-vous si opportunément
l’Histoire, avec les essais nucléaires de Mururoa, et l’Utopie si active
naguère de la Nouvelle Cythère, le picaro fait une autre constatation, qui,
en fin de compte, va lui ouvrir le chemin de l’Utopie malgré tout. La réalité n’est perceptible à l’humanité qu’à travers sa représentation : le réel
demeurant lui-même toujours au-delà ou en deçà. Ainsi, Tahiti n’est-elle
connaissable qu’à travers les Images qu’elle a suscitées : vision des premiers navigateurs européens, tableaux de Gauguin ou encore abondante
filmographie de fiction dont l’exemple le plus connu est les Révoltés de
la Bounty. Dans notre société mondialisée, habitée essentiellement de
touristes et de consommateurs, les Images, venues de tous les horizons,
25 idem, p. 316.
26 idem, pp. 43, 310…
27 idem, p. 56.
18
�N°301 • Juin 2004
se superposent et se télescopent, ôtant par leur prolifération toute signification à la réalité. Ainsi, Bizien, l’Empereur du Tourisme rêve-t-il de
faire de Tahiti un réservoir d’Images, un Disneyworld fabuleux ou se
côtoieraient toutes les grandes représentations d’elle-même que l’humanité s’est donnée :
« Son projet de Disneyworld tahitien n’en était encore qu’à ses
débuts… Bizien avait déjà installé Adam et Ève sur une colline audessus de Pouaavia, et « la mort du capitaine Cook » était représentée deux fois par jour à Pointe Vénus… Il songeait à mettre
toute la Bible en tableaux vivants28. »
Ce Disneyworld à Tahiti, représentation contemporaine du paradis
perdu s’il en est, permet à Romain Gary d’exprimer avec une grande
force de conviction, l’usure et l’obsolescence de la plupart de ces représentations.
Mais, étonnamment, au lieu de désespérer le créateur d’Images
qu’est l’artiste, cette invasion et cette démonétisation par le Tourisme
vont lui redonner le sens de ses responsabilités et triompher du désespoir historique. Le héros assène que :
« L’homme devait s’inventer avec une résolution et une conviction
absolues et ne jamais céder un pouce de terrain à son éphémère
identité historique. … Cohn pensait souvent au cri que le picaro «
El Viejo », de Séville avait lancé… « Dieu se fera » et il n’y eut
jamais de cri de foi plus inspiré29. »
Désormais l’attitude de Mac Callum n’est plus de mise, même si, à
moment donné, elle a pu constituer l’Image dans laquelle l’humanité se
reconnaissait. L’artiste ne peut ainsi durablement abdiquer sa responsabilité en terme de construction de la signification :
« Cohn gisait au fond et rêvait de quelque prodigieuse re-mythification du ciel et de la terre, qui tromperait la vigilance de la constellation du Chien et assurerait enfin le triomphe du mythe de
l’Homme sur sa réalité historique30. »
28 Romain Gary, La Tête coupable, Gallimard, p. 234.
29 idem, p. 194.
30 idem, p. 309.
19
�Ainsi, les formes du Sens sont-elles destinées à survivre et accueillir
de nouveaux contenus. C’est sans doute ce que signifie la réapparition
de l’île déserte comme horizon de la signification à la fin du roman. Le
désir d’Utopie de l’homme, malgré tout, demeure le plus sûr moyen de
mettre en échec la Puissance du Mal. Forme vide, il subsiste obstinément
jusqu’à ce qu’un créateur vienne lui redonner vie :
« Personne n’y a jamais mis les pieds sauf moi, quand j’étais
encore une enfant… Depuis, je ne fais que rêver de mon île… Tu
ne peux pas t’imaginer comme elle est belle. Quand on a beaucoup
vécu, on ne peut plus l’imaginer. Mais moi, je ne l’ai jamais
oubliée. On peut essayer, Cohn. On peut essayer 31. »
Et il ne peut se confondre totalement avec le désir de retour aux origines, comme retour à l’inexistence.
En résumé, quelle leçon peut-on tirer de ces quelques monographies ? Tout d’abord, l’aventure coloniale, avec l’aventure communiste,
reste sans doute une des dernières sources de l’utopie en Occident. A
travers elle, les écrivains posent encore la question des choix moraux et
sociaux fondamentaux, en faisant tour à tour une lecture dystopique,
réaliste ou utopique du mouvement de colonisation.
Ensuite, face aux désastres successifs de deux guerres mondiales, à
moins de trente ans d’intervalle, l’imagination utopiste, menacée de stérilité, se pose malgré tout, et avec elle la création artistique en général,
comme notre unique sauvegarde et le refuge de notre humanité, même
si pour nous l’artiste n’est plus la figure démiurgique que voulait proposer Victor Segalen à notre soif de justification.
Sylvie André
Université de la Polynésie française
31 idem, p. 372.
20
�L’imaginaire ambigu de l’île
dans la tradition
littéraire utopique
J’aimerais commencer par vous montrer les tableaux de Magritte
dont le thème est celui de l’île au trésor : il s’agit d’un motif récurrent
dans sa poétique, puisqu’il représente visuellement certains éléments
contradictoires présents dans l’imaginaire du mythe de l’île. Le titre, lui
aussi, offre une clé de lecture possible des différentes versions du même
sujet : L’île au trésor (1942, 1942, 19451) évoque non seulement l’idée
archétypique qu’un trésor puisse peut être avoir été caché quelque part
sur une île, mais encore la tradition stratifiée du topos littéraire avec ses
riches implications symboliques. Comme c’est souvent le cas pour
Magritte, on note une forte tension entre mot et image : en effet, le titre
rend implicite une ironie qui bouleverse les attentes de l’observateur.
Quelle que soit la version du tableau, des éléments rassurants se juxtaposent à des aspects dérangeants : la partie de l’île visible au premier
plan contraste fortement avec le paysage terrestre et marin de l’arrière
plan. L’azur et l’or de la mer calme, qui se reflètent sur les contours des
montagnes, sont traversés d’une lumière onirique. Des êtres prodigieux
naissent sur sa terre pierreuse et brunie, à savoir des exemplaires d’oiseau-feuille, que Magritte appelle d’un ton ironique « les grâces naturelles ». Ces créatures disparates emblématisent le motif troublant de la
métamorphose des genres et des espèces propre à l’art surréaliste.
1 1942, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles ; 1942, collection privée ;
1945, Courtesy of Hildegard Fritz-DennevilleFine Arts, Ltd. London.
�Cependant, dans ces peintures, ce motif revêt un autre sens, plus profond, car il devient une métaphore rappelant le dualisme intrinsèque et
symbolique présent dans l’île. L’observateur ne peut ne pas associer le
trésor à ces « grâces naturelles », prodige pouvant se réaliser exclusivement sur l’île : en effet, d’un point de vue scientifique, l’île est un système clos, où le principe de la sélection naturelle est sujet à de substantielles mutations. Comme il existe une interruption de la chaîne biologique dans le rapport entre proie et prédateurs, un environnement singulier se déploie sur l’île, où des formes de vie tout à fait nouvelles peuvent émerger et évoluer. La faune et la flore présentent des aspects d’une
étrangeté qui tire son origine de l’unicité de l’île en tant qu’écosystème.
La relecture de Magritte du mythe de l’île me permet d’avancer l’hypothèse de travail de mon intervention. Dans la tradition utopique littéraire, l’île est une métaphore portante pour désigner l’ailleurs : une
métaphore qui souligne les composantes bipolaires du mythe en question. En fait, l’île est un moyen nécessaire pour la construction du
concept de « lieu autre », au sens double d’ou-topos, non lieu, et
d’eu-topos, lieu du bonheur. Les éléments positifs sont enracinés dans
le concept de l’île comme cercle magique, qui renferme et protège, qui
contient un univers autosuffisant, un lieu sûr, complet en soi, où règnent
la paix et la sérénité. Dans ce sens, l’île reélabore le topos du jardin édénique habité par des indigènes bienveillants, enrichi d’une végétation
luxuriante et d’espèces animales douces et prolifiques. En revanche, les
composantes négatives sont liées aux rochers dangereux de ses côtes, et
surtout à la dureté du terrain minéral qui symboliquement évoque la
paralysie et l’entropie. En ce sens, la fermeture du cercle magique
n’offre plus de protection, mais devient un lieu d’isolement et de réclusion, un piège claustrophobique. Par conséquent, l’île n’est plus bienheureuse, mais perfide, agressive, pleine d’enchantements insidieux. Un
exemple emblématique de la dualité du mythe nous est offert par le
poème épique du XVe siècle écrit par l’italien Ludovico Ariosto, Orlando
Furioso. Chevauchant son hippogriffe ailé, Ruggero aperçoit l’île : vue
d’en haut, elle lui apparaît comme un lieu de merveilleuses délices, mais
une fois à terre, le héros doit affronter des épreuves et des créatures
dangereuses telles que Alcina, la magicienne ensorceleuse qui a le pouvoir
22
�N°301 • Juin 2004
de transformer les créatures en pierre et en plante. Le charme de l’île
bienheureuse se transforme en un enchantement qui attire et séduit,
poussant les visiteurs imprudents vers la mort.
L’utopie a souvent été identifiée comme une plante hybride : étudier la complexité de l’imaginaire de l’île dans la littérature utopique
signifie en réalité découvrir les profondes racines mythiques d’une
construction rationnelle. Utopie (1516) de Thomas More, le modèle
archétypique du genre, commence par une description précise de l’île
qui, d’un point de vue sémiotique, révèle une double connotation :
d’une part un port sûr et d’autre part la mer ouverte ourlée de côtes
ardues. De plus, l’île de More devient un symbole plus complexe, parce
qu’elle contient l’opposition sémantique ouvert/fermé, selon que la mer
environnante est un moyen d’accès ou bien une défense contre les étrangers. La forme de lune que prend l’île a été interprétée comme un giron
maternel, fertile et protecteur, un symbole de régression qui contraste de
manière icastique avec la régularité géométrique de la ville, symbole du
pouvoir patriarcal. Sur ces éléments métaphoriques se fonde l’interprétation fascinante de C.G. Dubois2 et Jean Servier3, qui voient l’utopie
comme une puissante, suggestive projection du désir régressif du ventre
de la mère :
« The island of the Utopians is two hundred miles across in the
middle part where it is widest, and is nowhere much narrower than
this except toward the two ends. These ends … make the island
crescent-shaped like a new moon. Between the horns of the crescent … the sea enters and spreads into a broad bay. Being sheltered from the wind by the surrounding land, the bay is never rough,
but quiet and smooth instead, like a big lake. Thus, nearly the
whole inner coast is one great harbor, across which ships pass in
every direction, to the great advantage of the people. What with
shallows on one side, and rocks on the other, the entrance into the
bay is very dangerous. […] Since the other rocks lie under water,
2 C.-G. Dubois « Problèmes de l’Utopia », in Archives des Lettres Modernes, 85, 1968, pp.
355.
3 Jean Servier, Histoire de l’Utopia, Paris, Gallimard, 1967.
23
�they are very dangerous to navigation. The channels are known only
to the Utopians, so hardly any strangers enter the bay without one of
their pilots ; and even by themselves could not enter safely if they
did not direct themselves by some landmarks on the coast. If they
should shift these landmarks about, they could lure to destruction
an enemy fleet coming against them, however big it was4. »
La page initiale du Livre Second de l’Utopie souligne combien les
traits géographiques et physiques de l’Utopie sont non seulement naturels,
mais aussi culturels, puisque l’homme a exploité l’environnement pour
séparer l’île du continent. C’est le roi Utopos qui la fonde après avoir
coupé l’isthme, une action qui illustre par un exemple la nouvelle origine
de l’utopie, un lieu séparé de l’histoire, un « non lieu » dont la nouvelle
naissance engendre une nouvelle histoire. En ce sens, l’île utopique signifie toujours un nouveau point de départ, un lieu d’expérimentation :
« On the outer side of the island there are likewise occasional harbors ; but the coast is rugged by nature, and so well fortified, that
a few defenders could beat off the attack of a strong force. They say
(and the appearance of the place confirms this) that their land was
not always an island. But Utopus, who conquered the country and
gave it his name (it had previously been called Abraxa) brought its
rude and uncouth inhabitants to such a high level of culture and
humanity, that they now excel in that regard almost every other
people ; after subduing them, at his first landing, he cut a channel
fifteen miles wide where their land joined the continent, and caused the sea to flow around the country5. »
Étudier l’utopie de More en la comparant au thème de l’île veut dire
découvrir son lien étroit avec la littérature de voyage et les expéditions
géographiques de son époque : en effet, la tension de Raphael Hythloday
4 Thomas More, Utopia, Book Two, “The Geography of Utopia”, in Sir Thomas More, Utopia.
Translated and edited by Robert M. Adams, New York, Norton and Company, 1975, p. 31.
5 Thomas More, Utopia, Book Two, “The Geography of Utopia”, in Sir Thomas More, Utopia,
cit., p. 31.
24
�N°301 • Juin 2004
vers la découverte et la connaissance de nouveaux lieux est propre à
l’esprit des explorateurs de la Renaissance. Un autre moyen utilisé par
la littérature de voyage est l’emploi de cartes détaillées qui devraient
localiser le ‘non lieu’ imaginaire et fictionnel : un expédient auquel on
a fréquemment recours dans la littérature utopique européenne. En
Utopie, le territoire et les eaux qui entourent l’île n’ont pas de secret
pour les habitants qui les ont scrupuleusement retracés sur des cartes.
More souligne que certains périls ne peuvent être surmontés que si l’on
connaît la carte : cela détermine une condition de suprématie de l’indigène envers l’étranger.
Et pourtant, contrairement aux lieux découverts par les explorateurs dans la littérature de voyage, l’île de More est présentée comme
une cité bien définie qui rappelle l’architecture des villes idéales italiennes. Autour de l’île, les décors sont naturels, mais dès que le voyageur la pénètre, il se heurte à un environnement urbain qui sous-tend un
principe rationnel à même d’ordonner tous les détails de la vie quotidienne des citadins. A la différence des comptes-rendus de voyage de la
Renaissance, centrés sur l’émerveillement du voyageur face aux beautés
extraordinaires du monde des insulaires, l’île utopique devient, comme
l’a souligné Jean-Jacques Wunenburger, un lieu où la nature a été radicalement transformée par un principe rationnel. Sur l’environnement
luxuriant se greffe un laboratoire scientifique, où la vie quotidienne et
les éléments naturels deviennent des outils voués au fonctionnement du
projet utopique. « C’est pourquoi le paysage du jardin se trouve généralement intégré dans un ensemble urbain, comme un lieu adjacent
mais fonctionnel6. » En ce sens, on peut affirmer que More exploite le
mythe de l’île dans le dessein de la remanier selon le modèle rationnel
de son projet utopique, un modèle qui ne peut survivre que s’il est à
nouveau enfermé.
Après la description de l’île, More se focalise sur les principes sociopolitiques de son projet utopique. Le lecteur est conscient que le lieu est
6 Jean-Jacques Wunenburger, « La topographie insulaire des utopies ou la profanation du jardin d’Eden », in Cahiers internationaux de symbolisme, Nos. 40-41, 1980, pp. 139-150 : p.
147.
25
�une île moins en raison de la description des traits naturels, que de
l’attention que More attache à la réglementation des voyages à l’intérieur
et à l’extérieur de l’île. Le chapitre On Travelling se concentre sur la
stratégie pour contrôler les échanges entre le monde utopique et le
monde extérieur. Voici une preuve flagrante de la peur de la contamination : le monde extérieur représente une menace pour l’ordre utopique,
qui ne peut être préservé que par le truchement d’une réglementation
stricte. Ainsi ressort l’un des paradoxes de la construction utopique :
pour connaître la perfection réalisée il faut conquérir l’accès à l’utopie,
mais il est rare que le monde utopique tolère la présence de l’étranger
pendant une période prolongée. Le moment arrive où le voyageur est
plus ou moins violemment expulsé, ou il doit rentrer dans sa patrie
d’origine pour témoigner de la perfection de l’ailleurs.
Dans Le città invisibili (Les villes invisibles)7, Italo Calvino soulignait la puissante capacité de créer des images qu’avait l’écrivain utopique pour inventer des noms à assigner aux villes. Pourquoi alors ne
pas penser à créer une sorte d’atlas des utopies insulaires, qui ont proliféré pendant nombre de siècles, tant qu’on a pu encore croire qu’il
existait des îles à découvrir. Vu le temps qui m’est imparti, il me serait
difficile de vous présenter aujourd’hui le riche atlas des îles utopiques.
Mais je me propose de mettre au clair comment le thème de l’île s’est
peu à peu transformé par rapport à l’évolution du genre utopique. Dans
l’histoire des utopies, deux tendances se sont fait jour : la première est
de nature constructive, avec au centre la cité, et la seconde répond à un
besoin d’évasion et se fixe sur la nature. L’utopie constructive est dominée par l’idée du progrès, de la science, de la technologie ; l’utopie de
l’évasion se soucie de récupérer un équilibre harmonieux entre l’homme et la nature. Dans cette perspective, les utopies des XVe et XVIe
siècles se distinguent par la tendance de l’écrivain à construire un projet
rationnel : après More, j’aimerais rappeler la New Atlantis (1626) de
Francis Bacon qui, partant d’un fond mythico-religieux, accentue la
nature scientifique et technologique du projet. Le mythe platonicien
7 Italo Calvino, Le città invisibili, Milano, Einaudi “Supercoralli”, 1972.
26
�Magritte, l’île au trésor, 1945
�d’Atlantide est réinterprété dans une perspective biblique et chrétienne.
Tout d’abord, Bensalem apparaît comme un miracle qui sauve des eaux
les navigateurs éreintés voués à la mort. Ensuite, les étrangers doivent
accomplir un rite de purification pour être acceptés dans la Maison des
étrangers, House of Foreigners. En outre, l’histoire même de l’île met
l’accent sur le fait qu’elle a été désignée par Dieu pour l’évangélisation.
En effet, la nouvelle histoire chrétienne est marquée par l’apparition
d’une haute tour de lumière surmontée par une croix resplendissante,
événement auquel fait suite le repérage d’une arche contenant tous les
Livres du Vieux et du Nouveau Testament. Puisant dans les sources allégoriques et religieuses du mythe, Bacon modèle une île sur laquelle bâtir
sa propre utopie de la science expérimentale, Solomon’s House :
« … amongst the excellent acts of that king, one above all hath the
pre-eminence. It was the erection and institution of an order, or society, which we call Salomon’s House ; the noblest foundation, as we
think, that ever was upon the earth ; and the lantern of this Kingdom.
It is dedicated to the study of the works and creatures of God8. »
L’île devient un immense laboratoire naturel, où les savants au
moyen d’appareils sophistiqués procèdent à un vaste éventail d’expériences de manière à acquérir
« the knowledge of causes, and secrete motions of things ; and the
enlarging of the bounds of human empire to the effecting of all
9
things possible .»
Des cavernes jusqu’à la profondeur des fonds marins, des plantes à
inoculer aux animaux à disséquer vivants, tout élément naturel devient
l’objet d’une enquête rigoureuse, développée dans le dessein de dompter la nature. En soulignant l’importance de la science technologique, ce
prototype d’utopie scientifique néglige la fascination des beautés naturelles
de l’île et annonce maintes questions controversées liées au scientisme.
En assignant tout le pouvoir au Gouverneur, Bacon laisse irrésolu le
8 Francis Bacon, New Atlantis, Great books of the western world, Chicago-London.
Encyclopaedia Britannica, 1952, p. 206.
9 Francis Bacon, New Atlantis, cit., p. 210.
28
�N°301 • Juin 2004
problème du rapport entre science et politique ; en fait, les nouvelles
découvertes ne sont pas divulguées hors de l’île, et seul un certain
nombre d’entre elles, choisies par les savants de l’île, circule à l’intérieur et à l’extérieur. Même si d’après Bacon la science évolue uniquement grâce à un travail d’équipe, on attache encore une grande importance au secret des résultats scientifiques.
Au XVIIIe siècle, le roman de Defoe, The Life and Surprising
Adventures of Robinson Crusoe, of York, Mariner (1719), constitue
pour les écrivains utopiques un point de référence important, comme
l’ont démontré les études qui soulignent l’entrelacement entre la
Robinsonnade et les utopies des Lumières. Je souhaiterais ici me pencher sur le thème du naufrage en tant que nouvelle naissance et sur la
valeur symbolique de l’île comme jardin édénique, qui ramène le naufragé à un état de nature et le pousse à accomplir des rites d’initiation.
L’île se prête à une exploration à deux niveaux. Le premier est horizontal : le personnage voyageur l’explore et la décrit telle qu’elle apparaît
superficiellement ; le deuxième est vertical : il s’agit d’une pénétration
au sein de l’île, dans ses entrailles. Cet itinéraire souterrain marque toujours une nouvelle naissance du voyageur qui devient un homme neuf,
laissant derrière lui le passé. Voilà quels sont les itinéraires parcourus
par Robinson certes, mais également par de nombreux voyageurs en
utopie, parmi lesquels le héros de The Life and Adventure of Robert
Paltock de Peter Wilkins (1750). Comme l’a bien remarqué Racault,
l’écrivain utopique du XVIIIe siècle est conscient de l’impossibilité qu’en
abordant une île, l’homme puisse véritablement renaître, mais il croit
que sa représentation à travers la ‘fiction’ revêt une forte valeur heuristique. Dans cette perspective, les utopies du siècle des Lumières se configurent comme des laboratoires de spéculation anthropologique sur le
mythe de l’île comme mythe de l’origine. Dans un espace limité et dans
un temps accéléré, l’île fictive est le théâtre des différentes étapes évolutives du progrès de l’humanité10.
10 J.-M. Racault, « Insularité et origine », Corps Ecrit, P.U.F., n. 32, 1989, pp. 117 et suivantes.
29
�L’une des premières distopies de la littérature utopique, Gulliver’s
Travels (1726) de Swift reprend, interprétés sous forme de parodie, les
éléments symboliques et initiatiques du mythe de l’île dans la
Robinsonnade. Ce texte corrosif se présente comme une parodie grotesque du mythe des îles Fortunées. La structure répétitive de chaque
livre souligne l’impossibilité d’aborder une île utopique. Le topos littéraire du monde à l’envers et l’inversion du rapport homme-animal
dénonce avec ironie les absurdités afférentes aux livres de voyage, et
souligne l’inconsistance du mythe du bon sauvage introduit par le siècle
des Lumières. En effet, chaque île est peuplée de créatures monstrueuses
et démesurées, et Gulliver n’est jamais en mesure d’entrer en harmonie
avec l’environnement. Trop petit ou trop grand, homme parmi les animaux ou bien homme parmi d’étranges humains, Gulliver échoue
constamment en sa qualité de colonisateur. Par contre, Robinson Crusoe
de De Foe parvient toujours à exploiter les ressources naturelles de son île
et à les remodeler en fonction de ses besoins d’homme appartenant à la
classe moyenne. En ce sens, l’île de Robinson peut être définie « utopie
pour un seul homme », one-man utopia, alors que les îles de Gulliver
sont des lieux cauchemardesques où son identité est toujours remise en
cause. De même, le thème du naufrage11, qui dans la Robinsonnade s’associe toujours à l’idée d’une nouvelle naissance, devient pour Swift le
point de départ d’une rencontre inquiétante avec « l’altérité » et l’étrangeté. Swift exploite sa position de liminalité entre l’Irlande, terre d’origine,
et l’Angleterre, patrie d’adoption, pour investir le mythe de l’île de fortes
valeurs politiques. Lilliput, une Angleterre en miniature, où vice et corruption sont accentués, renvoie à la terre dominée par les intrigues du
Ministre Walpole, et l’île volante renferme dans l’étymologie de son nom,
Laputa, une allusion implicite à l’Angleterre comparable à une femme malhonnête. Au cours de ses pérégrinations, le malheureux est victime de plusieurs mutineries, la proie d’habitants cruels, mesquins, jamais rassurants
et surtout, à la fin, l’hôte indésirable des chevaux dotés de raisonnement
qui n’acceptent pas sa différence : en effet, chaque île se présente comme
11 Hans Blumenberg, Shipwreck with Spectator. Paradigm of a Metaphor for Existence.
Translated by Steven Rendall Cambridge, Mass., London MIT Press, 1997.
30
�N°301 • Juin 2004
un univers clos qui le repousse comme un intrus. Non seulement Gulliver
ne trouve jamais refuge ni soulagement sur les îles, mais une fois rentré
dans sa patrie, il est isolé. Pour lui avoir révélé la cruauté intrinsèque au
genre humain, les aventures sur l’île le bouleversent totalement et l’enferment dans un isolement misanthropique et monadique12.
A l’aube du XXe siècle, The Island of Dr. Moreau (1896) de H.G.
Wells devient le lieu où il est possible de s’adonner à des expérimentations interdites par la communauté scientifique. La rencontre avec ces
monstres, mi-homme mi-bête, font sombrer Prendick dans une profonde crise d’identité. Loin des yeux inquisiteurs, le Docteur Moreau peut
créer des hybridations déconcertantes entre chien et ours, cochon et
hyène, de hideuses chimères qui obéissent aux ordres du patron et qui
respectent la Loi. Wells souligne une fois de plus que l’homme ne peut
découvrir la vérité sur les êtres humains que s’il est isolé : lorsque
Moreau et ses collaborateurs meurent, ces créatures difformes régressent peu à peu à l’état d’animal. La fuite du héros s’échappant de l’île ne
le libérera pas de la connaissance du mal humain, une connaissance qui
finira par l’isoler complètement une fois rentré dans son pays parmi les
êtres humains, comme ce fut le cas de Gulliver. Nombreuses sont les
implications présentes dans cette réécriture wellsienne sur le thème de
l’île. Il y en a une en particulier que j’aimerais énoncer parce qu’elle me
semble préconiser les terribles faits historiques qui surviendront au XXe
siècle : en effet, l’île est le théâtre non seulement d’expériences qui rappellent le défi prométhéen de Frankenstein, mais aussi de tentatives pour
contrôler l’esprit et réglementer le corps de créatures pouvant être
asservies. Le Dr Moreau, dont le nom fait ironiquement allusion au premier grand utopiste, en réalité n’est pas que le savant démiurge, forgeant
ses créatures, mais encore le dictateur qui veut manipuler les cerveaux.
L’île suppose la présence de l’utopiste comme une figure voulant
réformer et redresser l’humanité. L’île, en tant que territoire isolé de la
réalité historique, est une espèce de table rase, un milieu idéal pour les
12 Claude Rawson, God, Gulliver and Genocide. Barbarism and the European Imagination, 14921945, Oxford, Oxford UP, 2001 ; Vita Fortunati, Entry on Gulliver’s Travels, Dictionary of Literary
Utopias, ed. by Vita Fortunati and Raymond Trousson, Paris, Champion, 2000, pp. 256-261.
31
�expériences pédagogiques de l’utopiste qui entend transformer aussi bien
la nature de la société que celle de l’homme. Parmi les multiples utopies
du XXe siècle, qui reprennent l’idée de l’île comme école et comme un lieu
où l’on apprend à vivre et où les enfants sont formés, je choisirai Orphan
Island (1924) de Rose Macauley. Le roman de Macauley peut se lire
comme une sorte d’expérimentation pédagogique sur 40 orphelins naufragés habitant une île du Pacifique. Le démiurge de l’île est Mrs. Smith,
une espèce de gouvernante-gouverneur, qui se sert de l’île comme d’un
lieu autocratique pour son projet pédagogique d’une société rigidement
structurée par classes : d’une part les Smith, les privilégiés, de l’autre les
orphelins. Le roman de Macauley met en lumière le thème de la duplicité
inhérente à l’imaginaire de l’île. Orphan Island est en effet non seulement
une parodie des Robinsonnades, mais elle devient aussi le lieu mental,
l’espace privilégié dans lequel se projettent les désirs des différents protagonistes13. En effet, tout le roman est essaimé de contrastes entre les couleurs sombres, monotones de l’Angleterre et la nature bigarrée de l’île
salubre du Pacifique. À travers cette description, l’auteur donne libre
cours à sa passion pour les coral islands, lagoons, bread-fruit and coconut tree, and island fauna and flora14. D’un point de vue politique et
social, l’île est une distopie, car elle est la répétition des modèles des
époques victorienne tardive et géorgienne. À travers les impositions de
Smith, Orphania parodie dans un premier temps la société victorienne, et
dans un deuxième temps, la société géorgienne dominée par l’empirisme
aride, lorsque sur l’île arrive Mr. Thinkwell, le sociologue. Dans la perspective particulière du personnage féminin Rosamond, cette île devient au
contraire l’endroit mythique de liberté, d’aventure, d’affirmation de l’identité féminine, en opposition à la tradition patriarcale, qui depuis toujours
conçoit l’île comme le théâtre de l’aventure masculine.
L’un des principaux intérêts de l’utopie est le contrôle de la procréation, qui doit respecter des règles eugéniques. À cet effet, il semble
intéressant d’étudier l’île comme mythe de l’origine liée au problème de
13 Vita Fortunati, «Orphan Island de Rose Macauley», in L’insularité. Thématiques et représentations, textes réunis par J.M. Racault et J.C. Marimotou, Paris, L’Harmattan, 1995.
14 Rose Macauley, Letter to a Friend, 1950-1952, London, Collins, p. 57.
32
�Magritte, l’île au trésor, 1942
�la reproduction de la race. L’île comme mythe édénique soit reprend le
mythe de l’hermaphrodite, et dans ce cas-là les créatures sur l’île se
reproduisent par elles-mêmes, soit reprend des mythes ésotériques, qui
mettent l’accent sur la naissance d’un nouvel Adam, une création spontanée, générée par la fusion de divers éléments. Le thème de la régulation des naissances dans un univers clos, qui ne permet pas de contaminations avec l’extérieur, fut abordé en Italie par Giovanni Papini dans un
écrit surprenant : Racconto dell’Isola (1931). Il s’agit d’une distopie
où le nombre des insulaires s’arrête à 170, parce que c’est la seule
manière de garantir aux habitants la nourriture et les moyens de subsistance dont ils ont besoin. De l’île du Pacifique on ne peut plus s’échapper. Celle-ci est devenue une prison sans issue, où même la mer est un
élément négatif parce qu’elle marque la ségrégation forcée. La fermeture
de l’île ne représente plus, pour Papini, une possibilité d’expérimenter
une société alternative. Elle devient plutôt un lieu où se déchaînent des
réactions extrêmement violentes, incontrôlées. Si pour les utopistes
positifs, elle est un espace à maîtriser et maîtrisable, pour les anti-utopistes tels que Papini elle devient un lieu indomptable, car elle engendre
de cruels instincts, renversant le système de valeurs traditionnelles. Dans
l’île habitée par des Mélanésiens Papous, « les femmes stériles sont les
plus honorées de toutes et … les hommes ne se décident à se marier
que lorsqu’ils sont quasiment hors d’eux15 » : la maternité est une malédiction, la femme stérile est appréciée.
A cette vision claustrophobique de l’île comme lieu de paralysie,
d’ignorance, de torpeur, de privation et de perte s’oppose le roman intéressant, même si discuté, d’Aldous Huxley, Island (1962) où l’île redevient un lieu d’expérimentation d’un nouveau modèle de civilisation :
« I want to show how humanity can make the best of both of
Eastern and Western world. So the setting is an imaginary island
between Ceylon and Sumatra, at a meeting place of Indian and
Chinese influence16. »
15 Giovanni Papini, Racconto dell’isola, in Gog. Satana sarà liberato, Firenze, Vallecchi, 1931,
pp. 39-40 : “le donne sterili sono le più onorate di tutte e… gli uomini non si decidono al
matrimonio che quando son quasi fuor di sé.”
16 D.K. Dunaway, Huxley in Holiwood, London, Bloomsbury, 1995, p. 432.
34
�N°301 • Juin 2004
C’est une civilisation qui naît du syncrétisme de la culture occidentale et orientale, qui s’efforce d’harmoniser les résultats de la science et
de la culture technologique avec la sagesse de la pensée occidentale. Au
cœur des nouveaux principes de l’île de Pala, il y a un respect fondamental de la personnalité et de la dignité de l’individu, qualités qui peuvent
fleurir uniquement grâce à un gouvernement décentralisé et une fédération autogérée de partis. Huxley exploite la condition d’isolement de Pala
pour développer un système économique alternatif et une technologie qui
n’agresse pas la nature. Pour cela, il propose des ressources alternatives,
comme par exemple l’usage de l’énergie solaire et des vents, qui ne nuisent aucunement à l’environnement. Dans l’île, donc, l’éducation des
jeunes figure au premier plan, centrée sur une vision holistique qui voit
l’individu organiquement inséré dans l’environnement.
Pour conclure, on peut dire que la métaphore de l’île résume la
double valeur inhérente à l’utopie : d’une part c’est une métaphore qui
engendre une tension vers de nouveaux horizons, une aspiration qui
s’adapte bien à la mentalité de l’utopiste en conflit avec son monde17. De
l’autre c’est, dans sa réalisation, la fermeture et la limite : d’un point de vue
métaphysique et ontologique tout est contenu dans l’île, un espace qui ne
cesse de renvoyer à soi et qui par conséquent, devient une obsession. À la
base de la construction utopique il y a donc toujours un double mouvement, d’ouverture et de fermeture, de dilatation et de contraction que
Michel Tournier compare de façon admirable à la diastole et à la systole du
cœur humain.
« Tantôt, en effet, nous nous épanouissons, nous partons à la
conquête du monde, nous ouvrons les bras à l’inconnu, aux terres
nouvelles, à l’aventure. Tantôt, au contraire, nous nous rassemblons, nous replions nos antennes, nous rappelons nos pseudopodes18. »
Vita Fortunati
Université de Bologne
17 “L’ambigua alterità dell’altrove utopico”, in Per una topografia dell’altrove. Spazi altri
nell’immaginario letterario e culturale di lingua inglese, a cura di Maria Teresa Chialant e
Eleonora Rao, Napoli, Liguori, 1995, pp. 199-210.
18 Michel Tournier, L’Ile et le jardin, in Le Monde, 31 Octobre, 1976.
35
�Iles et hermaphroditisme*
aux XVIe et XVIIe siècles
Utopie et anti-utopie :
ambivalences esthétiques,
éthiques et intellectuelles
En vue d’escales dans quelques îles imaginaires, et bien sûr dans
cette île-ci, je me suis muni, en guise de boussole, d’un petit guide de
voyage, dont j’aurai à vérifier, en cours de route, les articles que voici :
– Le voyage utopique, variante du voyage imaginaire ou élément
constitutif du genre, élabore un espace propre — dé-naturé ou bien
hyper-naturel — qui de toute manière récuse les lois dites naturelles au
profit de lois idéales, rationnelles, ordonnant une société où le hasard
n’a pas sa place. Alors que le voyage imaginaire offre une certaine liberté
dans la description de diverses aventures, l’utopie ne sollicite l’imagination que pour la réduire à la raison.
– Au nombre des renversements autorisés par le rêve utopique, on
retiendra le motif d’un nouveau commerce amoureux, l’utopie sexuelle,
cette autre figure de l’envers ou de l’inversion.
– L’île, cet idéal d’un ailleurs hors du monde, est-elle hermaphrodite ? Elle semble privilégier les fantasmes de bisexualité.
*Note de l’éditeur : Néologisme privilégié par l’auteur.
�N°301 • Juin 2004
Notons que dans la France du XVIIe siècle, la littérature d’utopie
revêt les formes les plus diverses, car l’absence de liberté intellectuelle
sous l’absolutisme de la monarchie et de l’Église contraint les écrivains
à cacher leurs idées sous la forme de récits fantastiques1.
J’ai circonscrit l’analyse en ces trois étapes avec les moyens du bord
et le secours de deux textes qui relèvent du genre du « voyage chimérique » : L’Isle des Hermaphrodites2 et La terre Australe connue3.
L’Isle des Hermaphrodites aurait été composé, selon Bayle, dans
les années 1575-1580 ; mais le récit n’aurait pu être publié pour des
raisons de sécurité. Le titre qui introduit le texte est : L’Isle des
Hermaphrodites. Nouvellement descouverte. Avec les mœurs, loix,
coustume & ordonnances des habitants d’icelle. Tandis que le titre Les
Hermaphrodites est celui de la gravure qui l’accompagne. Cette page est
en effet construite à la manière des emblèmes, avec une icône au sens
énigmatique, une première explication, condensée, qui sert de devise
« A tous accords », et le cartouche contient une glose en forme de sizain
d’octosyllabes :
1 Naissent alors les utopies libertines : Cyrano de Bergerac : le diptyque : L’Autre Monde :
Histoire comique contenant les états et empires de la Lune (écrit en 1649 et publié posthume
en 1657) et Histoire comique des états du soleil (1662) ; Gabriel de Foigny : La Terre Australe
connue (1676) ; Denis Vairasse d’Allais : Histoires des Sévarambes, peuples qui habitent une
partie du troisième continent ordinairement appelé Terre Australe ; (17000) Claude Gilbert :
Histoire de l’île de Calejava (1677) et Simon Tyssot de Patot : Voyages et aventures de Jacques
Massé (1710). Mais il faut rappeler, avant Cyrano, l’auteur anonyme de L’Histoire du grand et
admirable royaume d’Antalgil (1616) qui s’inspire de More. Il faut aussi rappeler La Cité du
Soleil de Campanella, écrit en italien en 1602, traduit en latin en 1615, imprimé posthume en
1623, et La Nouvelle Atlantide de Bacon (1627).
2 s.d., n’a plus été réédité à partir du XVIIIe siècle. J’ai consulté l’exemplaire de la B.N., rés. Lb
34-806 et l’édition de 1724 de la Bibliothèque de Cologne ; L’Isle des Hermaphrodites, Édition,
introduction et notes par Claude-Gilbert Dubois, Genève, Droz, 1996, Introduction, pp. 7-41.
3 Rédigée par Gabriel de Foigny, publiée anonyme à Genève en 1676. (Pierre Ronzeaud,
L’utopie hermaphrodite. La terre Australe Connue. G. de Foygny 1676, Marseille, C.M.R. 1982).
Je ferai des allusions aussi à L’Autre Monde, constitué par Les États et les Empires de la Lune
(1657) et Les États et les empire du Soleil (1662) de Cyrano de Bergerac. Mais en particulier je
citerai le deuxième volet du diptyque. L’Autre Monde : Les États et Empires de la Lune, et Les
États et Empires du Soleil dans Les œuvres libertines de Cyrano de Bergerac, par Fréderic
Lachèvre, Paris, Honoré Champion, 1921.
37
�« Je ne suis mâle ni femelle,
Et si je suis bien en cervelle
Lequel des deux je dois choisir.
Mais qu’importe à qui on ressemble !
Il vaut mieux les avoir ensemble,
On en reçoit double plaisir. »
L’édition princeps ne comporte ni nom d’auteur, ni d’éditeur, ni
lieu de vente, ni indication de date. L’hypothèse la mieux étayée consiste
à attribuer l’ouvrage à Artus Thomas, (ou Thomas Artus – premier signe
d’ambiguïté) sieur d’Embry, et à considérer qu’il a fait son apparition en
librairie à Paris, en l’année 1605.
D’autres questions se posent alors : si cet ouvrage a paru en 1605,
fait-il référence à l’actualité, comme semble le montrer le succès qu’il a
connu, ou n’est-il qu’une reprise avec effet rétroactif d’anecdotes satiriques
qui concernent la Cour d’Henri III, comme on l’a longtemps pensé4 ?
L’ouvrage peut être considéré comme la première utopie et anti-utopie française qui présente le tableau d’une société bizarre et le tableau
d’une société idéale. Il s’agit d’un véritable livre hermaphrodite, c’est à
dire double, qui suscite deux interprétations opposées inséparables.
Le narrateur expose à un petit cénacle ce que lui a raconté un voyageur débarqué dans une île du Nouveau Monde. À travers une minutieuse transposition architecturale, les différents lieux sont décrits : la salle
du prince, le grand hermaphrodite, les salles où ont lieu les opérations
de beauté pour les hermaphrodites, une pinacothèque avec des scènes
d’enlèvement, de viol, d’inceste etc. Au centre du palais se trouve la
bibliothèque où est exposé le Livre que le narrateur reproduit dans le
sien. Il s’agit d’un Code du monde renversé. Au narrateur sont montrés
aussi deux manuscrits secrets d’un dissident : ce qui est refusé et ce qui
est proposé. Le roman se termine par un débat sur ce qui serait à
conserver de la société des hermaphrodites.
4 Le frontispice de l’édition de Cologne, Héritiers de Herman Demen, 1724 porte cette légende :
« Pour servir de Supplément au Journal de Henri III. »
38
�N°301 • Juin 2004
La Terre australe de Gabriel de Foigny, publiée anonymement à
Genève en 1676, poursuit la double tradition critique et utopique des
voyages extraordinaires, rapprochant l’inspiration fantaisiste de Cyrano
d’une raison qui fait signe à celle, encore à venir, des philosophes. Tout
comme dans l’Autre Monde de Cyrano de Bergerac, elle a pris la forme
de l’utopie, qui sape le conformisme social, religieux et moral.
Le livre raconte les diverses aventures de Jacques Sadeur en différentes parties du monde et son aventureux débarquement dans la Terre
Australe. On avait déjà parlé de cette Terre, avant sa découverte et avant les
Relations de divers voyages du géographe Thévenon (1663) : on l’appelait Terre du feu, Terre des perroquets, une sorte de Paradis Terrestre. Les
habitants de cette Terre sont hermaphrodites et ils trouvent imparfaits les
Européens, qui n’ont qu’un seul sexe. Sadeur peut être accepté par eux car
il est hermaphrodite. L’hermaphroditisme est ici le remède le plus efficace
contre les passions et il peut assurer un bon gouvernement. Nous savons
que Platon et Campanella avaient eux aussi cherché le remède contre les
tourments de la passion en abolissant la propriété privée, la famille et en
réglant les rapports sexuels selon des lois fixées par l’État.
L’esprit inquiet de Foigny, toujours en quête de liberté, trouve la
paix dans l’uniformité et dans l’immobilisme de son utopie. Il a réagi à
la vie réglée de la France de Louis XIV et de la Genève calviniste par la
conception d’une société naturelle qui se révèle finalement plus intransigeante et plus rigide que celle où il vivait. La parfaite uniformité de la
langue, des mœurs, de l’architecture chez les Australiens est le produit
d’un esprit rationnel et géométrique.
Cependant, l’œuvre exprime une pensée dangereuse et paradoxale
qui menace l’ordre établi, celui-là même que défend Boileau5, serviteur
5 Cf. Nicolas Boileau, Satire XII. Sur l’Équivoque, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, «
Bibliothèque de la Pléiade », 1966, pp. 91-99. La Satire XII de Boileau, part de l’interrogation
sur le genre du mot équivoque (pas encore fixé par la grammaire française), le qualifiant de
figure de style hérétique et satanique. Boileau s’en prend au « bizarre Hermaphrodite », symbole de la confusion, du mélange, du travestissement. Menace contre le principe de l’unité, l’équivoque anarchique par constitution est haïssable, car « la duplicité du sens et de la forme » dans
la langue comme dans les choses contredit « l’ordre naturel ». Morceau de bravoure, le réquisitoire de Boileau peut aussi être lu comme un tombeau de l’hermaphrodite : hommage de la
ferveur castratrice à la puissance de la mystérieuse ambiguïté.
39
�du pouvoir absolu et théoricien de la polémique anti-baroque. Gabriel
de Foigny est emprisonné et subit un procès à cause des arguments de
son livre jugés infamants et immoraux. En 1692, année de sa mort, on
publie une deuxième édition de son ouvrage sous le titre de Les
Aventures de Jacques Sadeur dans la découverte et le voyage de la
Terre Australe, amplement mutilée et presque réécrite.
Ce franciscain défroqué, selon Lachève, présente toutes les caractéristiques des libertins ; selon Lichtemberg, il est un précurseur du
socialisme ; selon Atkinson, son œuvre constitue la forme la plus parfaite de récit philosophico-érotico-social. En réalité, Gabriel de Foigny se
situe entre deux générations de libertins : celle de Gassendi et de
Cyrano, évoquant l’atomisme épicurien et la morale stoïcienne, et celle
des innovateurs qui va s’imposer avec Saint-Évremond, Fontenelle et
Bayle, annonçant les philosophes du siècle suivant.
Bien que ce diptyque soit hétérogène, la thématique du voyage dans
un pays imaginaire permet cependant de le considérer comme un corpus relativement cohérent. Le voyageur a un double visage : celui de
l’écrivain satirique, fasciné par un monde à l’envers dans L’Isle des
Hermaphrodites et celui du philosophe politique libertin dans La Terre
Australe ; où s’élabore le mythe d’une société régénérée. Mais qu’il soit
législateur, moraliste, critique, contestataire ou constructeur, le voyageur est toujours un rêveur éveillé, et c’est sur ses songes qu’on l’interrogera. Car si le voyage imaginaire ne laisse pas libre cours à l’imagination, tout soumis qu’il est à une forme de rationalité qui se veut plus raisonnable que la raison des États ou des pays réels, les détails de l’organisation laissent transparaître mythes et fantasmes, et l’artifice, qui se
substitue idéalement à la « nature » et à ses lois conventionnelles, est
le produit d’un désir qui parfois s’ignore, mais auquel en tout cas le
rêveur donne l’apparence d’une logique impeccable.
Le voyage imaginaire, genre littéraire fortement codé, laisse parler la
raison plus que l’imagination : c’est là sans doute son plus apparent paradoxe. En effet, il invite à contester les normes socio-culturelles du monde
présent (à la fois actuel, et là, sous nos yeux, toujours indexé par les
signes de l’inversion), c’est au nom d’autres normes tout aussi strictement
40
�N°301 • Juin 2004
définies : la géométrie utopique ne laisse guère de place au dynamisme
spontané, ni à une fantaisie qui se libérerait des contraintes de la raison.
Et lorsque le rêveur invente de nouveaux espaces et de nouveaux cadres
de vie, encore les soumet-il à une organisation et à des lois d’où une
forme de logique n’est jamais exclue. Le fantastique, le burlesque, l’extraordinaire qui constituent un autre ordinaire, y sont au service d’une
pensée finalement toujours très strictement gouvernée.
La forme adoptée par ces auteurs combine, dans une savante élaboration, une gamme diverse de genres littéraires. Les titres des
ouvrages pourraient faire penser à des traités de géographie imaginaire
; en réalité ils présentent des descriptions réalistes, toutefois transposées
sur le mode artistique, qu’il s’agisse d’architecture, de mobilier ou de
scènes d’intérieur, comme la toilette ou les repas. Le procédé de mise en
abyme du descriptif dans L’Isle des Hermaphrodites atteint un degré de
sophistication conforme à la nature des objets dépeints : ainsi de la description de scènes ou de personnages représentés dans des tapisseries
ou des tableaux qui ornent une salle dont la description est elle-même
intégrée à la description plus générale du monument.
La narration utilise les éléments habituels d’un récit de voyage maritime : équipement d’un navire, tempête, sauvetage, abordage dans une île
inconnue. Il s’agit d’une île flottante qui combine une tradition littéraire
(on a des îles flottantes, dans le Voyage de saint Brendan comme dans le
Quart Livre de Rabelais, qui sont en fait des monstres marins) à un code
allégorique (le flottement est signe d’incertitude et d’absence de repères).
D’un autre côté nos voyageurs imaginaires oscillent de l’ordre au
désordre, ou plutôt du règlement au dérèglement. Ils semblent hésiter
entre l’invention d’un ordre rigide, comme celui qui organise l’île de la
Terre Australe où l’artifice rationnel remplace la nature, où domine
l’uniformité linguistique, vestimentaire ou architecturale, où règnent
sans partage les symétries et les régularités, d’où le jeu est exclu, et la
découverte émerveillée d’un ordre inversé, comme dans L’Isle des
Hermaphrodites.
Dans le premier cas, une administration tatillonne, un dirigisme
sans fantaisie règlent tous les détails de la vie communautaire ; dans le
second, on se borne à prescrire et à faire le contraire de ce qui est
41
�« normalement » fait et prescrit. Ainsi en va-t-il de l’homicide, sévèrement puni chez nous, autorisé, voire recommandé chez les Hermaphrodites. Mais que l’on privilégie une nouvelle organisation ou que l’on
se borne à retourner les règles conventionnelles, le voyage utopique rêve
toujours d’ordre, et élabore avec minutie lois et règlements, comme
ceux que rapporte L’Isle des Hermaphrodites.
Cette ambivalence à l’égard de la nature se retrouve dans le rapport
à la loi : le mépris des lois les plus répandues, qui engendre lui-même
une législation et crée des interdits n’est pas établi au nom de la nature ;
c’est au nom de quelque chose qui n’est pas dit, qui pourrait s’appeler
le plaisir de transgression de la loi paternelle, et qui cultive l’écart
jusqu’au renversement. Ces tendances définissent un type, l’inverse du
nouvel homme que sont en train de mettre en place les instances religieuses et politiques ainsi que les courants esthétiques convergeant dans
ce qu’on peut appeler « l’ordre baroque ».
Le texte tient alors du traité législatif et des projets de république ou
des diverses institutions présentés sur 1e mode ironique du paradoxe ou
de l’inversion des normes Par des moyens de bricoleur élevés au rang
du grand art nous sont présentés, en rubriques séparées, un Extraict.
Des Loix, Coustumes & Ordonnances des Hermaphrodites, successivement des Ordonnances sur le faict de la Religion, résumées ensuite
en Articles de Foy des Hermaphrodites, sorte de parodie du Décalogue ;
l’organisation de la justice et de l’administration (appelée Police), qui
renvoie aux diverses formes de communication et de relation — Pour
ce qui concerne l’entregent — ; enfin les Lois Militaires.
L’association détonante des mots de l’expression « naturalisme culturalisé », définit très exactement la nature complice de cette société : les
Hermaphrodites sont installés dans une contradiction sans issue entre le
recours à la nature, dont il est fait état pour justifier la satisfaction du
désir (mais en fait, le désir, s’il est dans la nature de l’homme, ne peut se
satisfaire que par des moyens élaborés ou extravagants qui sont mis par
artifice à sa disposition) et d’autre part la récusation de la loi ordinaire,
la plus répandue, donc la plus « naturelle », remplacée par une réglementation extravagante qui institue un nouvel ordre. Cette impossibilité à
résoudre les effets engendrés par les principes est le constituant principal
42
�Terre australe Le Testu : carte de la Cosmographie du pilote normand Guillaume Le Testu (1556)
(Service historique de Vincennes)
(Le Courrier de l’Unesco, juin 1991, p. 19)
�de l’hermaphrodisme idéologique et moral, tandis que les hermaphrodites australiens possèdent une autarcie affective et sexuelle, ils sont
féconds et autogènes, mais à la différence des autres, ils ignorent le désir.
La dénonciation de l’attitude intellectuelle de l’hermaphroditisme
comme « péché de logique », par superposition de conceptions contradictoires concernant les notions de nature et de liberté, se retrouve dans deux
domaines étroitement liés : l’esthétique et la politique. Comme toute forme
de « dandysme », l’hermaphroditisme soumet à des vues essentiellement
esthétiques les règles de l’action et les rapports de l’individu à la collectivité. Ce sentiment esthétique de la vie, très particulier parce qu’il est dominé
par le rituel, le cérémonial, le culte de l’apparence, le souci obsessionnel
du détail et de l’étiquette, détermine une attitude narcissique, sur le plan
individuel, et égoïste, sur le plan social, où se retrouve la même ambivalence que dans les fonctions imparties aux termes de nature et de liberté.
L’illogisme et le non-sens sont donc traités, au plan romanesque,
comme production libératrice des contraintes du sens commun. Car
l’imaginaire ne ment pas, et l’absurde n’est que la logique du rêve et de
l’humour, logique parallèle en quelque sorte à celle de la philosophie de
Cyrano de Bergerac, qui postule l’unité de la matière et la coïncidentia
oppositorum.
Toute utopie pose le problème de l’exercice de la sexualité et de ses
règles. Et le voyageur utopiste de la Terre Australe rêve ici d’union communautaire, dont la République de Platon offrait le modèle ; comme
dans la Cité du Soleil, il supprime l’amour propre pour le remplacer
par l’amour universel. Il faut dire que les modalités de la procréation
constituent un secret dont Sadeur n’aura pas la révélation. Là, il rêve
d’une idéale bisexualité, comme dans L’Isle des Hermaphrodites, où la
volupté, « la plus grande sainteté », devient un article de la religion, et
où, sous couleur de la satire, se dit l’émerveillement devant les possibilités qu’autorise un sexe double. Cette île se place sous la protection
délibérée de Bacchus et de Vénus.
C’est dire que la différence, ce postulat qui soutient le discours utopique, lorsqu’elle s’inscrit dans les nouveaux codes amoureux, se définit
par un double jeu d’écarts :
44
�N°301 • Juin 2004
– Des écarts par rapport aux normes socio-culturelles, quand s’organise par exemple le scénario communautaire, autorisé alors par la
référence à l’antiquité vénérable, à l’héritage grec. Au nom du bien de la
république, contraire au plaisir des individus, les enseignements de la
philosophie et ceux de la science, d’une science soucieuse avant tout
d’eugénisme, règlent scrupuleusement tout ce qui regarde la génération.
– Des écarts par rapport aux normes de la Nature, auxquelles l’utopie
substitue une anti-Nature, une culture homosexuelle ou bisexuelle, comme
chez Lucien dans L’Histoire vraie, Artus Thomas ou Cyrano de Bergerac.
Cet espace « dénaturé » de l’utopie sexuelle refuse les lois de l’autorité parentale et met en scène les fantasmes de bisexualité, tout en proposant une nouvelle codification des rapports sociaux, familiaux,
sexuels. Voilà la figure féminine de l’utopiste. Moins féminine, sans
doute, que masculine/féminine, car le vrai visage du voyageur utopiste
est celui de l’hermaphrodite, qui rêve d’avoir les deux sexes ensemble,
comme le déclare l’épigramme de l’emblème, déjà cité, qui ouvre le
livre des Hermaphrodites.
Quel sujet plus vaste ou plus élémentaire ? Mythe et archétype, l’androgyne est à la fois nostalgie de l’Un, désir du Tout, spéculation sur le
Même et l’Autre, sur l’Amour, sur la Mort. Riche des interrogations les
plus fondamentales, il est l’énigme même. Le thème de l’androgyne
prend une importance croissante dans les spéculations philosophiques
à la fin de l’antiquité. Au commencement était Platon. Le premier récit
du mythe de l’androgyne est présenté dans le Banquet de Platon par le
fameux discours d’Aristophane. Si le pouvoir de l’amour est tel, dit
Aristophane, qu’il engendre le désir « de joindre l’être aimé et de se
fondre en lui au point que deux ne forment plus qu’un », c’est qu’à l’origine « notre nature était d’une seule pièce » ; l’amour est la recherche
de cette antique nature perdue, l’unité primitive androgyne.
Unissant deux pouvoirs en un seul corps, l’être double exprime
l’aspiration majeure de toute espèce vivante qui veut se perpétuer. Les
rites symbolisant la bisexualité, dont le plus simple et le plus répandu est
l’échange des vêtements, visent à renforcer par superposition les forces
vitales de l’un et l’autre sexe. L’androgynie occupe donc les deux pôles du
sacré. Pure vision de l’esprit, elle apparaît chargée de la promesse la plus
45
�précieuse. Mais il ne faut pas qu’elle s’actualise en un être né d’un homme
et d’une femme. Une note de Diodore de Sicile essaie de concilier les deux
points de vue, sans comprendre leur foncière hétérogénéité :
« Semblable par son origine à Priape (fils de Dionysos et d’Aphrodite)
est celui qu’on nomme Hermaphrodite, fils d’Hermès et d’Aphrodite, désigné des noms associés de ses deux parents. Les uns disent qu’il est un dieu,
qu’il se produit de temps en temps parmi les hommes et qu’il naît avec un
corps marqué de la double nature masculine et féminine, avec la vigueur
de l’un, la douceur de l’autre. D’autres disent que ceux qui révèlent des
natures de cette sorte sont des monstres qui apparaissent rarement et qui
annoncent tantôt des malheurs, tantôt des bonheurs6. »
L’être du dieu Hermaphrodite ne se laisse pas aisément approcher ;
ses origines « sont des plus obscures7 ». Son culte est attesté par des
documents peu nombreux et peu explicites. La seule légende qui le
concerne est racontée dans les Métamorphoses8: la nymphe du lac
Salmacis près d’Halicarnasse s’éprend du fils d’Hermés et d’Aphrodite et
s’unit à lui, au sein des eaux, si étroitement qu’ils ne composent plus
qu’un seul être. Pour Ovide, la nature double vient d’une transformation,
de la fusion d’un jeune garçon avec une nymphe. Ovide a rendu sensible
le pouvoir attirant de l’eau. En revanche, il a totalement méconnu le sens
archaïque, nettement positif, de la bisexualité.
En marge de la théosophie traditionnelle, l’hermaphrodite a rivalisé
avec l’androgyne9. Celui-ci est un être double et complet, un modèle
6 Diodore de Sicile, IV, 6, 5.
7 Marie Delcourt, Hermaphrodite. Mythes et rites de la bisexualité dans l’Antiquité classique,
Paris, Presses Universitaires de France, 1992, p. 69.
8 Ovide, Métamorphoses, III, pp. 285-388.
9 « Le culte du dieu Hermaphrodite a peut-être contribué à miner peu à peu la vieille terreur
devant l’androgyne maléfique. Ce qui est sûr, c’est qu’ils ont longtemps coexisté, car le culte
semble dater du IVe siècle et il faut attendre jusqu’à l’ère chrétienne pour entendre parler de la
superstition comme d’un reste des vieux âges. Cela suffirait à montrer à quel point les
croyances relatives aux dieux doubles sont hétérogènes à l’expérience. L’androgynie occupe les
deux pôles du sacré. Pur concept, pure vision de l’esprit, elle apparaît chargée des plus hautes
valeurs. Actualisée en un être de chair et de sang, elle est une monstruosité, et rien de plus ;
elle atteste la colère des dieux contre le groupe qui a eu le malheur de la révéler ; on se débarrasse le plus vite possible des malheureux qui la représentent. » (Marie Delcourt,
Hermaphrodite, cit. pp. 68-69).
46
�N°301 • Juin 2004
originel méta-historique, dont la réalité préexistait à la Chute originelle,
et dont la réalisation reste promise à l’homme de désir travaillant à sa
propre réintégration ; en lui, le masculin et le féminin se trouvent unis
harmonieusement et naturellement – ou « surnaturellement ». Mais
l’hermaphrodite, dont la représentation se passe fort bien de tout scénario
mythique, est un être bisexué dont les sexes sont seulement juxtaposés ou
s’interpénètrent de façon ambiguë. Cette ambiguïté a inspiré poètes,
peintres et romanciers, surtout dans les époques décadentes, au point que
les deux mots sont devenus parfois synonymes ; ils l’étaient d’ailleurs plus
ou moins dans le langage alchimique, mais « hermaphrodite » y conservait un sens noble.
Le mythe de Platon, nourri des apports du gnosticisme chrétien et
de l’hermétisme inspire la poésie française de la Renaissance, du
cénacle lyonnais à celui de Marguerite de Navarre, des poètes de la
Pléiade à Agrippa d’Aubigné.
La bisexualité trouve place dans le champ du savoir, mais n’est pas
intégrée à l’imaginaire. C’est à l’âge baroque que l’androgyne se mue en
hermaphrodite et suscite de nouvelles inventions poétiques que je placerais sous ce signe : Terres d’Hermaphrodites.
L’Hermaphrodite n’est pas une invention des Temps Modernes.
Mais les temps ont changé et si l’on s’inspire de la fable d’Ovide, c’est
que la fresque fantaisiste de la métamorphose, dans laquelle la dramatique fusion érotique effleure la litote de la mort, est plus faite pour la
sensibilité baroque et libertine, que le récit du comique Aristophane. Le
climat tragique des vers d’Ovide explique cette image du deux en un qui
sert de paradigme à une réalité plus complexe et moins convenable que
la sacralisation du lien conjugal : après s’être attachée par ruse au
corps du jeune homme qui la repoussait, la nymphe Salmacis, amoureuse
du bel Hermaphrodite, obtint des dieux de rester éternellement unie à
lui ; naquit ainsi un nouvel être pourvu des deux sexes.
La différence est pourtant sensible : l’androgyne est une création
mythique, l’hermaphrodite est un phénomène qui a pourtant lui aussi sa
légende fondatrice, mais le sens en est différent. L’androgyne propose une
explication mytho-génétique de la différenciation sexuelle et fonde sur la
fable le désir amoureux comme desiderium d’un état de complétude
47
�perdu. C’est un mythe de réintégration de la personnalité indiquant ou
une nostalgie ou une aspiration à l’égard de la perfection.
La légende d’Hermaphrodite raconte un amour qui échoue, une tentative manquée de réintégration à laquelle est substituée une opération
forcée d’hybridation. Le mythe de l’hermaphrodite signifie ambivalence,
ambiguïté, amphibologie, clivage d’un sujet dont les contradictions se
neutralisent au lieu de se conforter. Ovide, après avoir évoqué divers cas
de changements de sexe, raconte l’histoire d’Hermaphrodite, ce jeune fils
de dieux – il est l’enfant d’Hermès et d’Aphrodite, bizarre accouplement
du génie technique et de la force cosmique et naturelle du désir.
La naïade Salmacis, habitant les eaux qui rendent impuissants ou
stériles les hommes qui s’y baignent, tomba amoureuse d’Hermaphrodite, venu sur ses bords. N’arrivant pas à ses fins, elle profita de ce
que le jeune homme se baignait dans le lac, pour l’attirer dans son
domaine et obtenir des dieux que leurs corps soient joints. Ils le furent
en effet, pour un horrible mélange de membres en guerre les uns contre
les autres, qui cherchent à récupérer leur individualité perdue.
A la fin du XVIe siècle, le terme désigne l’état de doute, le scepticisme qui résulte de la neutralisation d’idées opposées. On peut relever des
cas nombreux de rhétorique hermaphrodite, qui cultive les symétries
contrastées et les alliances contradictoires.
Au début du XVIIe siècle le mot hermaphrodit ou hermaphrodite est
utilisé avec une double signification technique. Il intéresse les ouvrages
médicaux qui posent la question de savoir si l’hermaphroditisme constitue
un cas anatomique recevable comme tel, qui donnerait une réalité biologique à d’anciens mythes, ou s’il s’agit seulement d’une déformation
organique sans effets physiologiques. La solution adoptée, parmi les
diverses réponses qui ont donné lieu au débat, va plutôt dans le second
sens et fait de l’hermaphroditisme un cas de pathologie strictement anatomique : une malformation d’organes qui donnerait l’illusion d’un
double sexe.
En s’insérant dans le registre de la tératologie, le terme reste lié à la
monstruosité, ce qui va orienter la direction de ses sens symboliques.
L’hermaphroditisme a en effet une multiplicité de sens figurés. L’usage le
plus fréquent, au début du XVIIe siècle, consiste à l’appliquer à la morale
48
�N°301 • Juin 2004
politique : il définit une attitude ambiguë, faite d’opportunisme et de
machiavélisme, qui consiste à couvrir une conduite dictée par le plaisir
ou l’intérêt sous des discours qui se conforment aux principes moraux
et religieux en faveur.
Le succès de L’Isle des Hermaphrodites ne semble pas étranger au
choix de ce terme pour dénoncer un système de pensée et de conduite
aux implications politico-religieuses. L’allusion aux mignons du temps
d’Henri III, une satire très précise de sa Cour paraît ici plausible.
L’hermaphrodite désigne dans les deux cas une variété de l’« athéiste »
ou du « libertin », cible de choix des missionnaires de la Réforme et de
la Contre-Réforme, qui font converger leurs attaques sur cet adversaire
commun, qu’il soit réel ou inventé pour des besoins de stratégie propagandiste. Un nouvel ordre moral s’instaure qui vise, dans son combat,
l’attitude d’une jeune génération d’aristocrates (Don Juan en sera bientôt le prototype) qui, lassés des débats et des guerres religieuses de leurs
pères, cherchent à se construire un mode d’existence en dehors des
voies traditionnelles, en exaltant l’esprit de libre examen et les biens sensibles de la vie.
On appelle également hermaphroditisme une forme de libertinage
intellectuel qui combine le sensualisme épicurien et le rationalisme
appliqué à la connaissance de la nature. A la différence de la sensualité
renaissante, celle-ci ne se réfère pas à la nature, mais à un état de culture avancé, recourant à l’« artifice » et à une alchimie des sensations
qui passe par les laboratoires de savants esthètes : il s’agit d’exploiter
les effets d’un ars naturans, qui n’est pas pris dans son sens renaissant
d’émulation de l’art et de la nature, mais dans son sens maniériste, d’art
plus fort que la nature, qui finit par la récuser et se substituer à elle.
Si le mythe de l’androgyne a pu alimenter des constructions symboliques à contenu intellectuel important, le mythe d’Hermaphrodite a surtout servi à illustrer des productions esthétiques, et plus généralement
une attitude d’esthétisme. Hermaphrodite est une invention des artistes
hellénistiques, suivie par les poètes alexandrins. Cette origine historique
est un symptôme de son destin littéraire et artistique futur. C’est ce que
constate Marie Delcourt : on ne peut séparer l’hermaphrodite d’une
production esthétisée.
49
�« Prononcer le nom d’hermaphrodite, c’est évoquer, dans un
musée de Florence ou de Rome, une figure allongée sur le flanc, le
front posé sur un coussin, que les visiteurs abordent de dos. Ils
doivent la contourner pour qu’elle leur livre son secret. Cet être
gracile, écrasé par un nom trop lourd, ceux qui le regardent
seraient incapables de se rappeler une seule légende à laquelle il
soit mêlé. Ils peuvent croire qu’en réunissant en lui les attributs
des deux sexes, le sculpteur a obéi à une simple fantaisie, au désir
de piquer la curiosité et de jouer avec le sujet que protègent les
interdictions les plus sévères10. »
Cette présentation résume en effet les caractéristiques esthétiques du
projet hermaphrodite : réaliser une œuvre d’art qui soit une énigme. Et
L’Isle des Hermaphrodites est une véritable énigme ; on a dit que c’est
un exemple de livre hermaphrodite. La normalité apparente recèle une
anormalité dissimulée, qui est la véritable raison d’être de la mise en
scène. La motivation profonde de l’œuvre est d’exposer une différence,
une anormalité selon l’ordre d’une nature normalisée et les canons de
l’harmonie classique, en piquant la curiosité et en jouant avec les règles.
La vie des habitants de l’île se caractérise par le souci de l’apparence et la codification minutieuse (sous forme de rite ou de cérémonial)
de toute action.
« Fondé en nature, le désir n’arrive à se satisfaire que par l’intermédiaire d’un rituel qui s’érige en fin, au détriment de l’objet ‘naturel’
du désir. Il s’agit de démontrer, par l’ironie et la dérision qui se projettent sur ces pratiques, qu’il est bien fini le temps de la ‘nature’ et
de la ‘liberté’ (lesquelles ne recouvrent que des infamies), qu’il est
venu enfin le temps de l’Ordre et de la triple Unité du Roi, de la Loi
et de la Foi. L’hermaphrodisme est la version caricaturée d’un
maniérisme qui s’attarde sur le chantier de construction de l’État
baroque, avec sa pompe, sa gloire, ses robes pourpres et ses épées,
qui ne sont pas faites pour décorer le fourreau de velours parfumé
des hermaphrodites, mais pour abattre et pour trancher11. »
10 Marie Delcourt, Hermaphrodite, cit., p. 1.
11 Claude-Gilbert Dubois, Introduction à L’Isle des Hermaphrodites, cit., p. 40.
50
��Par contre, chez Foigny, qui n’ignore pas la querelle de son siècle
sur l’admissibilité d’une réalité hermaphrodite suscitée par la question
médico-scientifique qui allait de la dénonciation d’une monstruosité à la
reconnaissance d’un surnaturel, hermaphrodite est synonyme d’androgyne. Son modèle idéal de société rappelle la République de Platon.
L’ataraxie des habitants de la Terre Australe est la condition même de
leur bonheur car étant dépourvus de désir, ils ne connaissent pas la lutte
des sexes et l’idée de mort que celle-ci provoque. L’australien représente
le modèle de l’individu parfait qui ignore l’aliénation due à la chute du
péché originel.
L’utopie de Foigny aspire à libérer l’humanité du sentiment de culpabilité. Ici, la double sexualité n’indique pas un horizon d’harmonie
érotique, mais la neutralisation des passions. L’état parfait originaire
peut perdurer grâce à la méthode et la rigueur de la raison.
Les deux ouvrages s’insèrent également dans la tradition du récit
imaginaire, de l’utopie, du pamphlet et du conte, mais elles sont rythmées différemment et d’une façon opposée par la double postulation qui
reflète la bipolarité irréductible du mythe de l’hermaphrodite. Les deux
tendances sont présentes : chez Foigny, la nature parfaite, l’extrême
liberté et l’égalité sont gardées par une discipline rigoureuse de la raison, alors que l’hermaphroditisme de Thomas Artus est l’incarnation
d’une idée esthétique du désir et du plaisir.
Il s’agit de savoir si la nature est une machine surabondante et
joyeuse ou bien un mécanisme infernal qui engendre et détruit.
Le voyage qui, comme celui de l’Utopie de More, conduit à l’île, et
le motif de la tempête ou d’une circonstance qui contraint à aborder, y
est partout présent. Le pays découvert est une sorte de paradis insulaire.
Le discours utopique fait jouer plusieurs contradictions. Et il maintient
d’abord l’équivoque entre lieu et non-lieu, entre u-topie et a-topie.
L’utopie construit un asile, un lieu de nulle part pourtant précisément
situé, précisément décrit, un lieu tout chargé de sens, dont chaque
constituant est symbolique. Le voyageur découvre dans L’Isle des
Hermaphrodites une « terre flottante instable », qui « erre vagabonde
sur le grand Océan sans aucune stabilité ». Entre lieu et non-lieu, le
52
�N°301 • Juin 2004
voyage s’attache alors à l’instable, au mouvant, au flottant, dont l’île flottante, bien connue des mythologies, figure le paradigme. Dans
l’Odyssée, du reste, l’île d’Aeolia, résidence du maître des vents, Eole,
est une île flottante, et Délos, ex-Astéria, avant d’être fixée par des
colonnes au fond de la mer, errait et flottait librement, comme le rappelle
Callimaque12. Comment mieux vagabonder que sur une terre vagabonde ?
Le lieu errant convient à l’errance de l’imagination.
Mais, en même temps, le hors du monde (du monde connu, du
monde familier) loin de s’ouvrir aux vastes espaces et à l’infini, est un
lieu clos. La clôture insulaire définit un espace-asile, un espace-refuge,
où comme chez les Hermaphrodites, un minutieux dé-règlement autorise la formation d’un cercle : figure idéale où se pratiquent les échanges.
Ces séries d’oppositions ou de contradictions, qui maintiennent une
tension toujours active dans le discours utopique, soutiennent la thématique et la rhétorique du voyage imaginaire dans sa variante utopiste qui
semble en outre hésiter entre le désir de donner à voir un pays où l’imagination même est en liberté, conscient ou inconscient, de rationaliser
des fantasmes, de présenter un monde cohérent dans son incohérence,
stable dans son extravagance.
A la question : « Pourquoi le voyageur utopiste aborde-t-il si souvent dans une île ? », on peut apporter deux sortes de réponses.
Ce serait pour des raisons de cohérence narrative. L’utopie exige en
effet l’élaboration d’un espace isolé, d’un ailleurs hors des limites
connues, d’une terre découverte par hasard, pour justifier la description
d’un état ou d’une république dont nul jusqu’alors n’aurait entendu parler. Ou bien, ayant son imaginaire propre, si l’île stimule les rêveries du
voyageur utopiste, c’est sans doute qu’elle est tissée de contradictions, et
que, en tant que telle, elle offre l’image attirante d’une petite totalité
propre à satisfaire les désirs les plus contradictoires.
L’insula/isola, dans son splendide isolement, est toujours lointaine,
même si elle est proche d’un continent. Toute île fait jouer autrement les
catégories apparemment bien déterminées du proche et du lointain.
12 A Délos, VI, vv. 36, pp. 193-194.
53
�Très précisément située dans les textes de notre corpus, l’île a pourtant tendance à se dé-géographiser ; à se localiser dans un espace ambigu,
entre, un entre-deux, entre deux continents, entre deux pays.
L’île articule aussi l’opposition d’un ouvert et d’un fermé. Ouverte,
certes, puisqu’on y accède par mer ou par air sans trop de difficultés, à
lire les textes du corpus, qu’on y aborde sans dommage, et comme par
miracle, mais fermée ou se refermant aussitôt sur le visiteur qu’elle
accueille et auquel elle offre un aimable accueil ; cependant l’hospitalité
insulaire consiste moins, en effet, à s’ouvrir à l’autre qu’à faire entrer
l’autre dans le cercle enchanté. Proche et lointaine, ouverte et fermée,
l’île dialectise les catégories de l’intérieur et de l’extérieur, d’un dedans
intime et chaleureux et d’un dehors attirant et inquiétant.
Enfin, et ce n’est pas le moindre de ses charmes, l’île est hermaphrodite. Réunissant dans un espace mesuré tout ce qui fait la variété du
monde, elle est un microcosme. Le voyageur utopiste choisit l’île pour
édicter et conserver des règlements autoritaires, que l’insularité protégera. Figure féminine, incarnant l’amour, comme Chypre consacrée à
Aphrodite-Vénus, elle est le sanctuaire d’Éros. Les amours interdites y
trouvent leur asile.
L’île des voyages imaginaires satisfait le désir double du rêveur utopiste. Inventer un autre monde, un monde tout autre, où un nouvel
ordre se substitue à l’ancien. Retrouver un monde tout pareil au sien,
qui se borne à renverser les valeurs. Entre nature et artifice, l’utopie
sexuelle, lorsqu’elle se vit dans l’imaginaire de l’île, déclare le conflit
entre l’autre et le même, et le rêve d’une altérité qui n’interdirait pas
l’identité. L’île est le poème qui la dit. Le principe est celui de l’hospitalité. L’île est l’hôte de la narration. Or voici l’essence de l’hôte : on ne
sait pas qui il est. L’imagination est l’hôte de l’inconnaissable. Ayant
plongé au fond de l’inconnu, elle en revient en forme de récit chez les
humains, pour leur dire avec des « images » : c’est inimaginable, mais
c’est comme ça…
Adriano Marchetti
Université de Bologne
54
�Atteindre ou
ne pas atteindre l’île ?
Aventures, désillusions
et parodies post-modernes
Le syndrome du tourisme de masse n’est pas qu’un phénomène
récent. Déjà Lord Byron, considéré comme le romantique errant et qui
avait contribué personnellement à la diffusion du mythe orientaliste au
XIXe siècle, conscient de ne pouvoir ignorer les « déjà-vu » qui se superposent aux paysages « vrais », écrivait ironiquement dans son Don Juan
(V 52) :
« Every fool describes, in these bright days,
His wondrous journey to some foreign court,
And spawns his quarto, and demands your praise……………………
While Nature, tortured twenty thousand ways,
Resigns herself, with exemplary patience,
To guide-books, rhymes, tours, sketches, illustrations. »
L’aventure du Grand Tour appartient à la construction de l’imaginaire du voyage vers des terres lointaines, exotiques, qui pousse le voyageur
à rechercher des sensations nouvelles, extrêmes, dans des régions
inconnues, si ce n’est dans des mondes « autres », mû par un profond
désir d’évasion. Pline le Jeune, écrivait au début du IIe siècle après J.-C. :
« Nous voyageons par routes et mers afin de voir ce que nous ne daignons pas d’un regard lorsque nous l’avons sous nos yeux. Cela
arrive parce que la nature a ainsi fait les choses : il s’avère que
nous préférons ce qui est loin et que nous sommes indifférents à
�ce qui nous est proche, ou bien que tout désir perd son intensité à
partir du moment où il est simple de le satisfaire ou même que nous
nous désintéressons de ce que nous pouvons voir selon notre bon
plaisir puisque - tôt ou tard - se présentera l’occasion de le voir. »
Il est vrai que le sens profond du voyage tient entièrement dans le
regard du voyageur. Les raisons qui le poussent à voyager sont nombreuses : la fugue, la connaissance, la conquête, la santé. Par le passé,
la difficulté et la lenteur du déplacement permettaient d’éprouver la sensation de l’approche lente vers un lieu, afin d’aviver le sens de la difficile
conquête et de sentir les variations progressives déterminant les différences d’un lieu à un autre. Voyage, en effet, veut dire changement d’espace et perception de la spécificité de cet espace, par rapport à la civilisation qui y est née, mais aussi par rapport au propre état d’âme. Ce
sont de véritables encounters comme l’écrit Stephen Greenblatt dans
son livre Marvellous Possessions ; ou bien des expériences de voyage
qui deviennent expériences d’écriture ainsi qu’en témoignent les cahiers
de Bruce Chatwin sur la Patagonie ou sur l’Afganistan, pays que le
monde entier a appris à connaître à travers les récents reportages de
guerre.
Désormais la terre n’offre plus de lieux inexplorés pour stimuler
l’aventure. Les distances ont été pratiquement abolies par l’avion et les
voyages faciles et confortables, alors que la télévision et la communication à travers la toile internet nous font vivre en direct les événements de
n’importe quelle partie du globe. Tout est déjà connu et ce qui hier s’appelait homologation devient aujourd’hui globalisation rendant les villes
des « copies-conformes ». Dans les grandes villes du monde occidental
ou du moins du monde industrialisé, chaque Mall propose les mêmes
produits, les mêmes gadgets. Dans tous les bas-fonds du monde, toutes
les inner city, l’on retrouve les mêmes dangers, les mêmes problèmes.
Mais l’on vit également un curieux paradoxe. Si ce qui a été dit jusqu’à présent est vrai pour une partie du monde des Etats-Unis au Japon,
de nouvelles différences n’ayant rien à voir avec le voyage touristique ou
avec l’allure exotique en général, apparaissent et nous exposent à des
réalités dramatiques si l’on sait les voir : peut-on jouir totalement de la
bouleversante beauté des temples et des palais des Maharaja en Inde
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�N°301 • Juin 2004
sans avoir la gorge serrée devant les milliers de pauvres et affamés qui
ne peuvent être vus comme un décor pittoresque ? Et peut-on revivre la
wilderness des parcs africains en songeant à la destruction de l’environnement et à la diffusion de maladies terribles telles que le sida ? La
société multiculturelle à laquelle beaucoup de gens ont rêvé semble être
une utopie devenue dystopie universelle. Le voyage en tant que moyen de
connaître et d’apprécier l’« autre » dans ses différences devient toujours
plus difficile. De deux choses l’une : ou l’autre est devenu comme nous
ou il ne veut pas se faire connaître. Connaître l’autre, le lieu que l’on va
visiter, doit devenir une expérience de connaissance de soi, une expérience dont on revient changé. Souvent ce « hiatus » entre la connaissance de l’autre et la révélation de soi peut déboucher sur un véritable
choc, c’est ce qui arrive au protagoniste de Un thé au désert et ce qui a
été suggéré par E. M. Forster dans son A Passage to India. Tout ceci fait
partie de la conscience de la modernité dont la condition est le voyage
incessant et dont l’esprit est le doute. Il en est ainsi de la littérature qui
la documente ; Susan Sontag l’a souligné maintes fois : modern travel
writing is a literature of disappointment. Et Lévy-Strauss, le maître de
l’anthropologie moderne, suggère de regarder le monde, que l’on croit
connaître, avec d’autres yeux, afin de se soustraire à ce qu’on appelle le
« sens de déception ». Lui aussi joue à faire semblant, avec la conscience
que le « voyage réel » appartient à d’autres, au temps passé. Ce qui est
perdu pour le voyageur moderne c’est le « spectacle merveilleux » d’une
vision totale, une réalité autrefois réalisable et maintenant perdue1.
Si les nouvelles technologies ont effacé l’idée du voyage - découverte
il n’en reste pas moins la prédisposition intérieure à la confrontation
avec la diversité, le désir d’expérimenter des réalités inconnues pouvant
ouvrir les horizons personnels de la connaissance. C’est alors que le
voyage devient une opération mentale, une aptitude à la confrontation
qui présuppose la disponibilité à l’inusuel, à l’inconnu, à la surprise
mais surtout à une réflexion plus détachée sur le propre point de départ.
Le voyage peut se faire à l’intérieur de sa propre chambre, tel que l’a fait
1 cf. Voyages and Visions ed. by J. Elsner and J-P. Rubiés, London, Reaktion Books, 1999.
57
�Pascal ; le voyage peut être virtuel, un voyage « suppléant » sur place,
comme celui qu’a inventé l’Amérique depuis les parcs à thèmes de Walt
Disney dont Las Vegas est devenue l’apothéose. On peut, en effet, visiter
l’Egypte, Rome, Paris ou les lacs italiens, New York ou la jungle malaise
tout en restant dans le désert du Névada. On peut aussi, et le phénomène
n’est pas nouveau dans la tradition littéraire, se réfugier dans la fantaisie
et voyager, comme le faisait Emilio Salgari dans les Mers de la Malaisie
ou de la Papouasie, de la Guinée ou des îles de la Sonde sans jamais quitter Turin mais en ayant à disposition une quantité infinie de livres de
voyages et de cartes géographiques. On peut visiter L’Ile au Trésor de
Stevenson, lui qui a vraiment voyagé mais qui en vrai Tusitala (celui qui
raconte des histoires pour les indigènes des îles Samoa) a créé cette île
mentalement, produit de son imagination débordante pour le plaisir de
son fils et de ses lecteurs à venir. « Je voyage pour voyager - écrit Stevenson
- Et pour l’écrire par la suite si le public voudra bien me lire. »
Mais quelle différence cela fait-il, pour nous navigateurs de l’imagination, de lire la description du débarquement sur une île dans les « reportages » des mers du Sud de Stevenson, ou celle du débarquement des
« Robinson italiens » sortis de l’encre d’Emilio Salgari ? Dans les deux
cas, en effet, le monde était mobile et plastique : l’aventure était encore
possible : les pirates pouvaient reprendre la mer, même après une
défaite, les trésors existaient, les hommes, comme l’écrit Pietro Citati,
n’avaient pas réprimé les images capricieuses et luxuriantes de leur
enfance et adolescence2. Tout au plus, nous pourrions dire comme les
naufragés de Salgari : « Mais celle-ci est-elle notre île ou une autre3 ? »
Il nous reste enfin, à notre époque désenchantée, le jeu ironique de la
citation ou du pastiche typique de la « récriture post-moderne ». Si l’objet de nos désirs nous a été soutiré par une réalité cruelle, rien ne nous
empêche, nous les nouveaux romantiques, tardifs mais désenchantés, de
le recréer dans la fiction. Les aventures de papier sont infinies !
2 Cf. “L’isola del tesoro” en AAVV, L’isola non trovata, Milano, Emme Edizioni, 1982, p. 25.
3 E. Salgari, I Robinson italiani, Vallardi, 1965, p.161.
58
�N°301 • Juin 2004
La phénoménologie des lieux imaginaires ou aussi des lieux réels
qui passent d’une dimension factuelle à la dimension fictive est pratiquement infinie, et l’Ile y occupe une place privilégiée, comme le démontre
sa présence ample et variée en Utopie. Ile, lieu séparé et souvent inaccessible, représentation de la limite et à la fois de l’espace de l’altérité,
débarrassé des lois de la terre ferme. Dans la carte des lieux imaginaires
que l’on ne peut plus fixer au-delà de la limite qu’étaient les colonnes
d’Hercule avant la découverte de la circularité du monde, l’île peut
ouvrir à l’imagination des dérives soudaines et inattendues : lieu du
bonheur et de la jeunesse pérenne, selon le mythe edenique, mais aussi,
bien que plus rarement, lieu de son opposé car dans l’Eden il y a aussi
le serpent.
Entre la fin du XVe et le début du XVIe siècle, au moment où les
connaissances géographiques explosent, s’épanouissent les summae
encyclopédiques appelées « Isolari » qui d’un côté offrent une représentation rigoureuse des petites terres émergées mais de l’autre, ouvrent
des espaces fluctuants au rêve et à l’imagination de la narration romanesque. « Sur des routes écartées ou insoupçonnées, dans les pages des
textes littéraires, l’île se présente dans un monde désormais géographiquement clos et tente d’y ouvrir des brèches pour y déverser des images
millénaires d’épices très rares, de trésors, de créatures monstrueuses4. »
L’île devient le lieu métaphorique et réel du morcellement à travers l’irruption du discontinu dans la continuité linéaire du concret et du factuel ; l’île
va représenter le support de la manifestation du fantastique, dans sa
totale dépendance au monde fluide et mystérieux de l’eau qui l’entoure
par rapport à la dimension massive des continents. Le trait qui caractérise ce « remembrement » des corps insulaires est celui de l’instabilité :
îles qui apparaissent ou disparaissent dans les flots ou dans les brumes ;
îles que l’on entrevoit mais que l’on ne peut atteindre, mirages dans le
désert ; îles flottantes qui se déplacent comme des vaisseaux ou qui vont
à la dérive. Dans L’Ile à hélice de Jules Verne, nous trouvons un exemple
très curieux : y apparaît une île artificielle, semi-mobile, la «Standard
4 Tarcisio Lancioni, Viaggio tra gli Isolari, Milano, 1991.
59
�Island», aujourd’hui échouée dans un point inconnu de la côte néo-zélandaise. La moitié de sa surface était recouverte de parcs et de jardins et elle
se déplaçait grâce à des hélices actionnées par deux centrales hydro-électriques. Dans sa période dorée elle recevait des visiteurs à bord en grande
pompe et même la reine Pomare de Tahiti y fut accueillie par un grand
banquet lorsque l’île-bateau arriva à Papeete. Dans ces cas le merveilleux
insulaire ne consiste pas tant dans les êtres étranges ou magiques qui les
habitent (comme l’île de Alcina ou celle des Amazones) mais plutôt dans
les caractéristiques spécifiques de l’île même. Ce sont les îles dont nous
parle par exemple Pline le Vieux (cf. Naturalis Historia) comme Delos,
la flottante, ou les îles Calamines qui se déplacent au moindre coup de
vent, ou les îles Ballerines qui se meuvent au son de la musique en suivant
les rythmes des pieds qui battent la mesure.
Et enfin, les îles les plus difficiles à rencontrer, ce sont celles du
genre « île inconnue », « île introuvable » ou « île qui n’existe pas », qui
suivent la tradition médiévale créée par la célèbre Navigatio Sancti
Brandani. « L’île paradisiaque de San Brandano - écrit Maria Antonietta
Grindani dans l’introduction à l’édition italienne5 - tout d’abord représentée sur les cartes à l’ouest de l’Irlande mais à la même latitude, fut
ensuite localisée à l’ouest des Canaries, elles-mêmes identifiées souvent
comme les Iles Bienheureuses de la mythologie classique et appelées
par les géographes arabes les Iles du Bonheur. Elle fut finalement
dénommée l’Ile Perdue car personne, après le Saint, ne fut en mesure
de la retrouver. » Dans ce cas également la phénoménologie est très
riche et je n’en cite que quelques exemples : l’Ile Comme-avant, venant
de l’imagination de Jacques Prévert, et dont le nom changera plusieurs
fois, Ile à Part, Ile Subito Presto ou Ile Incognito :
« Un jour ils les appelaient les Imprévues, les Fugitives… Un autre
jour, c’étaient les Iles Rêvées, les Iles sans Arrière-Pensée. Et puis leurs
noms furent effacés, leurs cartes déchirées comme des vieilles cartes à
jouer et l’on ne parla plus nulle part de l’Archipel Baladar6. »
5 Milano, Bompiani, 1975, p. 20
60
�Frontispice de l’Utopie de Thomas More, édition de Bâle,1518.
�Ou bien L’Ile Fonseca, qui, enveloppée souvent de denses rideaux
de nuages, « semble apparaître et disparaître comme par magie. » Ou
enfin les Iles Flottantes du Lac Supérieur au Canada, qui selon la tradition des Indiens, sont gouvernées par un Dieu jaloux et coléreux. Si un
voyageur tente de s’y approcher, le dieu les cache en les enveloppant de
brouillard de sorte que, malgré tous ses efforts il ne pourra jamais y
mettre pied7.
Si les îles sont flottantes, la rhétorique de leur narration l’est aussi ;
en effet la tradition romanesque est truffée de « on-dit », « il paraît »,
« les sources racontent », indices qui confirment la déclaration d’« irresponsabilité » de celui qui raconte les histoires. Cela s’ajoute, selon la
technique du « faire croire », à de longues descriptions détaillées, de
minutieux inventaires, et à une précision quasi mathématique des cartographies imaginaires. Un exemple littéraire extrait de The Narrative of
Arthur Gordon Pym de Edgar Allan Poe :
« On the twenty-seventh of January, 1820, Captain James Weddell,
of the British navy, sailed from Staten Island also in search of the
Auroras. He reports that, having made the most diligent search and
passed not only immediately over the spots indicated by the commander of the Atrevida, but in every direction throughout the vicinity of these spots, he could discover no indication of land. These
conflicting statements have induced other navigators to look out for
the islands ; and, strange to say, while some have sailed through
every inch of sea where they are supposed to lie without finding
them, there have been not a few who declare positively that they
have seen them, and even been close in with their shores. It was
Captain Guy’s intention to make every exertion within his power to
settle the question so oddly in dispute8. »
6 Lettres des îles Baladar, Paris, 1952, en Oeuvres complètes, vol. I, pp. 525-26, 1992.
7 Guadalupi-Manguel, Manuale dei luoghi fantastici, Milano, Rizzoli, 1980.
8 1838, Penguin Books, 1986, p. 174.
62
�N°301 • Juin 2004
La situation peut se compliquer ultérieurement lorsque interviennent les plaisanteries de la nature. Que des îles volcaniques puissent
apparaître et disparaître tout aussi soudainement n’a rien de totalement
fantaisiste comme peut le démontrer tout manuel contemporain de géologie : « L’île Ferdinandea ou de Graham est un petit volcan actuellement inactif situé à une cinquantaine de kilomètres au sud de Sciacca
qui a surgi quelquefois des eaux pendant les périodes d’éruption et qui
à présent, démoli par les vagues, constitue un bas-fond ; tôt ou tard il
resurgira sans aucun doute9. » Les îles merveilleuses, bienheureuses et
resplendissantes sont nombreuses. Mais quel rapport ont-elles avec les
îles fantastiques ? Interpellons Roger Caillois10. Caillois écrit que la
dimension de la fable appartient à un monde mythique et lointain dans
lequel le merveilleux côtoie le monde réel sans le bouleverser et sans en
détruire la cohérence. Il s’agit d’un monde parallèle dans lequel les événements et les interventions surnaturelles peuvent -pour ainsi dire- se
passer librement et naturellement. Le fantastique, par contre, appartient
selon Caillois, à un monde postérieur à celui de la fable, il apparaît après
le triomphe de la conception scientifique d’un ordre rationnel, après la
reconnaissance d’un déterminisme rigoureux dans l’enchaînement
cause-effet ; en somme « lorsque tous sont plus ou moins convaincus
de l’impossibilité des miracles. » Mais c’est justement là que le fantastique produira une lacération dans le réel, que ce soit dans la dimension
de l’uncanny, du bizarre, de l’improbable, de l’absurde. Notre modernité est en quelque sorte l’héritière des inventions fantastiques d’un écrivain gothique comme Horace Walpole qui dans les Hieroglyphic Tales,
brise joyeusement à travers l’emploi du paradoxe, la cohérence logique
du monde et, précisément au moment où « tous sont persuadés de l’impossibilité du miracle », il le réintroduit avec une ironie scandaleuse.
Ces histoires, « écrites un peu avant la création du monde » et trouvées
- comme par hasard - dans une « île inhabitée qui n’a pas encore été
découverte » parlent d’une « princesse qui n’existe pas », puisqu’elle
9 Giovanni Flores e Marco Pieri, L’Italia geologica, Milano, Longanesi, 1981, p. 174.
10 Dans ses livres Au cœur du fantastique, 1965, et Images, Images…, 1966.
63
�n’est pas née, mais qui existe dans la « réalité » de la fiction, et elles
nous présentent une collection d’objets que la raison a perdue et que
l’imagination retrouve ici dans un joyeux désordre. D’autre part, « toute
la difficulté d’accomplir un miracle réside dans l’impossibilité de le faire ;
tout le monde pourrait en accomplir un, si cela était possible. » (Toutes
les citations sont de Walpole).
Ainsi glissons-nous presque naturellement vers les Antipodes, vers
ce monde à l’envers et renversé, qui est partie intégrante de la culture
populaire ainsi que de la dimension utopique et fantastique. L’île comme
prétexte à la « fugue » littéraire se retrouve dans une œuvre classique de
la littérature de voyage, Les Voyages de Sir John (ou Jean) de Mandeville,
où la fragmentation de l’espace se lie inextricablement à la manifestation
du merveilleux-fantastique. Comme nous le verrons dans le roman
d’Umberto Eco, L’île du jour d’avant, les Voyages de Mandeville sont un
compte-rendu fictif d’un voyage fictif, œuvre d’imagination pure, mais
qui se base sur des chroniques de voyage réelles dans lesquelles science
et fantaisie s’enchevêtrent continuellement. Ermanno Barisone dans l’introduction italienne11 écrit :
« Dans le compte-rendu de ses voyages poussés aux antipodes de
la terre, Mandeville se laisse entraîner par un mouvement qui précipite tout vers le bas, bouleversant et basculant les choses sur le
plan de l’espace réel comme sur celui de la métaphore. Il semble
presque que Mandeville ait réussi à imaginer un monde tout rond
et navigable juste pour pouvoir nous montrer le revers du nôtre. »
Lorsque le monde heureux et imprévisible de l’Aventure devient patrimoine de la mémoire, regret d’une jeunesse ingénue et pérenne représentée par le mythe de Peter Pan avec son « pays qui n’existe pas », il ne nous
reste qu’à reprendre la barre « sur les mers de Chine » comme le suggère
le calembour ironique d’Antonio Faeti12. Et de « l’aventure maritime » on
passe - grâce à l’heureuse traversée - à « l’aventure textuelle » comme
11 Viaggi. Ovvero Trattato delle cose più Meravigiose e più Notabili che si trovano al mondo,
Milano, Il Saggiatore, 1982
12 cf. I tesori e le isole, Firenze, La Nuova Italia, 1986
64
�N°301 • Juin 2004
le dit si bien le recueil de textes présentés à un Congrès à l’Université de
la Réunion13. Dans l’écriture aussi, le rapport avec l’île de l’Aventure suit
le schéma de toujours : on la poursuit, avec elle on est « ailleurs », mais
on est toujours sûrs, si on l’aime vraiment, de la voir disparaître et de
jouir de sa nature insaisissable. C’est comme lorsque l’on découvre « l’île
introuvable » de Guido Gozzano, devenue, à juste titre, le symbole du
voyage vers un « non-lieu » ; « fuori del tempo e dello spazio, nel regno
di non essere più, di non essere ancora » avait écrit le poète dans sa
nouvelle intitulée Il sogno (Le rêve)14 :
« Ma bella più di tutte l’Isola Non-Trovata :
quella che il Re di Spagna s’ebbe da suo cugino,
il Re del Portogallo, con firma suggellata
e bulla del Pontefice in gotico latino.
L’infante fece vela pel regno favoloso,
vide le Fortunate : Innonia, Gorgo, Hera,
il mare di Sargasso e il Mare tenebroso
quell’isola cercando… Ma l’isola non c’era.
……………
La segnano le carte antiche dei corsari
… Hisola da trovarsi ? …Hisola pellegrina ?…
E’l’isola fatata che scivola sui mari ;
talora i naviganti la vedono vicina…
……………
S’annuncia col profumo, come una cortigiana
l’Isola Non-Trovata… Ma se il pilota avanza,
rapida si dilegua come parvenza vana,
si tinge dell’azzurro color di lontananza… » (pp. 877-878)
13 L’aventure maritime, textes réunis par J-M. Racault, Paris, L’Harmattan, 2000
14 Guido Gozzano, Opere, Milano, Garzanti, 1949, p. 617.
65
�Lorsque les îles merveilleuses nous ont été retirées et que la dure
réalité ne permet pas à notre imagination de se réfugier dans la fantaisie,
de croire au rêve, Gozzano nous suggère la voie de l’ironie et du jeu
parodique sur la tradition romantique et sentimentale15. Et voilà que
Gozzano revit - à travers le principe du « comme si »- le topos du monde
primitif de Paul et Virginie traduit, avec une conscience désenchantée,
en exotisme de « manière » à travers le filtre du souvenir et de la désillusion, car seuls la copie, la citation, le sentiment suppléant nous sont
désormais autorisés :
« Rammenti i campi d’indaco e di the,
……………
quel Tropico rammenti, di maniera,
un poco falso, come piace a me ?… » (p. 98)
Mais le naufragé n’arrive pas toujours sur une île, qu’elle soit déserte ou habitée, bienheureuse ou maudite. Il arrive (c’est tout de même
rare !) de faire naufrage sur un autre bateau, tout en voyant l’Ile proche
mais inaccessible. C’est le cas du héros de Umberto Eco, Robert de la
Grive, qui, à cause d’une tempête, en août 1643, est éjecté de son
bateau, l’Amarilli, et se retrouve sur un radeau puis sur un autre bateau,
fantôme apparement, le Daphné. Ainsi débute l’histoire de L’île du jour
d’avant16, palimpseste fascinant et amusant que Eco construit selon l’habile technique narrative du fake, imitation, parodie et mixage qu’il a
déjà utilisée dans ses romans précédents. Comme Eco l’a déjà écrit à
propos du Nom de la rose, nous pourrions dire que « ce texte est une
texture d’autres textes, un whodunnit de citations, un livre composé
d’autres livres17 ». C’est le produit d’un lecteur omnivore qui sait récupérer une entière tradition romanesque (de la Bible à Homère, des
Isolari à Defoe, de Poe à Stevenson, de Verne à Salgari, en passant par
The Hieroglyphic Tales d’Horace Walpole qui deviennent ici « les très
anciens Hieroglyphica de Horapollon ! ») pour construire une nouvelle
15 cf. Edoardo Sanguineti, Guido Gozzano, Torino, Einaudi, 1966
16 1994, Paris, Grasset, 1996
17 cf. Michael Caesar, Umberto Eco. Philosophy, Semiotics and the Work of Fiction,
Cambridge, Polity Press, 1999
66
�Frank Paul, Amazing Stories, 1939
�histoire utilisant tous les topos de la littérature de voyage et d’aventure :
le manuscrit retrouvé, le naufrage, la tempête, l’île, la belle et le
méchant, les cieux des antipodes dans lesquels brille la Croix du Sud.
C’est un roman qui exploite, Gozzano le disait déjà, avec ironie et amour
profond du « narrer », tous les « exercices de style », les stéréotypes du
langage de la mer et des journaux de bord, de la description des Iles
Bienheureuses comme le mythique Paradis Terrestre. Le tout mêlé à une
histoire d’amour et de guerre et à une recherche astronomique de grande importance pour la science du XVIIe siècle, un mystère sur lequel
planchent les grandes puissances européennes de l’époque, à savoir le
secret du point fixe pour calculer la longitude. De cette façon alternent
les deux plans du récit, au niveau spatial et temporel, entre le lieu du
naufrage et la mère-patrie, avec des personnages et des histoires liées à
celle de Robert : le jésuite Caspar, l’imaginaire demi-frère Ferrante,
Lilia, l’aimée. Mais ce qui est plus important, mieux, crucial, c’est la
localisation de l’Ile : elle est du passé et du futur à la fois, placée sur le
point de changement de date, d’un côté de laquelle il est théoriquement
aujourd’hui, et de l’autre théoriquement la veille. Et ce qui aujourd’hui
nous paraît vrai, par convention, par un déplacement de lieu et de temps
devient matière à roman. D’autre part - nous met en garde Umberto Eco
« l’Art du Roman, tout en nous avertissant qu’il nous fournit des fictions,
ouvre une porte dans le Palais de l’Absurdité, laquelle, par légèreté franchie, se referme dans notre dos. » ( p. 367) « Si l’Ile s’élevait dans le
passé, elle était le lieu qu’il devait à tout prix atteindre. En ce temps hors
des gonds, il devait non pas trouver mais bien inventer de nouveau la
condition du premier homme. Non point séjour d’une source de l’éternelle jeunesse, mais source elle-même, l’Ile pouvait être le lieu où
chaque créature humaine…trouverait…une langue neuve capable de
naître d’un contact neuf avec les choses. » (p. 361)
Ainsi renaît un Eden sur mesure : et Roberto « se remet à songer à
une Ile faite à sa mesure, ou bien à la mesure de ses rêves », où l’île et
la femme aimée s’identifient. Et si, à la fin de sa recherche, il découvrira
que Lilia est en train de mourir, de l’autre côté de l’Ile, dans le « pays
des romans » le miracle peut s’accomplir :
68
�N°301 • Juin 2004
« Si j’était déjà arrivé sur l’Ile…, je la pourrais maintenat sauver…
Tout n’est pas perdu. Je la vois expirer ce moment même, mai si en
ce moment même j’atteignais l’Ile, j’y serais un jour avant qu’elle
n’y arrive, prêt à l’attendre et à la sauver. » (p. 490)
Dans un roman post-moderne - et celui de Eco l’est sûrement - il
n’y a pas que le rappel au « pacte narratif », à la nécessité que le lecteur
s’abandonne sans incertitude au déroulement de l’histoire ; il faut aussi
jouer le jeu savant de la parodie et de la méta-narration. Et dans L’île du
jour d’avant, l’auteur ne fait rien pour en cacher les mécanismes. Si le
lecteur se demandait si Roberto a vraiment écrit ces pages, l’auteur-narrateur répondrait :
« Pour être honnête, je devrais lui répondre qu’il n’est pas impossible que quelqu’un d’autre les ait écrites, qui voulait seulement
faire semblant de raconter la vérité. Et ainsi je perdrais tout l’effet
romanesque : où, certes, on fait semblant de raconter des choses
vraies, mais on ne doit pas dire sérieusement qu’on fait semblant. »
(p. 505)
Pour conclure, dans l’abondante phénoménologie des îles imaginaires, l’Ile de Eco est une île de papier et, en tant que telle, elle s’identifie avec le livre lui-même, comme le voyage coïncide avec l’acte de la
lecture et l’aventure avec le plaisir du narrer.
Giovanna Franci
Université de Bologne
69
�Cartographies imaginaires
La représentation cartographique, supposée donner une réplique
du réel, utilise malgré tout pour ce faire un code symbolique soumis à
l’interprétation. La forme même de la représentation, différente du dessin en ceci qu’elle s’appuie sur la structure géométrique, en appelle toujours à l’examen et à l’exercice de l’imagination, et d’une certaine
manière peut admettre l’incertitude et le « blanc ». L’utopie tout particulièrement utilise les ressources du plan et de la structure descriptive.
Elle se constitue par le récit et suscite le discours. Elle joue de ce fait
dans les interstices de la réalité : la géographie et les voyages imaginaires comme les utopies adoptent les mêmes conventions, ce qui
contribue à rendre non discriminant quant au genre le statut de leur
cartes. En fait, le plus souvent, les utopies ou les voyages imaginaires se
situent très exactement dans les « blancs », les « non-dits » du réel, que
ce soit ceux de la carte ou ceux de l’histoire. Ainsi utopie et roman historique ont-ils le même rapport à la géographie et à l’histoire réelles.
« J’aimerais qu’il existe des lieux stables,
immobiles, intangibles, intouchés et presque intouchables,
immuables, enracinés ; des lieux qui seraient des références,
des points de départ, des sources1. »
On pourrait croire que la cartographie a suivi une évolution rectiligne vers la connaissance absolue. Globalement, il est vrai, la terre est
mieux connue, au point qu’elle semble se refuser à toute incertitude et
ruiner par là le plaisir de la découverte. Or la carte bathymétrique du
Sud de Tahiti offre encore aujourd’hui de grandes zones indiquées
comme « non hydrographiées », tandis que la carte des Marquises la
1 Perec, Espèces d’espaces, éd. Galilée, 1974, p. 122.
�N°301 • Juin 2004
plus moderne, réalisée par l’IGN2 à partir de données satellitaires, laisse
le centre de Nuku Hiva en blanc, à cause des nuages qui le masquaient,
le jour où le cliché a été pris, équivalent moderne du levé de cartes sous
voile, étroitement dépendant des conditions éphémères de sa réalisation. Ce sont donc, sur les cartes, de larges portions qui ne restent
qu’approximativement connues. Cette incertitude matérielle, fût-ce à
l’échelle du détail, a depuis toujours nourri le rêve de se glisser dans ces
lieux ignorés.
La cartographie semble pourtant relever du scientifique, du rationnel, de la norme, tandis que l’utopie se situe traditionnellement dans un
« non-lieu », ou un lieu à l’existence mal déterminée. Ainsi la géographie
ne sert pas toujours à faire la guerre, comme le proposait Yves Lacoste,
mais elle ne s’interdit pas d’accueillir des projets révolutionnaires, adoptant une idéologie exactement aux antipodes des sociétés réellement existantes, ou plutôt généralement admises comme existantes.
En effet, l’écriture de la carte suppose un processus intellectuel
propre, reposant sur un « faire-croire », usant de symboles et de représentations toujours à interpréter. L’espace même de la carte admet la
possibilité d’une omission, d’une correction, ou d’une représentation
figurée. Cette relative liberté de transposition, d’ailleurs variable dans le
temps et l’évolution des connaissances, pousse l’imagination à vagabonder. La carte se conjugue aisément au récit de voyage, qui constitue le
lien nécessaire entre un espace resté jusqu’alors excentrique autant que
secret et le voyageur. Cette situation réelle est aussi facilement transposable dans la fiction, qui use à loisir du récit de voyage pour assurer l’assise référentielle du roman. Dans ce cas, il faut l’intervention d’un personnage assumant à son retour la description de l’utopie, indispensable
truchement de cet ailleurs situé dans une autre dimension, en surimpression sur la carte du monde connu.
Le plus souvent, ces lieux utopiques sont potentiellement localisables sur une carte du monde, mais ils restent masqués. Le monde réel
2 l’Institut Géographique National.
71
�les ignore. Cependant, les utopies ont volontiers recours au plan, à la
carte, selon les cas insérés dans le texte ou fixés par le discours. La cartographie devient souvent un double persuasif de la description utopique, permettant d’affermir la construction imaginaire grâce au pouvoir de conviction du réel.
La représentation cartographique
Un passage de Borgès reflète peut-être l’idéal des géographes :
« En cet empire, l’Art de la Cartographie fut poussé à une telle perfection que la Carte d’une seule Province occupait toute une Ville
et la Carte de l’Empire toute une Province. Avec le temps, ces Cartes
Démesurées cessèrent de donner satisfaction et les Collèges de
Cartographes levèrent une Carte de l’Empire qui avait le Format de
l’Empire et qui coïncidait avec lui, point par point. Moins passionnées pour l’Etude de la Cartographie, les Générations Suivantes
réfléchirent que cette Carte Dilatée était inutile et, non sans impiété, elles l’abandonnèrent à l’Inclémence du Soleil et des Hivers.
Dans les Déserts de l’Ouest, subsistent des Ruines très abîmées de
la Carte ; des Animaux et des Mendiants les habitent. Dans tout le
Pays, il n’y a plus d’autre trace des Disciplines Géographiques3. »
Etre la copie conforme du réel ou ne pas être, telle serait l’insoluble
question de la cartographie. Toute carte est en effet symbolique et tente
une représentation globale du monde par la pensée. C’est ce que souligne
la Logique de Port-Royal vis-à-vis de la représentation figurée :
« Quand on considère un objet en lui-même et dans son propre
être sans porter la vue à ce qu’il peut représenter, l’idée qu’on en
a est une idée de chose, comme l’idée de la terre ou du soleil. Mais
quand on ne regarde un certain objet que comme en représentant
un autre, l’idée qu’on en a est une idée de signe et ce premier objet
s’appelle signe. C’est ainsi qu’on regarde d’ordinaire les cartes et
les tableaux. […] le rapport visible qu’il y a entre ces sortes de
3 Borgès, « Suarez Miranda. Viajes de Varones Prudentes, lib. IV, Cap. XIV, Lérida 1658, cité par
Jorge Luis Borgès », Histoire de l’infamie, histoire de l’éternité, Le Rocher, 1951, p. 129-130 ;
cité par L. Marin, Utopiques : jeux d’espaces, p. 291.
72
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signes et les choses marque clairement que, quand on affirme du
signe la choses signifiée, on veut dire, non que ce signe soit réellement autre chose, mais qu’il l’est en signification et en figure.
Ainsi l’on dira sans préparation et sans façon… d’une carte de
l’Italie que c’est l’Italie4. »
La représentation est donc un mode d’existence du réel ; mais elle
contient nécessairement une part de variation interprétative. Par le
nécessaire recours à la réduction, elle suppose, à partir d’un certain « seuil
d’effacement », une déperdition d’information, ce qui justifie des renoncements, des simplifications de tracé, des approximations. Mais la carte
permet de poser l’espace comme pensable, comme imaginable pour qui
ne l’a pas parcouru. Elle donne à l’inconnu un contour et l’apprivoise,
permet de matérialiser une limite rassurante à l’infini. Elle permet de
dépasser la simple orientation dans l’univers proche, qui relève de la
chorographie. A l’occasion, elle prend quelques libertés : la carte est
incontestablement un lieu d’expérimentation graphique et le reflet des
conventions esthétiques d’une époque. « La carte ne résiste pas à l’histoire », comme l’explique Louis Marin5.
Dans l’histoire de la cartographie européenne, pour la marine en
particulier, deux systèmes essentiels de représentation se concurrencent
– sans parler des variations dues aux différentes projections – : celui
des portulans avec les lignes de rhumb (toute la carte pouvant être organisée par le marteloire, système de points d’où partent seize rayons), et
le graticule, quadrillage systématique, renvoyant au système géométrique
de la division du globe selon des méridiens et des parallèles. Les deux
systèmes peuvent être superposés, car leur fonction, en fait, est différente
et révèle des représentations différentes du monde : le quadrillage des
méridiens et des parallèles vise à saisir la sphère dans son ensemble, de
manière indépendante de celui qui trace la carte ou de celui qui voyage.
4 Logique de Port-Royal, 1683, chap. XIV, 2e partie, Flammarion, 1970, p. 205 ; cité par L.
Marin, dans Utopiques : jeux d’espaces, p. 292 et « les voies de la carte », Cartes et figures
de la terre, p. 47.
5 L. Marin, Utopiques : jeux d’espaces, p. 293.
73
�Le quadrillage est une concession à la science. A l’inverse, le système des
repères par les lignes de rhumb épouse la construction du compas et de
la rose des vents : il se préoccupe du voyage réel, de la route que doit
suivre le navigateur. Il garde le langage rassurant du pilote, garant de la
possibilité de s’orienter sur la base de l’expérience. D’ailleurs, quel que
soit le type de repères, une rose des vents permet bien souvent de
s’orienter ; elle se présente parfois sous la forme de mascarons joufflus ;
son effet est de créer des lignes virtuelles, qui organisent l’espace au
regard du cartographe ou du lecteur. Ces « indications performatives »
indiquent dans l’espace un trajet à parcourir exactement, des étapes à
respecter, des carrefours où s’exécutent des décisions à vrai dire déjà
prises, des routes à emprunter. La carte-parcours est « un mémorandum prescrivant des actions6. » A cela deux conséquences : la visualisation du trajet, possible et presque réalisé puisqu’il suffit de suivre la
ligne pour parvenir au but ; mais aussi la création mentale d’une sorte
de couloir, hors duquel il n’est pas conseillé de s’aventurer, ce qui bride
l’esprit de découverte en privilégiant le concept d’itinéraire fléché7.
« La carte repose sur un faire-croire : la géométrie rigoureuse des
lignes de rhumb est la promesse d’atteindre sa destination, l’autre
rive de l’océan, avant même d’avoir quitté le port. Les nomenclatures foisonnantes qui bordent les côtes des cartes nautiques rendent prévisible la succession des étapes, balisent le voyage8. »
La carte présente des aspects qui aujourd’hui nous semblent évidents, mais qui résultent d’une codification progressive et restent éminemment variables selon les civilisations. La fameuse carte de Tupaia ne
répond pas aux mêmes critères que les cartes européennes à l’époque du
capitaine Cook. Les cartes en général ne donnent pas une légende
exhaustive de leurs représentations : échelle, perspective, orientation au
Nord. Il n’y a donc pas de taxinomie systématique, mais des tendances et
un jeu plus ou moins codifié des allusions et des représentations.
6 M. de Certeau, l’Invention du quotidien, 1. arts de faire, p. 177.
7 C’est ainsi que le galion de Manille traçait une ligne invisible et immuable entre Acapulco et
les Philippines.
8 C. Jacob, Encyclopaedia Universalis, Symposium, p. 332.
74
�N°301 • Juin 2004
Beaucoup de cartes anciennes, comme celles qui représentent de
manière allégorique des situations bibliques, offrent une figure très particulière, de forme dite « T/O ».
Le relief s’est peu à peu rendu visible sous forme de taupinières, tandis que la bathymétrie se révèle maintenant sous forme de lignes (mais
pas avant le début du XVIIIe). Rien n’interdit de penser que la représentation de monstres marins visait à signifier la profondeur pélagique.
Pour le lecteur, la carte est une référence apparemment objective et
rigoureuse, fiable, indépendante de la réalisation propre du voyage qu’il
lit, lequel ne fait que s’inscrire en pointillés sur cette représentation censée être immuable : cela est au moins vrai en théorie, mais toute l’histoire des explorations est en fait une tentative, encore inachevée aujourd’hui, de réduire le réel à des contours définitifs : ce qui pourrait être
vrai en géographie physique n’est que l’aboutissement d’une longue
suite de tâtonnements et de rectifications, dans une progression non rectiligne du savoir.
Le monde n’est pas encore connu dès les premières cartes, mais sa
représentation est constamment en gestation9 puisqu’il faut par exemple
attendre le XVIIIe pour que disparaisse des cartes la Terra incognita du
continent austral. Mais cette idée de terre australe est liée aussi à un
souci d’équilibre entre le Nord et le Sud, une fois répandue la représentation du monde en équilibre sur l’Equateur. Les nombreuses « vigies »
portées sur les cartes sont la trace visible d’une description sans fondement, de même que les mirages que les marins appellent « terres de
brume ». Les cartes, en général, se proposent une exactitude relative,
dans le cadre de leurs conventions.
Mais la carte intégrée à un récit de voyage est à interpréter en soi et
dans ce cadre précis. Par rapport au dessin, la carte ne prétend pas donner du réel un spectacle, mais un équivalent schématique plus ou moins
9 L’Atlas catalan (1375) avait représenté la côte occidentale de l’Afrique. La carte de Contarini
(1506) est la première qui fasse mention des découvertes de Colomb ; mais il y reste des
inexactitudes grossières. Waldseemüller en 1507 baptise l’Amérique du prénom d’Amerigo
Vespucci. L’Atlas Miller (1519) fait une place à l’Amérique du Sud et au Brésil.
75
�rationnel, remplaçant l’impression par la norme, ne donnant pas à voir
mais à comprendre. Ce qui ne l’empêche pas de s’adjoindre quelques
fioritures propres à distraire de l’effort de la lecture. La carte est un des
moyens de penser l’inconnu, mais elle reste du domaine de la représentation aléatoire : les détails scientifiques qui apparaissent peu à peu
(échelle, orientation, quadrillage en longitude et latitude…) voisinent
presque toujours avec des vestiges de représentations imaginaires, un
petit dessin dans un coin rappelant au lecteur la portée fantasmatique de
cette connaissance.
En fait, les cartes anciennes sont rarement réduites aux simples
contours des côtes. Laisser des « blancs » était considéré comme peu
satisfaisant, voire inquiétant. Dans ces cartes, la figuration occupe une
place aussi importante, sinon plus, que les toponymes. L’étendue de la
mer n’est jamais laissée libre : des vaisseaux, des poissons, des cétacés,
des vagues, s’intercalent dans les intervalles des lignes tracées. L’intérieur
des terres s’enrichit de taupinières, et de bosquets, se peuple d’animaux,
de personnages figurés à une échelle évidemment hors de toutes proportions. Elle procède par synecdoque, un éléphant, par exemple, figurant
des troupeaux d’éléphants, et par extension des quantités indéfinies de
bêtes imposantes et mystérieuses. Son objet est de rendre visibles les
mirabilia tout en faisant explicitement référence à un savoir ; la carte
dessine avec autant de tranquillité ce qui est du domaine de la supposition, comme la terra incognita, paradoxalement représentée.
L’exemple de la carte d’Hulsius, dessinée en 1599, est très représentatif de la mentalité géographique de la Renaissance. En effet, elle
associe une relative précision dans les contours de l’Amérique et de ses
îles à une manifestation de fantaisie dans ses illustrations miniatures. Il
était bien d’usage de représenter sur les cartes marines, à l’intérieur des
terres, les animaux que l’on serait susceptible de rencontrer, l’histoire
naturelle doublant ici la simple cartographie. Il s’agit de donner une
représentation du monde dans sa complexité : les théories « écologiques » regroupaient toutes les productions, minérales (on supposait
par exemple, et Colomb en fait encore mention, que l’or naissait dans les
pays chauds, et l’argent dans les pays froids), animales, végétales. La
carte, orientée avec le Nord vers le haut, comporte des indications utiles
76
�N°301 • Juin 2004
aux navigateurs comme les lignes de rhumb, bâties sur la rose des vents
(conduisant ici l’une aux Açores et à l’Angleterre, l’autre à Madère et à
l’Espagne, la troisième aux îles du Cap Vert), les échelles de latitude et
longitude, et une échelle exprimée en milles (convertis en milles allemands, italiens et espagnols) ; elle comporte aussi une grande quantité
de toponymes, (certains en espagnol, d’autres en amérindien, comme
Cuba, la Jamaïque, Boriquen, …), le nom des grands cours d’eau, des
îles, et même, pour les amateurs d’histoire, les années où des lieux
remarquables ont été découverts : 1492 : Guanahani, 1494, la
Jamaïque, Boriquen (Porto-Rico) : 1509, etc. On voit aussi porté le
nom de l’Eldorado, « Omagua », à côté du Lac Parimé : c’est dire que
la carte assume aussi, en particulier dans les dessins, tout le merveilleux
dont ces pays sont encore baignés. On repère nettement des guerriers
armés d’arcs, de flèches et de lances, mais aussi des Cannibales, l’un en
train de découper un prisonnier à la hache, et un autre activant avec un
éventail le feu sous un boucan ; des Amazones, bien reconnaissables,
des Ewaipanomas, et enfin probablement un « haüt », ou « aï », « bête
qui vit du vent » tel qu’il est décrit par Thevet (et figure dans l’édition de
1558). Ces êtres peuplent l’intérieur des terres, semblant reculer loin
des contrées où les toponymes abondent : ne peuvent pas coexister la « civilisation » relative exprimée par ces noms de villages, bien connus, catéchisés (et symbolisés par des clochers…, qui servent peut-être à exorciser les monstres !) et ces êtres restés mystérieux ou peu fréquentables
comme les cannibales.
Ainsi, la cartographie présente les contours, les routes, les distances,
les ressources. Mais on attend surtout qu’elle signale les lieux « dystopiques », comme les écueils et les dangers. Les monstres marins sont,
dans cette perspective, autant des menaces que des rites de conjuration.
Les cartes enfin propagent un savoir d’expérience avant d’être scientifiques : elles admettent, de ce fait, l’incertitude, le doute, l’espoir et font
alterner le désir et la menace.
77
�Rapports de la carte et de la fiction
« les paysages, les animaux et les personnages conjurent les
angoisses du vide et de l’inconnu, construisent l’exotisme par un
jeu savant d’écarts et de réminiscences lettrées. La mémoire culturelle permet ainsi de construire de nouveaux stéréotypes, des lieux
communs ancrés sur les lieux de la carte, qui déclinent la merveilleuse fécondité de la nature comme les diverses manières d’être
humain10. »
La carte est élaborée à partir de comptes rendus et de calculs. Mais
à lire la carte, on élabore aussi volontiers un discours. La carte fonctionne toujours plus ou moins comme un « double » équivalent au réel dans
le cadre de la fiction. Le rôle du signifiant graphique relève d’ailleurs de
la catégorie rhétorique de l’evidentia, qui prétend en imposer immédiatement au lecteur par la mise en évidence, comme le fait la description
dans le récit.
Le récit de voyage en effet combine la narration et la description ;
il s’accompagne souvent d’illustrations, croquis, gravures, photographies ; mais aussi de cartes, qui ponctuent et actualisent l’itinéraire
Certaines cartes sont aussi des illustrations propres à raconter une aventure. La carte du récit de voyage condense les procédés de description
et de narration. Les cartes de Staden, reprises par Théodore de Bry, sont
de véritables scènes intégrées et superposées au contour identifiable des
côtes brésiliennes. Elles peuvent intégrer les données du voyage, juxtaposant des événements en réalité successifs, des représentations de la
faune ou de la flore, des personnages à l’allure caractéristique, des
observations d’ordre ethnographique.
« Ainsi le récit de voyage et la carte sont-ils tous deux des
réseau[x] ponctué[s] de noms et de descriptions locales qu’un
parcours fait sortir de l’anonymat et dont il expose l’immuable préexistence : géographie au sens d’une inscription de noms sur une
terre qui est le référentiel absolu de tout discours […] Ainsi le
récit de voyage est la remarquable transformation en discours,
10 C. Jacob, Encyclopaedia Universalis, Symposium *, p. 332.
78
�Atlas catalan : atlas catalan, 1375, attribué à l’école du savant majorquin Abraham Cresques.
(Le Courrier de l’Unesco, juin 1991, p. 28-29)
�de la carte, de l’icône géographique. Il est la figure discursive de
cette image qui est elle-même la sélection de relations et d’éléments du monde, la construction du monde sous forme d’un
modèle analogique qui recouvre la réalité du réseau de ses lignes
et de ses surfaces, mais aussi de ses noms et en donne ainsi un
équivalent transformé11. »
Or l’une des caractéristiques du récit utopique est la présence d’un
voyageur, de retour de son expédition, qui raconte ses aventures et
décrit le pays étonnant qu’il a fortuitement découvert. Les toponymes
deviennent souvent la base discursive de la description. L’essentiel du
récit concerne en général cette description, mais cette mise en scène
impose de situer le pays d’Utopie sur la carte du monde connu et par
rapport au pays du retour. Cette localisation est toujours excentrique, et
difficilement accessible, l’isolement étant la condition première de sa
sauvegarde. Le pays d’Utopie ne peut être placé que dans un « blanc »
des cartes du monde, ce que leur incertitude ou leur variabilité foncière
autorise : une imprécision, un changement d’échelle, laisse libre un
espace que la fiction peut aisément coloniser. Dans le roman utopique
comme dans le récit de voyage, plus généralement, les frontières entre
réel et fiction ne sont pas étanches ; mais les procédés ne sont pas bien
lointains, car la véracité et la fiction sont validées entre autres par le
recours aux techniques géographiques. Aussi les cartes les plus fictives
obéissent-elles bien sûr aux mêmes exigences cartographiques… C’est
le cas de l’Utopie elle-même, qui protège son incognito, puisque Utopus
rectifie le tracé d’une carte apparemment classique, rendant l’île définitivement introuvable sur la carte. C’est aussi le cas de la carte du Pays de
Tendre, dans la Clélie de Mlle de Scudéry12. Il est aussi admis que les
villes utopiques sont bâties sur un modèle unique, « dans la mesure où
le site le permet »13, concession aux impératifs de la topographie. Ainsi,
11 L. Marin, Utopiques : jeux d’espaces, p. 65.
12 étudiée entre autres par Cl. Filteau, « Tendre », Cartes et figures de la terre, pp. 205-207.
13 More, L’Utopie, GF, p. 139.
80
�N°301 • Juin 2004
l’Utopie secrète sa propre géographie, discourt sur la forme de son environnement, établit ses cartes et des cartes du monde dont elle devient le
centre.
Paradoxalement, l’Utopie semble rajouter à la structure contraignante de la carte, avec son système de projection et de repères normés,
en adoptant une forme presque systématiquement géométrique, quand
ce n’est pas, comme pour l’Utopie de More, par exemple, une combinaison de formes géométriques, croissant, disque, carré, losange, le tout
articulé autour d’axes de symétrie. Cette difficulté supplémentaire
devient aussi insoluble que la quadrature du cercle, mais plus le texte
s’éloigne de la description du monde existant, plus la forme se cristallise
et se complexifie. La figure est d’autant plus forte et géométrique que le
doute plane sur son existence. Des lignes de rhumb si droites et si rassurantes, on en vient à des formes labyrinthiques qui relèvent plus d’un
traité de fortification que d’une utopie14. L’Utopie en effet montre un goût
particulier pour le plan de ville, la maquette d’architecte, et tout graphique susceptible de rendre visible et inébranlable son projet, avec une
évidence et un bien-fondé qui n’a que faire d’exemples extérieurs. La
fortification permet aux Utopiens de défendre naturellement leur mode
de vie et leur idéal de la corruption extérieure. Les Utopiens ont renoncé
à voyager en dehors de leurs frontières, mais cela ne signifie pas qu’ils
ont perdu tout lien avec le monde : l’Utopie semble nourrir une attention constante aux points cardinaux, à l’orientation, à la structure en
étoile comme la rose des vents ou en quadrillage comme la géographie
mathématique, ainsi qu’à l’astronomie.
Ainsi la carte, par son incomplétude et ses virtualités, est-elle dotée
de prédispositions à l’utopie, étant un remarquable procédé de fiction et
une fausse preuve de véridicité.
14 Cette opposition est particulièrement mise en scène par le plan des deux villes ennemies,
créées par J. Verne dans Les cinq cents millions de la Bégum : l’une se propose un urbanisme
utopique, régulier mais ouvert, l’autre s’impose la règle du labyrinthe et du secret, la symétrie
absolue de cette « Stahlstadt » servant une ambition totalitaire.
81
�l’Utopie et le réel
Mais le roman utopique, parce qu’il repose sur le récit adressé à
des hommes de notre monde, dans l’espace de la fiction, prend pour
cadre leurs repères et ménage des transitions acceptables. Les frontières
entre le monde réel et celui de l’Utopie sont volontairement estompées
de manière à préserver une possible conjonction. Il est aussi remarquable que nombre d’utopistes, à la suite de More, mettent en scène des
navigateurs ayant participé à des expéditions connues : compagnon de
Vespucci, marin de Colomb… Dans de nombreux cas, il faut l’intervention d’un élément extérieur pour sortir de la route repérée et balisée :
une tempête, un naufrage, qui perturbe l’ordonnancement du voyage15.
Le principe en a été retenu par Bacon dans la Nouvelle-Atlantide :
« Quittant le Pérou, où nous étions restés pendant une année entière, nous fîmes voile vers la Chine et le Japon, par les mers du Sud,
avitaillés pour douze mois.
Sous l’effet de vents contraires et de mauvaises conditions de navigation, après de longs mois d’errance, le navire est complètement désorienté.
Nous vîmes comme d’épais nuages, devant nous à l’horizon, en
direction du nord, ce qui nous donna quelque espoir de trouver
une terre, car nous savions que cette partie des mers du sud était
encore inconnue, et pouvait donc bien receler des îles ou des
continents qui n’avaient pas encore été découverts. »
L’Utopie peut donc apparaître à la suite d’une dérive incontrôlée du
réel. Le procédé est évidemment identique dans les Voyages de Gulliver
(1726) ; mais on peut y ajouter dans ce dernier cas la volonté, apparemment innocente et manifestement ostentatoire, de ne pas surcharger
le texte par les détails fastidieux du livre de bord : c’est l’objet de la préface, prétendument rédigée par l’éditeur, qui s’autorise par là à escamoter tout repère, tout en assurant les tenir à la disposition des curieux et
des incrédules.
15 Ces éléments sont d’ailleurs parfois représentés sur les cartes, comme le vent qui souffle
violemment.
82
�N°301 • Juin 2004
Enfin dans la Découverte australe (écrite par Restif de la Bretonne
en 1781), l’Homme-volant et son fils viennent, dans une expédition d’exploration, de croiser un navire vers le 50e degré de latitude australe et
entreprennent de dérober à son capitaine la dernière invention des
Anglais « une lunette pour voir les vaisseaux dans une nuit obscure ».
« L’instant de faire des découvertes près du pôle austral n’était pas encore arrivé : les deux Hommes-volants n’y virent qu’une mer chargée de
glaces16. » De même :
« En chemin, ils entrevirent le bâtiment du Capitaine Cook, par les
29 à 30 degrés de latitude-sud. Le Voyageur anglais revenait des Îles
Hébrides et de la Nouvelle-Calédonie ; ils le laissèrent et s’éloignèrent de sa route, bien sûrs de n’en pas avoir été aperçus […] [Ils]
observèrent le Capitaine anglais, et le virent s’avancer du côté de la
Nouvelle-Zélande. Ils le suivirent lorsqu’il eut dépassé cette Terre,
pour s’assurer qu’il ne reconnaissait aucune de leurs Îles : ils y
auraient mis bon ordre17. »
Ainsi l’histoire fictive croise-t-elle l’Histoire réelle dans les plages
de ses incertitudes et de ses négligences : de même que la connaissance
que les habitants de la Nouvelle Atlantide ont de l’Europe ne connaît pas
la réciproque – ce dont le porte-parole doit se justifier par un long récit
– ; ce qui échappe à la vigilance du capitaine Cook ne se voit pas nécessairement refuser le droit à l’existence, puisqu’elle a soin de rester motivée par la narration : si Cook n’a pas aperçu les Hommes-volants, c’est
qu’eux-mêmes avaient du mal à l’entrevoir ; s’il ne les a pas affrontés,
c’est qu’il n’est jamais passé si près de leurs îles qu’il constituât une
menace pour leur intégrité.
Les progrès de la connaissance géographique mettent en effet en
péril l’existence secrète des Utopies. Plus l’arpentage de la terre se systématise, plus les espaces vaguement inconnus se raréfient, et avec ce
rétrécissement des espaces libres de toute certitude, c’est le refuge de
l’incognito qui devient très aléatoire. J. Verne a par exemple choisi de coloniser les déserts, les fonds sous-marins, le centre de la terre ou l’espace.
16 Restif de la Bretonne, La Découverte australe, pp. 1181-1182.
17 Restif de la Bretonne, La Découverte australe, p. 1252.
83
�En fin de compte l’enjeu est peut-être différent, car la carte permet
« une certaine évidence tranquille du monde18 » et semble proposer
d’elle-même un réseau de vérifications et de recoupements presque à
l’infini. Figurer l’utopie, c’est donc la rejeter encore plus loin du monde,
dans d’autres systèmes. L’Utopie donne au « non-lieu » un statut d’existence potentielle qui lui permet d’en jouer :
« L’Utopie parle moins d’elle-même, du discours qu’elle tient sur
l’île, la lune, le continent perdu, que de la possibilité même de
tenir un tel discours19. »
De même qu’Ulysse, devant le Cyclope, prétendait s’appeler Outis,
Personne, l’Utopie se définit par la possibilité d’être en apparence et de
se dérober en réalité à l’identification. Lieu de recréation et de récréation, où l’on peut imaginer résolues les difficultés de l’existence sous des
latitudes trop connues et trop pesantes. Elle existe dans les silences de
la connaissance du monde, mais a besoin de se glisser dans les failles de
« l’histoire vraie », de dialoguer, fût-ce pour s’opposer, avec le réel.
Par l’intermédiaire d’une cartographie imaginaire, mais non pas
erronée, l’Utopie est à la géographie ce que le roman historique est à
l’Histoire : ces deux genres s’insèrent dans l’histoire ou la géographie
du monde connu, mais interpolent dans les non-dits, en restant dans les
limites du vraisemblable ou du possible.
L’Utopie existe au bénéfice du doute. Elle balise les routes louvoyantes du possible, jusqu’aux terres de brume de l’idéologie.
Odile Gannier
Université de la Polynésie française
18 L’expression est de Barthes, à propos des planches de l’Encyclopédie, dans le Degré zéro
de l’écriture, Seuil, Points, p. 104.
19 L. Marin, Utopiques : jeux d’espaces, p. 34. On peut aussi s’autoriser du goût fréquent de
l’Utopie pour la création verbale, pour réinterpréter le terme de cartographie avec quelque malice. En effet, le terme de cartographie a été fort doctement créé par les scientifiques du XIXe
siècle, en s’appuyant comme chacun sait sur la racine latine charta, elle-même venue du grec
chartès ; mais pourquoi se refuser le plaisir, auquel les géographes n’ont sûrement pas songé,
de remonter à l’adjectif chartos : ce dont on doit se réjouir ? La cartographie serait alors pleinement justifiée dans la veine optimiste de l’Utopie, en tant que description d’une situation
réjouissante…
84
�Carte Hulsius de l’Amérique du Sud, 1599.
Amerigo Vespucci : S’ensuyt le
nouveau monde & navigations
faictes par Emeric de Vespucce
[…] translaté de italien en
langue françoise par Mathurin
du Redouer […] Paris, Veuve de
Jean Trepperet et Jehan Janot,
vers 1515, in-4°, BNF, page titre
Première version française du
Mundus novus.
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86
�L’île comme modèle
de la fondation utopique :
More, Campanella, Bacon
Si Gustave Flaubert avait introduit le mot d’«utopie» dans son
Dictionnaire des idées reçues, il aurait, je suppose, écrit ainsi : « En
faire toujours les éloges avec un profond soupir, ou bien en dire franchement du mal en fronçant les sourcils. » Nous n’en dirons pas plus du
mal que du bien, l’histoire du XXe siècle doit nous inciter à la fois à la
discrétion vis-à-vis de tout modèle de salut final pour l’Histoire
Universelle et aussi à la nécessité de garder ce qu’Ernst Bloch appelle le
« ferment utopique », pour que l’existence singulière et les espoirs collectifs ne se réduisent pas uniquement à des produits de la déraison et
de l’aménagement du présent, mais qu’ils soient reconnus comme des
enjeux de l’imagination collective créatrice du sens. C’est encore
Flaubert qui pourrait nous aider à comprendre le sens de l’esprit utopique, lorsqu’il met en garde contre le désir de vouloir enfermer dans
des formes définitives la richesse de l’histoire des hommes, en affirmant
que « la bêtise c’est de vouloir conclure. »
Puisque nous sommes embarqués, nous naviguerons à la rencontre
de l’archipel littéraire et philosophique de l’Utopie qui appartient, dans
la version qui nous intéresse aujourd’hui, à l’âge classique de la pensée
européenne, à l’époque de l’histoire des formes qui va sous le nom de
Renaissance et de Baroque. Si l’utopie ne cesse d’évoquer l’île comme
le lieu du bonheur et de l’harmonie de la communauté humaine, de se
projeter vers des terres privées du mal, c’est qu’elle est d’abord liée à la
question originaire de la « fondation », qui concerne la légitimité de
l’homme et de ses institutions dans le système du monde et interroge la
�possibilité d’habiter véritablement la Cité humaine. L’espoir de parvenir
à une société parfaite est un rêve très ancien de la culture occidentale
mais aussi, comme l’a montré Malinovski, des cultures extra-occidentales1, de Havai’i, la Terre Originaire de la mythologie polynésienne, à la
Terre sans Mal des indiens Guarani. Tout se passe comme si les maux
présents poussaient les hommes à songer à ce que serait un monde idéal
dans lequel il n’y aurait ni pauvreté, ni misère, ni injustice, ni travaux
dégradants. Ce rêve est présent dans toute la culture du monde Antique
occidental, depuis Les travaux et les jours d’Hésiode, à travers la
République, le Timée et le Critias platoniciens, jusqu’à la quatrième
Bucolique de Virgile et à Horace :
« Gagnons les riches campagnes, les îles Fortunées ; chaque
année, la terre, sans être cultivée, y prodigue le blé ; la vigne, sans
être taillée, y prospère ; les branches de l’olivier y bourgeonnent et
ne trompent jamais ; la figue mûre y fait la beauté d’un arbre qu’on
n’a pas à greffer ; le miel y coule du creux des chênes ; l’eau légère
y tombe avec bruit du haut des montagnes2. »
Le mythe de l’« âge d’or » est lié au temps des origines, temps
immémorial et fondateur, temps du retour où les récoltes se font sans
semailles ni labour, en deçà de l’horizon de la « production » moderne.
Il y a une dimension statique de l’utopie antique, c’est à la fois un état
originaire et final, rien ne se transforme car tout a atteint la perfection.
Le temps est « l’image mobile de l’éternité » selon les termes du Timée
de Platon et il n’existe aucun besoin de changement ou de nouveauté.
Dans la représentation de l’âge d’or de l’humanité, la figure de l’île est
exemplaire : elle représente la manifestation du monde dans sa double
dimension d’éclat et de retrait, de profusion et de retenue, d’évidence et
1 « Aux îles Trobriand, comme dans presque toutes les autres civilisations, la vie future forme
l’objet d’un des systèmes ou d’une des mythologies les plus importantes. Les Trobriandais placent l’esprit du monde sur une petite île appelée Tuma, située au nord-ouest. Ici, invisibles aux
yeux des mortels, étrangers aux troubles du monde, les esprits mènent une existence qui ressemble beaucoup à l’existence des Trobriandais, mais beaucoup plus agréable. » B. Malinovski,
La vie sexuelle des sauvages du nord-ouest de la Mélanésie, Paris, Payot, 1970, p.305.
2 Horace, Epod., 16, 42 sq.
88
�N°301 • Juin 2004
d’énigme. Synthèse d’identité et de différence, c’est cette ambiguïté originaire de l’île qui retiendra notre attention.
Dans le chant 13 de l’Odyssée, Ulysse est de retour dans son île
natale, sur laquelle il est déposé endormi par les Phéaciens. A son réveil
Athéna est près de lui, sous les traits d’un jeune berger. La déesse a
répandu un nuage sur Ithaque, « afin, écrit Homère, que de ces lieux il
ne reconnut rien et qu’elle ait à lui dire chaque chose une à une. »
Ekasta muthesaito, écrit Homère : « dire les choses une à une. » Le
verbe muthéomai a la même racine que muthos, le mythe, sa fonction
est de montrer par la parole ce qui est, de mettre à jour. Le mythe est
pour les Grecs la révélation du visible, où les dieux sont les véritables
maîtres d’œuvre de la réalité, étant à leur tour, comme nous l’a appris
Walter F. Otto3 des phénomènes du monde en tant que tel. L’éclat de la
lumière sur la mer est muthos, comme l’apparition des montagnes dans
la brume du matin aux yeux du navigateur, comme la présence éclatante
de la beauté aux yeux des hommes. Ce que nous dit le poème homérique
c’est qu’Ulysse connaît une nouvelle naissance grâce au langage, que le
lieu natal n’est pas une « nature » définie et stable, un territoire d’appartenance mais le site d’une transformation du sens. Les hommes ne trouvent pas un espace physique à leur disposition, mais une ouverture du
monde qui n’est pas de leur ressort et qu’ils conduisent à la manifestation. En cela les Grecs sont des « accomplissants », qui érigent au statut
d’œuvre la manifestation du monde. D’ici vient également la complicité
originaire, qui ne se démentira plus dans l’histoire des formes, de l’île et
de l’œuvre d’art : les deux sont achevées et en attente de sens ultérieur,
ouvertes et parfaitement conclues. La « fondation poétique » de la réalité, la poiesis du monde, est associée au mythe, parce que la parole ne
se borne pas à dire des faits, elle les instaure dans leur dimension de
présence. Plus que l’acte sacrificiel, paradigme central de nombreuses
civilisations et dont la figure d’Iphigénie est le modèle emblématique
dans la culture grecque, la fondation est, dans le monde grec, « affaire
des poètes », qui montrent la présentation du divin dans le sensible.
3 Walter F. OTTO, Essais sur le mythe, trad. de Pascal David, TER, Mauvezin, 1987.
89
�Cette fondation mytho-poétique concerne, sous des modes chaque fois
spécifiques, toutes les sociétés anciennes dans lesquelles la dimension
mythique est vivante.
Deux éléments nouveaux marquent le passage du mythe à l’utopie
dans le monde grec : la naissance de la philosophie qui tend, comme
l’écrira Platon, à fonder le modèle idéal de la cité « dans les discours »
(République, IX, 592a). Les voyages d’Alexandre le Grand et l’éclosion
des récits de voyage qui en résulte, marquent la naissance de la mythologie des terres lointaines dans lesquelles va se réfugier l’ancien bonheur 4. D’une certaine façon, l’utopie naît, à partir du Ve siècle sur la
transformation du mythe vivant, lorsque se fait jour un hiatus entre la
réalité et l’imaginaire, entre le désir et le réel. Ces textes utopiques du
monde grec (Théopompe et sa terre de Mérope, les récits consacrés aux
Hyperboréens d’Hécate d’Abdère, la Cité du Soleil de Jamboulos) naissent avec la conscience d’une rupture avec le passé, la naissance du sentiment de l’Histoire. Les philosophies de Platon et d’Aristote sont à la
quête d’un projet de fondation rationnelle de la cité, les Lois platoniciennes développent la théorie de fondation ex novo d’une cité, prenant
comme modèle la politique de colonisation des nouveaux établissements. Les comédies d’Aristophane des dernières décennies du Ve
siècle, sont un document important pour comprendre la présence de
l’idéal utopique dans la culture grecque. A travers la parodie des
constructions utopiques dans les comédies Les Nuages, Les Guêpes, Les
Oiseaux, Aristophane montre paradoxalement la richesse de ce « laboratoire utopique » (Bertelli), dans lequel convergent le désir de réalisation d’un modèle positif et absolu de la réalité et un versant destructeur
et critique des institutions existantes. Ce double mouvement de critique
du modèle du présent et construction d’un modèle à venir, nous allons
le retrouver dans la naissance de l’utopie moderne.
Les traités de Thomas More, L’Utopie, de 1516, la Cité du Soleil de
Tommaso Campanella parue en 1623 et La Nouvelle Atlantide de
Francis Bacon de 1627, naissent sur le terrain de la transformation
4 Lucio BERTELLI, L’utopia greca, in Luigi FIRPO, Storia delle idee politiche, économiche e
sociali, UTET, Turin, 1982.
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philosophique et anthropologique que l’Occident commence autour du
rôle et de la signification de l’homme et de ses institutions, sur la question des “sciences de la nature” et des mathématiques comme modèle
privilégié de constitution du savoir.
Dans l’œuvre de Thomas More, la terre d’Utopie n’est pas à l’origine
une île mais un prolongement du continent. Utopus, héros civilisateur,
conquiert cette terre et fait creuser un isthme, séparant l’île d’une continuité spatiale avec la terre ferme. L’île est ici construction humaine, l’insularisation est l’œuvre de l’activité humaine non de nature, c’est
l’exemple même de rupture d’avec l’ordre naturel, rien à voir avec les
mythes plus tardifs et affadis de l’origine « naturelle » de l’utopie, substituts désacralisés du jardin d’Eden où vit l’homme originairement bon.
Comme l’écrit Christian Marouby : « De la Renaissance au XVIIIe siècle,
quel que soit le contexte historique ou religieux dont elle porte l’empreinte, l’utopie prend toujours la forme d’un projet de maîtrise5. »
« Plus ultra » est la devise qui orne l’ouvrage principal du lord chancelier
et philosophe Francis Bacon Novum Organum (1620), traité général sur
les sciences nouvelles, document essentiel pour penser la fondation de la
science moderne. « Toujours plus loin », la devise qui accompagne l’image du trois-mâts barque qui double les colonnes d’Hercule séparant dans
la géographie ancienne la Méditerranée de l’Atlantique et marquant les
limites de la terre et du connaissable, devient la nouvelle devise de la
modernité. Dante dans le chant XXVI de l’Enfer avait fait périr Ulysse dans
sa tentative de franchir les Colonnes d’Hercule et appelé ce voyage il folle
volo, le vol fou. Le franchissement des limites est la nouvelle aventure de
l’esprit moderne, dans sa tentative de « commander à la nature en son
entier » (Novum organum), de « devenir comme maître et possesseur
de la nature » répétera Descartes dans le Discours de la méthode.
Gabriel de Foigny dans son livre La Terre australe connue, c’est-à-dire
la description de ce pays inconnu jusqu’ici, de ses mœurs et de ses
coutumes, par M. Sadeur, paru à Vannes en 1676 écrit :
5 Christian MAROUBY, Utopie et primitivisme. Essai sur l’imaginaire anthropologique à l’âge
classique, Seuil, 1990, p. 25.
91
�« Ce qui passe toute admiration, c’est que la terre Australe est sans
montagne, et j’ai appris de très bonne part que les australiens les
avaient toutes aplanies. »
Le philosophe napolitain Vico se souviendra vraisemblablement de
ce topos de la « table rase » dans le De nostri temporis studiorum
ratione, lorsque dans sa critique du progrès il parlera de l’orgueil
moderne de « recouvrir la mer de cailloux et les montagnes de voiles »
et de rappeler qu’avant d’être « fait » par l’homme, le monde est apparu.
L’île est le modèle géographique et symbolique présent dans les
trois traités. Au moment où la science commence à dominer pratiquement et théoriquement la vie, postulant l’existence de lois selon lesquelles la nature et la réalité sont faites et de les dominer selon leurs
principes, l’île va figurer le modèle idéal d’un lieu d’expérimentation, un
« laboratoire social » où l’on peut recréer la totalité de la réalité. Le projet utopique des Modernes relève du processus de démythisation du
monde occidental, commencé depuis la philosophie grecque, poursuivi
par le Christianisme et de la fin du rôle de la religion comme principe
transcendant de légitimité du pouvoir, ébauché dans l’Humanisme et la
Renaissance européennes avec Machiavel, Hobbes, Bodin. La fondation
politique, enjeu central de la modernité, peut être caractérisée comme
« aléatoire », parce qu’elle n’a pas la garantie absolue que le geste inaugural puisse mimer et prolonger la création divine. Le nom du marin qui
raconte les particularités de l’île d’Utopia dans le texte de More est
Raphaël Hythlodée, « diseur de balivernes », nouvelle incarnation du
marin marseillais Pythéas, sobriquet qui rappelle les satires
d’Aristophane et introduit l’élément de la distanciation dans le projet
utopique.
Tommaso Campanella dans son traité La Cité du soleil, publiée en
1623 dont la première version date de 1602, situe vaguement l’île tropicale Taprobana dans l’archipel de la Sonde pour la caractériser effectivement comme métaphore du lieu de l’unification politique et religieuse
du monde. Dans cette Cité où domine l’égalité, il n’y a pas d’absence de
pouvoir, bien au contraire c’est une cité hautement structurée, fondée
sur le savoir de chacun, l’égalité des chances est au départ pour tout le
monde, l’inégalité naturelle arrivant uniquement à la fin. Lieu défensif,
92
��de protection contre l’extérieur plus qu’un lieu d’accomplissement du
monde commun, aussi bien à l’intérieur de la société qu’à l’extérieur de
celle-ci, la Cité du Soleil veut opérer une sorte de syncrétisme de toutes
les religions du monde et d’un sens du religieux à la fois transcendant et
immanent à la Cité, de fonder les deux, sous le mode d’une théocratie
absolue. A cette nostalgie de l’Orient comme désir de l’ordre, de l’enfermement identitaire et protecteur, rempart contre l’Histoire chez
Campanella, répond l’autre versant, la tentation majeure de l’Occident :
corriger et refonder la Création divine à travers la libération des énergies
de la Nature, à la fois conquête et saisie de l’essence de la réalité en son
entier. A ce deuxième aspect s’adresse dans les mêmes années l’ouvrage
de Francis Bacon, La Nouvelle Atlantide, texte posthume paru en 1625.
La Nouvelle Atlantide de Platon située en Atlantique, a fait un pas ultérieur dans la géographie et se situe avec Bacon dans les mers du Sud. Un
équipage en difficulté arrive dans une île mystérieuse et on permet à ces
hommes de débarquer en les mettant au courant des mœurs et des particularités de cette île. En son centre, il y a une institution bien spécifique, une sorte de laboratoire immense d’expérimentations les plus
diverses. Le chef, prêtre aussi comme chez Campanella, explique aux
nouveaux arrivants le but de cette institution. « Notre fondation a pour
fin de connaître les causes et le mouvement secret des choses, de reculer les bornes de l’empire humain en vue de réaliser toutes les choses
possibles. » Dans ces paroles du prêtre - savant, il y a le projet central
de La Nouvelle Atlantide, ce que j’appellerais l’utopie des utopies. La
Nouvelle Atlantide est l’image de la science en marche à la conquête
progressive de tous les aspects du vivant et de toutes les manifestations
des choses.
« Nous avons des vergers, des jardins étendus et diversifiés, dans
lesquels nous cherchons moins la beauté que la variété des terres
et des sols. Certains de ces jardins sont très vastes, plantés d’arbres
et de buissons dont les baies ou le fruit nous permettent de produire différentes sortes de boissons, en plus de ce qui provient de nos
vignobles. Nous y menons toutes les expériences possibles concernant les différentes techniques de greffe sur des arbres fruitiers
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comme sur des espèces sauvages, ce qui donne beaucoup de résultat. Dans ces mêmes vergers et ces jardins, nous parvenons par
notre art à rendre plus précoces ou plus tardifs les arbres et les
fleurs et aussi à faire en sorte que les plantes croissent et portent
des fruits plus vite qu’il ne leur est naturel. »
Dans La Nouvelle Atlantide, un cauchemar commence à se lover
dans les rêves anciens, une nature entièrement fabriquée à la disposition
de l’homme qui s’accompagne de la fabrication de l’homme lui-même
sur le mode artificiel. C’est là la différence essentielle entre le texte utopique de Campanella et La Nouvelle Atlantide de Bacon :
« Nous avons aussi des enclos avec toutes sortes de quadrupèdes
et d’oiseaux qui ne sont pas là uniquement pour leur rareté ou le
plaisir des yeux. Le monde n’est plus là pour apparaître mais pour
produire son mode d’emploi. Ces animaux sont là en vue de dissections et d’expériences afin que nous puissions augmenter nos
lumières sur ce qui peut être pratiqué sur le corps humain. »
Une folie faustienne est déjà à l’œuvre dans le récit de Bacon :
« Nous avons des puits plus petits que nous utilisons pour laisser
infuser des substances diverses qui communiquent aux eaux leurs
vertus particulières mieux et plus vite que dans des vases ou
d’autres récipients. »
A nouveau apparaît l’obsession de la maîtrise du temps et des phénomènes.
« Parmi ces eaux, il y a l’eau de Paradis, car le traitement que nous
lui faisons subir la rend souverainement bénéfique pour la santé et
la prolongation de la vie. »
Se révèle ici la dimension concrète de l’utopie : le rêve de la production artificielle et de la maîtrise du vivant de la part de la raison instrumentale. « Progrès » est le nouveau nom de la réalisation du Paradis
sur terre grâce à la voie éclairante de la Raison et la Cité de Dieu devient
purement immanente. Le modèle de l’homme n’est plus l’artiste de la
Renaissance qui forme même l’Etat sur le modèle de l’œuvre d’art mais
le technicien au travail, qui devient déjà lui-même un annexe de la production absolue. Dans La Nouvelle Atlantide apparaît une panoplie des
machines à venir : le moteur à explosion, le téléphone, l’appareil pour
95
�enregistrer les sons et les reproduire, des machines pour enregistrer les
variations des sentiments. Ce qui est fascinant chez Bacon est de voir que
les possibilités de la science sont déjà toutes là, dans la destinée de la
science comme « technologie », comme organisation globale de la réalité dominée par la volonté de maîtrise et l’idolâtrie du progrès scientifique. Bacon prolonge l’affirmation, qui traverse toute la pensée de la
Renaissance, de la subjectivité souveraine qui considère l’univers
comme source d’énergie et de matière première, dont le but et la raison
d’être c’est de servir à la réalisation des projets humains. Se voulant à la
fois le pivot central et le principe d’extériorité radicale, le Robinson
naissant se coupe de la logique relationnelle du microcosme et du
macrocosme qui avait accompagné sous des modes différents toute la
pensée ancienne et médiévale, pour fonder la conception toute moderne
de la Raison instrumentale. Le rêve de l’humanité réconciliée avec ellemême, « le royaume de l’Homme », est ici indissociable de l’idée d’un
développement infini du savoir, où la vie est transformée en expérience
de laboratoire, le monde en usine de transformation, conditions nécessaires pour qu’elle puisse déployer ensuite le chant à la gloire de la
technique qu’est l’Encyclopédie.
Francis Bacon est le véritable fondateur de « l’Académie de planificateurs », selon les termes ironiques de Jonathan Swift dans les
Voyages de Gulliver, de la « machine du monde » (Descartes) à la base
de la naissance de la science moderne : construction infinie couplée
sur la production illimitée, sur l’idée que toute réalité peut être assimilée à un système mécanique, où il n’y aurait plus de différence d’intérieur et d’extérieur, de visible et d’invisible. « Utopie des utopies », la
science tend à la construction d’un espace unitaire et mondial sans
limites, qui traverse la conception du territoire comme fondement de la
souveraineté et de la communauté, efface l’horizon des rapports sensoriels, affectifs et imaginatifs aux choses et au temps propres à chaque
culture, et ignore la question du « lieu » comme accord toujours à
trouver entre les puissances de la Terre et l’homme, des diversités des
langues et des communautés entre elles. Il y a toutefois présente chez
Bacon l’ambiguïté propre à la pensée moderne, comme peut-être de
toute pensée fondamentale, lorsqu’il reconnaît que natura nonnisi
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parendo vincitur6, « la nature ne peut être vaincue qu’en lui obéissant »,
reconnaissant la limite à la domination technique de la nature, tout en
légitimant ce même franchissement.
Les deux fondations (mytho-poétique et technico-politique) ne sont
pas séparées et étanches, mais ce sont des figures complexes et coprésentes dans l’histoire du monde. Chaque époque de l’être met au premier plan l’une de ces modalités. L’homme moderne est en train de
mettre en place, avec Bacon et l’utopie technique, le nouveau sens hégémonique de l’être : production tendancieusement illimitée d’énergie,
figure de la vérité qui tend à s’imposer en tant que procédure efficace.
Bacon meurt à cause d’un mauvais rhume, attrapé un jour de grand
froid pendant qu’il faisait son marché en vue d’expériences pour étudier
l’effet du froid sur la putréfaction. Héros de la science, précurseur de la
volonté de puissance comme trait unique de la modernité ou juste vengeance du destin qui reconduit l’efficacité instrumentale de la pensée à
sa source vive qu’est la condition incarnée de la finitude ? Laissons
ouvertes les deux possibilités et écoutons l’ironie de Rimbaud adressée
à la nouvelle orthodoxie : « Rien n’est vanité ; à la science, et en avant »
crie l’Ecclésiaste moderne, c’est-à-dire Tout le monde » (L’Éclair).
L’essence de l’utopie moderne plutôt que dans la rêverie et l’imagination, il faut la chercher dans la volonté de fondation rationnelle de la
totalité du réel dans laquelle le paradigme fondateur n’est pas la renovatio mythique propre au millénarisme mais l’innovatio, la fondation
infinie et la défondation permanente.
La fondation technico-scientifique est l’un des versants de la fondation aléatoire propre à la modernité, l’autre étant la fondation politique.
Elles sont associées dans la même conception du labeur infini de la part
de la communauté humaine pour se comprendre en train de changer,
pour associer désormais la quête de son identité et l’acceptation de la
différence. De cette double composante provient l’ambiguïté de l’utopie
moderne ; l’incertitude de ses fondements implique la coprésence d’un
pôle autoritaire et d’un pôle ouvert, d’un pôle libérateur des possibilités
6 Francis BACON, Novum Organum, I 3, I 129
97
�nouvelles et d’un pôle globalisant. Cette dialectique de société ouverte et
de société fermée, ce caractère profondément ambigu que mettront en
évidence les anti-utopies d’Huxley, d’Orwell, vient de la difficulté pour la
modernité d’instituer sa propre fondation, en balance entre deux
conceptions : la fondation est déjà advenue, il faut retrouver son sens
oublié, avec le cortège mélancolique des « fantômes de l’âge d’or »
(Kant) ; l’autre conception renvoie au projet politique et social qui tend
à se donner ses propres fondements. Du jardin d’Eden dans la
Jérusalem délivrée du Tasse au laboratoire de la Maison de Bensalem
de Bacon à la colonie pénitentiaire de Kafka, la littérature aura souvent
préfiguré les visages multiples de cette oscillation entre la double polarité. L’histoire de la modernité, depuis les colonies des Jésuites aux
Paraguay inspirées par la Cité du soleil, à la Cité structurée comme un
couvent que le père Laval mit en place aux îles Gambier, aux phalanstères de Fourier, jusqu’à l’archipel du Goulag, n’a cessé de montrer les
antinomies du bonheur qui construisent et déconstruisent l’histoire
concrète des hommes d’aujourd’hui. Le totalitarisme est le danger inhérent à la démocratie même, non pas son Autre radical, il est présent dans
cette dimension d’instabilité de la fondation moderne de la réalité, dans
l’impossibilité de construire un principe qui pourrait transcender le
monde et susciter artificiellement un Dieu.
Ce qui nous conduit à dire que l’utopie engendre le phénomène
totalitaire lorsque la dimension politique, c’est à dire la nécessité absolue de penser la fondation aléatoire, se conçoit uniquement comme
aménagement technique du monde, lorsque la Cité concrète des
hommes et des dieux, des morts et des vivants se trouve dominée par le
projet qui vise et mobilise les hommes et les choses comme capital, ressources et potentiel, construisant l’unique figure utopique qui semble se
profiler aujourd’hui : la « méta-cité des signes et des réseaux7 », le
« non-lieu » privé de tout espace-temps8.
7 Paul Virilio, La bombe informatique, Galilée, 1998.
8 Marc Augé, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Seuil, 1992.
98
�Anton Francesco Doni, la cité utopique radiocentrée, Paris 1578.
�Le projet utopique contribue à la naissance du phénomène totalitaire
lorsque le ferment de l’imagination se sclérose dans la nostalgie identitaire, qui fabrique artificiellement un passé d’où l’on voudrait être issu
au lieu de celui dont on vient réellement, lorsque la littérature et l’art
sont considérés principalement comme des divertissements et qu’apparaît à nouveau la nostalgie du livre unique, ignorant la nécessité de penser la fondation mytho-poétique en tant qu’éducation au multiple, de se
référer à l’instabilité de l’être comme la situation ontologique de l’homme contemporain.
Riccardo Pineri
Université de la Polynésie française
100
�Les utopies inachevées
Il m’apparaît l’honneur redoutable de faire intrusion dans votre
cercle de littérateurs de talent qui nous a tant appris. Grâce à vous,
honorables collègues, je vais désormais, à l’instar de Stendhal, faire pencher ma préférence vers Bologne plutôt que vers Florence, car en vous
écoutant1 j’ai eu l’impression de me trouver sur la piazza Maggiore, non
loin du Neptune fontainier de Jean de Bologne. Là se prélasse une centaine de citadins jouissant d’une esthétique quasi utopique qui relève
d’une heureuse vision de la dolce vita.
L’utopie insulaire, bien des voyageurs sont venus la rechercher dans
l’Océan Pacifique en l’imaginant comme « la maison du jouir » illustrée par Gauguin, également peintre d’un célèbre fenua navenave
improprement rendu par des commentateurs comme le pays du plaisir.
Navenave connote ici une jouissance physique certes, mais aussi intellectuelle2. L’idéal du bonheur polynésien n’est pas la scission d’avec le
reste du monde. Beaucoup l’ont appris à leurs dépens comme le touriste
de bananes de Simenon ou le résident fugitif d’Eiao que fut Georges de
Caunes. Les moustiques obnubilaient sa pensée radiophonique n‘étonnant
guère les Polynésiens dont les ancêtres avaient déjà subi tant de beachcombers, parfois aussi nocifs que ceux que Stevenson avait imaginé sur
la grève de Falesa.
1 Et cela avec d’autant plus de plaisir que vous vous êtes exprimé en Français ce qui nous va
droit au cœur : « Ringrazio per aver parlato in Francese, dato che le nostre lingue sono vicine
sia per la forma che per il pensiero. »
2 Il y a large coïncidence des champs sémantiques mais la syntaxe pour l’emploi est exigeante.
Te himene navenave : le chant mélodieux, mais rave i te navenave profiter de jouissance et
même en abuser (Dictionnaire de l’Académie tahitienne, 1999 : 287).
�Jacques Talrich parvenu à l’île déserte de Me’etia pour retrouver le
mythe des îles fortunées et narrer lui aussi à la radio ses exploits, se
contenta d’un trajet modeste. Il vécut prosaïquement quelques semaines
dans une cabane de tôle ondulée déjà aménagée avant son arrivée et se
nourrit de conserves, ou de côtes de verrats pacifiques qu’il abattait
impitoyablement avec son fusil. Il se promena avec son chien et escalada
le volcan aux pentes instables. Il eut le mérite de se contenter de publier
sa tentative d’aventure dans une collection pour la jeunesse que son
récit, sans doute, intéressa3.
J’ai, il y a plusieurs décennies, succédé à Jacques Talrich, dans l’île
de Me’etia, piton volcanique à l’Est de Tautira, inhabité aujourd’hui,
mais ou vécut Timi Kekela en solitaire pendant des années. Le vieux
chant polynésien qui célèbre Me’etu nui te vai ‘ava’ava (le grand
Me’etia à l’eau saumâtre) tintait dans mes oreilles, quand j’y relevais les
marae. Contrairement à la suspicion courante je n’y recherchais pas l’or
(piru- qui vient du Pérou) indiqué en songe, mais les sites et les monuments de la culture pré-européenne. La survie était aisée dans ce jardin
d’Eden, comblé d’arbres à pain, dont les fruits n’étaient jamais cueillis
et où les caprins étaient si peu farouches qu’ils approchaient lorsqu’on
leur jetait une branche de miro.4 Cependant à Me’etia l’utopie insulaire
révélait son ambivalence de situations faites d’une existence facile cernée
3 Jacques Talrich, Mon chien, mon île et moi, Bibliothèque de la Jeunesse, Hachette, Paris,
1962. Compte rendu par Pierre Vérin « A propos d’un ouvrage sur Me’etia », Bulletin des
Etudes Océaniennes, n°142, pp. 214-216.
4 Il n’en est pas toujours ainsi. La survie dans un milieu isolé où règnent des conditions difficiles, en dépit de la trame poétique permanente qu’offre les ramures des cocoteraies et les
lagons multicolores, constitue encore le sort des insulaires de Mopelia et de certains atolls des
Tuamotu. Les trésors d’adresse et d’ingéniosité qu’ils déploient demeurent à peu près inconnus
du public d’au-delà des mers aveuglés par les documents de ces « explorateurs » qui, selon
les mots de Levi-Strauss transmutent miraculeusement ces platitudes et ces banalités en révélations pour la seule raison qu’au lieu de les démarquer sur place, leur auteur les aura sanctifiées par un parcours de 20000 kilomètres… Pour ces « trucs » de survie je préfère me référer
au South Sea Lore d’Emory ou même au plaisant récit pour la jeunesse de Bengt Danielsson
Villervalle dans les mers du Sud.
102
�Abraham Ortelius, Utopia Typus, ex narratione Raphaelis Hythlodaei, descriptione D. Thomas Mori,
gravure sur cuivre, Anvers 1595-1596, coll. privée.
�par un enfermement réel.5 Les vagues étaient monstrueuses et les
rochers périlleux. Au débarquement, je nageais comme je pus, stimulé
par l’avertissement d’un « mea rahi te ma’o, ha’aviti pai » (Beaucoup
de requins, dépêche-toi) hélé par mes compagnons. A l’arrivée, tremblant de froid, mais aussi de peur, je fus réconforté par une des plus
belles paroles de soumission à l’Eternel que j’ai entendue dans ces îles :
« Cela ne fait rien, nous sommes des êtres vivants et eux ne sont que des
bêtes », Aita pe’ape’a, ta’ata ora tatou, area ra animara ratou.
L’anthropologue, pas plus que le littérateur, n’est un beachcomber
de l’utopie insulaire. J’imagine, que pour éviter les pièges de son métalangage, il doit se sentir investi de la tâche de faire confluer les observations tirées de ses découvertes avec notre compréhension de la littérature. Les contes recelant les mythes demeurent pour lui un champ de prédilection, mais il néglige trop souvent leur valeur pédagogique ou tout
simplement ludique. Lévi-Strauss ne considère t-il pas les contes comme
des « mythes affaiblis » ? Dans cette perspective l’anthropologue se fait
un devoir de décoder les récits des informateurs. Le pêcheur qui coupe
les nageoires du poisson et ferre au bout de sa ligne l’Ile et la presqu’île
de Tahiti ou encore l’illustre Maui qui saute d’île en île illustrent les
conquêtes de fameux guerriers. La sirène Orovaru qui entre dans l’embouchure de la rivière du Matona’a dans l’île de Rurutu et, une fois capturée, donne naissance par césarienne, ’atore, à un enfant, ancêtre
d’une lignée encore présente, symbolise la venue d’une migration lointaine et extraordinaire qui s’est imposée sans fait d’armes6.
5 Pour les habitants des Seychelles musulmanes de l’Océan Indien, dont les ports installés
dans des territoires insulaires ou péninsulaires prospéraient au Moyen Age, l’île est synonyme
de sécurité, pas seulement physique, mais aussi spirituelle car c’est là que se dresse la mosquée. La terre ferme, c’est l’inconnu, le désordre et la barbarie. Les pilotes des îles peuvent
même aveugles, sous la protection d’Allah, faire franchir au navire la passe du récif, en se guidant sur les sons qui parviennent à leur oreille car la mer s’apprend oralement. Les Portugais
de Tristan da Cunha ruineront cette utopie de l’île sûre. Mais Camoens forgera dans ses
Lusiades la nouvelle utopie de la geste portugaise qui fait dialoguer l’œuvre du poète avec
l’Enéide de Virgile.
6 La recherche du territoire de l’Ile, imiraa fenua, est une autre utopie qui a soutenu le moral
des anciens Polynésiens dans leurs voyages de découvertes. La chance et le courage de ces
navigateurs hors pair a fréquemment transformé leur utopie aventurière en projet. En moins de
4 siècles ils ont effectué le trajet depuis les îles Bismarck jusqu’aux îles Tonga en peuplant les
territoires intermédiaires.
104
�N°301 • Juin 2004
J’ai souvent eu le sentiment que, là où règne l’oralité, l’évocation parlée ou visuelle des mythes relève d’une pédagogie qui en fait « la bande
dessinée d’une culture ». Les peintures romanes, là où elles ont miraculeusement survécu, et les sculptures de scènes des Evangiles ont eu
recours à des procédés du même ordre, puisque l’illustration contribuait
à l’apprentissage religieux de chrétiens ne pouvant lire, comme la parole
du récit océanien instruit ceux qui écoutent les anciens et s’initient ainsi à
l’organisation religieuse et sociale du groupe auquel ils appartiennent.
Mais il arrive aussi à l’anthropologue d’oublier que les utopies
insulaires forgées par les littérateurs figurent parmi les créations
mythiques les plus réussies. Il ne doit donc pas se contenter de puiser
dans la littérature orale pour retrouver le réel en amont du virtuel. Il sait
que ce qui compte dans la vie d’une société, c’est ce qu’on croit, plutôt
que ce qui existe, autrement dit ce qu’il dénomme « l’idéologie », qui
n’est pas seulement celle des politiciens ou des millénaristes. Un élève
polynésien a dit cela plus clairement encore en précisant dans les
médias locaux : « Pour moi, le réel c’est ce que je vois à la télévision. »
Dans un autre registre, l’écrivain tahitien Duro Raapoto définit l’état de
la connaissance originelle, hiro’a tumu, polynésienne grâce à laquelle un
arbre d’Eden renouvelé et l’île qui lui donnera asile seront les fondements
d’une reconstruction qui permettra à l’homme ma’ohi de se retrouver
dans son authenticité. Cette conception relève d’une nouvelle utopie à coloration millénariste bien perçue par Bruno Saura qui analysant et citant la
pensée de Duro Raapoto écrit à ce sujet « Le temps est venu pour les
Tahitiens, de retourner vers Dieu-Taaroa, qui attend ce moment, éprouvant
de la compassion pour son peuple élu… Il lui a offert une langue, reo, des
coutumes, peu, un pays magnifique fenua fa’ahiahia, une terre à la fois
nourricière et créatrice. C’est en les restaurant, en se tournant à nouveau
vers ces bienfaits, que le peuple ma’ohi retournera vers Dieu »7.
7 Sur l’analyse de cette utopie religieuse voir les travaux de Bruno Saura et sa contribution si
éclairante dans son article The emergence of an ethnic millenarian thinking, and the development of nationalism in Tahiti, Pacific Studies, Birmingham Young University, Hawaii, décembre
1998, vol. 2114 pp. 33-66. (article repris en français par l’auteur dans le B.S.E.O. N°295),
Yannick et Gwendoline Fer donnent dans leur livre Tuaroi (éditions Haere Po, Papeete 2000) un
exemple de la pédagogie de cette utopie nouvelle mise en œuvre à Rapa par des évangélistes
inspirés par les idées de Duro Raapoto.
105
�Chaque aire marine ou continentale a donc ses utopies. Nous venons
d’entendre l’évocation de quelques-uns unes élaborées par la pensée occidentale. Le Pacifique a eu celle du imiraa fenua des Polynésiens chercheurs d’îles comme les Etats-Unis d’Amérique ont nourri celle du New
Frontier qui est la version des territoires à peupler et maintenant des projets à inventer. Dans la Polynésie moderne éclosent les utopies millénaristes qui veulent la régénération du monde ma’ohi. Saura cite parmi ces
tentatives celle déjà ancienne du mouvement Pai Marire de Nouvelle
Zélande ; mais aussi celle plus récente du pasteur méthodiste de Tonga,
Sione Amanaki Havea pour qui l’incarnation et la naissance virginale sont
dans le coco, arbre de vie et du salut des Polynésiens, ce qui a fait caractériser sa construction comme une coconut theology.
Je suis convaincu que l’utopie porte impact quand son modèle
repose sur des projets destinés à régir l’existence humaine. Sylvie André
met au premier rang des utopies modernes le communisme et la colonisation. Le premier modèle, se voulait annonciateur d’un monde
meilleur pour le peuple8, mais on sait que les apparatchik en ont confisqué la générosité. La colonisation se sentait porteuse des valeurs de
« la civilisation » à une époque où l’Occident était sûr de posséder
l’Universel. Mais certains satrapes, chefs de poste ou même gouverneurs
généraux, avaient oublié l’idéologie du potlatch9 initial des fondateurs,
tels Pavie, apôtre laïc de la conquête pacifique du Laos10, ou Lyautey,
organisateur désintéressé du Sud de Madagascar. A la veille d’une décolonisation imposée par la pression internationale « quelques commandants »
se croyaient fondés, au nom de la civilisation, du droit de perpétuer une
domination qui maintenait verrouillé un système sans espoir pour leurs
administrés.
8 On sait que nazisme qui a utilisé des méthodes coercitives aussi dangereuses que celles pratiquées par les staliniens à la prison de la Loubianka ou dans l’archipel du goulag, fondait son
idéologie sur les surhommes destinés à dominer les sous-hommes dont il n’y avait rien à espérer.
9 Ce terme qui constitue un des concepts essentiels de l’étude sur le don et l’échange de Marcel
Mauss s’inspire des principes du don et du contre-don des Indiens Kwakiutl de Colombie britannique. Le contre-don doit excéder le don en valeur.
10 Il a écrit cette phrase témoignage « j’ai connu la joie d’être aimé par ceux chez qui je passais,
et je ressentais qu’en m’aimant ils aimaient aussi la France ».
106
�N°301 • Juin 2004
Le Grand Océan, selon le mot de Moerenhout, s’est, au cours de la
deuxième moitié du XXème siècle, constellé d’une multiplicité de quasi
états, innovateurs de formules politiques issues du réalisme ou plus simplement de la nécessité. Dans quelques-uns de ces territoires, que certains de leurs leaders ont eux-mêmes estimé trop petits pour abriter de
vastes destins engrossés de présupposés politiques, l’idéologie utopique
de réformateurs est à l’œuvre. Elle recherche le terreau favorable pour
une régénération de l’homme ma’ohi ou mélanésien auquel la divinité
offrira une protection. Gageons que l’exclusivité réservée aux bénéficiaires peut déboucher sur un dessein politique. Dans cette optique l’esprit du cargo cult de John Frum n’est pas si loin du Harrisme de Côte
d’Ivoire ou du Matsouanisme du Congo, ou même de l’ulyssisme portugais qui annonce le retour du roi Sébastien, disparu au Maroc, mais
pourtant jamais las de veiller sur ses sujets lorsqu’ils sont menacés.
Pierre Vérin
Université de la Polynésie française
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�Utopie
Aria pour ténor
La Paresse gracieuse
M’est apparue
Dans une île
Où la brillance du soleil
Sourit
Aux humeurs du moment.
Fille de la lumière et de l’eau,
Cette terre lointaine
Connaît l’harmonie
Des contraires et la paix de l’éternité.
Dans leur pareo bleu aux motifs dorés,
Quelques fleurs à l’oreille
Et dans leur belle chevelure noire de jais,
Les pieds nus,
Teura et Maria
Adorent
Avec la même ferveur
Les dieux tribaux et le Christ-Roi.
A l’ombre des cocotiers,
Anges et démons
Partagent
En parfaite symbiose
Les fruits de la diversité.
�N°301 • Juin 2004
Près d’une vasque étoilée
De nymphéas rouge carmin,
Un enfant, assis
Nonchalamment sur l’épaule de sa mère,
Connaît
La rondeur de la plénitude,
Bercé par la voix
Cristalline de l’eau qui s’écoule.
Dans ce jardin d’Eden,
J’ai déposé
Les fleurs de mon immortalité
Pour connaître à l’envi
La splendeur du silence.
Couché sur cette terre chaude et parfumée
Je contemple, enfin,
Les yeux fermés,
La lumière apaisante du Néant,
Pierre philosophale de mon existence.
La Grâce
M’est apparue
Dans une île
Où l’utopie du soleil
Caresse
Le rêve de l’Eternel
Gilles Cerdan1
1 Note de l’Éditeur : Gilles Cerdan professeur de lettres classiques à Tahiti est originaire du
Maroc ; poète et mélomane il donne à voir et à entendre ses rêveries où se mêlent intimement
pays natal et pays d’adoption.
109
�PUBLICATIONS
DE LA SOCIETE DES ETUDES OCEANIENNES
Prix réservés aux membres - En vente au siège de la Société, aux Archives de Polynésie française
•Dictionnaire marquisien “Dordillon 1904”
1.500 FCP
•Dictionnaire de la langue tahitienne,
par Tepano Jaussen (9ème édition)
•Catalogue des titres parus aux Bulletins de la S.E.O.
1917 - 1997
1.500 FCP
1.500 FCP
•Les âges de la vie - Tahiti et Hawai’i aux temps anciens
On becoming old in early Tahiti and in early Hawai’i
par Douglas Oliver
•Etat de la société tahitienne à l'arrivée des Européens,
par Edmond de Bovis
2.500 FCP
1.000 FCP
•Journal de James Morrison, second maître à bord de la Bounty,
traduit par Bertrand Jaunez
1.500 FCP
•Les cyclones en Polynésie française (1878-1906),
par Raoul Teissier
1.000 FCP
•Chefs et notables des Etablissements français d'Océanie
au temps du Protectorat (1842-1880),
par Raoul Teissier
1.000 FCP
•Colons français en Polynésie orientale,
par P.-Y. Toullelan
1.000 FCP
•Les Etablissements français d'Océanie en 1885
(numéro spécial 1885-1985)
1.500 FCP
•Moruroa, aperçu historique 1767-1964,
par Christian Beslu
1.000 FCP
•Généalogies commentées des arii des îles de la Société,
par Mai'arii
1.000 FCP
•Tahiti au temps de la reine Pomare,
par P. O'Reilly
1.500 FCP
•Tahiti 40,
par Emile de Curton
1.000 FCP
•Archéologie des Nouvelles-Hébrides,
par José Garanger
1.500 FCP
•Alexandre Salmon et sa femme Ariitaimai,
par Ernest Salmon
1.500 FCP
•Collection des numéros disponibles des Bulletins de la S.E.O. : 200.000 FCP
��Antoine Watteau :
Embarquement pour Cythère, 1716.
ISSN 0373-8957
�
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Bulletin de la Société des Études Océaniennes (BSEO)
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La Société des Études Océaniennes (SEO) est la plus ancienne société savante du Pays. Depuis 1917, elle publie plusieurs fois par an un bulletin "s’intéressant à l’étude de toutes les questions se rattachant à l’anthropologie, l’ethnographie, la philosophie, les sciences naturelles, l’archéologie, l’histoire, aux institutions, mœurs, coutumes et traditions de la Polynésie, en particulier du Pacifique Oriental" (article 1 des statuts de la SEO). La version numérique du BSEO dispose de son ISSN : 2605-8375.
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2605-8375
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Université de la Polynésie Française
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Title
A name given to the resource
Bulletin de la Société des Études Océaniennes numéro 301
Description
An account of the resource
Utopies insulaires
- Sylvie André : L'utopie malgré tout : une dimension essentielle de la représentation des îles du Pacifique au XXe siècle dans la littérature française 4
- Vita Fortunati : L'imaginaire ambigu de l'île dans la tradition littéraire utopique 21
- Adriano Marchetti : Iles et hermaphroditisme aux XVIe et XVIIe siècles. Utopie et anti-utopie : ambivalences esthétiques, éthiques et intellectuelles 36
- Giovanna Franci : Atteindre ou ne pas atteindre l'île ? Aventures, désillusions et parodies post-modernes 55
- Odile Gannier : Cartographies imaginaires 70
- Riccardo Pineri : L'île comme modèle de la fondation utopique : More, Campanella, Bacon 87
- Pierre Vérin : Les utopies inachevées 101
- Gilles Cerdan : Utopie 108
Source
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Société des Études Océaniennes (SEO)
Publisher
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Société des Études Océaniennes (SEO)
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2004
Date de numérisation : 2017
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Imprimé
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An unambiguous reference to the resource within a given context
PFP 3 (Fonds polynésien)