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BULLETIN
DE LA SOCIETE
DES
ETUDES OCEANIENNES
N° 289/290/291 • Décembre 2001
Papatumu - Spécial archéologie
��BULLETIN
DE LA SOCIETE
DES
ETUDES OCEANIENNES
(POLYNESIE ORIENTALE)
N° 289/290/291 - Décembre 2001
Sommaire
Pierre Vérin
Papatumu.................................................................................................................. p.
2
Yosihiko H. Sinoto
Questions de restauration: le cas des marae des îles de la Société........................... p. 5
Introduction à une bibliographie océanienne............................................................ p. 33
Mark Eddowes
Transformation des pratiques religieuses : les cultes tutae auri et mamaia
dans la haute vallée de la Papenoo, île de Tahiti........................................................p. 37
Origine et évolution du marae Taputapuatea aux îles Sous-le-Vent de la Société....... p. 76
Pierre Ottino
Des tohua et une histoire de koika à Nuku Hiva, îles Marquises.............................. p. 114
Barry V. Rolett
Redécouverte de la carrière préhistorique d’Eiao aux îles Marquises....................... p. 132
Jean-Michel Chazine
De quelques objets et cas originaux des Tuamotu et de Reao en particulier.............. p. 145
De la vie de la Société…
Constant Guéhennec
Echos de l’A.G. du 20 juin 2001 et de la réunion du C.A. du 27 juin
avec l’élection du nouveau bureau de la S.E.O...........................................................p. 158
Jean Guiart
Lecture critique et contrastes océaniens.................................................................... p. 163
Riccardo Pineri
L’art comme archéologie du contemporain............................................................... p. 207
Annie Baert
Droit de réponse : contre sens et malveillance.......................................................... p. 217
Le mot du Président..........................................................................................................p. 222
�Papatumu
Le tréfonds du passé polynésien et sa mise en valeur
L’étude des Antiquités polynésiennes retient de plus en plus l’intérêt
des descendants de ceux qui les édifièrent, mais aussi celle de leurs visiteurs des mondes asiatique et popa’a. Elle a toujours figuré en bonne
place dans les contributions écrites par les membres de notre compagnie.
La recherche des origines polynésiennes a, depuis un siècle et
demi, commencé par une mythologie recueillie par Orsmond et popularisée par Teuira Henry. Comme pour le kumulipo hawaïen, hymne aux
Dieux de la Polynésie orientale, le chant de la Grande Fondation
(Papatumu) magnifie Ta’aroa, dans un poème dont la beauté est désormais connue de l’Universel : «Taaroa prit sa nouvelle coquille pour la
grande fondation du monde, pour la roche stratifiée et pour la terre du
monde. Et la coquille, Rumia, qu’il ouvrit la première, devint sa maison,
le dôme du ciel des Dieux, qui était un ciel confiné enfermant alors le
monde en formation» (Texte bilingue dans Teuira Henry p. 334).
A la connaissance de cette cosmogonie s’est juxtaposée rapidement
une querelle sur les origines. Les navigateurs occidentaux, collecteurs
des vocabulaires des îles du grand Océan, n’ont pas mis longtemps à
relever les éléments de parenté des langues du monde austronésien
auquel appartient la Polynésie.
Dans les années cinquante, Thor Heyerdahl a fait rebondir la problématique des origines en affirmant une contribution amérindienne, ce
qui a eu pour résultat de stimuler des recherches qui ont confirmé l’inverse de sa théorie, sans pour autant diminuer l’exploit de ceux que
Peter Buck (Te Rangi Roa) a surnommé « les Vikings du Soleil Levant ».
L’honneur d’avoir mis en route une exploration systématique de la
culture polynésienne appartient initialement au Bishop Museum
d’Honolulu. Cette exploration a d’abord été fondée sur une ethnographie
où la culture matérielle tenait une grande place. Elle s’est vu complétée
par une présentation de généalogies qui, croyait-on alors, donnait une
profondeur temporelle aux événements, aux monuments et aux hommes
qui leur étaient associés.
�N° 289/290/291 • Décembre 2001
C’est à Kenneth Emory, mais aussi aux Handy et à Linton que revient
principalement le mérite des premiers inventaires sérieux des monuments de surface des Marquises, des îles de la Société et des Tuamotu.
Sans leur rôle pionnier des centaines de monuments auraient été ignorés ou même auraient disparu sans laisser de traces.
Les années 50 et 60 voient le début d’une archéologie de fouilles
avec datation au Carbone 14. Contrairement à ce qui est affirmé ailleurs,
c’est bien Sinoto, et non Emory, qui a, le premier, inventé une archéologie fondée sur la stratigraphie et sur la chronologie des hameçons
comme fossiles directeurs.
Le chantier du site de South Point à Hawaii, ouvert en 1960, prend
alors une autre allure à partir de la venue de Sinoto. La préhistoire
hawaïenne étant débrouillée, Emory et Sinoto s’appliquent à étendre leur
méthode aux îles de la Société, pendant que Roger Green à Mangareva,
mais surtout à Moorea, dans la vallée d’Opunohu, analyse des complexes d’habitat settlement patterns. Je me suis inspiré de cette méthode de Green pour relever avec Marimari Kellum le site de Vitaria aux
Australes quelques années plus tard.
Si aux Marquises, aux années 50, les sites d’importance (dont la
chronologie fait encore l’objet de controverses) sont mis au jour par
Robert Suggs, aux îles de la Société, les prospections des années 60 s’avèrent moins fructueuses et l’exhumation des sites anciens se fait
quelque peu attendre. On doit à la perspicacité de Bruno Schmidt d’avoir rapporté à Sinoto l’existence d’un site ancien d’un millénaire, probablement ancestral à la culture maorie de la Nouvelle-Zélande. Un peu
plus tard, un site encore plus ancien, vieux de près de quinze siècles est
localisé près de l’hôtel Bali Hai à Huahine et fouillé par Sinoto. Ce site
contient notamment les vestiges d’une ancienne pirogue et d’autres
objets en bois bien conservés.
Pendant que Anne Lavondes s’applique à établir un catalogue raisonné des collections ethnographiques du Musée de la S.E.O., le
Professeur Garanger qui a fait des recherches archéologiques importantes dans la presqu’île et sur les marae de l’ouest de Tahiti, stimule dans
les années 80 le développement d’un Centre de Sciences humaines
(C.P.S.H.) à Punaauia.
3
�Jusqu’en 1985 le Centre produit des travaux de valeur, mais, après
cette date, les responsables en charge ont quelque peu mélangé la gestion de l’archéologie et la recherche. Ainsi l’inventaire des sites annoncé
depuis l’année 1985 piétine, et les objectifs des chercheurs sont occultés
par des soucis de fonctionnaires qui font perdre de vue l’importance de
la nécessité des publications. Ce blocage explique que bien de rapports
de valeur, élaborés par J.-M. Chazine, C. et M. Orliac, M. Eddowes et P.
Ottino notamment, sont restés enterrés dans les archives du C.P.S.H. ou
de l’administration. Les chercheurs extérieurs sont devenus les portevalises d’un système où une domination bureaucratique a stérilisé leurs
résultats.
Les synthèses de Gérard et de Belçaguey non publiés sont encore largement inaccessibles. Les travaux d’Orliac, d’Eddowes et de Tchong sur
la vallée de la Papenoo n’ont pas encore été révélés en détail au public.
Le changement sous l’impulsion de Mme la ministre de la culture
devient tangible. On doit se réjouir que les Cahiers du patrimoine qui
commencent à paraître et ce Bulletin de la S.E.O. puissent contribuer à
rattraper le retard et rendre justice à des savants dont les contributions
ont été oubliées.
Ajoutons enfin que les remises en état faites par Garanger au marae
Ta’ata de Pa’ea et par Sinoto à Huahine ont été le point de départ d’un
effort que le Territoire entend poursuivre notamment à Moorea
(Opunohu) et dans la presqu’île de Tahiti (Nuupure). Le problème de la
restauration à Rurutu sera évoqué dans un prochain Bulletin.
L’évocation de ces découvertes et le tableau des restaurations constituent le noyau dur de ce numéro du Bulletin, mais il annonce aussi
une nouvelle archéologie de la circulation des biens dont Rolett donne
ici un exemple modèle pour les to’i. Elle précède une archéologie écologique développée par Patrick Kirch qui ne sera pas seulement fondée
sur les sites et les monuments, mais aussi sur l’histoire végétale élaborée
par les insulaires lors de leurs migrations, innover, recenser, protéger
semblent être les nouveaux enjeux, enjeux auxquels il convient d’ajouter
la connaissance des découvertes non encore publiées.
Pierre Verin
4
�Questions de restauration
Le cas des marae des îles de la Société
Le projet initial de restauration de marae ou sites religieux aux îles
de la Société fut lancé en 1967 par M. Alexandre M. Ata qui était
Directeur de l’Office de Développement du Tourisme à Tahiti. De 1967 à
1969, le Bishop Museum entreprit, sous ma direction, un programme de
restauration sur les îles de Mo’orea, de Huahine, de Raiatea et de
Borabora. J’ai poursuivi des programmes saisonniers de prospections et
de restaurations de sites de marae lors des trente dernières années sur
l’île de Huahine.
En 1993, le Président Flosse me sollicita pour entreprendre avec le
Département d’Archéologie un travail de restauration à Opoa, sur l’île de
Raiatea ; Opoa était traditionnellement le centre politique et religieux de
l’ensemble des îles de la Société. J’assistais à trois réunions avec le
Président et la responsable du Département d’Archéologie à Papeete. En
1969, j’avais déjà dirigé, à Opoa, la restauration partielle de quatre
marae. Pour effectuer une restauration d’ensemble, des fouilles étaient
nécessaires dans des zones bien précises afin de déterminer clairement
la façon dont le site pouvait être restauré correctement. Comme j’avais
déjà partiellement remis en état ces sites, j’aurais dû logiquement continuer la restauration et j’ai demandé au responsable du Département de
s’occuper des fouilles. J’ai discuté avec deux membres de l’équipe du
Département de l’emplacement des sondages, ou tranchées, destinés à
préciser les données insuffisamment claires. Malgré cela, depuis ces
réunions, je n’ai plus jamais été contacté par le Département.
�Entre-temps, le Département entreprit de restaurer les marae de
Opoa sans moi. Malheureusement ce qui a été fait sur le marae Hauviri
n’est pas de la restauration, mais plutôt la fabrication d’un nouveau type
de marae, jamais construit par les Tahitiens. De la même façon, ce qui
a été effectué sur les deux autres marae, à Opoa, ne le fut pas correctement.
En 1998, le Président me demanda d’entreprendre la restauration
de marae et d’autres structures anthropiques, cette fois dans la municipalité de Maeva (Huahine), qui avait été retenue comme réserve naturelle et culturelle par le Gouvernement de Polynésie française. Ce dernier
alloua en conséquence des fonds importants aux projets. Dans ma proposition de programme, je soulignais l’importance de la collaboration
avec les membres de l’équipe du Département d’Archéologie de Tahiti,
cependant celle-ci ne fut pas retenue par l’équipe du Ministère de la
Culture. Le Département engagea Maurice et Marie-Christine Hardy pour
conduire la restauration, les relevés et les fouilles préalables destinées à
éclaircir certains points et donner des recommandations pour la restauration des marae de Maeva en 1998-99 ; tout ceci à mon insu.
Le travail actuel de restauration fut effectué par l’équipe du
Département et faillit à quelques principes fondamentaux de préservation de la réalité historique. Ainsi cet effort aboutit une nouvelle fois à
une restauration archéologique peu authentique.
Ayant été impliqué, depuis les débuts, dans la direction de nombreuses restaurations de marae aux îles de la Société (fig. 1), j’aimerais
faire part ici de remarques pertinentes pour le bon déroulement et l’exécution des travaux afin d’aider au succès de l’entreprise de restauration
en Polynésie française et dans d’autres régions du Pacifique.
6
��Pierres arrondies
Pierres équarries
Ahu
Cour
Pierres dressées
Pierres-dossier
Figure 2
�N° 289/290/291 • Décembre 2001
La typologie d’Emory sur les marae
des îles de la Société
Dans son analyse “pionnière” de leurs variantes morphologiques,
Emory distinguait quatre catégories élémentaires de marae : (Emory
1933 : 23-37) :
Les marae de type intérieur
Emory distingue 3 variantes dans les marae de type intérieur :
1) Autel avec pierres dressées et sans ahu (Fig. 2, a). (Pour la terminologie, voir Figure 2, c).
2) Cour rectangulaire constituée d’une plate-forme basse, avec un
ahu à une extrémité (Fig. 2, b).
3) Cour rectangulaire, marae clos d’un mur, avec un ahu bas à une
extrémité (Fig. 2, c).
Tous les types de marae ci-dessus ont une seule ou deux pierres
dressées sur le devant et à l’arrière du ahu ainsi que des pierres dressées
le long des murs de côté ; dans tous, le nombre de pierres dressées varie.
Les marae de type intermédiaire
Murs d’enceinte : le ahu touche le mur arrière de la cour mais ne
s’étend pas sur toute sa longueur. Quelques-uns ont un ahu parementé
en façade de blocs de pierre équarris et de pierres à tête arrondie (Fig.
2, f, insert). Devant le ahu, il y a trois pierres dressées et leur nombre
varie le long des murs de côté du marae. Les types intérieur et intermédiaire se rencontrent aux îles du Vent comme aux îles Sous-le-Vent.
Les marae de type côtier des îles du Vent
Le ahu a plusieurs degrés. Des pierres spécialement sélectionnées,
ou à tête arrondie, sont largement utilisées pour la façade du ahu et les
murs d’enceinte (Fig. 2, e et f). On trouve trois pierres dressées sur le
devant du ahu et d’autres le long des murs de côté. Il y a des dalles-dossiers au milieu de la cour.
La majorité des marae de ce type fut trouvée le long du littoral.
Les marae de type côtier des îles Sous-le-Vent
Ils sont bien différents, par leur style architectural, de ceux des îles
du Vent. Il n’y a pas de mur d’enceinte mais une simple cour ouverte et
plate, avec ou sans pierres de pavage, et un ahu de grandes dalles de
corail érigé à l’extrémité de la cour rectangulaire (Fig. 2, g et h).
9
�Ces catégories correspondent également à des périodes dans l’évolution des marae au cours de laquelle le type intérieur apparaît avant le
type côtier, lui-même suivi du type côtier des îles Sous-le-Vent (Emory
1933 : 40). Bien qu’il y ait de nombreuses variations dans les types de
marae d’Emory, il n’établit pas de sous-types dans son système de classification. Ceci peut être en raison de la rareté de ses données sur les îles
Sous-le-Vent, par rapport aux îles du Vent. Une autre classification fut
proposée par Green (1961, Green et alii 1967), à partir de ses données
de prospection extensive de la vallée de Opunohu, à Moorea, aux îles du
Vent. Il rencontra des contradictions dans la terminologie d’Emory. La
classification de Green fut développée par Descantes (1993) ; tous deux
se basent sur la synthèse des caractéristiques de la société traditionnelle
(comme les groupes de parenté et le statut social) et des traits architecturaux (Sinoto 1996 : 547-548). Je propose de retenir celle d’Emory
comme typologie classique et suggère que les études comparatives ultérieures sur les types de marae dans les groupes des îles du Vent et Sousle-Vent soient faites en utilisant les classifications de Green et Descantes.
Etude des marae de Maeva et de
la colline de Mata’ire’a, île de Huahine
L’île de Huahine qui est constituée de deux îles, Huahine Nui au
nord, et Huahine Iti au sud, est située à 130 km environ, au nord-ouest
de Tahiti. Un récif barrière forme un lagon discontinu et un pont moderne relie les deux îles. Les motu (petits îlots bas) sont bien développés et
le plus grand, à l’extrémité nord de l’île est partiellement relié à l’île
principale, formant un lac peu profond appelé Fauna Nui. Les îlots ont
couramment été cultivés et des sites archéologiques y révèlent des traces
évidentes d’activités préhistoriques.
Il y a quatre villages, à Huahine, et quatre divisions politiques sur
chaque île. Bien qu’une grande part de la population, de plus de 4.000
personnes, vive ou travaille dans le port de Fare, sur la côte nord de
Huahine Nui, la population se répartit sur les deux îles.
La colline de Mata’ire’a est située à 7 km au nord-est de Fare, dans
le district le plus au nord de Maeva. C’est aujourd’hui un plateau peu
10
�Marae Avaroa
a
Marae Rauhuru
b
Figure 3
�Site ScH2-66-1
Marae Mata’ire’a
Ahu double
et murs d’enceinte
Marae Rauhuru
à Fauna Nui
Marae Haumaru
a
b
Marae Mata’ire’arahi
Figure 4
�N° 289/290/291 • Décembre 2001
élevé (40-50 m au-dessus du niveau de la mer) situé au pied de Mou’a
Tapu, un pic isolé qui s’élève à 429 m d’altitude. Le relief du plateau est
assez varié, avec de petites élévations et des ravins peu profonds. La prospection d’Emory sur Huahine, en 1925, se concentra sur les aires littorales limitrophes de la colline de Mata’ire’a. Bien que des aménagements modernes aient perturbé une bonne partie des zones basses, de
nombreux marae, des sites d’habitation traditionnelle et d’autres structures de pierres décrites par Emory, ont été préservées (Emory 1933).
A la suite de ce travail de pionnier, aucune autre recherche archéologique ne fut entreprise dans la zone avant 1967, date à laquelle j’entrepris la restauration de quatre des sept marae relevés par Emory sur
la colline, en procédant à leur stabilisation. L’un d’eux est de type intermédiaire, les autres sont de type côtier. Au cours de ces travaux, j’ai trouvé beaucoup de structures lithiques dont des enclos rectangulaires situés
plus à l’intérieur. J’ai interrogé mes travailleurs à leurs propos et ils me
répondirent qu’il s’agissait d’enclos à cochons. J’identifiais un ahu à l’extrémité des enclos ; il y avait un total de trente-quatre marae de ce type,
qui n’avaient pas été relevés. Etonnamment, ils étaient tous du type intérieur d’Emory (Sinoto et Komori 1988).
En m’appuyant sur cette découverte, j’en vins à la conclusion qu’à
une certaine période les marae des îles du Vent et des îles Sous-le-Vent
partagèrent tous deux la même typologie et que les différents types
côtiers se développèrent plus tard. Comme j’étais en train de sauvegarder et restaurer partiellement les marae le long du rivage du lac Fauna
Nui, deux marae présentant les bases de murs d’enceinte furent repérés : il s’agit du marae Avaroa (Fig. 3, a) et du marae Rauhuru (Fig. 3,
b). Le ahu double et bas du marae Rauhuru est encore intact. Plus tard,
près des deux ahu bas, un ahu unique, plus grand, fut construit en utilisant des dalles de corail plus hautes (Fig. 4, a). Dans le cas du Marae
Avaroa, le ahu fut réaménagé à l’aide de grandes dalles de corail, plus
hautes. Il est clair que les marae de type côtier des îles Sous-le-Vent
furent soit reconstruits en supprimant les murs d’enceinte, soit remplacés par un nouveau, construit sans murs d’enceinte.
13
�Le marae le plus important et le plus sacré de Huahine, marae
Mata’ire’arahi, est caractéristique du style intermédiaire (Fig. 4, b).
Pourquoi un marae aussi important ne fut pas reconstruit en type
côtier ? Probablement parce que, à l’évidence, il était de toute première
importance et chargé de grand pouvoir, mais aussi parce que la communauté du sommet de la colline se déplaça vers les rivages du lagon et
construisit un nouveau, grand marae, le marae Manunu, pour prendre
la place de Mata’ire’arahi, sur l’îlot corallien en face du village de Maeva
(Sinoto 1996 : 549). L’importance de Mata’ire’arahi se prolongea, malgré tout, jusqu’à l’époque historique (Ellis 1831 : 335). Pendant ce
temps les îles du Vent élaboraient leurs propres ahu et leurs pierres
arrondies pour orner les ahu et parementer les murs.
En partant des marae de la plaine littorale de Maeva et de ceux de
la colline de Mata’ire’a, je propose, c’est une hypothèse, une séquence
de développement des marae pour la totalité des îles de la Société
(Sinoto 1983 et 1996 : 546-552). Le passage du type intérieur au type
côtier ne semble pas s’être produit brutalement. Les changements furent
graduels et, considérant la classification de Green selon les groupes de
parenté et le statut social, l’évolution probablement se fit des marae des
classes élevées vers ceux des rangs plus modestes. Par conséquent, à
tout moment, il y eut différents types de marae en usage à différents
niveaux de la société (Sinoto 1983 : 17). Les types intérieurs 1 et 2 des
îles Sous-le-Vent se répandirent dans les îles du Vent où la forme fut
maintenue, mais avec des murs construits à l’aide de pierres taillées avec
une face arrondie, et un ahu à plusieurs degrés. Le marae Mahaiatea
avait dix degrés à l’arrivée des Européens à Tahiti (Fig. 5, a). Il est clair
que le type de marae côtier des îles Sous-le-Vent se développa à partir
du type intermédiaire 1 ou du type intérieur 2 ; les murs d’enceinte
furent supprimés et des cours ouvertes furent aménagées ainsi que de
grands ahu constitués de dalles de corail de proportions quasi mégalithiques (Sinoto 1996 ; 551), (Fig. 5, b).
Depuis lors, j’ai légèrement revu la classification des types de
marae, ajoutant quelques sous-types. Au sens strictement typologique, il
devrait y avoir plus de sous-types, mais ce n’est pas nécessaire pour le
propos de cet article.
14
�Marae Mahaiatea
a
Fare Miro
b
Figure 5
�Séquence typologique et chronologique
des marae des îles de la Société
Iles Sous-le-Vent
Iles du Vent
Type côtier II
vers 1800
Type I
vers 1600
Marae intermédiaire type II
vers 1500
Marae intérieur type II
vers 1300
Marae intérieur type I
Autel de type II
Figure 6
Autel de type I
vers 1100
�N° 289/290/291 • Décembre 2001
Proposition de séquence typologique
et chronologique
des marae des îles de la Société
La découverte de marae de type intérieur sur la colline de
Mata’ire’a rend possible la formulation d’une séquence typologique et
chronologique de base des marae pour l’ensemble des îles de la
Société. Cette typologie se développe à partir de la classification des
marae d’Emory.
— Autel de type I : il est admis qu’une pierre dressée (Fig. 1 et 6,
a), trouvée au site de Vaito’otia, le plus ancien site que l’on connaisse
aujourd’hui aux îles de la Société, sur les terrains de l’ancien hôtel Bali
Hai près de Fare, peut représenter un trait religieux proto-typique. Un
monolithe dressé, de même type, fut trouvé sur une crête peu élevée de
Opoa à Raiatea.
— Autel de type II : simple autel d’Emory avec des pierres dressées,
sans ahu (Fig. 6).
— Marae intérieur de type I : plate-forme, carrée à rectangulaire,
avec un ahu bas à une extrémité. Le ahu est construit en dalles plates de
basalte. Dans quelques cas, il y a trois pierres dressées sur l’esplanade
(Fig. 6 et Fig. 7, a), juste devant le ahu. Les dalles dossiers sont loin du
ahu.
— Marae intérieur de type II : enceinte rectangulaire avec des
murs bas (Fig. 6 et 7, b) et ahu à l’extrémité. Le ahu est construit avec
des dalles plates de basalte associées à des dalles de corail. Trois pierres
dressées se trouvent sur le devant du ahu et aussi sur les côtés (des
murs du marae). Il y a également des dalles-dossiers (Fig. 6). Quelques
marae ont un double ahu à une extrémité mais ceux-ci ne touchent pas
les murs de côtés. On trouve ce type de marae à Te Pou, à Vaiaau sur
l’île de Raiatea et, sur celle de Tahaa, à Para et à Haamene (site 206
d’Emory), et deux autres signalés par Lambert et alii (1987).
— Marae intermédiaire de type I : enceinte rectangulaire entourée de
murs bas ; le ahu, fait de pierres empilées, est jointif du mur arrière ; il est
habituellement plus élevé que dans le type intérieur. Il y a de nombreux
17
�exemples de marae de ce genre aux îles du Vent. Cependant, jusqu’à
présent, un seul marae de ce type fut découvert aux îles Sous-le-Vent :
sur la colline Mata’ire’a, à Huahine, mais son ahu a la même hauteur
que le mur d’enceinte (Fig. 4, b).
— Marae intermédiaire de type II : de même morphologie que le
type intermédiaire I, si ce n’est l’usage de pierres taillées pour la façade
du ahu (Fig. 2, f insert). Ce type de marae peut être propre aux îles du
Vent. Sur un total de 229 marae enregistrés à ce jour aux îles Sous-leVent, Emory en releva cent quatorze (1933 : 32) et j’en relevai cent quinze autres (Emory et Sinoto 1965) ; pas un seul ne comportait de pierres
taillées. Cependant, on ne peut exclure la possibilité que ce type intermédiaire II puisse exister aux îles Sous-le-Vent.
— Marae côtier des îles du Vent de type I : enceinte rectangulaire aux
murs de pierres taillées, avec un ahu en gradins dont la façade est faite de
pierres taillées. Trois pierres sont dressées devant le ahu et les pierresdossiers se trouvent loin du ahu. Il y a de multiples pierres dressées le
long des murs et dans la portion centrale de la cour (Fig. 2, e et f).
— Marae côtier des îles du Vent de type II : ahu élaboré à plus de
trois étages. Emory rapporte que le marae Nuurua Varari à Moorea
aurait pu avoir 6 ou 7 étages. Le marae Mahaiatea à Papara avait 10 gradins côté cour et 11 côté extérieur (Emory 1933 : 28), (Fig. 5, a).
— Marae côtier des îles Sous-le-Vent de type I : pavage rectangulaire non enclos (Fig. 5, b) ou cour plate de sable. Le ahu est une longue
plate-forme étroite, avec des dalles de corail taillées en façade.
Quelques-unes des plus grandes dalles de ahu ont 3 à 4 m de haut, 2,5
m de large et 60 cm d’épaisseur. On trouve une ou deux dalles de basalte
parmi les dalles de corail ; elles proviennent d’un autre marae, ancien,
pour donner au nouveau marae le mana, l’esprit ou pouvoir magique.
— Marae côtier des îles Sous-le-Vent de type II : il est semblable au
type I, en dehors du ahu à deux gradins.
Le marae Manunu (Fig. 8, a), marae communautaire de Huahine
Nui, et le marae Anini (Fig. 8, b), marae communautaire de Huahine Iti,
ont tous deux un ahu à deux étages. Je me suis demandé pourquoi le
marae Taputapuatea à Opoa, Raiatea (Fig. 9, a), un marae aussi important
18
�a
b
Figure 7
�Marae Manunu
a
Marae Anini
b
Figure 8
�N° 289/290/291 • Décembre 2001
pour l’ensemble des îles de la Société, n’avait pas de ahu à deux gradins.
Toutefois, lorsque je l’ai restauré en 1969, j’ai trouvé un marae avec un
ahu à deux degrés à l’intérieur (Fig. 9, b). Il semble que, quand les
chefs de Huahine virent le ahu à deux degrés de Opoa, ils voulurent
construire le même type de marae, mais de bien plus grandes dimensions. Alors, quand les chefs de Raiatea virent le marae au ahu à deux
degrés à Huahine, ils décidèrent de construire un plus grand marae, et
y apportèrent de bien plus grandes dalles de corail en les appuyant sur
l’extérieur du ahu. Malheureusement, avant qu’ils ne puissent finir le
gradin supérieur du ahu, les explorateurs européens arrivèrent, et le
marae ne fut pas terminé.
Problèmes liés à la restauration
du marae Hauviri à Opoa, Raiatea
Selon Emory, les basses terres situées entre deux collines, près de
l’extrémité sud de Raiatea, étaient consacrées au dieu Oro et appelées Te
Po ; le reste de Raiatea était appelé Te Ao. Sur la pointe large et plate
appelée Matahiraterai, juste à l’est du village de Opoa, se trouve le prestigieux marae de Taputapuatea. En plus des marae Taputapuatea et
Hauviri, il existe deux autres marae à Te Po (aucun nom ne fut relevé
par Emory (1933 : 145-146). Véronique Mu-Liepmann (1985) mentionne marae Hititai pour l’un des deux marae non nommés, mais elle
ne donne aucune référence. Tous appartiennent au type I côtier des îles
Sous-le-Vent. Les deux autres sont de petits marae autels de type II.
En 1969, je “stabilisai” ces quatre marae de type I des îles Sous-leVent, autant que faire se peut, en utilisant les pierres disponibles sur les sites.
Comme je l’ai mentionné précédemment, le Président Flosse
demanda ma participation à la restauration complète de tous les marae
de Te Po, et j’acceptai. Cependant, le travail fut exécuté par le
Département d’Archéologie de Tahiti sans moi. Heureusement, le marae
Taputapuatea ne fut pas endommagé, mais les trois autres restaurations
de marae ne sont pas authentiques, particulièrement celle du marae
Hauviri. L’évolution architecturale du marae fut singulièrement mal
interprétée et la restauration qui en résultat aboutit à un type de marae
21
�inexistant dans les îles. De toute leur histoire, jamais les Tahitiens ne
construisirent un marae de pareil type.
Quand j’arrivai à l’aéroport de Faa’a, en janvier 1995, trois personnes vinrent vers moi en me disant qu’elles étaient de Raiatea. Elles me
demandèrent d’aller à Opoa pour voir le travail de restauration ; je leur
demandais pourquoi et ce qui se passait. Elles me dirent qu’elles n’aimaient pas la façon dont la restauration avait été menée là-bas. : il n’y
avait plus de mana. Je leur répondis que j’irai voir le plus tôt possible.
Ce fut alors et pour la première fois que j’appris que le travail de restauration à Opoa était déjà réalisé.
Le 23 janvier 1995, je rencontrai la tête du Département
d’Archéologie, responsable du travail de restauration. Cette personne
me dit que l’équipe de restauration avait trouvé la base du mur d’enceinte de la cour du marae Hauviri et qu’il y avait aussi de nombreuses pierres dans le sable. J’étais heureux d’entendre cela, d’autant plus que ma
séquence typologique des marae suppose que, pour développer un
marae de type I côtier des îles Sous-le-Vent à partir du type I intermédiaire ou du type II intérieur, les murs d’enceinte soient abattus et que
l’on construise un ahu de grandes et hautes dalles de corail. Quelques
marae conservèrent les bases des murs d’enceinte, comme je l’ai mentionné plus tôt au sujet de quelques exemples de marae à Maeva,
Huahine.
Je me suis rendu à Opoa quelques jours après cette réunion et ce
fut un choc de voir le marae Hauviri. Des murs d’enceinte avaient été
construits (Fig. 10, a) qui touchaient les dalles du ahu sur ses deux
extrémités et à l’arrière (Fig. 10, b) ; il y avait une ouverture dans le mur
d’enceinte d’environ 2,5 à 3 m de large au centre du côté sud, à l’opposé
du ahu (Fig. 10, a).
Si l’on avait choisi de construire des murs d’enceinte, le ahu aurait
dû être entièrement enlevé et un ahu peu élevé aurait dû être construit
avec ses deux extrémités ne touchant pas les murs d’enclos.
Ce travail n’était pas une restauration mais plutôt la combinaison
entre un marae de type II intérieur, ou de type I intermédiaire, avec un
marae de type I côtier des îles Sous-le-Vent (Fig. 11, a). Un tel type de
marae, si nouveau, ne fut jamais construit par les Tahitiens.
22
�Marae Taputapuatea
a
Marae Taputapuatea
b
Figure 9
�Marae Hauviri
a
Marae Hauviri
b
Figure 10
�Considérations importantes
pour la restauration de marae
Avant de commencer tout travail, il est impératif d’avoir des
objectifs de restauration clairs :
1) le travail de restauration doit s’appuyer sur des certitudes archéologiques ;
2) il faut déterminer la période séquentielle retenue pour
le marae restauré ;
3) options pour la restauration :
a) stabilisation : c’est-à-dire une remise en état, tel qu’il est.
b) stabilisation et restauration partielle (apport de matériaux pour réparer les parties endommagées)
c) restauration complète : restaurer les structures de pierres et construire des plates-formes d’offrandes ou un abri des
tambours, etc. pour restituer le marae dans son intégralité ;
4) le travail et les méthodes de restauration doivent être
documentées ;
5) comment sera expliqué et présenté au public le marae
restauré
a) par une signalétique,
b) par des brochures,
c) par des visites “autonomes”,
d) par des visites guidées ;
6) considérations sur la maintenance à long-terme ; il faut
absolument :
a) déterminer les responsables de la maintenance,
b) assurer l’équilibre financier ; si le programme de maintenance ne peut pas être assuré avec une garantie financière, il
ne faut pas faire de restauration.
Mon objectif de base lors du travail de restauration d’un
marae est de le stabiliser ou de le restaurer partiellement à son
stade final de fonctionnement. Tout mon travail de restauration
suit cet objectif.
�Monsieur Laurent Guyot, qui aida à la restauration du marae
Hauviri, m’envoya gentiment des photographies de l’avancée des travaux. L’image de la figure 11, b, montre les blocs mis au jour dans la
cour du marae. Il y a une ligne blanche tirée sur le côté gauche de l’image. Je crois que le mur fut construit en suivant cette ligne. La photo
ne montre pas de façon convaincante la trace de la base du mur bien
qu’il soit délicat d’en juger d’après une simple photographie. Toutefois,
les photographies de marae d’Emory, prises sur le terrain à Tahiti et qui
sont à présent conservées aux archives du Bishop Museum, montrent
clairement des murs même lorsqu’ils sont en bien mauvais état. Un autre
exemple est celui du mur de fortification qui est également clairement
visible. D’après ma propre expérience, lors des relevés de marae de la
colline de Mata’ire’a, l’existence de murs d’enceinte a pu être clairement
observée (Fig. 7, b). De la même façon, les bases de murs d’enceinte des
marae Rauhuru et Avaroa étaient clairement visibles à la surface (Fig. 3,
a et b). Ce sur quoi je voudrais insister ici, c’est que, s’il y a eu des murs,
nous devrions les voir encore aujourd’hui. Ils ne devraient pas avoir
complètement disparus dans la nature. Dans le cas du marae Hauviri, il
fut construit sur un aire si sacrée que personne ne l’aurait intentionnellement endommagé en enlevant les pierres du mur d’enceinte, même
durant la période historique. Mon illustration (Fig. 12, a), avant mon
intervention sur le marae Hauviri en 1969, ne révèle aucune trace de
murs d’enceinte. Si de nouveaux types de marae avaient été élaborés, les
chefs de haut-rang de Opoa auraient été les premiers à les construire.
Un tel type, nouveau, se serait alors diffusé à partir de Opoa vers les autres îles Sous-le-Vent.
Il est donc urgent que les murs d’enceinte, nouvellement construits
du marae Hauviri, soient abattus, maintenant. Si les murs subsistent dix
ou vingt ans, plus personne ne se souviendra qu’il s’agit d’un faux marae.
Même aujourd’hui, chaque fois que je vais à Raiatea, les gens viennent me
voir pour me dire qu’ils n’apprécient pas ce qui s’est passé à Opoa.
Les gens de Raiatea ne connaissent probablement pas la typologie
des marae, mais ils sentent qu’il y a quelque chose qui ne va pas là-bas.
Cependant, il n’y a personne pour se lever et en parler, parce que les
gens ont peur des conséquences politiques.
26
�a
Restauration du marae Hauviri
b
Figure 11
�Marae Hauviri en 1969
a
Marae Vaiotaha
b
Figure 12
�N° 289/290/291 • Décembre 2001
Problèmes de restauration à Maeva, Huahine
En 1998, le Département d’Archéologie envoya M. Hardy pour
mener les fouilles sur quatre marae à Maeva, île de Huahine. Les quatre
structures étaient les marae Rauhuru et Vaiotaha et deux structures rectangulaires, au sud des marae Vaiotaha et Fare Tai (Fig. 13).
Mon équipe de recherche et moi avons relevé et fouillé des marae
et d’autres sites archéologiques à Maeva durant les trente dernières
années et nous continuons encore à le faire. Même si nous sommes des
archéologues étrangers, je crois qu’il devrait y avoir une courtoisie professionnelle. Or nous ne fûmes pas informés de ce qui se passait. Si nous
l’avions su, nous aurions pu coopérer avec M. Hardy. Il écrivit un rapport avec des recommandations sur le travail de restauration à faire, et
le laissa au Département (1998).
La suite est un résumé, avec commentaires, de ce que nous, mon
assistant Eric Komori et moi, avons écrit à Madame Nicole Bouteau,
responsable du projet et tête du Département en charge des activités touristiques, au sujet des résultats du travail de restauration effectué par la
Département d’Archéologie. Nous avons également fait part au Ministre
de la Culture de nos inquiétudes à l’égard du travail de restauration.
Observations et recommandations
a) Marae Rauhuru : le côté est de la plate-forme qui supporte le
ahu du Marae Rauhuru a été raccourci. Emory et Sinoto donnèrent sa
longueur, Hardy n’a pas recommandé de raccourcir le ahu.
Le ahu doit être restauré à sa longueur originale, et les structures
associées, comme les murs voisins et les pavages, doivent être aménagés
en conformité avec les dimensions d’origine.
b) Des pierres provenant du site voisin, le marae Haumaru, furent
utilisées dans la construction du marae Rauhuru ; la base des murs de
l’enceinte antérieure fut rehaussée au-delà de la hauteur initiale.
Haumaru avait pourtant été remis en état par Sinoto en 1968.
Les pierres provenant du marae Haumaru doivent être identifiées et
lui être restituées.
29
�c) Marae Vaiotaha : le côté est de la plate-forme qui supporte le
ahu du Marae Vaiotaha a été raccourci (Fig. 12, b). Un bâton planté
marque approximativement le côté originel de la plate-forme. Hardy n’a
pas conseillé de raccourcir cette plate-forme.
La plate-forme du ahu doit être restaurée à sa dimension originelle
et les bases des murs d’enceinte doivent être reconstruites conformément à leurs hauteurs initiales.
d) Là encore un certain nombre de pierres furent enlevées d’un
mur de fortification d’époque historique (Fig. 13, 6) pour paver la cour
du marae. En 1998, nous venions de restaurer cette fortification avec
l’aide d’un fonds du Bishop Museum et de cinq volontaires hawaiiens de
l’île de Maui, professionnels de la maçonnerie en pierres sèches.
e) Une nouvelle structure lithique rectangulaire a été construite au
coin sud-est de la cour pavée (Fig. 12, b). Hardy qui la décrivit comme
une habitation, fouilla la structure originelle, mais ne conseilla pas d’inclure cet élément dans la reconstruction de ce marae.
Komori rencontra par hasard Hardy sur le site et tous deux discutèrent longuement de cet endroit en 1998. Il convinrent, d’après les
constatations de Hardy, que ce n’était pas une partie du marae.
f) La structure immédiatement au sud du marae Vaiotaha demande
de plus amples recherches avant qu’une reconstruction fidèle puisse
être réalisée. L’interprétation actuelle comme une structure rectangulaire est insuffisamment étayée par les témoins archéologiques existants.
(Malgré notre recommandation, une plate-forme carrée fut construite et une maison à toiture végétale y fut dressée).
g) Le Département a commencé le travail de restauration du marae
Fare Tai par le démontage du côté est du site. En ce moment, le
Département projette de raccourcir le côté est de la plate-forme qui supporte le ahu.
Il est recommandé qu’un plan précis du site soit fait avant que le
travail de restauration ne se poursuive, mais il était déjà terminé peu de
temps après cette recommandation ; je ne suis pas sûr du résultat final.
30
�N° 289/290/291 • Décembre 2001
Maeva, île de Huahine
Figure 13
Lac Fauna nui
Fortification historique
Pour résumer…
Les changements apportés aux marae Rauhuru et Vaiotaha ne correspondent pas aux recherches conduites par Emory et Sinoto, du
Bishop Museum, ni à celle de Hardy pour le Département d’Archéologie.
Le travail de reconstruction ne prend pas en compte les données
archéologiques existantes sur les nombreux autres sites du district de
Maeva, ni dans le contexte plus large de Huahine. L’information sur la
nature unique des sites archéologiques de Huahine est bien connue et
documentée (Tatar 1982, et Sinoto et Komori 1988). Ce savoir doit être
intégré à tout travail de reconstruction de sites archéologiques, à
Huahine.
Deux sites archéologiques, le marae Haumaru et le mur de fortification d’époque historique, furent précédemment réparés en 1968,
1996 et 1998. Ces sites ont été endommagés lorsque on y préleva des
matériaux au cours de la restauration menée par le Département
d’Archéologie pour la construction de nouvelles structures sur les
marae Rauhuru et Vaiotaha. Ces pierres doivent être rapportées à leurs
sites d’origine pour les restaurer dans leur intégrité. Quand j’ai fait cette
demande au Ministre de la Culture de remise en place de ces pierres,
la réponse fut : “Non, parce que ce serait trop cher de le faire.”
31
�Le travail de restauration était une partie du projet de Conservatoire
culturel et naturel du district de Maeva, sur l’île de Huahine, envisagé
par le Président Flosse. Il est regrettable que le responsable de l’équipe
de restauration et le personnel du Ministère de la Culture n’aient pas
compris l’ensemble des objectifs du projet, occasionnant la perte de
l’intégrité et de l’authenticité de l’aménagement probablement le plus
remarquable de Polynésie.
La destruction délibérée d’autres sites existants et déjà restaurés,
dans le but de restaurer des marae déterminés, n’aurait jamais dû se
produire.
Ceci est le “papier” le plus difficile et le plus triste que j’ai jamais
eu l’occasion d’écrire1. Ce qui m’a motivé pour le faire est que je ne souhaite pas laisser un héritage culturel falsifié aux générations futures. Si
je n’écris pas maintenant ce qui a été “fait de travers” lors du travail de
restauration à Raiatea et à Huahine, les gens oublieront bientôt ce qui
s’est passé, et ils croiront que ces faux marae ont été construits par
leurs ancêtres.
Je n’attends de personne, parmi les communautés de Raiatea et de
Huahine, une prise de parole, de même que je ne m’attends pas à ce
qu’on remédie à ces restaurations si peu authentiques en rendant ces
marae à leur état d’origine. Je pourrais peut-être m’exposer moi-même
à des ennuis politiques en publiant cet article, mais je crois que la science et la vérité doivent prévaloir sur la politique. J’écris ceci afin que tous
puissent comprendre, à l’avenir, les problèmes liés aux restaurations de
marae effectuées à la fin du XXe siècle.
Yosihiko H. Sinoto
Bishop Museum, Honolulu
(traduction : Pierre Ottino I.R.D.)
1
Cette communication fut présentée pour la première fois à Pacific 2000 : Congrès International
de l’île de Pâques et des Études sur le Pacifique, du 7 au 12 août 2000, à Kamuela, île de
Hawai’i, session 12 : Préhistoire de la Polynésie Française, dirigée par le Dr. Paul Wallin.
Le Dr. Wallin envoya des invitations au Ministère de la Culture et au Département d’Archéologie
de Tahiti, mais ne reçut pas de réponse. Il est regrettable que nous n’ayons pas pu entendre
leur présentation des restaurations de marae pour en débattre.
Cette communication fut aussi exposée à l’Atelier d’archéologie tenu à la Station Gump à
Moorea en novembre 2000.
32
�N° 289/290/291 • Décembre 2001
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of Ethnology, N° 93 ;6-49 The National Ethnological Museum, Osaka, Japan (in
Japanese).
SOUS PRESSE
1. Archaeology of Henderson Island: One example of a colonization Process in Polynesia. In
R.P. Soejono’s retirement volume, Jakarta.
2. A Study of Gorges from the Conga-Cove Beach, Tumon, Guam. In R.P. Soejono’s retirement
volume, Jakarta.
36
�HISTOIRE ET ARCHEOLOGIE
Transformation des pratiques religieuses
de la fin du culte hui arii
Les cultes tutae auri et mamaia
et leur présence
dans la haute vallée de la Papenoo
de 1815 à 1840
L’origine et l’évolution du culte millénariste mamaia ont été remarquablement traitées par Gunson1 en 1963. Le présent article propose
une présentation historique du phénomène en trois parties :
— la première évoque les pratiques anciennes, relevant du mythe
fondateur de la société polynésienne d’avant le Contact ;
— la deuxième présente les bouleversements vécus par la société
au moment du Contact et en particulier suite à l’influence grandissante
des missionnaires anglais ; elle propose une explication aux phénomènes tutae auri et mamaia ;
— la troisième partie décrit les observations faites lors des fouilles
archéologiques dans la haute vallée de la Papenoo, ainsi que leur interprétation.
�Le culte hui arii marae : mana transmis
Le culte des taura inspirés : mana acquis
Il existait une hiérarchie stricte d’intercession auprès des divinités
dans le culte des marae d’avant le Contact. La présence des arii nui était
indispensable à l’efficacité des rites sociaux et religieux aux divinités et
aux ancêtres. Le mana, substance immatérielle nécessaire à la permanence des ressources marines et terrestres ainsi qu’à la société humaine, était transmis des divinités vers la population par l’intermédiaire des
arii. Sans la présence de ces descendants théogames, tout rituel sur un
marae familial était vain, inefficace. La transmission héréditaire, par la
justification généalogique, était l’unique fondement de la société d’alors.
Les chefs de rang supérieur étaient au sommet du système d’intercession, entre le monde des dieux ancestraux, te po, et celui des humains,
te ao. Cette conception, que perpétue la tradition orale, a été instaurée
dès la formation du monde te ao, telle que décrite dans le mythe fondateur de la société polynésienne. Il y est dit:
“[…] Lorsque les enfants de Ti’i et de Hinamaha’i tuamea naquirent, ils devinrent la plus haute famille de chefs à la ceinture rouge
(maro ‘ura). Ils étaient enfants des dieux du Po. Ti’i et Hinamaha’i tuamea créèrent ensuite les humains : gens du commun, les plébéiens de
ce monde. Lorsque la famille royale s’unit aux humains, ils donnèrent
naissance aux gentilshommes de ce monde. Lorsque la famille royale
s’unit aux gentilshommes, ils donnèrent naissance aux nobles de ce
monde. Les longs promontoires étaient le privilège de la noblesse ; de
grands marae qui ne pouvaient être cachés se dressaient dans le pays.
Les baies profondes appartenaient à la classe des gentilshommes. Au fur
et à mesure que les hommes se multipliaient, les humains s’établirent
sur toutes les terres. Les rivages et l’intérieur du pays étaient les territoires des gens du commun, en bordure des territoires des grands.”
(T. Henry 1928 ; 415-416)
Ce mythe révèle un lien généalogique ambigu, mais réel du groupe
social le plus démuni manahune aux dieux par l’intermédiaire des
chefs suprêmes hui arii. Ainsi, directement ou indirectement, tous
étaient descendants des chefs suprêmes qui, eux-mêmes, descendaient
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�N° 289/290/291 • Décembre 2001
des dieux. Toute personne héritait du couple originel d’une partie du
mana, dont la puissance différait d’un individu ou d’un groupe à l’autre
selon sa filiation parentale. Les conventions sociales imposées à l’ensemble de la population et la répartition de l’espace environnemental découlent de ce système. Elles reflètent les différents modes d’accès au pouvoir, en fonction de l’importance du mana hérité. Selon Thomas (1990 :
28), “[…] les personnes sont également ou inégalement situées selon
leur degré de filiation aux sources de vie, de croissance et de perpétuation de la société […], une situation où une personne ou une catégorie
de personnes est liée directement ou non aux sources essentielles, crée
une inégalité, un déséquilibre et rend le groupe défavorisé, tributaire du
groupe privilégié.”
Dans le mythe de Ti’i et de Hinamaha’i tuamea, seuls les grands
chefs furent engendrés (fanau) par le couple premier. Seuls, ils possédaient une filiation directe avec les dieux et la source du divin mana. Les
marae des arii nui étaient ainsi investis de ce pouvoir revenant aux plus
importantes lignées de chefs. Les marae avaient aussi été construits à
l’origine des temps pour y recevoir les dieux de manière convenable.
“Une fois le ciel érigé, les dieux volaient à travers Atea et les humains
s’établissaient partout sur la terre. De nombreux temples et prêtres
étaient nécessaires pour recevoir les dieux de manière convenable. Maui
commença son ouvrage en tant que grand prêtre des dieux du Po.”
Plus loin il est dit que Maui construisit d’autres marae en leur assignant des prêtres dont il avait assuré la formation (Henry 1928 : 429430).
Ce mythe est une manière subtile d’imposer un code social, légitimant une inégalité à l’intérieur de la communauté, inégalité fondée sur
la proximité de la filiation avec les dieux. Un monde créé par eux, consolidé par le rituel cérémoniel sur les marae et conduit par des officiers
sacerdotaux désignés (c’est-à-dire consanguins).
Ce mythe présuppose l’existence de trois préceptes fondamentaux
structurant la création même de la société humaine et de l’ordre terrestre :
1) dès l’origine, les humains dépendent du divin et non l’inverse.
D’où la nécessaire construction des marae.
39
�2) Maui, le premier grand prêtre, tahua nui, est fils des dieux et
parent des hui arii. Les tahua nui ont été désignés au temps de la prolifération des marae. Le scénario du XVIIIe siècle le traduit (Wilson
1799 : 58) ;
3) les marae hui arii nui, les plus importantes structures religieuses, étaient les indispensables catalyseurs du mana vers la communauté :
les arii nui se l’appropriaient avant de le transmettre aux hui arii.
Dans ce modèle imposé, cependant, comme le mana est présent en
chacun car, du sommet à la base de l’échelle sociale, chacun y est affilié ;
place est laissée au jeu d’un subtil mécanisme d’ascension sociale. Il
permet au “gagneur”, sans distinction, de s’élever, grâce à ses compétences, en développant son mana. La filiation généalogique existant
entre chaque membre de la société lui permet de légitimer sa nouvelle
position sociale. Ceci jouait certainement le rôle de soupape de sécurité
dans la société fortement hiérarchisée d’alors.
Ceci permet de distinguer deux types de mana dans la société antérieure au Contact: l’un que l’on pourrait qualifier d’inné et l’autre d’acquis. Les hui arii (premiers chefs) accédaient directement à un puissant
mana grâce à leur naissance et à leur parenté directe avec les dieux. Les
chefs de second rang et les manahune, malgré leur filiation plus lointaine, possédaient cependant une part de mana. Ils devaient user de
manipulations pour acquérir plus de mana et s’élever dans l’échelle
sociale. La faculté d’exercer une influence sur l’autre (caractéristique du
mana) donne à l’individu un pouvoir de domination. Chacun se devait
de veiller à préserver son propre mana, tant dans le domaine social que
religieux, pour se préserver des adversaires susceptibles de nuire à son
statut.
La société était d’autant plus différenciée du fait de l’existence du
tapu.
Le tapu ou tabou se rattache au concept fondamental de l’interdit,
de la restriction. Interdit car celui qui y est soumis est investi du mana.
Cette force pouvait être malfaisante et bienfaisante à la fois (Babadzan
1993 : 116-117). Ainsi un individu de mana inférieur, entrant en
contact d’un individu de mana supérieur et investi d’un tapu, pouvait
être blessé spirituellement ou, au contraire, affecter le mana de la
40
�Ti’i de Papenoo
Photo M. Eddowes
Figure 1
�Ti’i de Papenoo
Photo M. Eddowes
Figure 2
�N° 289/290/291 • Décembre 2001
personne tapu. Dans ce dernier cas, cela avait pour effet d’abolir l’état
de tapu, de rendre l’objet de ce tapu inefficace. Ceci était considéré
comme une transgression (hara) pouvant entraîner la peine de mort
dans certains rituels.
Il existait plusieurs types de tapu. Les individus, les objets, les lieux
et certains actes pouvaient être assujettis au tapu de manière temporaire
ou permanente. Le tapu décrété par un grand chef était supérieur à
celui d’un raatira, lui-même supérieur à celui d’un manahune.
La société polynésienne antérieure au Contact est apparue extrêmement stratifiée aux yeux des observateurs européens. Des archives de l’époque suggèrent une religion fortement hiérarchisée avec des grands
chefs pratiquant le sacrifice (arii nui et arii rahi) agissant au nom de
groupes tribaux inférieurs. L’expression majeure et courante à Tahiti et
dans les îles de la Société en était le pa’i atua (Henry 1928 : 157 ;
Montgomery 1832 : (1) : 194-196). L’objet de la cérémonie était de
transmettre le mana des dieux tutélaires aux dieux mineurs, aux ancêtres déifiés et aux esprits (Babadzan 1993 : 117). Le dieu tutélaire d’un
marae rahi était à nouveau sanctifié par l’offrande de plumes rouges
sacrées2. Celles provenant de l’image du dieu lui-même étaient distribuées selon le statut hiérarchique des dieux jusqu’aux ti’i des foyers, les
rechargeant de mana, proportionnellement à leur rang.
Il pourrait s’agir d’un système symbolique récurrent du mythe de la
création du monde et reproduisant le schéma social de la communauté.
Indubitablement ceci existait pour tous les marae, qu’il s’agisse des
marae rahi (de district), des marae vaa mataeina’a (tribal) et opu
fetii ou marae ti’i (de la famille élargie) etc. Même parmi les membres
des hui arii, cette hiérarchie cultuelle apparaît dans les premiers textes
de la période historique. Ainsi le grand chef, arii nui Vehiatuateri’
ita’ata’ura des Teva-i-tai, aurait offert des sacrifices humains lors d’un
culte au dieu Oro, sur les terres de son apanage (Corney 1919 (3) :
196). Or si ces corps pouvaient être exposés sur le marae Vaiotaha à
Tautira3, leur offrande effective au dieu Oro ne pouvait se faire qu’au
marae Taputapuatea de Atahuru4 où ils devaient être transportés ultérieurement. En outre, la seule personne habilitée à dédier personnellement à
ce dieu tutélaire était Tu, Pomare II, le arii rahi des Te Porionu’u.
43
�En qualité de arii rahi, il était à la tête des hui arii de la fin du XVIIIe siècle. L’efficacité des rites n’était possible que si les plus grands chefs tribaux
et leurs représentants ecclésiastiques s’impliquaient directement sur le
marae nui. Ils s’adressaient à leurs dieux aînés, consanguins, qui leur
transmettaient le mana rendant féconds les groupes tribaux et les ressources vivantes de la terre et de la mer, placés sous leur responsabilité.
Modèle de régression dans la pratique cultuelle :
un exemple marquisien
La règle était en réalité assez souple, laissant place à des mécanismes de substitution, permettant de surmonter des obstacles et de fonctionner efficacement. Ainsi en cas de carence des arii et des tahu’a, les
taura ou prêtres inspirés prenaient le relais et obtenaient des résultats
positifs en intercédant auprès des dieux. Ils avaient le pouvoir de manipuler le mana des divinités inférieures. Cette forme de mana pouvait
aussi être acquise par leurs compétences de guerriers, de danseurs ou
d’orateurs par exemple. Le succès des pratiques des prêtres inspirés
dans l’amélioration du sort de la communauté amenait à reconnaître
leur surcroît de mana. Ils pouvaient devenir aussi puissants que les
grands chefs au mana inné, hérité directement des dieux tutélaires. En
réalité les taura étaient surtout des devins des plus hautes divinités telles
que Oro, Tane et Taaroa. Il semble toutefois que, plus couramment, les
taura travaillaient avec leurs dieux personnels dont ils recevaient les
pouvoirs (Wilson 1799 : 337).
Les travaux de N. Thomas (1990) sur les sociétés marquisiennes du
XVIIIe siècle montrent ce type de transformation dans la pratique religieuse. Le culte ancestral des haka’iki (identique à celui des arii des
îles de la Société) et le mana inné, garantissant la fertilité dans la communauté, a été supplanté, en raison de son impuissance à assurer d’importantes récoltes et à consolider les relations internes par des cérémonies et festivités koina et mau.
Le prêtre inspiré ou tau’a5, dont la pratique fut considérée plus efficace, accéda à une situation éminente et supplanta les haka’iki, qui
avaient perdu la confiance des populations après une succession de
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�N° 289/290/291 • Décembre 2001
famines aux Marquises. A la période du contact, les haka’iki bénéficiaient d’importantes prérogatives coutumières, mais le mana et le pouvoir de décision étaient répartis également entre les tau’a. Certains
étaient considérés comme des dieux vivants etua qui vivaient sur les
mea’e (temples funéraires), isolés de leurs groupes tribaux (Dening
1980 : 168). Mais le culte fondateur ancestral des grands chefs était
encore prééminent.
On peut supposer que les cultes taura-tau’a étaient plus anciens
dans la Polynésie orientale. Dans les îles de la Société, il est possible que
le développement de ce culte se soit opéré de manière simultanée avec
celui des hui arii durant un certain temps, puis supplanté par lui en raison de la fragmentation et de la stratification de la société. Il est patent
que le culte taura-tau’a existait encore au XVIIIe siècle dans le milieu
populaire, car plus simple et sans distinction hiérarchique sociale
(Moerenhout 1837 (1) : 479). Aussi la conduite du rite sur les marae
tribaux n’apparaissait pas forcément comme une nécessité absolue.
En outre, comme aux Marquises, le statut de taura était accessible tant
aux hommes qu’aux femmes. Il semble peu probable que la majorité des
populations au XVIIIe siècle aient été en mesure d’interpréter ou même
de prendre part aux cérémonies célébrées au nom des dieux tutélaires
sur les marae rahi, en dehors des tahu’a pure et des tahu’a rahi etc.6
Le prêtre inspiré, comme dans beaucoup de sociétés chamanistes, rendait plus accessibles au commun des mortels, les exigences des divinités
qui paraissaient ainsi plus proches dans le quotidien, dotant le taura
d’une popularité non forcément recherchée par les arii. Cependant,
alors que le culte hui arii marae faisait progresser les intérêts des groupes tribaux dans les îles de la Société par la médiation avec les grandes
divinités (comme par exemple Oro, Tane7), le développement du culte
taura était forcément contrôlé. A partir de 1815, c’est le contraire qui
se produisit.
45
�Pratique cultuelle mamaia,
illustration du bouleversement dans la
société tahitienne de 1819 à 1840
Avant la période missionnaire8 (1815-1848), des communautés
organisées vivaient à l’intérieur des terres, dans les vallées de plusieurs
îles de la Société.
A l’accession au pouvoir de Pomare II, sacré “roi des îles9”, la plupart des habitants des vallées de Tahiti et de Moorea furent déplacés sur
les côtes pour former de nouvelles communautés chrétiennes. Ce
regroupement imposé les exposa aux maladies introduites qui déjà ravageaient les populations côtières. La chute démographique qui s’ensuivit,
ajoutée à la désorganisation de la communauté, l’abandon des systèmes
religieux traditionnels créèrent un véritable vide culturel et social. Le
calvinisme anglais puritain se surajoutant, tout ceci entraîna une agitation populaire croissante. Celle-ci s’exacerba à la mort de Pomare II en
décembre 1821, six ans après la bataille de Fe’i Pi qui acheva d’instaurer
le christianisme comme religion officielle. Le code Pomare (ensemble
de lois votées en 1819) rencontrait de nombreuses oppositions.
C’était surtout les jeunes ou taurearea qui défiaient les lois missionnaires ; ils se réfugièrent dans les vallées pour s’adonner au tatouage
(activité traditionnelle des adolescents d’avant le Contact, sévèrement
blâmée par la Mission), à la boisson et à la danse.
Les missionnaires les qualifièrent de tutae auri, ce qui signifie
“rouillé, contrevenant” (Davies 1854 ; 293). Le mouvement syncrétique
religieux qui suivit, appelé en dérision “mamaia”, synonyme de ‘â’aia qui
veut dire “fruit de l’arbre à pain tombé avant maturité” (Lemaître 1996),
créa une pratique plus organisée. Il apparaît, d’après les rares témoignages, qu’il s’agissait d’un amalgame de croyances anciennes et chrétiennes.
Ce phénomène serait apparu aux environs de 1824, avec des rêves visionnaires annonçant des châtiments d’inspiration biblique aux Ma’ohi en raison de leur état de péché. L’activité onirique semble avoir joué un rôle
central chez les tutae auri et chez les mamaia. (L’interprétation des rêves
était déjà importante aux temps anciens). Il s’agirait là d’un mécanisme
de fonctionnement logique (Oliver 1974 (1) : 71).
46
�Ti’i de Papenoo
Photo M. Eddowes
Figure 3
�BSEO 143-144
juin-septembre 1963
Histoire de la Mamaia
ou hérésie visionnaire
de Tahiti
par Niel Gunson
Figure 4
�N° 289/290/291 • Décembre 2001
Cependant, le corpus fondamental du culte, dans ses aspects doctrinaux, est emprunté au christianisme. Les fondateurs mamaia reconnus, Hue et Teao, avaient tous deux suivi une formation religieuse chrétienne intensive à Moorea. Hue et le chef Utami fondèrent la première
mission protestante de Punaauia (Eddowes et Dennison 1996 : 18). Les
concepts de “péché”, de “châtiment divin”, de “Providence”, d’”aube du
nouveau millénaire” et les prédictions prophétiques devinrent, par la
suite, les éléments centraux de la doctrine mamaia. C’était une doctrine
millénariste dont les principaux chefs étaient d’anciens pasteurs versés
dans les textes sacrés bibliques (Newbury 1961 : 256).
Les prêtres prêcheurs s’appelaient peropheta ou prophètes. Ils pratiquaient des périodes de jeûne et de prières au cours desquelles ils
recevaient des visions prophétiques et des pouvoirs de guérison. Leurs
divinités étaient Jéhovah, et de nombreux disciples de l’Evangile tels que
Pierre, Paul, Marc etc. instruisaient leurs peropheta durant leurs transes
oniriques. Ainsi, si certains aspects du christianisme étaient acceptés et
formaient le pivot de la doctrine mamaia, d’autres étaient violemment
rejetés. Ceci peut apparaître comme une réaction de rejet des modèles
économiques, sociaux et des coutumes anglaises. Défiant les normes
missionnaires, beaucoup refusaient les habits européens, préférant les
maro et les tiputa traditionnels, dénudant leurs fesses et leurs cuisses
tatouées. Ces comportements sociaux, hérités de pratiques anciennes
antérieures au Contact, comprenaient la polygamie, le retour à la société
arioi, la consommation de ‘ava (auquel s’est substituée la “bière de
brousse” ou pia hamani), le tatouage, les heiva ou danses festives et
une certaine liberté sexuelle10.
Dans les années 1830, ils ont été perçus comme une véritable
menace à l’ordre établi par les missionnaires qui, pourtant, recevaient
le soutien officiel de la jeune “reine” Aimata Pomare IV. Les mamaia
avaient réintroduit certaines coutumes anciennes, telle l’offrande à la
famille royale de fines nattes et de tapa, comme cela se pratiquait envers
les arii de haut-rang au XVIIIe siècle. Prenant fait et cause pour les “traditionalistes”, ils participèrent à la guerre civile de 1832-1833.
Finalement vaincus par les forces pro-missionnaires du chef Tati, les
mamaia furent sévèrement réprimés, à Taiarapu en particulier. Certains
49
�se réfugièrent en communautés isolées dans les montagnes. Le culte
cependant continua à prospérer dans les zones côtières jusque dans les
années 1840, notamment à Papeete et à Faaa. Le missionnaire Platt, en
poste à Raiatea, confie au capitaine anglais Henry Byam Martin le souvenir “de quelques rites et sacrifices tahitiens existant encore ces 25 dernières années.” Il ajoute : “Si nul ne renie le christianisme, tous ne le
pratiquent pas.” (Martin 1888 : 61). L’influence mamaia s’intensifia
dans les îles Sous-le-Vent en 1840, surtout à Raiatea, à Maupiti et à
Borabora11.
Les tutae auri
et la quête identitaire de 1815 à 1824
En 1815, dès lors que les hui arii renoncèrent, à leurs pratiques
religieuses, le culte hui arii marae n’avait plus de sens. Cette rupture du
rite religieux fit que les prêtres ne pouvaient plus recevoir le mana
divin12. Le mana du dieu chrétien avait d’autres médiateurs et un autre
rituel. La transition semble avoir été ni évidente, ni satisfaisante pour
beaucoup. Dans ce monde perçu comme chaotique, certains eurent
recours à un rituel issu à la fois des pratiques populaires religieuses et
sociales anciennes et de la nouvelle religion. La documentation sur les
tutae auri, précurseurs des mamaia, témoigne d’un mouvement plus
social que religieux contre les missions anglaises dans un contexte particulier de la société tahitienne d’alors. Les premiers tutae auri, soutenus à partir de 1820 par de plus en plus de chefs subalternes déchus,
étaient perçus par les missionnaires comme des fauteurs de troubles. Ils
pratiquaient la danse, le tatouage, étaient de gros consommateurs d’alcool et les adeptes d’une sexualité débridée. Ils étaient liés secrètement
à la cour de Pomare II. Celui-ci avait grandi dans le système antérieur au
Contact. Fervent consommateur de ‘ava et d’autres spiritueux importés,
il avait un penchant marqué pour l’homosexualité (Oliver : 1998 : 243),
pratiques alors très répandues dans le milieu des jeunes chefs et guerriers de la société traditionnelle. Ceci se passait cinq ans après la bataille
de Fe’i pi et la transition entre deux mondes se vivait dans la confusion.
C’était une période de vide religieux où seul un petit nombre de chefs
50
�N° 289/290/291 • Décembre 2001
recevait une instruction chrétienne. C’était une période où l’autorité des
groupes de chefs subalternes arii rii subissait une érosion croissante au
profit des Pomare et des missionnaires anglais. Pour les arii rii, la solution évidente se trouvait dans le retour aux coutumes qui donnaient un
sens à la vie en société. Certains aspects du comportement des tutae
auri rappelaient les arioi et ils furent qualifiés comme tels (Gunson
1963 : 242). Crook les considérait comme de simples païens, mais leur
rébellion contre l’emprise britannique déconcertait les missionnaires.
Dès 1825, la majorité des hui arii s’était liée aux missionnaires.
Aussi les derniers adeptes ne devaient guère se faire d’illusion sur un
éventuel retour au rite hui arii marae. D’ailleurs les populations n’y
étaient guère favorables. La destruction des divinités tutélaires devant la
population avant 1815 avait déjà entraîné une perte de confiance en ces
dieux. Aucun châtiment ne fut infligé aux profanateurs et la confiance
s’effondra devant leur faillibilité. La chute démographique et les changements sociaux attestaient leur impuissance. Pis encore, peu après le
contact et dès le début du XIXe siècle, les Européens s’attaquèrent au
système du tapu (Hawksworth 1773 (1) : 106). Ceci entraîna une lente
et, qui sait ? pernicieuse disparition de ce code social régulant les relations complexes faites d’obligations sociales d’interdépendance.
Avant même la défaite de Opuhara à Fe’i pi en 1815, une réelle
révolte avait germé dans les esprits. La disparition de la crainte du tapu
évolua en mépris et fut vécue comme une véritable libération par deux
groupes sociaux de manière plus ou moins consciente : il s’agit des femmes en général et des manahune, c’est-à-dire de la majorité de la population. Cette dissolution de la société traditionnelle et l’éthique chrétienne prônant l’égalité des êtres humains au nom de Jéhovah, (Wilson
17999 : 71) étaient une remise en cause majeure de l’organisation
inégalitaire antérieure au Contact.
Les missionnaires étaient incontestablement à l’origine de cette
révolution sociale. Ils incitaient les populations à se libérer des marae
et des tapu, éléments clefs de la solidarité sociale traditionnelle, considérés comme entraves à l’apprentissage du “Verbe”, tant qu’ils demeuraient
incontestés. Les chefs, étant donné leur statut et leur influence traditionnelle sur les populations, étaient considérés comme un mal nécessaire.
51
�Leur conversion fut déterminante pour entraîner celle des populations et
assurer le succès de la Mission évangélique (Newbury 1961 : 328). Les
hui ari, opportunément, s’approprièrent les moyens européens pour
consolider leur pouvoir et accueillirent le mana britannique, l’adaptant
de manière pragmatique, considérant logique, l’abandon d’un culte
pour un autre, Jésus se substituant à Oro. Ils renoncèrent assez facilement au système de filiation sacrée pour adopter celui de monarchie
constitutionnelle à l’anglaise, dans la mesure où ils conservaient leur
position sociale. Leurs craintes de se voir relégués au rang de vestiges,
du fait de la libération de la population par la disparition des tapu et des
obligations coutumières, furent apaisées.
Cette transition entre deux mondes, fut concrétisée par le “couronnement” à la mode britannique du “roi Pomare III”. Pour beaucoup
cette cérémonie fut vécue comme inéluctable. La terrible chute démographique due à l’introduction de nouvelles maladies faisait partie des
signes accompagnant la disparition irrémédiable de l’ancienne société.
Les chefs durent s’adapter à la nouvelle société où leur filiation se trouvait identique à celle de leurs serviteurs ou teuteu. La parole libératrice
chrétienne était bien trop répandue dans la population pour espérer un
retour au système du tapu.
Il semble que le mouvement des premiers tutae auri était surtout
une réaction contre les mœurs austères d’après 1819. Même si les rites
du taura sont des pratiques religieuses évidentes, il s’agissait essentiellement d’une réaction de défense contre un système qui leur était étranger. Les tutae auri étaient surtout des adolescents, des jeunes, la première génération post-traditionnelle à ressentir l’absence, la vacance
d’un système dans lequel, ils étaient privés de repères, pour canaliser
leur énergie dans la danse, le théâtre, les soins corporels, les fêtes religieuses et guerrières13. Jusqu’en 1824, il n’est pas exclu que les chefs,
eux aussi, n’aspirassent pas à rejeter la rigueur doctrinale austère du
christianisme. Mais il n’existait plus de Opuhara pour les rassembler.
52
�N° 289/290/291 • Décembre 2001
Evolution du culte mamaia
à partir du culte taura antérieur au Contact
Le culte mamaia n’est ni hiérarchisé, ni construit avec des normes
codifiées par un clergé identifié et structuré Le mouvement mamaia
apparaît ainsi comme un processus logique. La recherche d’une continuité culturelle dans la pratique sociale, malgré les liens ténus avec les
modèles traditionnels, évolua naturellement en quête spirituelle et
d’identité, pour la jeunesse tutae auri.
La pratique mamaia relève d’un syncrétisme où se trouvent associés les référents théogoniques similaires de l’ancienne religion et de
l’Ancien Testament. Les perofeta étaient semblables aux prêtres inspirés
taura. Les ancêtres déifiés familiaux oromatua se virent remplacés par
les saints du Nouveau Testament, dont le rôle est d’intercéder auprès du
Tout-Puissant. Taaroa peut très bien être assimilé à Jéhovah en tant que
Dieu Créateur du monde à partir du néant (Henry 1928 : 336). La polygamie de Salomon Toromona est équivalente à celle de certaines
familles arii et raatira et, bien sûr des arioi, aux partenaires multiples.
Les deux religions accordaient une grande importance à l’interprétation
des rêves et des signes.
Des indigènes remettaient en cause l’attitude des missionnaires
anglais, la taxant d’hypocrisie, car ils n’avaient de cesse de détruire toute
expression liée à la religion antérieure au Contact, les présentant comme
malfaisantes. Pourtant les missionnaires chantaient les louanges d’une
religion qui, pour les Ma’ohi, présentait bien des similitudes avec celles
de leurs ancêtres. En une décennie, ils approfondirent les textes sacrés
chrétiens et élaborèrent leur propre théologie, leur propre théogonie.
La pratique mamaia apparaît ainsi comme un renouveau du culte
taura, conséquence de la disparition du culte hui arii marae. Elle
reproduit dans un contexte chrétien, ce que les tau’a avaient fait bien
avant, devant la disqualification des haka’iki. Il peut s’agir ici d’un processus “de longue durée” (Braudel 1980) traduisant un mécanisme de
fonctionnement inhérent à la société polynésienne.
53
�Observations archéologiques dans la vallée de Papenoo
Réoccupation de la vallée de Papenoo de 1819 à 1840
avec un autre exemple à Punaauia
Parmi les Tahitiens vivant et gravitant dans et autour des établissements missionnaires alors en plein essor, certains s’en allèrent et se
réfugièrent dans les vallées. Ils vécurent à l’écart des agitations politiques, sociales et religieuses régnant sur le littoral, rejetant les principes
économiques et les systèmes de valeur imposés par les Européens. Les
tous premiers, de 1815 à 1824, semblent avoir été les tutae auri, puis
de 1824 à 1840, les mamaia. Les affinités entre eux étaient plus grandes
que les dissemblances. Des indices de présence de tels groupes ont pu
être décelés sur d’anciens sites d’occupation.
La vallée de la Papenoo, sise dans le district du même nom sur la
côte nord de Tahiti, est la plus importante en étendue. S’enfonçant d’environ 17 km à l’intérieur des terres, elle est traversée par la rivière
Vaituoru. Autrefois connue sous le nom de Te piha a teta, soit “espace
d’habitation de Teta” (titre de chef), la zone comprise entre la moyenne
vallée et la haute vallée, c’est-à-dire des vallées secondaires de Te piha a
teta et de Tefa’a iti aux cascades de Puraha semble avoir toujours été un
site de repli, de retraite, durant les guerres intertribales de la période
antérieure au Contact (Eddowes 1992). Il en a été de même durant la
guerre civile de 1830 à 1833 et les guerres franco-tahitiennes de 18441846 (Martin 1981 : 33). Avant le Contact, cette zone fut utilisée comme
refuge, non seulement par les habitants des principaux districts ou
mataeinaa voisins de Faripo et de Ha’apaiano’o, mais aussi sporadiquement par d’autres groupes tribaux déplacés (meho) provenant d’autres
lieux de l’île. La caldeira de la haute vallée communique avec d’autres
districts par de nombreux chemins de traverse, permettant l’accès aux
plateaux des autres vallées. La forte densité des sites archéologiques de
cette vallée (environ 300), témoigne d’une présence humaine plus
sédentaire, sans doute affiliée aux communautés côtières de Faripo et de
Ha’apaiano’o.
54
�Ile de Tahiti et vallée de Papenoo
Vallée de Papenoo
et emplacement des sites
archéologiques
Figure 5
�Fare Haupape (Tah-033-105)
et les 3 marae Tah-033-108 et 9, Tah-033-112
sur la terrasse supérieure.
Tah-033-112
Tah-033-109
Tah-033-108
Ti’i
Tah-033-105
Ensemble cérémoniel
de Tauaro
Figure 6
�N° 289/290/291 • Décembre 2001
Les premières prospections dans cette vallée, furent faites par K.P.
Emory du Bishop Museum de Honolulu en 1933. Des travaux ultérieurs
furent entrepris par le département archéologique du CPSH dans les
années 1980 (Edwards & Christino n.d.). Une campagne intensive de
fouilles dans la haute vallée suivit de 1989 à 1991. Les sites fouillés
étaient invariablement situés en bordure de rivière et comprenaient les
sites de Tahinu, de Ieiefa’atautau, de Muritahavai et de Vainavenave. Une
forte concentration de structures est observée au confluent des rivières
Tahinu et Muritahavai d’une part, et de Tahinu et Ieiefa’atautau, d’autre
part. En ces lieux se trouvaient des petits villages avec des sites d’habitation, des plates-formes pavées aux fonctions diverses, des structures
cérémonielles et de nombreux ateliers lithiques. Au cours des défrichages préliminaires indispensables à la définition des formes de structures,
des objets d’origine européenne tels des bouteilles de verre, des fragments de faïence, des limes en fer rouillé et des affiloirs cassés ont été
trouvés. Beaucoup de ces objets, relativement récents, datent des nombreuses incursions de chasseurs de cochons sauvages, depuis la fin du
XIXe siècle. Néanmoins, une partie de ce matériel est plus ancienne et
correspond à une période de réoccupation historique14 (Eddowes 1991 :
188-197). Le plus souvent ils ont été trouvés près ou sur des sites d’habitation de forme rectangulaire (fare haupape) ou près de maisons aux
extrémités arrondies fare potee et des alentours. Ces observations se
répétant tout le long des opérations de dégagement des sites identiques,
il apparaît fort possible que des communautés humaines aient vécu dans
ces villages après le Contact.
Une anomalie apparaît cependant. Les ateliers de débitage lithique,
généralement situés à environ 50 m des sites d’habitation, sont restés
intacts. C’est-à-dire que les éclats provenant de la production d’herminette en pierre se trouvent empilés près du lieu de travail de l’artisan. Or la
production d’objets lithiques cessa quasi immédiatement après l’introduction par les Européens de métaux ; de telle sorte que, dans les années
1820, une herminette en pierre était déjà considérée comme un bibelot.
En outre, dans ces villages, les marae, bien que situés au centre de la plupart des sites, ne présentaient aucune trace de matériel européen.
57
�L’énigme posée est la suivante :
“Pourquoi aucun objet européen n’a-t-il été trouvé sur les
marae, alors qu’ils sont présents sur les structures d’habitation et les
pavages alentour ?”
L’autre question est :
“Comment expliquer la coexistence d’une activité économique
antérieure au Contact, comme la production lithique, sur un site où
la présence d’objets métalliques rend cette activité obsolète ?”
L’interprétation logique semble être la suivante : les villages étaient
tous anciens. Leur construction et leur occupation sont antérieures à
1767, date du Contact. Leur abandon, sans doute vers 1815, explique la
présence d’éclats empilés intacts laissés par les artisans. La ré-occupation
partielle de ces sites pendant une période postérieure au Contact explique
la présence d’objets européens. Se pose alors les questions suivantes :
“Qui avait bien pu réinvestir un village abandonné au fond de
la vallée de Papenoo, aux environs du XIXe siècle ? Ceci bien qu’en
1819, Pomare II et les missionnaires anglais aient enjoint les communautés tahitiennes qui y vivaient à s’installer sur le littoral, dans
les missions nouvellement établies ? Qui étaient-ils ? Quelle est la
raison de leur présence dans cette vallée ?”
Découvertes archéologiques préliminaires
sur les marae de Papenoo
Les fouilles réalisées et les découvertes matérielles de surface
confirment l’hypothèse précédente. Les couches supérieures des structures d’habitation recèlent des fragments de matériel du début de la
période européenne : fonds de récipient en bronze, tessons de bouteille
en terre cuite, même un gros hameçon pour la pêche à l’anguille réalisé
à partir d’un clou. Pourtant aucun de ces objets n’a été trouvé sur aucun
des marae communautaires ou familiaux privés. Il semble donc qu’au
début du XIXe siècle, les objets européens faisaient l’objet d’un troc avec
les habitants de la zone côtière et que leur destination était essentiellement utilitaire. Ils n’avaient pas leur place sur les marae.
58
�N° 289/290/291 • Décembre 2001
Ainsi sept structures cérémonielles de la haute vallée dont le grand
marae TAH-033-112 (site 70 selon Emory), à la jonction des rivières
Tahinu et Ieiefa’atautau, sont dépourvus d’objets européens, contrairement aux sites d’habitation alentour, telle TAH-033-105, sises immédiatement en amont de TAH-033-112.
Il semble que ces objets étrangers, témoins de la disparition des
coutumes anciennes, aient été jugés inconciliables avec les pratiques
anciennes qu’ils tentaient de faire revivre ; et sans doute aussi, assimilés
à la mort et la maladie.
Le site Tauaro au confluent des rivières
Tahinu et Ieiefa’atautau
Ce site est exemplaire de ce qui a été observé sur d’autres sites de
la vallée. Les fouilles ont mis au jour trois terrasses dans la rive ouest de
la rivière Tahinu. La terrasse inférieure était dotée d’un mur de soutènement d’une centaine de mètres le long de la rivière. Ont été révélés
essentiellement un site d’habitation rectangulaire ou fare haupape et
des maisons aux extrémités arrondies ou fare potee (Hardy 1930).
Séparant la première terrasse du reste du complexe que l’on qualifierait
de cérémoniel, une seconde terrasse, dont l’accès se faisait par des dalles de pierre de gué jouxtant le parement d’un mur de soutènement en
pierres sèches. En amont, un pavage finement réalisé de pierres alluviales, paepae qui, à l’origine, faisait face à une structure d’habitation TAH033-105. Au nord, cette structure résidentielle était bordée par un espace ouvert, partiellement pavé, correspondant sans doute à une très grande maison communautaire (15m-6m). Entre ces deux structures, un
petit pavage (1,50m-0,90), doté d’une seule pierre dressée TAH-033107, sans doute un simple marae votif apparaît.
Remontant vers la dernière terrasse par rapport à la rivière, se trouvent trois marae : les deux premiers, (TAH-033-108 et TAH-033-109),
sont ceints d’un mur ; l’intérieur est pavé et les cours comportent environ
une douzaine de pierres dressées. Les dernières présentaient à l’avant, des
pierres-dossiers faisant face à la partie antérieure du marae. Un étroit passage (8m-0,60m) sépare ces pierres d’un très grand marae muni d’un
59
�mur d’enceinte (TAH-033-112). La longueur du marae est parallèle à la
rivière Tahinu et, à l’arrière du ahu, coule la rivière Ieiefa’atautau.
Deux parties peuvent être observées : celle contenant le ahu est
pavée et comprend trois pierres-dossier dans la cour face au ahu. Celuici est simple, rectangulaire et composé de blocs homogènes cubiques
aux interstices emplis de terre et de pierres alluviales. Dans l’alignement
arrière, se dresse une très grosse pierre aux dimensions comparables à
celles d’une dalle. Elle est orientée vers la montagne mou’a Rufe. La partie arrière du marae semble avoir été partiellement pavée, même si de
nombreuses pierres de pavage ont été retirées. A l’avant du marae part
un sentier qui traversait une bambouseraie et contournait la montagne
jusqu’à la vallée Ieiefa’atautau. Pour accéder à la seconde terrasse à partir de la base du marae, il fallait suivre un sentier vers la Muritahavai et
deux plates-formes d’archer (TAH-033-120 et 121) contiguës et orientées vers la Tahinu.
Ainsi ce complexe, incluant deux plates-formes d’archer en amont
de la Muritahavai, apparaît comme une unité. Il s’agit indubitablement
d’un village antérieur au Contact des XV-XVIIIes siècles.
Cependant il est indubitable que ces structures ont subi des modifications architecturales plus tardives. Sur la terrasse inférieure, des
objets européens du XIXe ont été trouvés, regroupés sur des structures
d’habitation ; très probablement par les tutae auri et les mamaia.
Matériel européen mis au jour dans
les fare hau pape tutae’auri TAH-033-105
Les “bordures de maison” des archéologues sont un élément commun des habitations tahitiennes antérieures au Contact. Souvent en pierre
ou en corail, elles délimitent avec précision l’emplacement d’une structure d’habitation. Face à celle-ci, se trouve un pa’epa’e ou véranda pavée.
Dans la structure TAH-033-105, une ancienne bordure de maison aux
extrémités arrondies est associée à un pavage de fine facture. Les pierres
d’alignement ont été laissées partiellement en place lors de la construction
d’une maison rectangulaire. La récente bordure rectangulaire fare haupape de 8 m/4 était inscrite dans le fare potee de 15 m/5,60 m.
60
�N° 289/290/291 • Décembre 2001
Le pavage de bordure des habitations datait de la première occupation et présentait un très bel ajustement à son extrémité nord, suivant la
courbe de l’emplacement supposé de la maison arrondie (composée de
matériaux organiques tels que le bambou, le purau et le pandanus.) Elle
mesurait 6 m/10 à 12 m de long au sol. Curieusement, un alignement de
pierres oblongues, horizontales et au même niveau que le pavage la traversait sur une longueur de 4 m. La première idée qui vint à l’esprit est
que ceci correspondait à 2 périodes d’occupation, le pavage ayant été
étendu par la suite au-delà de l’alignement de la bordure. Il pourrait
s’agir en fait d’un canal d’écoulement des eaux de pluie de la véranda
couvrant le pavage d’origine du fare potee15.
La structure rectangulaire TAH-033-105, fut fouillée en premier. De
nombreux objets européens furent mis au jour : la base d’un récipient
en bronze, probablement d’une cruche, quelques pièces de fer corrodées, provenant sans doute d’outils, divers fragments de verre soufflé
manuellement, des morceaux de poterie grossière et un réservoir de
pipe en argile. Malheureusement, aucune pièce ne portait de marque de
fabrication. Trouvées dans les couches contemporaines au sol de cette
maison, ces pièces renforcent la théorie selon laquelle la maison rectangulaire est postérieure aux premiers temps du Contact. En inventoriant
les blocs de basalte constituant la bordure du fare haupape, l’un d’eux
se révéla être un ti’i couché, de la période antérieure au Contact.
Or aucune trace d’une telle pratique ne figure dans la tradition orale,
ni dans les témoignages écrits des Européens du XVIIIe siècle, ni dans
aucun document archéologique. Un ti’i était considéré autrefois comme
tapu. Il est fortement improbable qu’il puisse être traité de la sorte. Les
ti’i étaient des divinités locales d’un groupe résidant dans les abords
immédiats de son emplacement. Habituellement placé sur un petit pavage, il devait veiller à la prospérité de l’ensemble du groupe social. Il est
donc impensable qu’une divinité, même mineure, soit placée dans une
structure aussi profane qu’une bordure d’habitation. Même aux temps
anciens, un ti’i en pierre ou bois, qui s’avérait inefficace était soit brûlé
pour celui en bois, soit enterré, face en bas, vers le po, mais certainement
pas utilisé dans une structure domestique ou noa.
61
�Réutilisation des structures architecturales
antérieures au Contact
par les tutae auri – mamaia
Ce ti’i pourrait provenir du marae TAH-033-109. En effet, composé
d’une enceinte simple, d’un intérieur pavé et de six pierres dressées, il
contraste fortement avec le marae TAH-033-108 où onze pierres se
dressent dans la cour. Ce dernier n’avait pas été manipulé et présentait
un excellent état de conservation au moment des fouilles, contrairement
au TAH-033-109 qui avait été fortement perturbé et avait certainement
servi de source d’approvisionnement en pierres travaillées. La cour
arrière du plus grand marae TAH-033-112, avait subi le même sort.
Habituellement, les ti’i étaient placés sur des marae de forme simple,
avec ou sans mur d’enceinte, et composés d’un pavage avec une pierredossier à une extrémité et parfois des pierres dressées à proximité des
ti’i16. Depuis Emory (1933), cette forme est appelée “sanctuaire”. Ces
structures ne comportent pas de ahu, bien que certains écrits indiquent
qu’il n’en a pas toujours été ainsi (Hawksworth 1773 (II) : 105-166).
Après réexamen minutieux du complexe de Tauaro, le marae TAH033-109 est apparu comme étant le plus indiqué pour accueillir ce ti’i,
face à la pierre-dossier. Il répond à un modèle couramment observé lorsqu’il est encore en place. Le fidèle s’adresse ainsi directement au ti’i de
la pierre-dossier située en haut de la cour, les pierres dressées derrière
le ti’i représentent les divinités familiales (Eddowes 1995 : 55). Quant au
marae en question, l’intérieur avait perdu son pavage, à l’endroit même
où l’on s’attend à trouver un ti’i. L’essentiel est de savoir que ce genre de
ti’i provient de marae très simples (marae ti’i, marae opu feti’i) dédiés
à un ancêtre. Le culte qui y était rendu était le plus accessible au commun
des mortels. Ils étaient fréquentés soit par des personnes âgées, soit par
un taura. Ce type de culte ne nécessitait pas le recours aux tahu’a, mais
était associé aux ancêtres de la famille. Il semble que ce soit à ce stade
que le culte taura ait évolué en culte mamaia. Il se pourrait que les
bâtisseurs du fare haupape de la structure TAH-033-105 aient utilisé le
ti’i, comme protecteur, l’incorporant au muret, couché sur son flanc, le
regard tourné vers l’intérieur de la maison. S’il s’était agit d’un acte de
62
�Penu entiers trouvés à Taitapu-Rivnac
(voir BSEO 272 décembre 1996)
Figure 7
�Tati, le chef de Papara
Figure 8
�N° 289/290/291 • Décembre 2001
désacralisation, il aurait été tout simplement jeté, placé dans une position
plus compromettante ou le regard détourné des habitants de la maison.
Les ti’i des autres structures villageoises étaient tous en place. Aucun
témoignage, ni trace de destruction violente n’ont été relevés dans la vallée de Papenoo. Les structures ont tout simplement été abandonnées. La
réutilisation du ti’i de la structure TAH-033-105 ne relève pas d’une profanation par des fanatiques chrétiens et conforte l’idée d’un geste des
tutae auri-mamaia qui sont les seuls à avoir réoccupé le site.
Objets européens profanes au sein de
structures cérémonielles mamaia
caractéristiques communes au littoral et à la vallée
D’autres faits corroborent l’hypothèse d’une réutilisation des
marae à l’époque missionnaire. Ainsi dans la cour du petit marae TAH033-08, derrière la pierre-dossier, était logé un pilon penu à nourriture,
cassé. Il manquait la tête sculptée ou pommeau. C’est plus tard, au cours
des fouilles dans la cour arrière du grand marae TAH-033-112, dont de
nombreuses pierres de pavage avaient été enlevées, que la tête du penu
a été retrouvée. Les deux pièces s’emboîtaient parfaitement. Pourquoi
donc le penu a-t-il été enfoui dans deux marae différents ? Durant les
fouilles dans la haute vallée de la Papenoo, trois autres penu ont été
trouvés, sur des enceintes de marae. Ce rite de sacralisation du penu
correspondrait à une pratique mamaia.
Dans un précédent article, je parlais du phénomène mamaia,
comme un phénomène ayant laissé des traces archéologiques (Eddowes
& Dennison 199617). Il traitait des sépultures à l’extérieur du cimetière
protestant de la L.M.S. de la mission de Burder’s Point ou pointe Nuuroa
dans le district de Punaauia. Il était le centre principal du mouvement
mamaia, conduit par Hue, sur la zone côtière. Ces sépultures de la
période historique situées sur la terre Taitapu ne recelaient aucun objet
européen. Ce qui contraste singulièrement avec celles de Hawaii, de la
Nouvelle-Zélande ou encore des Marquises. Il semble qu’il s’agisse
d’une volonté délibérée des mamaia d’exclure tout objet d’origine
européenne de la cérémonie d’inhumation et de tout autre rite sacré18.
65
�Des journaux missionnaires relatent les activités mamaia de la
pointe Nuuroa, consistant en longues réunions de prières à la suite desquelles les perofeta entraient en transes et guérissaient les malades.
La guérison par la prière et ou les plantes était caractéristique à la pratique mamaia, sans doute en raison des mortalités massives dues aux
maladies introduites. Dans les couches supérieures du site Taitapu, une
forte concentration de pilons (10) de taille moyenne, utilisés pour les
plantes médicinales, a été mise au jour. Ce qui confirme les informations
historiques de la présence mamaia sur ce site. Le dernier grand guérisseur mamaia connu était Tiurai, qui naquit et mourut à Punaauia en
1918 (Gunson 1963 : 282).
Les mamaia tenaient en aversion les médicaments européens et,
jusqu’en 1840 refusaient médicaments et vaccins contre la variole, introduite par des Américains lors du rapatriement d’Amérique du Sud d’îliens de Tokelau. Peu après, 150 personnes mouraient. La rumeur
publique dit qu’il s’agissait surtout de mamaia (de Dekker 1983 : 77).
Il n’est donc pas surprenant que les objets européens soient exclus
des sites sacrés mamaia de la vallée de Papenoo. Les marae de cette
vallée ont bien été des lieux cultuels mamaia pour obtenir des pouvoirs,
du mana. Ceci durant la période où ils ont commencé à s’afficher ouvertement dans les communautés missionnaires du littoral.
Témoignage historique de l’occupation tutae auri
dans la haute vallée de la Papenoo en 1826
Durant son bref séjour à Tahiti où il est arrivé par la Rolla, le naturaliste anglais Samuel Stutchbury fit une traversée pédestre de l’île en
partant du district de Mataiea, sur la côte sud, passant par la haute vallée
de Papenoo, certainement par Urufaa. Il est probable qu’il soit passé par
la caldeira de la vallée secondaire de Vainavenave. Il rencontra des habitations tutae auri, désignées telles par ses guides, et, plus tard dans la
soirée, une communauté de 150 tutae auri qui s’y étaient réfugiés. “Ce
hameau de 150 personnes environ abrite les hommes les plus beaux et
les plus sains qu’il m’ait été donné de rencontrer sur cette île. Ils nous
accueillirent avec la plus grande courtoisie, tuant un cochon, préparant
66
�N° 289/290/291 • Décembre 2001
un excellent banquet et insistant pour que nous passions la nuit parmi
eux. Un spectacle de heiva fut organisé en mon honneur et, à leur grande déception, je n’y participais pas car j’étais trop las. Les moustiques
m’empêchèrent de trouver le sommeil. Le lendemain, un groupe de
vieillards, chefs du village sans doute, m’exhortèrent très solennellement
de promettre de ne jamais révéler leur cachette, surtout pas aux missionnaires. Ils m’expliquèrent qu’ils s’étaient séparés du reste de la
population, non pour perpétuer leurs cultes aux idoles, mais pour
échapper aux nouvelles lois envers lesquelles ils n’avaient aucune
confiance. J’ai remarqué que leurs manières étaient en tout point comparables à celles qui sont décrites par Cook et par Wallis. Les femmes
aux somptueux cheveux de jais tressés arboraient de hautes coiffes
ornées de fleurs parfumées. Leur peau claire respirait la santé. Elles
confectionnent leurs vêtements. Les hommes portaient une sorte de poncho ou tiputa de la plus grande élégance, confectionné à partir d’écorce
de l’arbre à pain et teint en jaune avec le re’a. Des fougères trempées
dans de la teinture végétale impriment des motifs sur le tissu. Le contraste de leur aspect avec les habitants du littoral est frappant. Hommes et
femmes sont propres, accueillants et ne ressemblent en rien à ces êtres
flagorneurs, hypocrites et dégénérés que l’on rencontre à Tahiti en
débarquant. A ma grande surprise, je n’ai rencontré aucun cas d’éléphantiasis. En ce lieu poussent bambous et canne à sucre que contournent vigoureusement des plantes cultivées. On y trouve également le bancoulier, dont la noix est utilisée comme source d’éclairage. Il suffit d’embrocher une noix dans la nervure médiane d’une foliole de palmier et de
la disposer au centre d’un creuset en pierre et de l’allumer, tandis que
sur la côte, c’est la noix de coco qui est utilisée.” (Stutchbury 1835)
Stutchbury décrit la différence de vie entre la côte et le fond des vallées, dans l’habillement traditionnel des hommes et des femmes
(Joppien & Smith 1988 (III) : 58 Hawksworth 1773 (1) : 193). Il est
accueilli selon la coutume et régalé d’un cochon et diverti d’un spectacle
heiva, activités proscrites dans les villages côtiers. Les nouvelles lois qui
les a amenés à se réfugier au fond de la vallée sont le code Pomare et les
nombreuses lois instituées depuis la domination croissante des missionnaires à partir de 1815. Le fait que les anciens aient confié à leur hôte
67
�qu’ils ne vénéraient plus les idoles traduit leur crainte d’être soupçonnés
de s’adonner à de telles pratiques. Cette crainte explique que les tutae
auri aient dissimulé le ti’i dans la bordure de la maison. Et il est fort
possible qu’en l’absence de tout témoin, les tutae auri aient organisé
des cérémonies conduites par des taura perofeta sur des petits marae
familiaux.
Conclusion
La rupture de toute pratique du culte hui arii marae à partir de
1815 a entraîné inévitablement l’abandon des plus grands marae vaa
mataeinaa de Papenoo ou ‘ati (e. g. sites TAH-033-112 etc.). Les hui
arii marae disparurent avec toute l’organisation sociale qu’ils impliquaient. Des marae opu fetii associés à des dieux ancestraux plus
accessibles continuèrent, cependant, à être l’objet de culte. Les taura,
comme par le passé, ne rencontraient aucune difficulté doctrinale
majeure à célébrer leur culte sur ces marae familiaux ou dans des maisons communautaires, à l’insu des autorités civiles et religieuses. Ceci
expliquerait les curieuses manipulations de structures observées à
Papenoo et à Tauaro en particulier, telles les pierres prélevées sur le
marae vaa mataeinaa des sites abandonnés TAH-033-112 et 109 ou la
présence du ti’i, probablement prélevé du TAH-033-109 et incorporé au
muret de bordure.
Ceci serait lié aux bouleversements démographiques, sociaux et
culturels rencontrés par les populations ayant migré des vallées vers la
côte. Il est possible, si certains anciens résidents de la vallée ont opté
pour rester sur la côte, que d’autres, rescapés des épidémies, aient choisi de retourner dans la haute vallée de Papenoo. La réoccupation n’a
jamais égalé l’importance d’avant le Contact où une véritable communauté organisée avait édifié de grands marae, des maisons arrondies et
des plates-formes d’archer. En témoigne, par exemple, la transformation
du grand fare potee de la période pré-européenne en fare haupape.
Aucune trace de profanation ou de destruction volontaire n’a été
observée sur les grands marae. Par contre, les pierres de pavage des
marae dits communautaires ont fait l’objet, de toute évidence, d’une
68
�N° 289/290/291 • Décembre 2001
exploitation sélective. En outre, comme le révèlent les observations
archéologiques, les marae opu fetii, en parfait état de conservation, ont
dû être réutilisés par les personnes rencontrées par Stutchbury, aux
environs de 1826, soit onze ans après la disparition du culte hui arii
marae.
Celles-ci signalent le fonctionnement d’une communauté similaire à
celle observée par Stutchbury dans la vallée de la Vainavenave, sur le site
de Tauaro, situé près des rivières Tahinu et Ieiefaatau, ainsi que sur les
plateaux alentour. Les habitants, revenus dans les sites d’habitation, sont
parvenus à conserver un mode de vie traditionnel tout en utilisant un
nombre limité d’articles européens pour un usage uniquement profane.
Ils furent qualifiés de tutae auri. Les cérémonies religieuses célébrées
sur les petits marae familiaux étaient conduites d’abord par des taura,
et plus tard par les perofeta mamaia.
Le culte mamaia peut être considéré comme une adaptation, une
évolution du culte du taura qui serait l’expression religieuse non seulement la plus ancienne, mais aussi à travers le temps, une réalité constante, permanente.
Mark Eddowes
(Traduction de l’anglais et adaptation par Simone Grand)
69
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70
�Tutae auri des îles de la
Société avec ses tatouages
et son maro
(d’après W. Smyth
du HMS Blossom)
vers 1826
doc. M. Eddowes
�Mamaia de l’île de Borabora
(d’après H.B. Martin
du HMS Grampus)
en 1847
doc. M. Eddowes
�N° 289/290/291 • Décembre 2001
NOTES
1 Cf. Histoire de la Mamaia ou hérésie visionnaire de Tahiti (1826-1841) in B.S.E.O. 143-144,
juin-septembre 1963.
2 A la période du Contact, les matériaux de couleur rouge et surtout les plumes, étaient considérés comme hautement sacrés. Leur utilisation pour recouvrir ou orner les images des dieux
est attestée des îles Hawaii aux Cook et à la Société. La description de la cérémonie du pa’i atua
est, en fait, la seule que nous ayons, révélant l’importance de ces plumes, tout au moins aux
îles de la Société au XVIIIe siècle.
3 La dédicace d’un ensemble cérémoniel à Oro était toujours inaugurée sous l’égide des eaux
de Vaiotaha (sang rouge de la frégate) rappelant l’origine de la descente de ces dieux sur terre
au marae Vaiotaha de Bora Bora. La frégate, otaha, était un ata ou avatar du dieu Oro.
4 Le marae Taputapuatea originel est situé à Matahiratera’i à Opoa, Raiatea, indiscutablement
associé à Oro, sous le patronage des hui arii de la lignée des Tamatoa de cette île. Vers la fin
du XVIIe siècle, des marae-fils, homonymes, furent construits à Tahiti. Le premier fut le marae
Vaiotaha de Tautira à partir duquel furent créés ceux de Taputapuatea – Atahuru à la pointe
Nuuroa à Punaauia, Outuai’ai à Pare-Arue à Tahiti ; puis celui de Papetoai à Moorea. A l’origine,
tous furent appelés Vaiotaha et portèrent d’autres noms en tant que structures spécifiques.
Cependant, quand l’image de Oro, son to’o, était présente sur l’un des marae de l’ensemble
(certainement le marae Vaiotaha), le complexe était nommé Taputapuatea. Le nom désignait
l’ensemble cérémoniel durant le séjour du dieu. Ceci est confirmé par des résidents espagnols
à Tautira aux premiers temps de la période historique. Entre 1774-1778, le marae était toujours
nommé Vaiotaha, car le to’o n’y était pas. Bien plus tard ce marae devint célèbre en tant que
Taputapuatea, car il renfermait l’image du dieu Oro. Durant le séjour des Espagnols, le seul
connu comme Taputapuatea à Tahiti était celui de Atahuru à Punaauia, qui contenait l’image du
dieu.
5 Tau’a est l’équivalent du taura tahitien, du kaula hawaiien : il peut être défini comme “prêtre
intercesseur inspiré” très proche du chaman.
6 Les différentes catégories de prêtres initiés du culte hui arii marae étaient nombreux : les plus
éminents étaient le tahu’a pure ou prêtre prieur, et le tahu’a rahi ou grand prêtre parfois appelés
atua, dieu, dont ils étaient l’incarnation. Ils étaient issus des lignées de chefs, comme annoncé
dans le mythe de Maui rappelé ci-dessus, et étaient formés dans les fare vana’a - fare aira’aupu
dans les principaux districts. Ils formaient un groupe distinct de celui plus commun des taura.
Ce que Marck (1996) appelle “les dieux anthropomorphiques de premier ordre” ou “les premiers descendants clairement anthropomorphiques du couple primordial”.
8 Il s’agit de la période allant de la victoire des factions chrétiennes à Fe’i Pi à Punaauia sous
Pomare II qui amena le règne de la famille Pomare avec les missionnaires anglais de la L.M.S.,
jusqu’à l’annexion forcée des îles par la France. Ce dernier fait annonce la fin du règne des
Pomare et des missionnaires anglais sur Tahiti.
9 Il n’existait pas de souverain unique ou de famille régnante unique dans la société polynésienne avant le Contact. Un certain nombre de chefs apparentés exerçaient le pouvoir sur des groupes sociaux, religieux et politiques qui leur étaient assujettis : il s’agissait des hui arii. Vers la
fin du XVIIIe siècle, à Tahiti en particulier, le culte de Oro, dieu de la guerre et de la fertilité,
accrut la compétition entre les chefs de haut rang pour les festivités, l’étalage de prestige à travers l’échange de produits fins et luxueux (tapa et nattes) et la guerre. Les titres émanant du
culte de Oro investissaient les chefs du grade arii nui, avec des liens particuliers avec les groupes hui arii de Opoa-Raiatea, donnaient légitimité pour accéder aux degrés de pouvoir sur
73
�plusieurs groupes tribaux, qui n’existaient pas sous cette forme dans le passé récent. Le porteur des plus hauts titres était arii nui ; ceux qui portaient les titres du dieu Oro et les sacrifices
de consécration à ce dieu étaient appelés arii rahi. Au moment du Contact, ils auraient été une
dizaine à Tahiti. Il semble qu’il y en aurait eu que 2 en fait, les plus impliqués au culte de Oro,
la lignée de Tu Pomare étant alors, parmi les arii nui, en cours d’accession au titre de arii rahi.
L’ignorance et la confusion ultérieures des Européens venaient de la croyance que le titre de
arii rahi équivalait celui de “roi”. Ceci fut institutionnalisé après une conversion “de forme” des
Polynésiens, avec le “couronnement” du arii rahi Pomare II par les missionnaires anglais. Ceci
créa une monarchie à l’anglaise qui convenait aux besoins des missionnaires, centrée sur
Tahiti ; ce qui était évidemment fortement contesté par les autres arii rahi et arii nui, surtout aux
îles Sous-le-Vent.
10 Presque immédiatement après la défaite de ceux baptisés “païens” après la bataille de Fe’i
Pi en 1815 et, à l’instigation de Pomare II, suivit une période de violence dévastatrice contre les
marae. En quelques mois, tous les plus grands marae rahi aussi appelés marae nationaux, les
marae tribaux de tous les districts de Tahiti et de Moorea étaient au moins souillés, au plus,
complètement détruits. Toutes les représentations majeures des dieux ou to’o de Oro, de Tane,
de Ro’o et de beaucoup d’autres dieux mineurs furent brûlées publiquement. En outre, un nombre important de dieux ancestraux personnels de certains hauts chefs furent aussi publiquement détruits. Cette action créa une rupture complète pour les communautés indigènes avec
leurs cultes ancestraux. Il est aujourd’hui difficile d’évaluer l’immense choc religieux et culturel
engendré par une telle action. Le flux du mana dispensé généalogiquement vers les hui arii fut
alors effectivement interrompu à ce moment-là.
11 Ces pratiques étaient communes dans la société avant le Contact. Toutefois la consommation de ‘ava était surtout réservée aux chefs et, en général, non associée à un quelconque cérémonial comme aux Samoa occidentales. La polygamie n’était pas répandue dans la population,
mais réservée aux hui arii et à quelques huiraatira influents. La société des arioi, telle qu’elle
existait aux îles de la Société au XVIIIe siècle, s’apparente à un phénomène largement répandu
dans la Polynésie centrale, connu sous les noms de karioi, ka’ioi etc. Dans la plupart des îles,
ce terme désignait des groupes de jeunes et d’adolescents impliqués dans un “groupe de jeunesse” particulier. Ce qu’ils étaient exactement est controversé, car les premiers témoignages
européens varient. La nature sociale et religieuse de leur organisation les impliquait dans l’apprentissage des chants, des danses, de pratiques sexuelles érotiques, et ils se devaient de créer
de nouveaux chants, de nouvelles danses, essentiels pour les fêtes importantes (l’attribution du
nom, les fêtes de la puberté, le tatouage, les funérailles, les festivités inter-tribales ou heiva
etc.). Aux Marquises, les ka’ioi étaient indispensables à la préparation des koina et des mau. De
même, aux îles de la Société, ce phénomène social était lié au culte de Oro, sans doute en tant
que culte de la production et les arioi étaient les prosélytes zélés de ce culte. Dans son sens
premier, le terme sert toujours à développer et à canaliser les talents des jeunes dans la sphère
religieuse et sociale. Cette très ancienne forme d’utilisation de l’énergie et de l’expression des
jeunes manquait après 1815, aussi sa renaissance fut-elle tentée par la jeunesse tutae auri et
plus tard par les adeptes mamaia.
12 Il apparaît selon les différentes sources historiques que, malgré la profession de foi chrétienne
affichée parmi les Polynésiens à partir de 1815, des pratiques cultuelles traditionnelles persistaient. C’était le cas aux îles Sous-le-Vent où la destruction des temples fut moins effective qu’à
Tahiti. Ainsi le chef Mai de BoraBora continua à vivre en état de “paganisme” dans son île.
13 La littérature traitant de l’origine des mamaia à partir des tutae auri avance qu’au départ, ce
mouvement était centré sur l’insatisfaction de la jeunesse. La première génération “post-traditionnelle” était complètement désemparée. Depuis 1815, il n’y avait plus aucune institution
pour canaliser dans un sens ou l’autre leur énergie et leurs potentiels de valorisation en dehors
de l’ennui écrasant des litanies des missionnaires anglais. Le système anglais étouffant et
74
�N° 289/290/291 • Décembre 2001
borné ne marcha pas, au moment de la fragmentation des sphères religieuses et sociales locales. Le concept arioi était toujours fort dans la population dont c’était précédemment, le mode
d’expression collectif et individuel. Le mouvement tutae auri peut être considérés comme une
réaction culturelle absolument normale en la circonstance à Tahiti et à Moorea aux environs de
1819. Il ne doit pas être pris comme un mouvement religieux, même s’il le laisse à penser, dans
la mesure où, dans la société traditionnelle, le religieux et le social sont indissociables.
14 Il s’agissait de restes de lourdes marmites en fonte, d’ustensiles, de pierres à briquet, de
décorations métalliques intaglio de crosses en bois, de mousquet.
15 Il présente en effet une idée d’adaptation architecturale de la maison de Papenoo, comme je
l’ai déjà signalé. Il pleut énormément dans cette vallée, (le lieu le plus humide de la Société, plus
de 7 000 mm/an). Les maisons devaient forcément s’y adapter. En conséquence, beaucoup de
ces maisons, qu’elles soient fare potee ou fare haupape, étaient entourées de canaux d’évacuation des eaux de pluie. Ces alignements dans le pavage délimitaient la véranda couverte, habituellement à l’avant de la maison. Le pavage de cette zone délimitée était en fait plus fin que
derrière l’alignement vers le mur de terrasse. Les pierres étaient plus plates et plus soigneusement posées et ajustées, laissant supposer que c’était un lieu où l’on s’asseyait. La pluie coulant de la toiture tombait dans un canal d’écoulement, bien fourni en gravier de rivière incorporé, dans lesquelles les pierres d’alignement étaient posées, facilitant ainsi l’évacuation des eaux.
Ceci fut observé aussi pour un grand fare potee dans un site d’habitation similaire dans la vallée
secondaire de la Vainavenave (où il pleut parfois tous les jours sans arrêt), ainsi que dans la
haute vallée de la Papenoo (Eddowes 1990). Cependant à la maison de Vainavenave, le canal
court régulièrement tout le long de l’avant de la maison. Cette particularité fut ensuite observée
sur la plate-forme d’un fare haupape à Fare Hape dans la partie basse de la rivière Vaituoru de
la haute vallée de Papenoo.
16 Ce marae tout simple correspondrait-il au classement de Grass des structures cérémonielles
ou celle de Descant plus récente ? Classification de variation de forme des sanctuaire.
17 Cf. B.S.E.O. n°272 de décembre 1996.
18 L’argument est que la présence de matériaux Européens dans un contexte cérémoniel était
vue comme polluante et donc dangereuse à l’efficacité du rite. Les mamaia avaient en grande
aversion les objets européens dans les instants cérémoniels tels la prière, le culte, la mort et
les enterrements.
75
�Origine et évolution
du marae Taputapuatea
aux îles Sous-le-Vent
de la Société
Une reconstruction ethnohistorique
Les travaux archéologiques conduits sur les structures de la pointe
Matahiraitera’i n’ont pu fournir une chronologie de l’évolution des
structures du marae Taputapuatea. S’ils ont mis en évidence de nombreuses phases de reconstruction (Emory 1933 : 148), surtout du ahu
et de la cour (Navarro et al. 1995), sur le plus grand marae
Taputapuatea (i.e. Ahuroa rahi), ils n’en permettent pas une datation. La
restauration la plus récente du marae littoral à la pointe Hauviri, révèle
l’existence de murs de bordure entourant une cour pavée, à un moment
de son passé, en contradiction avec son apparence actuelle. Une investigation de sub-surface des structures du marae Taputapuatea, Te-ahuo-Hiro, Opu teina et Hiti ta’i montre qu’elles sont relativement récentes,
car aucune indication de structures préexistantes sur le site avant leur
construction n’apparaît. Une récente analyse au radiocarbone de la
structure du marae Taputapuatea-Ahuroa rahi du relevé d’Emory situe
la construction finale au XVIIe siècle (c. 1688), ceci en accord avec
Wallin (1993 : 69). L’archéologie reste muette sur l’évolution exacte de
ces marae. Aussi, attribuer un nom à une structure en se référant aux
seuls critères archéologiques est sujet à caution. Désigner Hiro ou
même Paoa-uri, etc. comme bâtisseurs de Taputapuatea, doit se faire
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avec la plus grande précaution, car leur intervention pourrait ne concerner que des restaurations de structures particulières. Les marae, structures muettes, associées aux dieux et aux bâtisseurs et restaurateurs
humains, ont évolué au cours du temps. A la pointe située entre les baies
de Toahiva et Hotopu’u à l’ouest et à l’est1. Six structures de marae
(parmi d’autres) restent à comprendre.
L’archéologie ne pouvant permettre de comprendre l’origine, l’évolution et la nature du complexe de marae Taputapuatea, observé à la
période du Contact, il sera fait appel à d’autres sources :
— d’une part, aux récits des premiers navigateurs et à ceux des
premiers missionnaires (1815 vit l’abandon des rites de Taputapuatea,
au moins à Tahiti) ;
— d’autre part, aux journaux des missionnaires du milieu du XIXe
siècle incluant le recueil de témoignages d’indigènes, sur les cultes
qu’ils ont vécu et pratiqué en leur jeunesse ou âge adulte, avant de les
rejeter ;
— et enfin, aux puta tupuna ou “livres des ancêtres”, écrits généalogiques de familles polynésiennes, rédigés après leur conversion au
christianisme : les événements historiques y sont relatés sous forme de
succession de dieux et de familles associés aux marae. Ces écrits de la
fin du XVIIIe et aux débuts du XIXe siècle fournissent une compréhension de l’origine, du développement et de l’expansion du culte et de ses
manifestations connexes, à partir de Taputapuatea, vers les autres îles.
L’immersion dans ces écrits conduit à penser que l’évolution et l’expansion du phénomène Taputapuatea pourraient être considérées
comme une métaphore de pratiques beaucoup plus anciennes. Elle rappelle la compétition cultuelle entre différents clans pour asseoir la prééminence de leurs déités particulières. Ainsi apparaît un cycle de remplacement des dieux tutélaires autour du marae Taputapuatea ; les plus
anciens étant intégrés dans le nouveau panthéon usurpateur. Les nouveaux dieux, supposés descendre des premiers, dans une nouvelle
généalogie divine, manipulée pour la circonstance, sont ainsi légitimés.
Concernant Taputapuatea, les sources historiques concordent avec les
puta tupuna.
77
�Le marae Taputapuatea
vu par les premiers circumnavigateurs
Les seuls témoins oculaires historiques du marae Taputapuatea au
temps où il fonctionnait2 sont Sydney Parkinson, sir Joseph Banks et
Herman Dietrich Spöring, compagnons de Cook à son premier voyage
en juillet 1779.
Parkinson aurait réalisé ses croquis du complexe Taputapuatea
après une visite du site. (Plus tard, Newton en tira la gravure “A morai,
or Burial Place, in the Island of Yoolee = Etea). Son journal précise
que le 21 juillet 1769 après-midi, lendemain de l’arrivée de l’Endeavour
à Ra’iatea, il débarqua à terre : “…Et nous vîmes peu de natifs en ce lieu
qui, bien que très agréable, semblait inhabité, déserté3. Nous vîmes
quelques morais, ou lieux d’inhumation, semblables dans toutes ces
îles ; et nous allâmes dans l’un d’eux, où un cochon rôti paraissait être
offert au Ethooa ou dieu. Près du whatee ou autel, une grande maison
contenait les tambours de cérémonies ; et près de cette maison, se trouvaient des cages de bois, recouvertes de palmes de cocotier. Ces cages
appelées ‘Oro, reposaient sur des poutrelles disposées pour les tenir
debout et semblaient attendre la venue des oiseaux consacrés au
Ethooa. Deux oiseaux survolaient les morais : l’aigrette grise4 et le martin-pêcheur bleu et brun. Ces morais sont pavés ou plutôt couverts de
blocs de corail et plantés de diverses plantes fleuries telles que le nonoah, l’etoa et l’hibiscus5. A l’avant du morai, face à la mer, ils ont construit une sorte d’amphithéâtre fait de gosses pierres brutes ; parmi lesquelles, se dressaient des planches gravées de dessins variés selon l’humeur. Chaque famille avait orné autant que possible un de ces morai. Il
semble que ces habitants de ces trois îles adoraient l’arc-en-ciel, qu’ils
appelaient Toomeitee no Tane6. L’après-midi du 24 nous allâmes à l’Est
de la baie appelée Opou par les natifs…” (Parkinson 1984 : 70-1)
Le récit de Joseph Banks place la visite la veille du 20 juillet. Son
renom de fin observateur nous fera privilégier sa vision à celle de
Parkinson.
“Ce soir nous sommes ancrés à Ulietea dans une baie appelée
Oapoa par les natifs et dont l’entrée est très proche d’un îlot du nom
78
�doc. : M. Eddowes
Fare etua à Huahine
d’après Pardinson
en juillet 1769
gravé par Newton.
�doc. : M. Eddowes
Fare etua à Huahine
d’après Spöring
en juillet 1769
�N° 289/290/291 • Décembre 2001
d’Owhattera. Des Indiens assez vite vinrent à bord exprimant des signes
de peur. Sur chacune de leurs deux pirogues se tenait une femme, je
suppose en marque de confiance. Un porc était apporté en présent […]
A terre, Tupaia répéta la cérémonie de prière comme à Huahine […]
Puis, nous marchâmes ensemble vers un grand Marai appelé
Tapodeboatea7, quel que soit son sens. Il est différent de ceux de Otahite
sur lesquels il n’y avait plus de murs d’environ 8 pieds de haut en pierre
de corail, (quelques-uns d’une taille immense), les interstices remplis
de plus petites, le tout orné sur leurs bords de plusieurs planches dressées et sculptées sur toute leur longueur. Dans le voisinage, nous trouvâmes l’autel ou Ewhatta sur lequel reposait le dernier sacrifice, un
porc entier d’environ 80 livres, agréablement rôti. Il y avait aussi 4 ou 5
Awharre no Eatua8 ou maisons des dieux faites pour être portées sur
des brancards. J’examinais l’une d’elles en y introduisant la main, à l’intérieur il y avait un bâton d’environ 5 pieds de long et un épais enveloppement d’étoffes que j’ai déchiré de mes doigts jusqu’à ce que j’arrive à
un revêtement en fibres de noix de coco qu’il était impossible de traverser ; aussi je fus obligé de renoncer, surtout parce que mon acte offensait gravement nos nouveaux amis. De là nous allâmes à une longue maison accolée où, parmi différentes choses telles que des rouleaux de tissu
etc., se trouvait une maquette de pirogue d’environ 3 pieds de long sur
laquelle étaient attachées 8 mâchoires inférieures humaines. Tupaia dit
que c’était la coutume de ces insulaires de détacher les mâchoires de
ceux qu’ils ont tués à la guerre ; c’était des os de mâchoires d’habitants
de Ulhietea, mais comment ils arrivèrent ici et pourquoi ils les ont attachés à cette pirogue, nous ne pouvions le comprendre. Nous nous
contentâmes de conjectures et qu’ils auraient été placés ici comme trophées de victoire contre les hommes de Bola Bola, leurs ennemis mortels9. La nuit tomba rapidement mais Dr Solander et moi-même marchâmes le long du rivage un moment et nous vîmes un Ewharre no Eatua,
dont la base comprenait une rangée d’os de mâchoires dont il fut dit que
c’étaient ceux de gens de Ulhietea. Nous vîmes aussi des cocotiers aux
troncs desquels étaient suspendues des noix de telle manière qu’on ne
pouvait plus voir le tronc. Il nous fut dit qu’ils y étaient mis à sécher pour
préparer du poe ; nous vîmes aussi un arbre Ficus prolixa de grande
81
�perfection, dont le tronc ou plutôt l’ensemble des racines aériennes faisaient 20 pas de circonférence.” (Banks 1962 (I) : 317-319)
De toute évidence, les deux hommes ont décrit le même complexe,
reproduit dans un croquis de Parkinson intitulé “A fare atua in a
landscape”. Il me semble quasi exclusivement basé sur les observations
de Parkinson au marae Taputapuatea, et non sur celui d’un marae de
Huahine comme l’affirment Joppien et Smith (1989 (I) : 131). En effet,
le croquis reprend presque exactement les descriptions de Parkinson et
Banks à Opoa. Car, sur une ébauche préliminaire, se distingue l’emplacement du ahu avec ses longues planches unu à l’arrière-plan. Le ahu
lui-même dans le croquis (un rectangle ou amphithéâtre selon
Parkinson) est obscurci à l’avant par les maisons des dieux ou fare
atua (seuls 3 sur les 5 mentionnés ont été dessinés). A l’avant se trouve
une grand table d’offrandes avec le porc rôti et la maison aux bouts
arrondis mentionnée par Banks comme “une longue maison”. Il peut
s’agir du fameux fare ia manaha ou maison sacrée d’entreposage des
matériels de marae présents sur les complexes religieux d’un tel statut
(Henry 1928 : 135). Comme noté par Banks, il contient aussi une
maquette de pirogue dédiée à ‘Oro, décorée d’os de mâchoires de guerriers vaincus. Sa mention d’étoffes n’est guère surprenante car l’offrande et l’échange de tapa était une pratique courante des rituels des hauts
chefs maohi au XVIIIe siècle. Bien que Parkinson ne précise pas qu’il
s’agit du marae Taputapuatea, ses écrits et son dessin correspondent
parfaitement à la description de Banks. Aussi nous pouvons penser que
toutes ses esquisses et sa gravure définitive sont basées sur les observations faites lors de son séjour (2 jours) à Ra’iatea au complexe de
marae Taputapuatea à Opoa (i. e. Opou de Parkinson et Oapoa de
Banks).
Quel est le marae illustré par Parkinson dans son travail final ? Il
apparaît que la plupart de ses illustrations de marae sont composites.
Dans le cas présent, si le marae lui-même paraît correctement exécuté,
son emplacement semble erroné. Ainsi la gravure de Newton d’après
Parkinson du Morai ou “Burial place, in the Island of Yoolee = etea”
montre le marae immédiatement délimité d’un côté par la mer, et le ahu
s’étendant parallèle à la rive. Or le seul vestige actuel de marae
82
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correspondant à cette situation est celui de Hauviri. Pourtant cette structure particulière à la grande pierre dressée appelée par Emory (1933 :
149 Te papa tea ia ruea)10 trouvée sur la cour de ce marae (qu’il est
impossible de ne pas voir) n’est pas citée ici. Ce qui laisse supposer
qu’ils ne l’ont pas visitée. Ils seraient restés aux abords immédiats du
principal marae Taputapuatea lui-même, cœur du complexe, connu
aussi sous le nom de Ahuroa-rahi. Comme il est situé sur la pointe, il
manque au Nord, la vue immédiate sur la mer. Parkinson aurait donc
pris la structure de marae la plus imposante de Taputapuatea en altérant
légèrement son emplacement pour en dramatiser la vision. Ceci certainement en référence au concept artistique du moment où le marae était
présenté (pour une noblesse anglaise intriguée par le “noble sauvage”
de Rousseau ; le crépuscule des Lumières) comme l’incarnation du
mythe tahitien. Les emplacements des structures se devaient d’être fortement éclairées pour accroître leur aura de mystère. Comme le signale
Smith (et al. 1985 (I) : 33) “les gravures de marae incarnaient un nouveau regard sur le thème, bien établi dans la poésie et la peinture européennes, de “mort en Arcadie”, utilisé à dessein par Richard Wilson et
sir Joshua Reynolds”. (voir hors texte p. 210)
Au-delà des conventions artistiques du moment, l’intérêt des illustrations de Parkinson, réside dans la présence d’un très grand ahu. Les
blocs le décorant dépassent aisément la taille des personnes dessinées.
Ils correspondent à ceux “mesurant environ 8 pieds”, vus par Banks. Le
seul marae ayant un ahu de dimensions aussi impressionnantes est le
complexe de marae Taputapuatea lui-même (Emory 1933 : 147).
Certains de ces blocs mesurent 10 pieds de haut selon le relevé de plan
d’Emory. Les blocs de ahu de l’autre marae ne dépassent pas 1, 50 m.
de haut. De toute évidence, Parkinson, dans ses illustrations, le prit
comme emblème de marae, point central autour duquel s’ordonnent la
flore, la faune et une mise en scène hantée des îles. Parkinson précise
d’ailleurs : “Nous vîmes quelques morais… qui sont semblables dans
toutes ces îles.” Il semble peu probable qu’il se soit senti concerné par
les spécificités, la situation et le système religieux de chaque marae observé. Son intention était de donner un sentiment d’ensemble sur un
sujet, aussi étrange qu’exotique qu’un marae, et non de le restituer d’un
83
�dessin précis11. La gravure prend la même liberté avec un grand porc
rôti et un poisson exposés sur une table d’offrande, observés par
Parkinson et Banks et illustrés dans les esquisses préliminaires du “fare
atua dans le paysage”. L’exécution des planches unu est fidèle aux
esquisses, suggérant que les illustrations furent bien réalisées à partir
des observations faites au marae Taputapuatea en 1769.
Ainsi, en 1769, le marae Taputapuatea lui-même (i. e. Ahuroarahi) était fait d’une cour étendue sans mur de bordure, pavée de pierre
de basalte et de corail, à la tête de laquelle était un grand ahu rectangulaire, au bord en blocs de corail dressés, aux interstices remplis de
petits blocs. Des planches unu étaient posées à l’intérieur du ahu luimême. Au moins 5 maisons de dieux étaient présentes dans la partie de
la cour juste devant le ahu, connu comme tuteaea (Davies 1851 : 284).
Y étaient présentes des tables d’offrandes de grande taille sur lesquelles
étaient placées du porc rôti et du poisson. Des arbres et arbustes fleuris
étaient plantés autour du complexe de marae : cocotiers, aito
(Casuarina equisetifolia, “arbre de fer”), hutu (Barringtonia asiatica), tamanu (Calophyllum), banian, hibiscus et nono (Morinda citrifolia). Le grand arbre des deux illustrations de Parkinson était certainement le hutu vu par Davies (1851 : 156). Les récits du XIXe siècle sur
ce marae, abandonné aux environs de 1815, confirment la présence de
ces espèces (Martin 1981 : 63).
Ces deux observateurs ne disent rien des pratiques religieuses.
Parkinson note la présence et dessine l’aigrette et le martin-pêcheur
comme oiseaux sacrés. Banks précisera que l’aigrette était déifiée à
Ra’iatea et le martin-pêcheur à Borabora. Qu’ils soient tous deux révérés
à Opoa traduirait un lien très étroit entre les traditions religieuses de
Opoa et Borabora12.
Dans au moins un des fare atua cités se trouvait une image du dieu
‘Oro. Parkinson le mentionne indirectement se trompant en précisant
qu’il s’agissait du dieu de la maison décrite. La présence de l’image de
‘Oro au marae Taputapuatea dont c’était la principale demeure ne surprend pas. Les autres déités, comme Ro’omatane, To’imata etc., dieux
ancestraux des chefs Tamatoa, étaient certainement associées à ‘Oro13.
Dans les deux textes, il est question d’un certain nombre de maisons de
84
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dieux, l’une d’elles, la dernière, vue au cours de la promenade le long du
rivage avec Solander, ne semblerait pas associée au marae14. La plupart
d’entre elles sont alignées à l’avant du ahu. Leur taille évolue des premiers
croquis à l’image définitive où elles apparaissent plus grandes qu’en réalité. Ceci est sans doute dû à une autre convention artistique du moment
cherchant à donner une vision romantique de la religion tahitienne.
Ce sont les seuls témoignages européens de marae au début du
Contact, des îles Sous-le-Vent comme des îles du Vent. Herman Dietrich
Spöring, un “illustrateur”15 du premier voyage de Cook, exécuta le dessin le plus précis qui soit d’un fare atua à Huahine. Il ressemble à celui
décrit par Banks le 18 juillet 1769 (Banks 1962 (I) : 316). Dans l’illustration de Spöring le fare atua est fait d’une arche sculptée, attachée à
travers des trous percés tout le long, à deux bâtons de portage. Sur ce
cadre est posée une longue boîte rectangulaire (une caisse selon
Banks), sans doute en bois, couverte d’un toit de feuilles de pandanus
finement tressées. Ce dernier correspond à la longueur des bâtons de
portage du fare atua posés sur deux grands poteaux gravés ayant en
leur partie supérieure deux tenons. Les bâtons de portage du fare atua
sont posés dessus pour maintenir le tout en place. Le dessin de Spöring
fournit les mesures : 9 pieds de long pour le toit du fare atua, 6 pieds
pour la caisse accueillant l’image du dieu, 5 pieds de long pour le cadre
gravé de l’arche, 2 pieds 3 pouces de haut pour le fare atua seul, environ 4 pieds de haut pour les appuis sur lesquels ils étaient posés et enfin
6 pieds de hauteur totale du sol au sommet du fare atua, piliers compris. Dans le témoignage de Spöring, le tout est posé sur un pavé rectangulaire, aux bords délimités par des blocs de corail, selon la morphologie classique des ahu des îles Sous-le-Vent .
Si, à Taputapuatea, selon Parkinson, le fare atua était posé sur 4
poteaux et non sur 2 comme à Huahine, la forme générale était la même.
En outre, Banks donne une description intéressante du contenu, “un bâton
de 5 pieds de long et un épais enveloppement de tissus” : il décrit en fait le
to’o demeurant dans le fare atua. La plupart des exemplaires rescapés
excèdent rarement 1 pied de long. Régulièrement décorées de plumes d’oiseaux, au moins durant les cérémonies, elles étaient mises dans le fare
atua sur leurs marae respectifs. Les images d’un dieu tutélaire aussi
85
�important que ‘Oro et Tane étaient plus grands que ceux de dieux
mineurs16. Ainsi nous avons la preuve de l’existence d’une image de 5 pieds
de long sur le marae Taputapuatea. Ce qui donne un sens à la longueur
rapportée pour la caisse du fare atua dessiné par Spöring à Huahine qui
mesurait 6 pieds et accueillait un to’o de dimension appropriée.
Ces to’o étaient des bâtons grossièrement façonnés ou, selon un
missionnaire, en forme de cône inversé allongé. En général faits d’un
morceau de bois de fer grossièrement sculpté, tel un corps en long, ils
se terminaient par un gland phallique stylisé. Près de ce corps du dieu,
de nombreux matériaux organiques producteurs de mana étaient disposés : cheveux, coquillages, os et matières végétales, émanations du dieu
et de ses descendants17. Le tapa emmaillotait et donnait forme. Le tout
était recouvert de résille tressée ornée de rayures colorées en nape teint.
Les yeux, le nez et les bras, tressés en bas relief18 étaient un fruste rappel
anthropomorphique. La figure achevée était sacralisée sur le marae et
fournie en bouquets de plumes rouges sacrées, fixés sur le to’o avec
pour rôle d’attirer l’attention des dieux invoqués et les inciter à incorporer ces images lors des cérémonies19.
Habituellement, en dehors des cérémonies, les images étaient placées
dans les fare atua, comme noté par Banks, emmaillotés dans des fibres et
tapa. Banks de toute évidence toucha le corps du to’o du fare atua.
Les origines ra’iateaennes des hui ari’i
et la fondation de leur marae Vaeara’i
A la fin du XVIIIe siècle, le marae Taputapuatea à Opoa-Ra’iatea
était reconnu l’ancêtre de tous ceux désignés Taputapuatea. Il est issu de
celui nommé Vaeara’i à Matahiraitera’i à Opoa (Emory 1927 : 2).
Dans la tradition orale de Ra’iatea, il est dit que le dieu créateur
Ta’aroa a d’abord posé un pied sur le marae d’où le nom Vaeara’i, Pied
céleste. Ainsi ce lieu, fut investi d’un lignage sacré sans précédent, traduisant l’importance de ce marae comme premier lieu de culte des
chefs (Handy 1930 : 84).
Dans un chant de la création de Ra’iatea, Marau (1917 : 47) dit que
Ta’aroa se transporta d’abord sur la terre de Opoa, qui fut appelée
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Te Ra’imaruarua, Morceaux tombés des cieux, et précise : “C’est
Vaeara’i.” Ainsi, les environs immédiats du marae Vaeara’i devinrent le
véritable fondement de Ra’iatea même et la rendirent particulièrement
sacrée. Cette primauté d’apparition à Ra’iatea, est réitérée dans une
autre version de la création donnée par Marau. Il y est dit : “Vous prenez
votre place sur votre marae, le marae de Te Ra’imaruarua de Ta’aroa,
Morceaux du ciel brisé par Ta’aroa (ibid. : 50). Les “morceaux de ciel”
se réfèrent sans doute à la coquille enrobant Ta’aroa lors de la création
(Henry 1928 : 366). Ainsi Te Ra’imaruarua-Vaeara’i occupa une place
prépondérante dans la symbolique de la création de la Terre aux îles de
la Société. Il était considéré comme premier marae dédié à Ta’aroa.
Aussi, à la fin du XVIIIe siècle, les familles qui pouvaient prouver leur
filiation à ce marae accroissaient leur position dans la hiérarchie des
familles de chefs (opu hui ari’i) des îles.
Ces chefs ou hui ari’i étaient impliqués dans l’instauration du culte
à Ta’aroa, dieu tutélaire qui aurait été introduit dans de nombreuses îles
de la Polynésie centrale et orientale (Williamson 1924 (1) : 218-342).
Selon Handy (1930 : 6), ce clan et donc Ta’aroa seraient originaires du
Ra’iatea de la fin du VIe au début du VIIe siècle. Pour ma part, j’inclinerais vers l’idée d’Emory (1927 : 67) comme quoi le phénomène social
des hui ari’i serait apparu 40 générations auparavant, vers le Xe siècle,
dans les îles de la Société. En outre, loin d’être une pratique introduite,
comme cela est proposé par Handy, il se serait agi d’une évolution propre aux îles Sous-le-Vent , avec peut être au départ, des influences exogènes. Il en résulta une segmentation telle dans les sphères dirigeantes
les plus élevées qu’elle aboutit à l’émergence d’un groupe exclusif de
chefs (hui ari’i) à la tête de la société.
Te tau manahune
Cependant, préexistait dans les îles un cadre socio-politique à stratification sociale moins prononcée. Cette période pourrait être appelée
la “période manahune”, te tau manahune, se référant à un statut politique et social de gouvernement aux îles de la Société avant l’imposition
d’une élite hiérarchisée (Handy 1930 : 17). Selon Emory (1927 : 64) le
87
�terme manahune désignait simplement un groupe social traditionnel et
non comme certains chercheurs l’ont avancé, “une classe sociale méprisée et démunie. “
Voici le schéma directeur de la période manahune : la population
d’une île donnée est reconnue comme descendante de divers ancêtres
fondateurs communs. Les plus tardifs donnèrent leurs noms aux groupes tribaux (ati) sous leur responsabilité et s’accordaient le droit d’usage collectif sur la terre et les ressource marines des environs immédiats de leur résidence. Ainsi, politiquement, les tribus étaient, de
manière souple, classées en senior et junior en fonction de l’antériorité
de naissance de leur ancêtre désigné. Ceux issus de la branche aînée
(matahiapo) étaient reconnus ari’i (chef ; le terme analogue est déjà
présent dans le lexique proto polynésien). Ils se devaient de conduire les
importants rites agraires dédiés à leurs ancêtres vénérés (oromatua)
dont certains furent déifiés (atua). Dans la communion avec les ancêtres, était recherché le mana indispensable à la fructification de la terre,
de la mer et de la société humaine. Ces chefs s’impliquaient directement
dans le quotidien de leurs communautés, avec une petite restriction physique et sociale avec leurs sujets, sauf lors des rituels où ils devenaient
sacrés pour la population du village.
Ainsi les dieux de cette époque étaient plus accessibles dans les
rituels tribaux villageois que les divinités tutélaires du système cultuel
des hui ari’i marae. Les dieux principaux de tau manahune étaient
Tane, Tu, Ro’o, Tetumu etc. (Handy 1930 : 17). Il est vraisemblable qu’à
l’origine, ils étaient les premiers colons des îles de Polynésie centrale et
orientale, ancêtres déifiés par leurs descendants. Ceux-ci les vénéraient
dans la maison principale des chefs, (marae) devant laquelle s’étendait
un espace ouvert, souvent pavé (paepae) où les ancêtres étaient symbolisées par des pierres dressées. Assis sur ce paepae, les chefs tenaient
réunion pour traiter des problèmes de la communauté et périodiquement officiaient les rituels sacrés comme les libations de “ava” aux
ancêtres.
La description d’un village samoan à la deuxième moitié du XIXe
siècle par le missionnaire Turner peut donner une idée du système préhui-ari’i tel qu’il a pu exister aux îles de la Société.
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“Leur gouvernement […] relevait plutôt du système patriarcal et
démocratique que monarchique. Prenez un village contenant une population, disons entre 3 à 500, et là, probablement, seront trouvées de 10
à 20 familles titrées comme têtes de familles et une de rang plus élevé
appelée “chef”. Ce qu’ici j’appelle famille est composée de fils, de filles,
d’oncles, de cousins, de neveux, de nièces etc. et peut compter 50 individus. Ils ont une grande maison comme rendez-vous habituel où recevoir les visiteurs, et 4 ou 5 maisons toutes proches les unes des autres.”
(Turner 1884 : 173)
Ce système premier évolua en une société plus hiérarchisée avec
l’instauration de la toute puissante caste dirigeante des hui ari’i. Les
lignées senior des familles les plus prestigieuses ne voulurent plus descendre d’un ancêtre humain commun, mais d’un ancêtre divin. Ceci
entraîna un changement social où les membres du groupe dominant
décidèrent de se marier entre eux pour accroître leur pouvoir collectif
et incarner le mana émanant directement des dieux ancestraux. Leurs
relations exclusives avec les dieux tutélaires atua rahi les rendirent
indispensables à la distribution du divin mana pour répandre et renforcer la fructification (tupu) des ressources de la terre et de l’océan. Ainsi
vinrent-ils à contrôler la plupart des pratiques religieuses communes.
Les prémices de cette évolution étaient en partie contenue dans les premiers rites agraires de la période manahune.
L’apparition d’un groupe de chefs distinct accrut inévitablement une
asymétrie dans la répartition du pouvoir, régentant les relations entre les
groupes et individus par des restrictions tapu. Ceci était censé protéger
l’efficacité du mana des groupes les plus privilégiés de la société. Cette
mise à distance relative des groupes sociaux et le processus de stratification s’accentua au cours du temps. Ainsi fut perçue la nature hautement hiérarchisée de la société polynésienne au moment du Contact,
avec les catégories familières à ce groupe social, ari’i rii, ari’i nui, ari’i
rahi etc. La dichotomie, proposée par Handy en 1930, entre la tradition
manahune et celle, plus récente, du système huiarii apparaît tout à fait
cohérente.
89
�L’étude des textes conduit à penser que l’établissement du marae
Vaeara’i reflète la consolidation du pouvoir hui ari’i à Ra’iatea dans la
région dépendant d’Opoa ainsi que l’ascendance du culte de Ta’aroa
dans cette zone.
Mais, étant donné les antécédents du système religieux, le marae at-il été réellement inauguré dès l’origine sous l’égide de Ta’aroa, comme
le suggère Marau ? Il est probable que non.
En effet, selon la tradition, le marae Vaeara’i est, à l’origine, associé
non pas à Ta’aroa mais à Tane, à Ro’o, à Ruatupua et à Tumunui (Emory
1927 : 66), importants dieux de la création au début de la période
manahune. Il est donc fort probable que les textes du XIXe siècle soient
des témoignages de la seule dernière période de “construction” politique et religieuse en cours aux îles de la Société. Ainsi l’évolution, la
progression et l’ascendance des cultes à travers le temps masquent les
transformations politiques de la société.
C’est une donnée essentielle, à garder à l’esprit, pour toute étude
sur le sujet. Elle éclaire notre compréhension du phénomène
Taputapuatea, probablement le mieux documenté de ce type de transformation.
Ceci permet de penser qu’aux environs de 500-600 A.D., période
supposée du commencement de la colonisation humaine dans la
Polynésie du Centre et de l’Est (Walter 1996 : 518), le système manahune
ancestral s’étendait à travers toute les îles de la Société. Aux environs de
1000-1100 A.D., le processus de segmentation, noté plus haut, commença, aboutissant à l’instauration d’une caste d’élite de chefs et, probablement à une architecture particulière de marae et à une autre pratique cultuelle. Il culmine avec l’établissement de l’ascendance de la déité huiarii,
Ta’aroa. Il s’instaure d’abord à Opoa sur la côte sud-est de Ra’iatea. Il
aurait exigé une manipulation symbolique des cultes et des structures
généalogiques et hiérarchiques préexistantes. Selon l’anthropologue R. W.
Williams (1924 (II) : 67), “la généalogie se transforma en science, avala
l’histoire et fit de son propre champ, une loi. “ La création du monde
humain, attribuée dorénavant à Ta’aroa, dieu des huiarii, relègue Te
Tumu et les autres à un rôle subalterne (junior) sous l’ascendance
90
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de Ta’aroa, parachevant le processus. Ceci accrut le pouvoir des huiarii
dans l’accès quasi exclusif au rite d’intercession aux désormais grands
dieux consanguins de la nouvelle hiérarchie divine. La sphère humaine
fut morcelée, car c’est ainsi que furent expliquées la sphère divine et sa
généalogie.
Te tau hui arii
Les hui ari’i dominèrent la société humaine comme Ta’aroa domina le sacré. Les généalogies des huiarii aux îles Sous-le-Vent commençant par ce dieu, ils bénéficièrent de la position privilégiée d’intermédiaires du divin mana entre le monde des humains dont ils assurent la
domination Te Ao et le domaine spirituel Te Po sous les auspices de leur
père fondateur Ta’aroa. L’obtention du mana étant essentielle à la fécondité des humains, cette appropriation par les hui ari’i consolida leur
pouvoir qui s’accrût sur toute la communauté. Pour s’assurer d’une certaine légitimité, les premiers dieux de la période manahune furent
conservés dans le nouveau panthéon, mais à une position subalterne.
Les familles de chefs antérieurs réticentes à incorporer le nouveau système ou voulant rester loyales à leurs cultes premiers furent progressivement absorbées dans les huiarii à travers d’astucieuses alliances.
Certaines traditions orales d’îles de la région suggèrent aussi que
les nouveaux arrivants, généralement venant des îles Sous-le-Vent, déplacèrent la population et le système politique autochtone. Ils éliminèrent
les hommes, prirent les femmes comme épouses et devinrent propriétaires du sol, ta’ata tufa’a, à travers les enfants issus de ces alliances. Le
dieu, associé en permanence au processus et introduit à ce moment-là,
était invariablement Ta’aroa (Eddowes 1995). Ainsi il apparaît que les
huiarii ont usurpé le système manahune traditionnel à Ra’iatea lors de
la re-dédicace à Ta’aroa du marae Vaeara’i, auparavant dédié à Tane
et/ou à Ro’o. Le moment de cette première période hui ari’i marae aux
îles de la Société est révélé par diverses informations généalogiques.
Ro’ometua, informateur dans les années 1920 à la fois d’Emory et
de Handy, donna Te-Fatu-tini-Ta’aroa, “le fils d’un précédent Te Fatu”,
comme fondateur du marae Vaeara’i, au nom apparemment synonyme
91
�de celui du dieu Ta’aroa (Emory 1927 : 3). Dans la “Généalogie des
marae de Vaeara’i et Taputapuatea”20 (Emory 1927 : 146), il est dit être
précédé par un Ta’aroa tahi tumu (Ta’aroa de la première origine),
remontant à quelque 28 générations avant 190021. Ceci placerait la construction ou l’édification telle qu’ils l’expriment dans le texte ou au moins
la plus probable “re-dédicace” du marae à Ta’aroa aux environs de
1200 A.D. Emory note qu’ensuite les chefs juniors de Vaeara’i édifièrent
les quatre plus importants marae huiarii (nommés ereere marae
fenua tumu) des îles Sous-le-Vent (ibid. : 2). Le XIe siècle A. D. fut ainsi
une importante période d’expansion et de consolidation des pouvoirs
des huiarii aux îles Sous-le-Vent, le marae Vaeara’i étant pour ainsi dire
le père. Naturellement, dès le début, la rivalité semblerait avoir été un
aspect important des relations entre ces chefs.
C’est sur ce point qu’une certaine confusion apparaît dans les plus
récentes recherches sur l’évolution des origines de Taputapuatea. Il est
pertinent de penser que les lignées cadettes huiarii, se sont répandues
vers les autres îles Sous-le-Vent, y établissant des marae tumu. S’agissant
d’une élaboration huiarii à la hiérarchie des dieux et des marae en
question, s’ajoute une hiérarchie de terres (fenua). Ra’iatea fut désignée
comme étant la première terre créée par les dieux. Or Bora Bora était
connue comme Polapola te fanau tahi (la première née). Ceci pour justifier sa juxtaposition généalogique avec Ra’iatea. Or Ra’iatea, créée par
les dieux, est l’aînée (matahiapo) et Borabora la cadette (teina). Ainsi
apparaît une différence importante de filiation : Ra’iatea était non seulement la première à naître mais, créée à partir de la coquille de Ta’aroa,
elle était plus sacrée. Borabora fut simplement née, et non créée. Aussi
est-elle moins sacrée que Ra’iatea ; toutefois, après Ra’iatea, elle est la
plus sacrée de toutes les autres îles qui naquirent.
Il importe de réaliser qu’au XVIIIe siècle, cela faisait 800 ans de
rivalité de revendication pour la suprématie dans le système huiarii
entre les chefferies de Ra’iatea et Borabora. Cette inévitable rivalité entre
l’aîné et le cadet est le pivot de la dynamique de tous les aspects de la
culture des îles de la Société. L’absence de volonté de soumission du
cadet aux décrets de l’aîné est à l’origine de nombreux conflits au sujet
des femmes, des titres et de l’usage de droits fonciers. Ainsi, durant cette
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période, l’accentuation de la revendication généalogique à partir d’Opoa
dominait le climat socio-politique des îles. L’objectif de chaque famille
était d’arriver à légitimer son rang social en fonction de titres investis à
Opoa à travers le culte de ‘Oro centré à Taputapuatea. Or ‘Oro y était le
dieu tutélaire depuis un certain nombre de siècles. Il lui fut donc attribué la position généalogique de fils de Ta’aroa et l’origine de Opoa.
Toutefois, ceci se fit à une période ultérieure d’élaboration et masque
une transformation socio-politique antérieure.
En effet, ‘Oro fut en réalité introduit par les tribus de Borabora qui
l’avaient comme dieu tutélaire. Il y était installé sur le plus prestigieux
des marae de l’île, Naunau ou Vai’otaha.
Le marae Vai’otaha
et son origine probable à Borabora
Sur ce point, il me semble pertinent de se pencher sur l’interprétation de l’évolution du marae Taputapuatea à Opoa à partir de précédents
auteurs. Ils s’accordent pour dire qu’à un moment donné de l’histoire
du marae Vaeara’i, sis à l’intérieur des terres de la vallée au-dessus de
Opoa, une pierre y fut prélevée pour édifier une nouvelle structure à
Matahiraitera’i (Emory 1927 : 3 ; Handy 1930 : 86-87 ; Oliver 1974 :
662) à l’emplacement actuel de l’ensemble cérémoniel de Taputapuatea.
Emory et Oliver relatent que le marae Vaeara’i, après avoir été repositionné à Matahiraitera’i et avant de devenir Taputapuatea, fut connu sous
le nom de Vai’otaha. Ce nom aurait été donné plus tard au marae suprême du même nom de l’île de Borabora, établissant une claire supériorité
du marae Vai’otaha de Ra’iatea sur celui de Borabora.
J’infirme cette assertion. Les premiers qui étudièrent Taputapuatea
(Williamson 1924 (I) : 221-249) ont préconisé que ce marae était
exclusivement associé au dieu ‘Oro. L’information pléthorique en documents européens entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle, insistant sur cette relation privilégiée à ‘Oro, expliquerait en partie cette
vision. Dans ces documents, à la période du Contact, ‘Oro, dieu suprême
des rituels de Taputapuatea, est fortement associé au marae nommé
Vai’otaha dans chacun de ces centres cultuels (Henry 1928 : 121).
93
�Toutefois, comme nous l’avons vu pour l’installation par les hui
ari’i de leur dieu suprême Ta’aroa, une caractéristique de la pratique
cultuelle ma’ohi était la possibilité de réinventer complètement un cadre
généalogique dans la sphère sociale comme dans la sphère sacrée afin
de légitimer et d’accroître le pouvoir d’une déité nouvelle et de son
groupe tribal associé. Il semble que l’instauration de ‘Oro en tant que
déité primordiale à Taputapuatea, après Ta’aroa, entraîna une réinvention du cadre généalogique pour légitimer sa suprématie à Opoa. Une
partie de ce scénario réinventé est fournie par Teuira Henry (1928) et
par les deux chercheurs ci-dessus. Toutefois il s’agirait d’une élaboration tardive et l’accepter en l’état mène à des conclusions erronées.
Il s’agirait en effet d’un leurre que des informations émanant d’autres sources remettent en cause et orientent vers une autre réalité historique, contredisant la progression linéaire et limpide de l’évolution du
marae Taputapuatea à Opoa-Ra’iatea.
En effet, selon Henry, il semble que le marae Vai’otaha originel était
établi à Opoa. Pour ma part, au contraire, Borabora est à l’origine du
marae Vai’otaha et non Ra’iatea.
Deux textes jusqu’à présent mal connus relatent l’origine du premier marae nommé Vai’otaha à Borabora. Marau (1971 : 51) le mentionne dans un chant de la création : “La terre de Hava’i est là, le marae
de Vaeara’i Nu’utevaotapu22. La terre de Vava’u (Borabora) est là avec
ses marae Naunau et Vai’otaha” (parenthèses de l’auteur).
Hava’i est le nom original et ancestral de l’île de Ra’iatea, Vava’u
l’ancien nom de Borabora. Les marae nommés sont les marae hui ari’i
fondateurs respectifs de chaque île. Ce chant suppose une contemporanéité entre les marae. Ainsi Borabora avait déjà un marae Vai’otaha au
moment où Ra’iatea avait son marae Vaeara’i. Ainsi, la revendication de
Henry (1928 : 121), comme quoi le marae Vai’otaha dit Matahiraitera’i
venant après un re-positionnement de Vaeara’i en ce lieu, reflète nécessairement un événement ultérieur tel que suggéré par Marau et par d’autres aussi.
L’argument supplémentaire pour dire qu’à l’origine le marae
nommé Vai’otaha a d’abord été érigé à Borabora se trouve dans la
généalogie de Hiro de Uira appelée “Généalogie des marae Vai’otaha,
94
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Fareta’i, Ritua et Otahaumea de Borabora” (Emory 1927 : 116). Ici, le
fameux Moe-te-rearea, grand-père de Hiro, serait le fondateur du marae
Naunau, mentionné ci-dessus par Marau. Ceci se passe environ 30 générations avant 1900 (i.e. 1150 A.D.). Il y est dit que “Moe-te-rearea édifia
le marae original pour ses huit enfants et l’appela Naunau. Voici l’explication : Naunau est Vai’otaha. “
Ainsi, bien qu’Emory tente de prouver autre chose avec un texte
plus ambigu (ibid. 1927 : 13), il apparaît que Naunau et Vai’otaha
étaient à l’origine des marae de Borabora23.
La généalogie de Hiro par Uira est plus explicite dans l’attribution
de ces marae à cette île et ceci à la période où Vaeara’i était toujours le
nom du marae de Opoa à Ra’iatea.
Ainsi le premier marae Vai’otaha a été bien été érigé à Borabora et
non à Opoa, comme l’avancent de manière erronée Emory (1927 : 14)
et Oliver (1974 : 662-664). Cette observation, nous le verrons, entraîne
d’intéressantes implications pour l’interprétation de l’évolution de
Taputapuatea du culte de ‘Oro et du marae Vai’otaha.
Mais, tout d’abord, étudions les noms des huit enfants de Moe-terearea selon la “Généalogie de Uira” et la fondation du marae Naunau–
Vai’otaha : ils nous renseignent sur le commencement du culte de ‘Oro
dans cette île, culte si fortement associé au marae Taputapuatea au
moment du Contact.
Le premier né est Moe-te-ra-uri (m), le second Mara’a-ari’i-iVai’otaha (m)24, le troisième Te-ave-ari’i-i-Vai’otaha (m), le quatrième
Te-atua-nu’u (m), le cinquième, une fille fut nommée Te-vahine-tupanaatua-o-Oro-ma-tautua, le sixième Te-a’a-rahu-hui-i-Vai’otaha (m), le
septième Te-iho-ari’i ( ? ) et enfin Moarii-i-Vai’otaha (m).
Deux remarques peuvent être faites : d’une part, la majorité des
enfants portent le nom de Vai’otaha dans leurs titres et d’autre part, le
cinquième enfant, une fille, est clairement nommée associée au dieu
‘Oro. Ceci suggère fortement qu’Oro était étroitement lié à ce groupe
familial. Ceci au moment où, au marae Vaeara’i à Opoa, la déité principale était toujours Ta’aroa. Les pierres-dossiers du marae Naunau
étaient distribuées conformément à la généalogie, selon une pratique
95
�apparemment courante sur les marae de haut rang (Baessler 1900 :
129). Moe-te-ra-uri et Mara’a-ari’i-i-Vai’otaha se virent attribuer les
principaux sièges d’aînés ou ha’ai, nommés respectivement Opu-tanerua et Te-tini-o-te-ra’i, ou encore Maro-titini. Te-ave-ari’i, Te-atua-nu’u
et Moari’i-i-Vai’otaha se virent assigner ceux appelés Te-pu-maro-ura et
deux autres sièges pour les benjamins ou teina appelés tarahu. Il s’agit
des sièges flanquant les ha’ai. Enfin, aux trois derniers enfants étaient
attribués les trois autres tarahu appelés Tuhua-iti-o-ana, Nu’uhiva-i-teata et Te-pua-pe-i-Hauviri.
Un nom plutôt surprenant apparaît dans cette généalogie est celui
du tarahu de Te-ave-ari’i. Il est appelé Te-pu-maro-ura ou “origine du
maro ura”. Jusqu’à présent, il a toujours été dit que le maro-ura était
exclusif à Ra’iatea et le maro-tea, exclusif à Borabora25. Ce texte suggère
autre chose et ce, au moins durant une certaine période, jusqu’à ce que
le maro tea soit définitivement établi à Vaitoha. Ce qui signifierait qu’avant la consolidation du pouvoir sous l’égide du culte à ‘Oro et l’appropriation “exclusive” du maro ura, telles que référée aux XVIIIe et XIXe
siècles, à une époque plus ancienne, de tels maro étaient généralement
utilisés pour l’investiture des chefs. Ceci, apparemment, changea et le
port de cette ceinture de plumes devint plus étroitement associé à la
position des chefs de plus haut rang, les ari’i rahi.
Ainsi, durant une période de rivalités entre les hautes familles de
chefs des îles Sous-le-Vent et environ 23 générations auparavant, (c.
1325 A.D.), revenant à la généalogie des marae Taputapuatea et
Vaeara’i, cinq enfants naquirent à un certain Te-ra’i-hohoa (m) et à une
certaine Te-anoi-fenua (f) à Ra’iatea. L’aîné fut appelé Te-ra’i-tua-tini. Il
est dit de lui, “no Tamatoa ia e Taputapuatea ia, e ari’i hume maro
‘ura”,”il est de la lignée Tamatoa et du marae de Taputapuatea, il était
un chef au maro ura.” Il est dit de son frère Te-tua-o-Maopu-ma-hoata,
le deuxième né de cette union, qu’il prit son tarahu ou pierre-dossier
du marae de deuxième-né flanquant le ha’ai et l’emporta au marae
Vai’otaha de Vaitape à Borabora. La même généalogie établit : “tei
Vai’otaha ia, ei ari’i maro tea ia”, “il était à Vai’otaha, un chef au maro
tea.” La ceinture jaune maro tea fut alors introduite à Borabora aux
environs de cette date de 1325 A. D., confirmant l’indépendance de
96
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Te-tua-o-Maopu-ma-hoata et de ses descendants de la ligne aînée de
Opoa. Il semblerait que c’est depuis cette époque que se fit la distinction
des deux types de maro, maro ‘ura à Ra’iatea et maro tea à Borabora.
Comme Baessler le notait en 1892, “si quelqu’un émigrait en un
autre lieu, il s’attachait à ses fetii “relations” de ce lieu et recevait sur
leur marae la place qu’il pourrait revendiquer sur son marae d’origine.
Si son marae était de haut rang, il devenait, en changeant de nom, le
chef du marae de ses fetii (Williamson 1924 (II) : 66). Ainsi un cadet
(teina) venant d’une famille aînée (matahiapo) du principal marae
des hui ari’i de Ra’iatea était toujours classé au plus haut rang chez ses
fetii de Borabora ; eux et leur marae étant ses cadets. Ainsi le maro
tea fut installé à Vai’otaha-Borabora, Te-tua-o-Maopu-ma-hoata augmentant son prestige personnel en se déplaçant avec sa pierre-dossier
sur le marae de ses fetii à Vaitape. L’arrivée de ce personnage et de son
maro accroissait le prestige de la famille Moeterauri, présente à
Naunau-Vai’otaha, par l’inclusion du sang de Vaeara’i.
Le nom d’un autre tarahu du marae Naunau-Vai’otaha est aussi
intéressant, car il est appelé Te-tini-o-te-ra’i ou autrement Marotitini. Le
marae Marotetini ou Marotitini, trouvé aussi à Borabora, fut supposé,
selon Emory (1927 : 154-155), avoir été édifié par un chef du marae
Vaeara’i. En fait, comme la généalogie de Uira le suggère, confirmé par
Marau, le marae fut construit par un parent du marae Vai’otaha même,
à Vaitape.
Le dernier nom méritant considération est celui d’un autre tarahu
appelé Te-pua-pe-i-Hauviri. Le nom Hauviri est donné au marae situé en
bord de mer au nord-est du marae Taputapuatea dans l’ensemble actuel
(cf. plan). Henry (1928 : 191) et Emory (1927 : 14) indiquent qu’au
moment du Contact le marae Hauviri du complexe Taputapuatea était
réputé être celui de “couronnement”, là où le ari’i rahi était nommé et
ceint du maro ura. Emory (1933 : 146) note que le nom de Te-pua-pei-Hauviri était aussi attribué à une grande pierre reposant dans l’eau peu
profonde hors du complexe. Le nom peut être traduit ainsi, “La fleur de
pua fanée de Hauviri”. L’arbre pua était consacré au premier dieu Tane
(Henry 1928 : 60), il l’a transportée avec lui sur terre de son dixième
ciel, et ce nom peut être un concept de transfert du pouvoir du marae
97
�de ce dieu vers Ta’aroa ou ‘Oro ; il explique l’abandon de la pierre dans
la mer à Opoa.
Il existe ainsi de nombreux noms associés au marae NaunauVai’otaha dans divers textes du XIXe siècle, ils sont aujourd’hui associés
à l’ensemble de Opoa de Ra’iatea. Ce qui intrigue alors, c’est la possibilité que ces noms, attribués à des structures de l’ensemble de
Taputapuatea à Opoa dans différents écrits du XIXe siècle (sans conteste
associés au culte de ‘Oro), est peut-être due à leur introduction en ce
lieu, à partir de Borabora à un moment du passé, et non l’inverse,
comme cela fut avancé.
Ainsi le marae Vai’otaha fut amené de Borabora à Ra’iatea sous les
auspices d’un dieu ancestral qui, à mon avis, était ‘Oro, ceci quelque
temps après l’apparition du marae Taputapuatea à Opoa. Cela est suggéré par le nom de la fille Te-vahine-tupana-atua-o-Oro-ma-tautua, mentionné ici en association directe avec les premiers marae Vai’otaha. Son
nom signifie “La femme qui transporte le dieu ‘Oro et ses souhaits26.”
C’est la première fois que ce nom apparaît dans une généalogie.
L’association à une femme annoncerait son rôle ultérieur de dieu de la
fertilité en tant que ‘Oro-i-te-tea-moe “ ‘Oro à la flèche posée”, ainsi que
le rôle prééminent des femmes dans ce culte.
En résumé, ces arguments plaident en faveur de l’existence d’un
marae Naunau-Vai’otaha à Vaitape, Borabora, du temps du grand-père
de Hiro, placé dans la généalogie de Uira, à 30 générations avant 1900
(c. 1150 A.D.). Il était contemporain du marae Vaeara’i à Ra’iatea.
Ainsi, le premier marae Vai’otaha était celui de Borabora à partir duquel
‘Oro prit son essor. Plus tard, à partir de Borabora, un marae de même
nom fut érigé à la pointe Matahiraitera’i. Je tenterai d’expliquer plus loin
comment et pourquoi ceci a eu lieu. Ceci reflète probablement une
période tardive des dernières transformations dans l’évolution du complexe de marae Taputapuatea. Pour l’instant, tâchons de répondre à la
question suivante :
“Quand le marae de la pointe Matahiraitera’i fut nommé
Taputapuatea et dans quelles circonstances ?
Le fait que Te-ra’i-tua-tini mentionné ci-dessus était déjà, aux environs de 1325 A. D., cité comme un chef de Taputapuatea indique par ce
98
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nom à ce moment-là et qu’il y existait déjà un maro ura, légitimant le
ari’i nui27.
Mais qui exactement érigea le marae sous le nom de Taputapuatea,
pourquoi et quand ? Cette question est à débattre, il existe différentes versions qui tentent de l’expliquer.
La fondation du marae Taputapuatea
à la pointe Matahiraitera’i, Opoa à Ra’iatea
Il existe trois théories sur la “fondation” du marae Taputapuatea à
la pointe Matahiraitera’i28.
La théorie de Handy sur les origines du marae repose trop fortement, à mon avis, sur le témoignage de son informateur Ro’ometua en
1920 qui semble quelque peu et par certains aspects invérifiable29.
Henry (1928) fournit une version de l’histoire du marae qui lui a
été donnée par une ari’i vahine nommée Tu’au Platt de Uturoa Ra’iatea
(ibid. 119, note 2). Le changement de noms associés à ce marae fut
apparemment donné à Mme Platt par son grand-père, un homme de
savoir nommé Ta’i noa (ibid. 120. n. 3). Sa version est l’un des rares
textes traitant spécifiquement du marae Taputapuatea à Opoa. Il s’agirait, toutefois, d’une reconstruction tardive.
La version fournie par de Bovis (1855), officier de marine français
ayant résidé dans les îles de 1843-1853, donne un regard intéressant sur
la fameuse association de Hiro à ce marae. C’est un texte utile, car écrit
par un observateur qui n’avait rien à gagner d’une manipulation des
informations données. Il diffère des opus mundi conduisant Teuira
Henry et Marau par exemple. Cette dernière était chargée d’écrire l’histoire des deux principales lignées de chef de Tahiti, toutes deux impliquées dans une âpre rivalité bien avant le XIXe siècle et qui se poursuivait. Il s’agissait des Pomare, soutenus par Henry, et des Teva30, soutenus
par Marau. Chacune cherchait à donner la suprématie à sa propre
famille de chefs, basée en partie sur leur prééminence généalogique
supposée au marae Taputapuatea à Opoa. C’était un expédient et une
nécessité dans le contexte politique de Tahiti après 1815. C’est un procédé par lequel Pomare le “roi” de Tahiti et Mo’orea étendit sa suzeraineté
99
�aux îles Sous-le-Vent affirmée sur cette “primogéniture” ancestrale supposée héritée de Opoa. Bien qu’il ne soit pas question de nier complètement la valeur de leurs textes, il convient néanmoins d’être prudent
sur une probable manipulation des événements pour servir leurs desseins. Ce qui est plus problématique que la structure attribuée à des personnes et des événements centrés sur ce marae.
L’information la plus utile est celle de Kenneth Emory (1927) qui
recueillit une série de généalogies spécifiques à des marae à partir de
différents documents tels que les puta tupuna des familles de chefs
insulaires31. Deux d’entre eux me furent particulièrement utiles dans l’interprétation des événements autour du marae Taputapuatea. Il s’agit
de la “Généalogie des marae Vaeara’i et Taputapuatea” et de la
“Généalogie de Uira”, tous deux déjà cités. Néanmoins, malgré des éléments quelque peu confus et contradictoires, un modèle émerge, à partir duquel nous pouvons imaginer les événements probables qui ont
conduit à la dédicace du marae Taputapuatea à Opoa. Je me propose de
donner au préalable les opinions des auteurs ci-dessus et de discuter
ensuite des hypothèses qui en émergent.
Selon Teuira Henry, le marae Taputapuatea reçut d’abord le nom
d’un marae ancestral local, Tinirau-hui-mata-te-papa-o-Fero, apparemment associé à Ta’aroa. Après la naissance de ‘Oro, né de Ta’aroa et
Hina-tu-a-uta, Ta’aroa lui donna le marae Feoro qui plus tard fut
nommé Vai’otaha. Le moment où il fut appelé Taputapuatea n’est pas
clair, mais il semble que ce fut après l’installation d’une image (to’o) du
dieu ‘Oro appelée ‘Oro-maro-ura, “‘Oro à la ceinture rouge”. Associée
au culte du dieu ‘Oro, une “Alliance internationale” religieuse se serait
étendue aux îles Cook australes et jusqu’à Aotearoa. Elle était formée par
deux clans, Te-ao-uri-o-te-fa’a-tau-aroha à l’ouest et Te-ao-tea-o-te-fa’atau-aroha à l’est. Chacun était dirigé par un conciliateur (a’o), nommés
respectivement Paoa-uri et Paoa-tea. Plus loin, elle écrit qu’après le
meurtre de Paoa-tea à Ra’iatea “seuls Ra’iatea et Tahiti continuèrent à
échanger les rites, se déroulant alternativement à Opoa Ra’iatea et
Tautira Tahiti […] Ce type de rencontres continua jusqu’au début du
XIXe siècle.” (Henry 1928 : 126-7)
100
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Une confirmation de l’existence d’une telle “Alliance” est donnée
par John Williams, missionnaire de la LMS qui “découvrit” l’île de
Rarotonga en 1812. Il écrit que les grands chefs ont demandé : “Où est
le grand tambour que les deux prêtres Paoa-uri et Paoa-tea portèrent à
Ra’iatea ? […] Pourquoi, vous, les Ra’iatéens, avez-vous tué ces hommes ?”, et enfin que “le roi était inquiet de savoir où se trouvait le grand
Tangaroa (Ta’aroa)” et que le grand chef Tamatoa de Aitutaki “s’enquit
où était Koro (‘Oro) de Ra’iatea ?”32 (Williams 1838 : 43, parenthèses de
l’auteur).
Le missionnaire Ellis (1834) écrivit aussi que le marae d’Opoa était
le lieu à partir duquel “des colonies distantes sont dites en être issues
[…]” et que “les offrandes ne venaient pas seulement des districts de
Ra’iatea et des îles voisines, mais aussi des îles du Vent et même d’îles
du sud et du sud-est plus éloignées.”
Emory (1927 : 145), à son tour, parle de cette “Alliance” en introduction à la “Généalogie des marae Vaeara’i et Taputapuatea” où il est
dit que :
“C’est Paoa-uri et Paoa-tea qui dédicacèrent le marae
Taputapuatea, ce sont eux qui plantèrent l’arbre Taimoana à partir
duquel le tambour de chefs fut tiré, c’est-à-dire Taimoana. Ta’aroanuitahitumu en haut et Tuteihi en bas engendrèrent Teanuanua.”
Ce texte donne les noms des deux titres mentionnés ci-dessus par
Henry, Paoa-uri et Paoa-tea. Nous retrouvons la mention du tambour
sacré Taimoana comme relevé ailleurs par Williams à Rarotonga en
1812. D’un intérêt particulier ici toutefois est que Ta’aroa-tahi-tumu,
“Ta’aroa de première origine”, est donné comme déité associée à l’établissement du marae Taputapuatea, d’une part.
D’autre part de Bovis enregistre que Hiro, le héros ancestral, est le
fondateur du marae dédicacé à ‘Oro dont il serait descendant, certainement par son père Moeterauri de Borabora33.
Emory, à partir des principales généalogies de la Société et des îles
Cook, situe Hiro à 24 voire 30 générations avant 190034. De Bovis mentionne aussi qu’Aneti, fils de Hiro (qu’Emory re-situe correctement
comme étant son petit-fils Fa’aneti) porta le maro ura au marae que lui
légua Hiro. Son fils, (en réalité arrière petit-fils) Ohatatama (Hoatatama)
101
�procéda à la fondation du marae Vai’otaha à Borabora, instaurant le
maro tea pour marquer son indépendance vis-à-vis de son frère à Opoa
(c. 1375 A.D.) Ceci rejoint l’information donnée dans la “Généalogie
des marae de Vaeara’i et Taputapuatea” sur l’instauration à Vai’otahaBorabora du maro tea par Te-tua-o-maopu-ma-hoata. Les deux personnages, cités dans ces textes différents, pourraient être une seule et même
personne. En effet, selon Henry (1928 : 247) “Généalogies tahitiennes
royales”, Fa’aneti correspondrait à Tamatoa Ier35 dont le nom était
Fa’aneti Tamatoa’ura, “Guerrier sauveur, fils des plumes rouges “ et sans
doute le même que Te-ra’i-tua-tini de la “Généalogie des marae de
Vaeara’i et Taputapuatea”. Qui, rappelons-le, est référencé aussi bien
ari’i du marae Taputapuatea (Opoa) que ari’i maro ura. La proximité
filiale des deux “frères” dans la généalogie sus mentionnée et des “pères
et frères” de de Bovis sont trop proches pour écarter la possibilité qu’il
s’agisse du même personnage dans les deux textes.
Bien que, dans aucune des généalogies, Hiro ne soit mentionné en
relation à un quelconque marae Taputapuatea ou autre, l’aîné de ses
petits-fils, Fa’anati, par contre, l’est. Il semble qu’il s’agisse du marae
Ahuroa-rahi. Emory pensait qu’il s’agissait d’une appellation allégorique
du grand marae Taputapuatea. Le deuxième petit-fils de Hiro, Tutaumata-ari’i-o-Hiro est dit être le propriétaire du marae Ahuroa-iti
qu’Emory (1927 : 19)36 pense être le petit ahu flanquant la montagne
près du grand marae. L’intuition d’Emory, que le terme Ahuroa concerne
Taputapuatea, est plus tard confirmée par une lamentation concernant le
chef Moehonu de la lignée Tamatoa, tué lors d’une bataille à Ra’iatea :
“Chef de Ahuroa, tu as trébuché et es tombé […]
Enchevêtré dans les pièges des sorciers, mort à la prière
A Te-papa-ua-mea (Henry 1893 : 58).
Il est fort probable que le Ahuroa en question ici soit bien le grand
marae Taputapuatea (Figure). A l’appui, est la présence de la grande
pierre trouvée en bord de mer du marae, connu pour être Hauviri et
dont l’un des noms est Te-papa-ua-mea-o-ruea. Ainsi nous pouvons,
avec justesse, avancer avec Emory que le principal marae de Opoa,
après avoir pris le nom de Vaeara’i, prit celui de Ahuroa rahi à un
102
�N° 289/290/291 • Décembre 2001
moment donné de son histoire. Le moment exact où Taputapuatea fut le
nom (après celui de Vaeara’i-Ahuroa rahi) reste encore à préciser.
Nous verrons d’abord les principales déités associées à ce marae
durant son évolution, car elles masquent les machinations politiques de
la compétition entre les groupes de chefs issus du marae Vaeara’i.
L’origine du dieu ‘Oro, sa déification
et sa possible usurpation de Ta’aroa à Opoa
Il est fort probable que les nombreuses transformations politiques
qui eurent lieu au cours de quelques siècles aux îles Sous-le-Vent sont
obscurcies par des interprétations contradictoires. La réalité plausible
me paraît être la suivante.
La lignée la plus titrée des chefs hui ari’i des îles de la Société s’établit d’abord à Ra’iatea, l’île première ou matahiapo, “créée” par
Ta’aroa et appelée originellement Hava’i. Son marae fondateur était
(erere fenua marae tumu), c’est-à-dire Vaeara’i et en tant que premier
marae huiarii, il était celui de plus haut rang.
La deuxième terre créée fut Borabora (Handy 1930) sous le nom
originel de Vava’u. Ces deux îles portaient alors les plus anciens et plus
prestigieux noms qui reviennent dans les îles ancestrales de la Polynésie
occidentale. C’est Savaii aux îles Samoa et Vava’u aux Tonga d’où, indubitablement, viennent les premiers migrants de la Polynésie orientale.
Ainsi la variante du nom Savaii ou Havaii est trouvée à travers la
Polynésie comme lieux ou îles de première naissance et suggère une
suprématie en terme généalogique. Les deuxièmes-nées portent souvent
le nom du cadet originel, Vava’u. Cette classification de terre premièrenée, reprise dans la généalogie humaine, portait en elle les germes de
conflits prévisibles dans les lignées descendantes. Car, tout simplement,
les lignées cadettes n’acceptaient pas l’autorité incontestée des lignées
aînées.
Ceci transparaît dans le fractionnement des lignées descendantes
des cadets du marae Vaeara’i. Ainsi s’établit et se répandit le système
hui ari’i à travers les îles ; les principaux marae des autres îles étaient
re-dédicacés, en “établis” ou “érigés”, à partir de Vaearai et dédiés à
103
�Ta’aroa. Les dieux de la période manahune, tels que Tane etc. et d’autres déités locales des familles importantes se virent relégués au rang de
cadets. L’un des derniers fut, je pense, ‘Oro au marae Vai’otaha à
Borabora, comme le suggèrent les noms des enfants de Moeterearea à
l’origine de Naunau-Vai’otaha. A ce moment-là Naunau fut “redédié” à
Ta’aroa. Cela donna naissance à une lutte grandissante pour la suprématie entre les lignées collatérales hui ari’i à travers les îles, défiant l’autorité des chefs de Opoa et de leur déité Ta’aroa. Notamment de la part
de la lignée de Borabora qui revendiquait la primogéniture hui ari’i et
l’égalité de suprématie à Opoa, suite à l’intermariage entre les deux maisons de chefs au cours du siècle.
Quelque temps plus tard, probablement à l’époque du jeune chef
Hoata-a-tama, connu aussi sous le nom de Te-Tua-o-maopu-ma-hoata, le
maro tea fut instauré à Naunau en même temps qu’il prit le nom permanent de Vai’otaha (c. 1325). Révélant une faille importante dans l’hégémonie de Opoa, le nom changea de Vainaunau en Vai’otaha : il s’agirait d’une dédicace de marae premier à ‘Oro au temps de Te-Tua-omaopu-ma-hoata37. Auparavant ‘Oro avait été vraisemblablement installé
en tant qu’ancêtre déifié ou oromatua38 de la famille de Hiro au marae
Naunau avant l’arrivée de Ta’aroa. Ce marae lui fut à nouveau dédié plus
tard en tant que marae tutélaire sous le nom permanent de Vai’otaha.
Un nom de marae qui serait, à partir de ce moment-là, toujours associé
au marae fondateur du culte à ‘Oro à travers les îles de la Société.
Cette hypothèse de métamorphose de ‘Oro en dieu est corroborée
par une histoire attestée du fameux Hiro lui-même, vénéré après sa mort
comme oromatua, son crâne conservé au marae Taputapuatea où il
achevait de prendre le statut de dieu de la guerre et des voleurs (Henry
1928 : 129 & 391). Tyerman et Bennett racontent ce processus de déification de Hiro : “Auna nous informe que Hiro, le dieu des voleurs était
dévotement vénéré ici (Huahine iti) bien qu’il fut un dieu récemment
créé. Il est dit être né à Ra’iatea […] son crâne [… ](était) conservé
à Opoa… et a été vu par des personnes encore vivantes, bien qu’il ait
récemment disparu avec les autres reliques d’idolâtrie […] Après sa
mort, quand enrôlé parmi les dieux pour ses atrocités, il fut plus révéré
que ‘Oro à qui il prouva sa supériorité en le jetant à terre et en s’étendant
104
�N° 289/290/291 • Décembre 2001
sur lui. Son crâne, comme déjà mentionné, fut déposé sur un grand
marae qu’il a lui-même érigé, et ses cheveux furent mis dans le corps
de l’image de ‘Oro” (1831).
Ce processus d’évolution en dieu atua est un parfait exemple de la
manière dont ‘Oro devint lui aussi un dieu après avoir été oromatua par
un pratique cultuelle centrée sur lui. Hiro, venu plus tard, fut l’objet
d’un processus similaire, semblant s’être achevé atua en étant en partie
incorporé à un dieu préexistant (i.e. ‘Oro). On peut penser que les cheveux ou les os de ‘Oro aient été incorporés à l’origine dans l’image du
dieu Ta’aroa faisant sa transition d’oromatua à atua au marae Vai’otaha
par exemple (ceci aux environs du temps de Te-Tua-o-maopu-mahoata). Ce processus de transformation progressive d’un ancêtre qui
devient un dieu est relaté dans d’autres régions de Polynésie : pour le
chef Liloa de Hawaii (Meyer 1995 : 572) ou lors du Contact pour le dieu
A’a de Rurutu (Williams 1838 : 38), le dieu Teagiagi de Mangareva
(Buck 1938 : 425), Motor de Mangaia (Williamson) et aussi Makemake
de l’île de Pâques.
Concomitamment à ces événements se produisant à Borabora, les
structures du marae particulier de Opoa étaient vraisemblablement
connues sous divers noms : Feoro, Ahuroa-rahi etc., Ta’aroa étant le
dieu tutélaire de tous.
Le marae semble avoir pris un caractère inter-archipélagique, plus
accentué à la période de Paoa-uri et de Paoa-tea quand, grâce à un culte
plus vigoureux à Ta’aroa centré à Ra’iatea mais s’étendant bien au-delà
de Opoa, il devint le centre de l’ “Alliance” Hau-fa’a-tau-aroha. Lieu de
rassemblement de groupes dispersés à travers tout le Pacifique central
et oriental, d’où étaient apportées les offrandes à Ta’aroa, il lui fut donné
le nom de Taputapuatea (Sacrifices de loin) (Henry 1928 : 123). Ceci
est suggéré par le nom de Ta’aroa-te-tahi-tumu à l’inauguration de
Taputapuatea sous Paoa-uri et Paoa-tea. L’importance de la suprématie
de Ta’aroa dans cette alliance religieuse est indiquée par le missionnaire
John Williams qui notait que le principal dieu invoqué par le chef suprême de Rarotonga était “Tangaroa” (i. e. Ta’aroa). Ceci suggère que
Ta’aroa était le dieu central de la période de la célèbre Alliance
Taputapuatea Hau-fa’a-tau-aroha et non ‘Oro (parenthèses de l’auteur).
105
�Mais au moment du Contact, ‘Oro était la principale déité (atua
rahi) déjà installée à Taputapuatea.
Comment et à partir d’où arriva-t-il à y usurper la place de Ta’aroa ?
Selon Henry (1928 : 120) ‘Oro serait né du couple divin de Ta’aroa
et de Hina à Opoa. Mais il s’agirait là d’une construction généalogique
de légitimation fabriquée à son accession au titre de atua rahi à
Taputapuatea, en l’inscrivant dans une prestigieuse lignée divine. Sa véritable origine est mieux révélée dans un des premiers textes historiques
traitant de la naissance du renouveau ‘ari’oi du XVIIIe siècle, c’est-àdire du culte à ‘Oro.
Selon la tradition orale recueillie par le missionnaire anglais John
Muggridge Orsmond (1784 ?–1856), ‘Oro descendit de sa demeure
céleste reva sur son arc-en-ciel Teanuanua. Il éclaira en premier le
marae Vai’otaha de Borabora, maison de la jeune reine Vairaumati. C’est
de ce marae qu’est issue la secte de ‘Oro-i-te-tea-moe (‘Oro à la flèche
posée), classiquement relaté dans les récits des voyageurs de la fin du
XVIIIe siècle. Orsmond (n.d. : 5) écrit : “No Vai’otaha i Borabora te
ari’oi, no ‘Oro te ari’i o te reva, e rua maro ura, ia ‘Oro ; e na Vaiea,
te tahi atua o te mau ari’oi” qui peut être traduit :
“De Vai’otaha à Borabora, vinrent les ari’oi, émanation de ‘Oro
chef des cieux ; il y avait deux maro ura 39 de ‘Oro et de Vaiea, le premier
atua des ari’oi.”
Dans la langue tahitienne, il est explicite que les ari’oi venaient de
‘Oro et comme l’écrit Orsmond dans sa traduction (ibid. n. d. : 3) ils
étaient “l’émanation de ‘Oro”. Suggérant ainsi qu’un groupe issu de lui
établît les bases du culte ari’oi, à lui dédié, et se répandît à partir du
marae Vai’otaha de Borabora. En outre, la deuxième femme de ‘Oro, sa
première mortelle, Vairaumati, était aussi issue du même marae, mettant alors l’accent sur une réelle lignée de ce chef issu de ce marae. Ceci
est ratifié par le nom de la fille de Moeterearea de la généalogie de
Vai’otaha mentionnée plus haut. Ainsi le lien originel entre ‘Oro et
Borabora paraît certainement plus fort qu’avec Ra’iatea.
106
�N° 289/290/291 • Décembre 2001
Dieu personnel ancestral40 d’une branche de la famille HiroTamatoa de Borabora, il gagna graduellement d’importance au cours du
temps grâce aux succès, sans doute militaires, de cette famille. Ainsi
apparaît-il comme un dieu de la guerre et supplanta-t-il progressivement
Ta’aroa comme déité tutélaire à Opoa et Ra’iatea grâce aux exploits de
ses chefs guerriers de Borabora. Ainsi ces chefs victorieux introduisirent
à partir de Borabora le nom de marae Vai’otaha comme marae de ‘Oro
à Ra’iatea et installèrent ‘Oro dieu suprême du marae Taputapuatea.
Ceci se serait produit quelque temps après la mort du a’o de
Teaotea de Ra’iatea et la rupture consécutive de l’alliance originelle Haufa’a-tau-aroha sous l’égide de Ta’aroa. Cet événement aurait été l’ultime
aboutissement de la longue rivalité pour la suprématie religieuse à Opoa
entre les groupes de chefs des îles Sous-le-Vent. Les chefs issus du
marae Vai’otaha Marotetini de Borabora en auraient été les principaux
instigateurs, comme le suggèrent Henry et Handy. Ils auraient conquis
Ra’iatea et installé leur déité principale au marae Vai’otaha de
Borabora, en “re-créant” Taputapuatea sous l’ascendance de leur nouveau dieu ‘Oro41. Ainsi, la primauté de ‘Oro à Opoa serait une fabrication
récente, née des transformations religieuse aux environs des XVe et XVIe
siècles atteignant un point crucial aux débuts du XVIIe siècle.
La relation de Henry peut être disqualifiée car représentative de
cette seule dernière construction. Elle suggère une ultime suprématie du
dieu ‘Oro masquant le scénario alternatif auquel il est fait allusion dans
d’autres textes. Certes Ta’aroa était à l’origine du fameux phénomène de
l’Alliance Taputapuatea Hau-fa’a-tau-aroha (et même du marae
Naunau). Mais plus tard, le culte de ‘Oro (et les lignées de chefs associés
à lui) accédèrent au premier rang du forum politico-religieux déjà centré à Taputapuatea. Ce qui éclaire l’appellation de Te-ra’i-tua-tini comme
ari’i maro ura du marae Taputapuatea au XIVe siècle ; le maro ura était
associé à Ta’aroa avant de l’être à ‘Oro, et le marae était déjà l’axe de
l’alliance Hau-fa’a-tau-aroha, relatif au nom Taputapuatea (sacrifices
d’ailleurs).
Pour comprendre comment ceci arriva peut-être, il nous faut étudier certaines des généalogies des personnes mentionnées comme fondatrices du marae Taputapuatea.
107
�Les lignées de chefs issues du marae Vaeara’i
luttent pour la suprématie à Taputapuatea
Selon Marau, le fondateur du marae fut un certain Teiva-ari’i du
marae Farerua (un nom ultérieur du marae Marotetini) de Borabora,
appelé aussi Te-iva-i-te-fee-tere (Les neuf de la pieuvre voyageuse) qui
vint à Ra’iatea et fit la guerre au chef Pani-ari’i de Opoa.
Dans une généalogie de chefs de Borabora, il est mentionné un Teiva ari’i du marae Tainu’u à Tevaitoa Ra’iatea : il aurait vécu 11 générations avant 1900 (c. 1625 A.D.). A partir d’autres éléments, Emory estimait la date trop tardive pour l’inauguration de Taputapuatea. Or elle est
tout à fait plausible, si nous acceptons le fait qu’elle se rapporte à l’accession tardive de ‘Oro, sur le préexistant marae Taputapuatea à Opoa
où il remplaça Ta’aroa.
L’île de Ra’iatea elle-même aurait été dès les premiers temps, traditionnellement divisée en deux chefferies hui ari’i autonomes et néanmoins alliées : l’une basée à Opoa pour l’aînée et l’autre à Tevaitoa pour
la cadette ; créant dès le début une rivalité entre ces familles de chefs de
part et d’autre de l’île.
Il est dit qu’après voir posé son premier pied sur Vaeara’i, Ta’aroa
posa le second en un lieu appelé Ara-rua de l’autre côté de l’île. (Handy
1930 : 92) Ainsi le marae Ara-rua devint le marae tumu de la lignée
des chefs de Tevaitoa. Le marae Tainu’u à Tevaitoa de Te-iva-ari’i était
aussi un marae principal de ces chefs cadets.
En outre, le marae Farerua, mentionné par Marau, serait issu du
marae Te-maro-tetini, apparemment source originelle de l’alliance Haufa’a-tau-aroha qui s’axa plus tard à Opoa (Handy 1930 : 100-101). Or,
bien avant cette alliance, de hauts chefs de Rarotonga avaient contracté
des mariages avec les lignées cadettes des chefs de Vaeara’i au marae
Tainu’u de Ra’iatea (Henry 1928 : 121). Ainsi l’alliance prend un sens
dans la mesure où elle serait, en partie, une émanation des relations des
hui ari’i et leurs équivalents à travers la région de la Polynésie centrale
et orientale et au-delà. Ta’aroa était alors la déité principale de tous ces
groupes de chefs. Cette période de contacts mutuels entre les différents
archipels fut brisée par le meurtre du conciliateur Teaotea représentant
108
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le côté rarotongien. Les Rarotongiens et leurs fetii (proches) de Tainu’u
nourrirent forcément du ressentiment contre les gens de Te-ao-uri de
Opoa.
Nous identifions ainsi une chaîne d’insatisfaction croissante entre
les lignées aînées de Opoa et les cadettes de Tevaitoa et de Borabora. La
guerre serait alors devenue la seule issue au mécontentement des gens
de Borabora sous la bannière de leur dieu ‘Oro, si souvent victorieux, de
plus en plus prestigieux. Les guerriers de Vaitape remportèrent la victoire sous la conduite de Te-iva-ari’i, issu à la fois des lignées de Borabora
(marae Vai’otaha-Marotetini-Farerua) et de Ra’iatea (marae Tainu’u).
Comme ces clans étaient somme toute proches de ceux de Opoa (il s’agissait surtout de séniorité), il était relativement aisé d’obtenir légitimité
après un coup d’Etat.
En fait, la raison de la guerre engagée par Te-iva-ari’i était que Pani,
principal chef d’Opoa, avait donné un objet cultuel ‘ura à Pao, une
femme qu’il aimait. Cet objet incarnait le mana des hui ari’i de Opoa
(Handy après Marau 1930 : 87).
Ainsi, plus qu’un acte de pure agression, la destitution de Pani par
Te-iva-ari’i révèle la responsabilité d’un haut chef au bien-être des hui
ari’i et favorise en même temps la promotion des intérêts de sa propre
lignée. Ainsi, à partir de ce moment-là, aux environs ou après la rupture
de l’alliance originelle, ‘Oro devint la déité suprême à TaputapuateaRa’iatea et sur le marae Vai’otaha, son marae fondateur, introduit là et
plus tard ailleurs à travers les îles de la Société comme marae satellites
du foyer cultuel à ‘Oro Taputapuatea.
Pour conclure…
Au moment du Contact, le prestigieux complexe de marae
Taputapuatea à Opoa Ra’iatea, cœur du système politique, social et religieux hui ari’i des îles de la Société, a été décrit et dessiné par des circumnavigateurs en 1779, alors qu’il était encore lieu de culte à ‘Oro. Il
fut abandonné à partir de 1815.
Malgré la fourniture de précieuses informations, l’archéologie n’est
pas en mesure de raconter son histoire, son origine et son évolution.
109
�Enjeu du pouvoir hui ari’i, ce complexe fut l’objet de manipulations généalogiques divines et humaines pour légitimer la suprématie
d’un clan vainqueur sur les autres. Les descendants des familles des
hauts chefs d’antan, Marau Ta’aroa des Teva et Teuira Henry des Pomare,
ont donné leurs versions familiales respectives.
Confronter les témoignages, décoder les interprétations parfois
contradictoires des premiers auteurs, étudier les puta tupuna, tel a été
le travail réalisé.
Il permet de comprendre que le complexe de marae d’Opoa, à la
période manahune, était dédié à Ro’ometua et/ou à Tane, à Ruatupua et
à Tumunui. Lorsque le système hui ari’i s’est imposé, il eut pour dieu
tutélaire Ta’aroa et prit le nom de Vaeara’i. A son apogée, au temps de
l’Alliance Fa’a-tau-aroha, il prit le nom de Tapuatapuatea. ‘Oro avait
alors son marae Vai’otaha à Bora Bora. Ses guerriers vainquirent le chef
Pani d’Opoa et y installèrent ‘Oro dieu suprême, reléguant Ta’aroa à une
place subalterne, selon un mécanisme ancien, rôdé et efficace. Et ce,
jusqu’à la conversion au christianisme de Pomare qui ainsi devint “roi”.
Taputapuatea fut saccagé, abandonné, oublié, méconnu.
Son architecture de pierres a été restaurée, il m’importait de faire
de même avec son histoire.
Mark Eddowes
(Traduction Simone Grand)
110
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BIBLIOGRAPHIE
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Remarks Upon the History of the Islands Origin, Languages, Traditions, and Usages of the
Inhabitants. London, John Snow.
NOTES
1 Ces marae sont aujourd’hui appelés Hauviri (Hauriri-Taura’a tapu), Opu teina, Hitia’i
(Titi-Rahui ma’a), Fero (Rua’aia), Taputapuatea, et enfin Te-ahu-o-Hiro.
2 Le lecteur du Bulletin consultera avec profit les 3 volumes de R. Joppien et de B. Smith, The
Art of Captain Cooks Voyages, publiés en 1985 aux presses de l’université de Yale et qui se
trouvent dans la Bibliothèque de la Société.
3 Cette description suggère que Parkinson et les autres étaient aux environs d’un grand marae
rahi, car le tapu restreignant l’accès et toute activité dans la zone, exception faite des prêtres et
gardiens du marae, explique que le lieu soit déserté.
4 Il s’agit de l’aigrette blanche ou grise des récifs Egretta sacra, otu’u.
5 Les espèces végétales sont Morinda citrifolia, Casuarina equisetifolia et l’hibiscus.
6 Tamaiti no Tane (fils du dieu Tane). Cette remarque n’est pas liée à Taputapuatea, elle suit celles, générales sur les marae, sans préciser ce qui appartient à Taputapuatea. Parkinson venait
de faire un séjour à Huahine, île restée fidèle à Tane comme grand dieu, jusqu’à sa conversion
au christianisme après 1815. ‘Oro était relégué au marae Anini sur Huahine iti (petite Huahine),
en position de junior par rapport à Tane.
111
�7 Il s’agit de Taputapuatea.
8 Il s’agit du Fare atua, maison du dieu.
9 Ceci fait référence à la situation politique en 1769, corroborée par la tradition orale où, dans
le passé, les guerriers de Borabora liés au marae Vai’otaha ont vaincu ceux de Ra’iatea, imposant leur Dieu ‘Oro.
10 Appelée aussi Ofa’i maha ta’ata ou Pierre des quatre hommes selon la croyance que quatre
hommes étaient enterrés vivants aux quatre angles, en victimes sacrificielles lors de la dédicace. Elle était aussi appelée Ofa’i faito ta’ata, Pierre toise des hommes.
11 La comparaison entre ses dessins et ses observations écrites confirme sa libre interprétation.
12 Banks (1963 (I) : 383) note que l’aigrette était vénérée comme dieu à Ra’iatea. Selon Henry
(1928 : 385) l’aigrette était considérée comme une incarnation du dieu Ruanu’u. Le
martin-pêcheur ruro, était particulièrement vénéré à Borabora. Selon Henry (1928 : 385) il était
associé au dieu Ra’a-mau-riri. Davies (1854 : 236) qu’il était “consacré aux dieux”.
13 Le groupe de chefs suprêmes associé au service du marae Taputapuatea à Opoa au XVIIIe
siècle était la famille Tamatoa.
14 Les maisons des dieux ont pu être transportées sur la rive après transport par pirogue à partir des autres districts ou îles. Ce qui correspond aux dessins de fare atua de Hodges comme
de Parkinson, sur le rivage et semblant déconnectés du marae.
15 Ces “artistes illustrateurs” se devaient de réaliser un travail de reproduction. Formés à l’illustration et non à la peinture, ils n’utilisaient pas la lumière ; la construction néo-classique peut
se voir chez Hodges par exemple.
16 Le to’o du dieu Tane, grand dieu de Huahine est décrit comme suit : “environ la hauteur et
la grosseur d’un homme très grand et bien bâti” recouvert de “sennit” ou ficelle travaillée de
fibres de noix de coco” Montgomery 1832 (I) : 195). Ce qui donne la taille d’environ 5 pieds de
long et 1 pied d’épaisseur pour un too de grand dieu et correspond aux observations de Banks.
17 Ce qui rappelle l’exemple de Hiro, descendant de ‘Oro, ses restes mortels sont incorporés
au too, lors de sa déification.
18 Le to’o est une remarquable restitution anthropomorphique, tant en lui-même que par le
matériel utilisé que par son contenu. C’est une rare et réelle image métaphysique d’animisme
dans le Pacifique.
19 Les plumes rouges prises sur un lori étaient particulièrement liées au culte de ‘Oro. Elles
semblaient encourager le dieu à intégrer le to’o. Les plumes de frégate otaha étaient elles aussi
liées à ‘Oro. Les autres to’o recevaient des plumes jaunes, noires, bleues ou vertes pour le
même rôle.
20 A l’origine, tirée de la collection de la famille Brander.
21 Ceci en suivant Emory et les autres (Williamson 1924 (I) : 13), je donne 25 ans pour une
génération. Pour éviter aussi toute confusion, toutes les dates sont calculées avant 1900,
comme il le fit.
22 Selon Marau, c’était une vallée où des sacrifices humains avaient eu lieu.
23 Ceci aussi, contrairement à l’idée d’Emory, et suggéré par ailleurs dans les notes de Tati
Salmon (Emory 1927 : 12- 13).
24 Une fille selon Salmon (Emory 1927 : 16).
25 Ce texte suggère que les deux importants symboles d’investiture de chefs, observés aux
XVIIIe et XIXe siècles par les Européens tiraient leur origine du marae Vaeara’i. Ces ceintures de
plumes symbolisaient le statut de chef suprême au XVIIIe et sans doute bien avant. Si le maro
112
�N° 289/290/291 • Décembre 2001
ura était ceint à Opoa, le maro tea l’était à Borabora. Il semble que le maro ura soit l’aîné du
maro tea. Il reflète l’extension du système hui ari’i aux îles Sous-le-Vent et les prémices d’une
inévitable rivalité entre les îles.
26 L’importance croissante des femmes dans l’établissement et l’expansion du culte à ‘Oro à
travers les îles de la Société se révélera plus tard dans les action de ari’i vahine, Toa te manava
à Tahiti (Henry 1928 : 129-130).
27 La phraséologie utilisée indique qu’un marae Taputapuatea existait déjà.
28 C’est pour dire qu’en un temps indéterminé le marae Vaeara’i de la vallée de Opoa
(Nu’u-te-vao-tapu) fut abandonné ou remplacé par une pierre prélevée à la pointe Matahiratera’i
où, aujourd’hui, six vestiges identifiables de structures de marae peuvent être vues et toutes
référées comme Taputapuatea.
29 Bien que l’on puisse dire que les propos de Ro’ometua sont issues de la tradition ancestrale,
son témoignage fut recueilli fort tard, en 1920, et peut être suspect en certains points.
30 Teuira Henry est la petite-fille du missionnaire de la L.M.S. le Révérend John Muggridge
Orsmond qui fut toute sa vie le protégé de la famille Pomare. La tradition de fidélité fut transmise à la petite-fille. Les documents de base de Tahiti aux Temps Anciens sont ceux de son
grand-père Orsmond. Son travail met en avant les ancêtres de la famille Pomare pour contrer
les revendications du clan rival des Teva en tant que lignée de chefs plus ancienne et donc plus
prestigieuse sur Tahiti. Nombreux furent les membres du clan des Teva qui prirent le parti du
Protectorat français pour contrecarrer les lois et règles combinées de la famille Pomare et des
missionnaires anglais.
31 Différentes publications existent, mais Emory fut le premier à réunir les informations traitant
spécifiquement des marae.
32 Cette information est importante car elle a été donnée au premier contact à Williams et montre que les chefs de Rarotonga pensent toujours que l’”Alliance” est toujours sous l’égide de
Ta’aroa. Ceci milite en faveur d’une suprématie tardive de ‘Oro à Taputapuatea.
33 Il se pourrait que le grand-père de Hiro de Borabora ait eu un dieu ancestral appelé ‘Oro et
c’est principalement de cette lignée que la déité prit son origine. Les inspecteurs de la L.M.S.
Tyerman et Bennet disent aussi que Hiro a construit le marae.
34 Quelques 24 générations selon la ligne Mare, quelques 29 à 30 génération selon la lignée
Salmon et 28 générations par la lignée Uira (Emory 1927 : 9).
35 Tamatoa est renommé pour avoir été le premier ari’oi.
36 Selon de Bovis les descendants de Hiro érigèrent un petit marae près du grand qu’il avait
lui-même construit.
37 Ce marae n’était pas moins associé au dieu Ta’aroa à ce moment là (Handy 1930/99).
38 Tiré du Tahitian and English Dictionary de Davies (1851) viennent les descriptions suivantes : oromatua est le crâne préservé d’un parent décédé, comme c’était la coutume d’antan. Il
était montré quand le prêtre faisait des prières à Oromatua, la nuit, pour soigner la maladie.
Oromatua est l’esprit du mort supposé être transformé en une sorte de dieu inférieur.
39 Intéressante est la mention de deux maro ura ceints par ‘Oro et Vaiea venant dans la réalité
humaine au marae Vai’otaha. C’est une allusion à la rivalité innée dans le statut du maro ura de
Opoa.
40 En tant que Oromatua.
41 Un acte qui cherchait à trouver légitimité au plus ancien lieu de culte, à Opoa. Que ‘Oro soit
intégré dans une généalogie divine, issu de Ta’aroa et Hina, encore une fois, c’est pour être légitimé en ce lieu, dans la réalité sacrée.
113
�Des tohua et une
histoire de koika...
Pour la première fois depuis leur entrée dans les tourbillons de
l’Histoire, à l’aube des Temps Modernes (1595), les Marquises se sont
ouvertes très largement sur l’extérieur. Elles ont vibré avec surprise et
délectation aux accents du Pacifique pour fêter, dans le cadre des célébrations de l’an 2000 mis en œuvre par la France, le passage de millénaire
ainsi que la pérennité et la vitalité des cultures océaniennes qui avaient
répondu à son appel. C’est cet événement que Nuku Hiva voulut, et pu partager par le biais des médias, avec tout le Territoire et bien au-delà1.
Grâce aux moyens techniques exceptionnels mis en œuvre dans une
collaboration remarquable dont il faut saluer ici tous les acteurs2, le
Fenua enata reçut3, découvrit et fit apprécier plusieurs cultures, dont la
sienne que peu connaissent réellement. Cette fête fut une communion
qui dépassa toutes les fatigues, tous les stress d’organisation, tous les clivages... pour devenir une joie communautaire. Dans ces lieux envoûtants, chants et danses, rires et curiosité emportèrent bien delà du temps
et d’eux-mêmes, des acteurs et des spectateurs souvent à l’unisson,
vibrant de l’énergie et du bonheur partagé qui se dégageaient de ces cultures océaniennes réunies, parts indéniables d’un patrimoine universel.
A la suite de Hiva Oa en 19914, Nuku Hiva avait lancé à nouveau le
défi, comme le veut la tradition, d’accueillir ses hôtes dans deux sites
anciens. L’arbre ne pousse pas sans être solidement enraciné ; Nuku
Hiva l’a montré, tout comme l’importance du legs dont elle est dépositaire. Elle le fit afin de poser, dans le cadre et les conditions qui lui
convenaient le mieux, la fameuse série de questions de Gauguin : “Que
sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ?”
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Partout en effet, entre tous les échos d’un monde en pleine mutation, il est difficile de se situer ; plus encore lorsque ne vous parviennent
que des fragments, dans ces îles du bout du monde, du bout du
Territoire... Il n’est pas évident de “savoir” pour s’engager “plus loin”,
de remettre en cause habitudes ou fatalisme et de se rendre compte de
la valeur de ce qui fait son quotidien quand rien n’a permis de comprendre là où il se nichait. Si certains font des milliers de kilomètres pour le
découvrir, les vallées qui veulent grandir aimeraient bien, ou ne résistent
pas à la tentation de “pousser un peu”, de dégager tous ces cailloux et
ces arbres pour que ce soit plus simple, pour accéder partout en voiture, pour que cela ressemble un peu plus à ces images d’ailleurs avec du
ciment et des murs tout autour des maisons “pour faire propre et être
chez soi”... S’emmurer, comme si le pays ne vous appartenait plus ou
vous était indifférent !
De leur côté, des délégations venues de fort loin avaient répondu à
l’appel. Ce fut ainsi l’occasion, pour les Marquisiens de ce nouveau siècle, de voir des danses de leur propre Territoire dont ils ne connaissaient parfois que les éléments retransmis lors des fêtes de Juillet, et de
réaliser la diversité et la parenté du monde Polynésien auquel il est
important qu’ils sachent qu’ils appartiennent ; la diversité est une richesse au même titre que la conservation de sa propre culture. Là, plus ou
moins étourdis par un événement dont ils avaient eu du mal à réaliser
l’éminence et la réalité, ils entraient, chez eux, dans l’ailleurs et brisaient, pour un temps, les liens de leur univers plus ou moins volontairement clos. Les groupes qui avaient pu se rendre à l’invitation lancée
par les Marquises, relayée financièrement par la délégation française à
la Commission du Pacifique Sud, venaient de Tuvalu (anciennes Ellice),
pour le plus éloigné, et de l’île de Pâques.
La variété des langues et des tenues fut le premier des plaisirs
découverts. Les costumes des Tuvalu, tels des crinolines tropicales,
étaient rehaussés de rubans de pandanus teints de couleurs vives rouge
et jaune. Leurs sourires délicieux et leur musique surprenante étonnèrent et ravirent selon la sensibilité des uns et des autres. Plus extraordinaires encore, mais mieux connus des Marquisiens, les Pascuans étaient
venus avec les teintes ocre et blanc de leur sol et furent l’un des phares
115
�de ce rassemblement5. Les Cook, brandissant leur drapeau national,
sillonnaient la baie accompagnés de leur grosse-caisse et entraînaient la
foule dans la bonne humeur générale qu’avait déjà suscité le débarquement “en fanfare” des Ua Pou, mais aussi de Tahuata et Hiva Oa venus,
pour les uns, par le Dumont d’Urville qui n’arrêtait pas, ou, pour les
autres, par le Kaoha Nui et l’Ara Nui qui suivaient un rythme assez voisin. Une arrivée en force, mais non moins séduisante et cocasse puisque,
sitôt à terre, chacun se mettait plus ou moins à vérifier, ou essayer, son
costume ou scandait l’événement au son des multiples pahu (tambours
tendus de peau de chèvre ou de bœufs des Marquisiens). Ua Huka, arrivant un peu tard sur l’Ara Nui, cliquetait au pas de course et au son du
filet de coquillages qui doublait les jupes de tapa. Hiva Oa presque sage,
Tahuata et Fatuiva tout à fait dignes, étaient drapés de tapa selon la tradition marquisienne. Fatuiva, couronné de racines de vétiver teintes au
eka, était d’une remarquable élégance faite de tapa rehaussé de eka
(teinture jaune au safran d’Océanie) et de kumu hei au parfum capiteux. Ces groupes contrastaient avec les tenues plus caractéristiques des
Heiva de Tahiti, des délégations superbement chapeautées de Rurutu et
celles, non moins recherchées, portées par les Tuamotu puis Tahiti. L’île
était représentée par l’union de cinq délégations de handicapés sous la
conduite, extraordinairement tonique et généreuse du sage sculpteur
Petero, de l’île de Pâques, qui menait également la délégation Rapa Nui
magnifiquement parée tout au long de ces journées. Le groupe de Coco
Hotahota figurait en bonne place, tout comme les jeunes Marquisiens de
Tahiti qui firent honneur à leur origine, dans ce défilé haut en couleur,
clôturé par le camion flambant neuf des pompiers, qui s’étirait sur les
deux kilomètres environ séparant les flamboyants du Fort Collet, près du
vieux quai, de ceux de la Mission pour se poursuivre au terrain de sport
en bord de plage, à Pahatea. A la nuit tombée, le spectacle féerique de
l’arrivée aux flambeaux des pirogues marqua, pour tous, le sentiment
d’être effectivement ailleurs : aux Marquises, et de vivre un grand
moment. Ce fut le véritable point de départ du festival, ouvert par le glissement sur l’eau noire et scintillante des deux superbes pirogues de Ua
Pou, de celle de Hiva Oa dont la ligne magnifiquement épurée était la
plus proche des formes anciennes des pirogues marquisiennes, et la
116
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gracieuse pirogue de Ua Huka, parée de sculptures et qui fut peut-être
bien la seule à avoir fait le trajet à la rame.
Ce festival aura vu aussi, pour la première fois, la beauté d’éclairages de nuit sur des sites qui, tous deux, sont dotés d’arbres remarquables, dont des banians (variété propre aux Marquises). Ils participèrent
à la magie des lieux, et des spectacles, en faisant ressortir le caractère
majestueux de l’architecture et de la nature environnante. Là aussi les
organismes en cause surent faire le geste nécessaire à ce que ces efforts
puissent être supportés par l’organisation du Festival. Le projet de faire
de ces sites un conservatoire de plantes, et donc un jardin botanique
dont tous pourraient profiter, fut évoqué à plusieurs reprises dans les
projets entourant la restauration de ces lieux6.
Il faut aussi souligner la volonté pour les petites îles (Ua Huka,
Tahuata et Fatuiva), de marquer leur présence par des participations
originales ou nettement plus en nombre que de coutume. C’est le cas de
Ua Huka et surtout de Tahuata qui offrit à Hatiheu un spectacle remarqué, sur le thème du passé. L’île aborda avec tact, et non sans humour,
le difficile sujet de l’affrontement entre Marquisiens et Français lors de
la prise de possession de l’archipel7. Fatuiva, qui ne fut pas assez filmée
malheureusement, fut présente avec beaucoup de finesse, notamment à
travers des gestes anciens, et l’on regrette qu’à son exemple il n’y ait pas
plus de représentations de jeux traditionnels, de compétitions, de récits
généalogiques ou légendaires de présentés... Ua Pou, par ses danses très
vigoureuses, leur ensemble, la beauté de la langue, des costumes et son
tonus porta le festival. Hiva Oa rayonnait autour de son chef de danse et
de l’homme oiseau, Kahu : un danseur remarquable. Nuku Hiva créa,
avec les enfants d’un côté, et ses danses très réussies autour du thème
du coco et de l’arbre à pain, un effet tonique pour beaucoup de jeunes
de l’île pour qui c’était le premier festival. Il y eut beaucoup d’autres
présentations, mais il était pratiquement impossible de tout suivre...
Taipivai, son grand repas et sa réunion sur le thème de l’œcuménisme
fut une journée consacrée au temps présent. Que les oubliés ne nous en
veuillent pas. Par contre, les artisans qui avaient beaucoup travaillé pour
l’occasion (principalement Tahuata, autour d’Hapatoni, et les vallées de
Ua Huka et Ua Pou) n’eurent pas assez la possibilité, au fil de jours très
117
�chargés, de partager leur savoir avec les visiteurs ; il n’y eut pratiquement pas de démonstration et pas d’endroit pour les accueillir sur les
sites, bien que la question ait pu être étudiée8.
Accueillir lors d’immenses festivités (koika) des milliers d’hôtes,
les Marquises en eurent pourtant l’habitude de longue date. Ce fut, de
tout temps, un des ciments de la vie sociale, la plus sûre démonstration
du prestige des communautés et par la même de leurs chefs : les haka’iki. Pour cela les vallées se lançaient dans de véritables compétitions touchant les domaines les plus variées : distributions de nourriture, joutes
oratoires, sportives, chorégraphiques, musicales...
Il fallait alors aménager, à proximité de l’unité d’habitation des
chefs, des places des fêtes (taha koika ou tohua9) suffisamment grandes et bien structurées pour respecter à la fois l’ordre social et les prérogatives d’accueil tout en répondant aux exigences d’un relief très accidenté. Il fallait creuser les pentes, combler des vallons, ménager le cheminement des eaux de torrents intermittents, transporter des blocs
basaltiques allant du quintal à plusieurs tonnes... La motivation, une
ambiance de fête et le prestige ressortant de la participation à de tels travaux d’aménagements, sanctionnés par des motifs de tatouage spécifiques, galvanisaient l’allant impulsé par le chef. Ce furent là autant de
défis architecturaux lancés et partout la pierre et le bois abondaient. Il
se créa un climat d’émulation et de création artistique qui atteint, semble-t-il, des sommets au XVIIIe siècle, époque probable où furent sculptés, par exemple, les tiki monumentaux de l’île de Hiva Oa et peut-être
mis en œuvre le grand chantier de Tahakia, autour du paepae du guerrier Keikahanui, à Hatiheu. (voir BSEO 276 pp.55-65)
Les places qui étaient conçues, ou réaménagées, à l’approche de
grandes cérémonies étaient susceptibles d’accueillir, pour certaines, des
milliers de personnes. Parallèlement, il pouvait en exister de quasi familiales, ou “corporatives”, plus orientées vers des activités restreintes. Sur
les cinq hectares mis en valeur, pour ce Festival dans la vallée de
Hatiheu, il y a trois places rectangulaires de ce type, une représentative
du dernier cas évoqué : Tei’ipoka (58/26 m) et deux immenses : Tahakia
qui mesure 155 m de long pour 42 m de large (fermé sur un de ses
petits côtés par le paepae remarquable du légendaire Keikahanui) puis,
118
��L’ensemble de
Kamuihei, Tahakia et Te I’ipoka
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à moins de 500 m de là, Kamuihei qui s’étend sur 142 m pour 38 de
large ; débordant enfin quelque peu de ce périmètre, Hikoku’a mesure
124 m sur 45. Ce ne sont pas les seuls tohua de la vallée ; des sept qu’elle comptait, il en existe encore trois autres de plus de 100 m de long.
Tous furent des théâtres actifs de la vie de Hatiheu jusque dans le courant de la seconde moitié du XIXe siècle, époque où y vivaient encore
cinq clans rattachés à la grande famille Taipi. Cette branche cadette, avec
son aînée Tei’i, se partageaient l’île par moitié10.
C’est dans les terres de la côte nord de cette île magnifique que
nous aimerions vous inviter, dans une de ces vallées étonnantes de l’archipel : à Hatiheu, sur le site de Kamuihei - Te Iipoka11.
Hatiheu est une vallée spacieuse de 2,3 km de profondeur sur 4 km
de largeur, ouverte sur l’océan par une ample baie frangée de sable gris
et de gros galets (kiva). Elle est bordée à l’est par la crête de Anaho et
à l’ouest par un alignement de pitons déchiquetés en direction de
A’akapa. Au sommet de la première aiguille, appelée mont Heu, le
regard est attiré par une forme blanche : la statue de la Vierge, façonnée
dans l’arbre à pain par le frère Michel Blanc à une époque où la côte
nord était dévastée par les luttes intestines. Depuis 1872, date où il parvint à la terminer, elle veille, raconte Yvonne, sur la paix que connut dès
lors le pays.
La zone littorale est relativement plane ; plus en arrière, la pente s’élève avec une relative douceur, pour cet archipel où les terrains plats sont
l’exception. C’est la raison pour laquelle l’homme s’y installa de préférence. La végétation qui domine à présent est constituée de cocotiers qui
remplacèrent au XXe siècle les denses plantations d’arbre à pain. Plus en
arrière, les versants se relèvent pour atteindre une ligne de crête qui culmine entre 500 et 800 m ; elle délimite parfaitement la vallée, sans l’enfermer12. Descendant de cette crête, les arêtes secondaires, à la végétation
souvent rase faite de fougères sèches et de roseaux coupants, délimitent
des territoires alimentés par des torrents plus ou moins fournis. Elles
constituent des pistes d’accès privilégiées pour rejoindre le plateau surélevé qui domine Hatiheu, Taipivai et Hooumi à 700 m d’altitude environ.
Ce plateau pouvait servir de lieu de collecte (ressources végétales) et de
passage entre les différentes vallées de cette partie de l’île.
121
�La crête qui domine Kamuihei constitue une exception, parmi ces
arêtes. Elle se termine en éperon rocheux, abrupt dont le sommet pratiquement horizontal émerge du paysage comme un tremplin qui domine
la vallée. Sur ce replat de Te Moui, les anciens construisirent une petite
place de guet... occupée par une femme, dit la tradition. Elle y surveillait
le territoire et donnait l’alerte par un cri retentissant. L’ensemble de
Kamuihei - Te I’ipoka, est installé au pied de ce promontoire. Les
rochers, détachés de la paroi, n’y manquent pas et furent mis à profit
pour les constructions. Toutefois, le choix de cet emplacement comme
lieu privilégié où se trouve concentré un ensemble de structures communautaires allant de places (tohua) à des espaces particuliers, liés
probablement pour certains au traitement de corps et à la célébration de
moments importants de la vie religieuse, ne s’explique pas uniquement
par cette raison.
La situation au pied de l’avancée rocheuse confère à cet endroit une
valeur symbolique que semble confirmer la présence d’aménagements
plus particuliers au fur et à mesure que l’on s’élève vers ce promontoire.
De la même façon, la proportion ou l’originalité des rochers ornés de
tracés gravés dans la pierre, ou pétroglyphes, devient plus frappante.
Cette élévation, associée à la matière qui la compose, influença le choix
des anciens pour qui toute éminence remarquable participait au rapprochement avec l’au-delà, ce monde où régnaient les ancêtres détenant
bien des clefs de leur quotidien.
Ainsi, les parties les plus sacrées de cet espace : me’ae, structures
funéraires et une grande part des pétroglyphes, se trouvent à proximité
de ce contrefort rocheux et, pour une part d’entre elles, se hissent sur
ses flancs. Elles assurent ainsi la liaison entre les aménagements plus
communs, associés à la vie courante se déroulant en contrebas, et des
zones plus élevées, sans doute plus sacrées. Une hiérarchie spatiale semble ainsi épouser la topographie de l’endroit. L’espace étudié, et cartographié, concerne une bonne part des terres de la grande tribu des
Puhioho connue pour la valeur de ses guerriers. Celles-ci s’étendaient
jusqu’à la mer, plus au nord, et côté montagne vers Kahuvai. Celles de
l’ouest, aux terrasses de culture riches et humides tournées vers l’horticulture et l’arboriculture, faisaient office de grenier du clan alors que la
122
�N° 289/290/291 • Décembre 2001
cascade lui garantissait de l’eau en quasi-permanence : un atout précieux par temps de disette.
Le site de Kamuihei-Te I’ipoka
Cet ensemble architectural se compose de plusieurs éléments
majeurs. Le plus vaste, en contrebas, est le tohua de Tahakia, le plus
grand de Hatiheu, l’un des plus étendus de l’archipel. S’y ajoute celui de
Kamuihei et le me’ae de Te I’ipoka. Ce dernier est scindé en deux
ensembles de part et d’autre du torrent, l’un à l’ouest et l’autre au sudouest, en amont du tohua Kamuihei.
Entre, et aux alentours de ces endroits marquants de vie sociale :
lieux de festivités et de réunions communautaires, lieux religieux et
funéraires, s’étendent d’autres aménagements du quotidien. Il s’agit en
particulier de plates-formes d’habitations (paepae), de fosses-silos (‘ua
ma) où était conservé le fruit de l’arbre à pain sous forme de pâte fermentée, de murs et murets qui stabilisent la pente, délimitent des enclos,
retiennent des parcelles de terre destinées aux jardins, ou bien encore
maintiennent un cheminement au gré du relief et des obstacles.
L’ensemble de cette vallée, et en particulier cette partie, se caractérise aussi par un nombre exceptionnel de pétroglyphes. Ils sont habituellement tracés sur de gros rochers profondément ancrés dans le sol.
Ces derniers font partie intégrante des aménagements et plusieurs servirent d’atelier de polissage ou de travail, d’une façon générale ; l’un d’eux
porte, vingt-six cupules, un autre plus d’une dizaine, petites et en couronne... Ils se trouvent généralement à proximité des constructions qui,
pour un certain nombre, sont en quelque sorte “arrimées” à de tels
blocs, les paepae n’ayant pas de fondation.
La variété et l’importance des structures de cet endroit caractérisent
le cœur d’une communauté tribale qui s’étend, de façon disséminée, sur
plus de 10 hectares. Situé sur les premières pentes au sud-ouest de la
vallée de Hatiheu, ce territoire joua un rôle stratégique et défensif du fait
de sa localisation. Il était en effet le plus proche de voisins parfois hostiles et le premier touché par les incursions venant éventuellement du
sud, mais rares de la part de tribus Taipi traditionnellement alliées, ou
123
�de l’ouest, principalement de la vallée de A’akapa en partie occupée par
des clans traditionnellement ennemis. A l’est, les vallées de Anaho et de
Ha’atuatua étaient apparentées aux tribus de Hatiheu et donc, en principe, alliées ; elles honoraient la même divinité principale : Tevanauaua
qui orne un des ke’etu du tu’u (plate-forme carrée à trois niveaux) destiné à recevoir les offrandes sur le tohua Hikoku’a13, où se réunit l’ensemble des délégations et des visiteurs le 28 décembre 1999, avant de
rejoindre, quelques centaines de mètres plus loin, le site de Kamuihei.
Auparavant, on arrive aux parties de Tahakia les plus éloignées de
l’élévation rocheuse de Te Moui14 et également les plus basses et les plus
humides du fait de résurgences. Elles forment un large vallon couvert
d’un réseau serré de murs et murets de retenues destinés à aménager un
vaste “jardin” inondé ou facilement arrosé. Ici, il y a peu de paepae
d’habitation. Cette zone réservée à la culture a pu être exploitée de façon
communautaire.
Plus en hauteur, le terrain un peu plus en pente est moins humide ;
il fit l’objet de nombreux aménagements destinés à des habitations. L’eau
est présente mais sous forme de petits lits torrentiels. Elle est davantage
canalisée par des murs que freinée ou barrée par des murets destinés à
la répartir, à travers des terrasses plates, sur un maximum de surface.
Ici l’eau devait être simplement captée selon les besoins des plantes et
les jardins abritaient des variétés de cultures plus sèches. Les plants
étaient arrosés individuellement, sans détremper le sol, ce qui aurait
d’ailleurs été impossible. Des murets y délimitent également des espaces
non construits de plus grandes dimensions que plus bas. Les murets
s’appuient souvent sur les paepae en place et, ici, les parcelles plus
étendues semblent attenantes aux habitations ; étaient-elles davantage
destinées aux habitants de ces paepae ou à l’ensemble du groupe ? Si ces
parcelles sont plus vastes, la topographie et la nature du sol peuvent en
être la cause. En effet, le terrain est plus sec et se tient mieux. Il n’a pas
besoin d’une multitude de murs pour le maintenir ; l’absence d’eau
suintant en surface n’impose pas, non plus, le même type de façonnage
paysager qu’en zone détrempée. La parcellisation du paysage horticole
ne semble pas obéir, en fait, à des contraintes familiales, ou de “propriété”, mais bien plutôt à des contraintes liées au relief et à la nature du sol.
124
�N° 289/290/291 • Décembre 2001
Cet environnement, comme les terres inondées plus bas, était aussi destiné probablement à la collectivité. Un autre fait incite à le penser : il s’agit
de la présence de ‘ua ma, toujours de grandes dimensions, et l’absence
de petits silos du type habituellement associé aux habitations. Ici treize
grandes fosses ont été répertoriées, dont huit particulièrement imposantes, tandis que les autres sont de toute façon trop grandes pour un usage
purement familial si on les compare aux dimensions courantes15.
Plus en hauteur encore, la pente devient plus forte en se rapprochant du pied de l’avancée rocheuse. Le tohua de Kamuihei fut construit
perpendiculairement au versant. De sa cour et de ses gradins, la paroi
rocheuse le dominant est bien visible, comme le sont les pandanus
(ha’a) et arbres de fer (toa) qui occupent son sommet ; on se sent sous
la protection du piton Te Moui.
Plus à l’ouest, de l’autre côté du torrent, le me’ae de Te I’ipoka
comprend trois paepae alignés impressionnants dont un supporte un
immense banian (a’o’a), l’un des plus grands des Marquises. Ce me’ae
est bien séparé, par le torrent, du tohua tout proche. Une cérémonie
commencée sur le me’ae pouvait aisément se poursuivre sur le tohua,
vice-versa, et celle du tohua se dérouler sous les auspices du me’ae.
En contrebas du me’ae, mais à bonne distance, juste à l’ouest du
tohua, un immense paepae lui fait face, séparé par un vaste espace en
pente, libre d’aménagements lithiques notoires, mais présentant de nombreux rochers émergeant du sol dont beaucoup sont ornés de pétroglyphes, notamment de rares représentations d’oiseaux (peut-être des sternes). La présence de ce très grand paepae (20 m sur 12) qui était sans
doute un lieu de réunion - une maison des guerriers, une habitation de
notable, de chef (?) - sa disposition, orientée vers le me’ae qui le domine,
soulignent le caractère particulier de cette construction très soignée,
ornée d’un long alignement de ke’etu. Visuellement, elle occupe une
place importante qui reflète probablement son rôle dans la vie sociale, à
mi-chemin entre sacré et profane, entre lieu de festivités et lieu de décisions, à la fois point de contact avec les hommes et lien avec les divinités.
Ainsi passe-t-on, à mesure que le terrain s’élève, de zones basses
vouées au quotidien et à l’alimentaire, à des zones tournées progressivement
vers des fonctions plus “élevées”, ou spirituelles, pour la communauté :
125
�son cœur social avec le tohua, ou plus politique avec cet espace probable de réunion relevant du chef et des guerriers, pour aboutir au me’ae
où s’établissait le lien avec les divinités par l’intermédiaire de prêtres
installés en quelque point dominant le territoire.
Plus en hauteur encore, à l’arrière de ces trois paepae, toujours en
liaison étroite avec le monde des hommes et des guerriers, fut aménagé
le second pôle d’activité de Te I’ipoka, plus en retrait. Deux banians lui
apportent toujours leur ombre à l’extrémité d’un espace rectangulaire
délimité par des gradins et des paepae16. Il se présente comme un petit
tohua. Tout près, plus à l’est, se trouve un très grand ‘ua ma ; le plus
important de cette zone élevée de Kamuihei, situé directement au pied
du piton Te Moui.
Du fait de ses dimensions “réduites” : 58 m sur 26 m, ce lieu ne
pouvait concerner l’ensemble de la tribu. Il compte un grand nombre de
pierres à cupules : simples, souvent par paires, parfois nettement plus.
Ceci traduit une activité liée à des préparations spéciales : remèdes,
charmes ou onguents... En dehors de produits qui pourraient être associés à l’artisanat, ou une activité alimentaire17 ne correspondant pas ici
à l’environnement, ces produits sont souvent destinés aux soins ou au
traitement des corps. Ainsi, compte tenu des aménagements qui l’environnent, de la végétation et des usages plaçant toute grande activité sous
le patronage de divinités, nous aurions tendance à y voir un lieu voué à
des réunions d’une portée plus restreinte. Celles-ci eurent un caractère
plus sacré qui en limita l’accès à des spécialistes qui, lors de leur travail,
devenaient des hommes sacrés, des prêtres qui faisaient le lien entre
leur fonction, une situation sociale et des ancêtres divinisés.
Les structures funéraires se situent immédiatement à l’arrière du
petit tohua sur un pavage fait de très gros blocs implantés sur la pente
des premiers contreforts. Celui-ci n’est pas horizontal, mais épouse le
pendage. Les structures quadrangulaires effondrées, destinées à recevoir des corps lors du traitement de dessiccation ou des ossements, sont
à présent à peine identifiables tant elles se confondent avec les coulées
de pierrailles qui endommagèrent l’endroit. Le tohua fut en effet construit à la limite du raisonnable comme si l’on avait voulu aller le plus
haut possible sur les terrains aménageables. La pente et la situation sont
126
�N° 289/290/291 • Décembre 2001
telles qu’il en pâtit. Les ruissellements et les colluvions comblèrent progressivement sa cour. Des paepae virent leurs murs disparaître sous les
dépôts de pente et des murets furent élevés pour retenir cet apport
incessant...
Un peu en amont, à l’ouest de ce tohua, entre le pied du versant et
le torrent, à l’arrière d’un long amas de très grands blocs, deux gros
rochers sont couverts de pétroglyphes. Ils étaient étroitement associés à
deux paepae dont l’un, situé contre le lit de ruissellement, fut presque
entièrement détruit par les crues. Un des rochers porte surtout des figures humaines, l’autre (en forme de tortue) semble consacré à une faune
marine prestigieuse : de grands poissons (requin, dorade coryphène...?)
et au moins sept tortues, rares parmi les pétroglyphes marquisiens mais
représentées dans le tatouage (probablement en fonction du rang social
et de l’appartenance à des clans particuliers ; cf. K. von den Steinen).
Leur consommation était réservée aux dieux, aux prêtres et aux chefs.
Cet animal prestigieux, étonnant par son comportement, son allure,
frappa l’esprit de tous les Océaniens : vivant dans la mer, la tortue semble voler comme un oiseau, mais vient sur terre y confier sa progéniture
qui, une fois éclose, émergera du sable et n’aura qu’une hâte, regagner
l’océan... Animal symbolisant par excellence le passage d’un monde à
l’autre, la tortue relie l’univers des hommes à celui de ses ancêtres, des
dieux, et son sacrifice se substituait à celui d’un être humain.
Plus haut la pente devient très forte, le visiteur doit se hisser sur d’énormes blocs, s’accrocher à la végétation pour escalader le versant couvert d’éboulis peu stabilisés. De rares structures, le plus souvent de petites
dimensions, sont cependant encore présentes mais une forte pluie, l’effondrement d’un arbre, la chute d’une branche, une racine qui cède... font
glisser ou basculer des blocs et il n’est pas rare d’en être témoin.
Les aménagements sont donc très denses et l’ensemble du territoire est occupé, ou utilisé, même les parties les moins commodes. La
répartition des structures traduit une organisation spatiale judicieuse et
harmonieuse, adaptée à la topographie et aux caractéristiques du terrain. Tous les aménagements nécessaires à la vie d’une communauté
sont réunis, de la vie de tous les jours aux moments les plus intenses,
les plus sacrés. Ce large éventail, la complémentarité des structures,
127
�leur disposition et les réaménagements montrent que la plupart furent
en fonction à la même époque et donc contemporaines. Cette mise en
place prit probablement des siècles avant d’aboutir à une telle occupation du territoire. L’image qu’elle nous offre est l’aboutissement du lent
processus qui s’élabora entre les concepts d’une société, son imaginaire
et la géographie des lieux.
Pierre Ottino
I.R.D.
NOTES
1 Grâce en particulier à RFO et France Culture, très présents, mais aussi France 2 qui passa peu
auparavant et Canal plus qui, en 1999, subventionna une partie des travaux sur Kamuihei. Ce
fut le 1er festival où le gouvernement de la Polynésie française était aussi présent. Il était en
effet représenté par son président qui apporta son soutien à la culture de l’archipel de façon
très appuyée ; propos renforcés par la présence du vice-président et du ministre de la culture.
2 Etat, Territoire, Armée et entreprises privées, tout ce qui pouvait permettre le déplacement
des délégations. Il faut souligner le rôle capital que joua l’armée pour le dégagement et la restauration des sites grâce au Rimapp et au SMA de Atuona - remarquables tous deux - et l’immense support logistique. Sans elle, ce Festival tel qu’il exista aurait été impossible. Les enfants
de l’île, lors de leurs vacances en colonie, furent les seuls bénévoles marquisiens. Ils le furent
avec bonheur, efficacité et enthousiasme. Ils aménagèrent les sentiers de Kamuihei et y décapèrent des pavages ; leur encadrement joua un grand rôle. Ce fut un bonheur de travailler
ensemble.
3 Et pas seulement un maître de cérémonie comme cela fut parfois ressenti.
4 Qui fut l’occasion de la restauration, avec l’aide de l’Etat et du Territoire, du tohua de la vallée
de Taaoa et du me’ae Iipona, dans la vallée de Puamau.
5 Ils étaient venus au 1er festival de 1989, en plus petit nombre et sculptèrent deux pièces de
ke’etu sur le thème de l’œuf primordial et celui du moai ; cette fois Petero offrit plusieurs de ses
créations. J. Vaatete, de Hane, fit de même : l’œuf unissant les six îles de l’archipel, pour la délégation de Ua Huka. Hawaii n’était représenté que par quelques personnes autour d’un couple
que Lucien maria sur le tohua de Koueva au cours d’une cérémonie privée.
6 L’arbre du millénaire, un arbre à pain, fut planté à Koueva ; celui de Kamuihei, à Hatiheu, le
fut par les jeunes enfants de la colonie. C’est un pua ‘enana (Fagraea berteriana), arbre emblématique des Marquises.
7 A Tahuata, autour du chef Iotete et Nuku Hiva, avec l’affaire Pakoko, chef ayant autorité sur
Koueva, à Taiohae. Ces pièces sont une nouveauté pour ces festivals, mais autrefois des événements étaient ainsi joués sur les places.
128
�Dimension du tohua : 124/45 m
Tu’u : plate-forme de sacrifice
Sépultures d’époque européenne
Ua ma (fosse-silo) probable
Chemin et piste actuels
�Pétroglyphes sur la face et les côtés d’un gros rocher, en amont du site de I’ipoka,
à Hatiheu, île de Nuku Hiva.
Les motifs sont composés de nombreuses tortues et de deux grands poissons,
auquels s’ajoutent les figures anthropomorphes et des visages ou regards humains
avec, au centre, un tracé apparenté aux motifs ipu des tatouages.
(voir BSEO n°228 pp.1613-1636)
�N° 289/290/291 • Décembre 2001
8 La part faite à la danse fut importante, mais la culture ne s’arrête pas là. On peut regretter ce
regard un peu étroit ; heureusement les maîtres de ballet donnèrent le meilleur d’eux-mêmes
et le festival permit d’offrir et de montrer la beauté d’anciens sites rendus au lent passage des
hommes qui veulent les redécouvrir et qu’il faudra apprendre à restaurer (sans bull) avec autant
de respect que l’on aborde d’anciens sages. La qualité de certains textes nous parvint grâce à
des anciens, abordés avec suffisamment de délicatesse et passion pour qu’ils laissent resurgir
du fond de leur 70 à 80 ans de mémoire les récits et paroles vraies. Nous remercions tout spécialement la vieille Tahia de Hakatao, doyenne de Ua Pou, qui sut avec patience réapprendre aux
plus jeunes cette langue si forte d’anciens haka... Les mots sont faibles face à la reconnaissance
que l’on doit avoir pour eux. Ils se sentent oubliés, parfois méprisés et nous sommes à présent
dans l’urgence si l’on veut sauver ce savoir, cette littérature orale. Ils le font avec d’autant plus
de mérites que beaucoup sont en “retrait” par peur d’être dépossédé d’un bien qu’ils emporteront à tout jamais, par désir d’être rémunéré alors qu’aucun organisme ne s’en soucie... Nous
voulons redire un grand merci à Keo Pahuatini de Nuku Hiva et Uma Grégoire Teiefitu de
Tahuata.
9 Taha : lieu, place... ; koika ou koina : festivité ; tohua : place publique... La sculpture de tiki
comme Takai’i, géant de pierre de Puamau (aux équivalents de bois tels ceux du Musée de
Tahiti et des îles ou du Bishop Museum de Hawaii, tous de Hiva Oa), n’était pas le seul travail
de taille d’autrefois ; les roches tendres (ke’etu ou tuf volcanique) y étaient découpées en dalles
rectangulaires ornées parfois de bas-relief.
10 A Hatiheu, vallée d’environ 7 km2, les sept tohua principaux sont : Kamuihei, Tahakia,
Hikokua, Tameni (sur le littoral, détruit par le raz-de-marée de 1946), Pahumano, Naniuhi et
Maikuku. Le tohua de Koueva, à Taiohae, dont nous ne parlerons pas ici, mesurait 95 m de long
sur 30 de large.
11 Après avoir effectué le relevé archéologique du site de Koueva et y avoir travaillé, par tranches de quelques mois, près de trois ans avec des jeunes, pour lentement le sortir de sa gangue
de verdure puis étudier ses caractéristiques avec d’autres jeunes également encadrés, lorsqu’ils
le purent, par des collègues venus de France et de Hongrie : Florence Chavaillon, Antonin
Sauvage et Judit Antoni, Lucien Kimitete (conseiller-maire de l’île), le prirent en main. C’est à
Hatiheu que la partie plus archéologique des restaurations se fit, en compagnie du maire délégué Yvonne Katupa qui avait commencé de dégager les vestiges dès 1994.
12 Le col de Anaho, Teavaimaoaoa, que l’on franchit à pied, ne se situe qu’à 217 m d’altitude.
13 Tevanauaua était la divinité principale de Haatuatua et de Anaho ; à Hatiheu il s’agit de
Tauamanaoa, mais le site de Te I’ipoka était consacré à Tevanauaua.
14 Tant à l’est qu’à l’ouest du tohua Tahakia et davantage encore plus au nord.
15 Par contre, certaines fosses maçonnées (pakeho) dans les terrasses avant de paepae
auraient pu être de petites fosses «alimentaires» destinées aux maisonnées.
16 Ce fut le principal lieu d’intervention de la 2nde compagnie du Rimapp, en mai 1999 ; 5 jours
où ils dégagèrent le «fond» du tohua. Les sédiments y dépassaient parfois 1 m d’épaisseur
avant de retrouver les anciennes structures enfouies. La tradition y garde le souvenir d’une
femme de A’akapa, capturée et torturée sur le plus ancien banian. Comme pour marquer la fin
d’un temps, il brûla en partie peu avant le festival. Quelqu’un y eut peut-être la maladresse d’y
enfumer une ruche sauvage installée dans une de ses racines basses. Trois crânes, à la base
du cône de cendres, y apparurent ; ils furent replacés au pied de la structure emprisonnée dans
ses racines.
17 Comme l’épluchage des fruits à pain (mei) avec des porcelaines qui pouvaient être aiguisées dans certaines de ces cupules plus évasées d’un côté (cf. le travail de Marimari Kellum à
Ua Huka).
131
�Redécouverte de
la carrière préhistorique
d’Eiao
Comment devons-nous comprendre la navigation ancienne des
Polynésiens ? Il y a très peu de documentation sur ce sujet, à part des
traditions orales et des illustrations des pirogues du XVIIIe siècle. C’est
pourquoi le professeur Yoshi Sinoto (Bishop Museum, Hawai’i) a attiré
le regard du monde lors de la découverte archéologique, à Huahine, de
longues planches et la proue d’une pirogue double (vaka) datant de
1 000 ans avant le présent (Sinoto 1983, 1988). L’équipe de Sinoto trouva aussi une pagaie de pilotage mesurant plus de 4 m de longueur. Cet
ensemble représente une preuve incontestable de l’antiquité des succès
maritimes dans la préhistoire polynésienne (voir page suivante). Dans
l’estimation du professeur Sinoto, les vaka sont “l’expression suprême
de la culture polynésienne aux temps anciens”. (Sinoto 1983 : 15)
Grâce à la technologie, aujourd’hui nous avons une nouvelle
méthode pour étudier la navigation préhistorique. Celle-ci consiste en
une collaboration géo-archéologique, qui nous a permis d’identifier les
sources du basalte employé dans la fabrication des outils préhistoriques.
Comme le basalte provient des volcans, et que les coulées de laves ont
chacune une composition chimique particulière, la composition chimique d’un outil peut identifier l’île où il a été fabriqué. Ce genre d’étude
est maintenant bien établi. (Weisler et Sinton 1997, Sinton et Sinoto
1997)
��L’équipe archéologique du professeur Sinoto a découvert les vestiges
d’une pirogue ancienne à Huahine.
Ce dessin (d’après Sinoto 1983:12) reconstitue
une pirogue de l’an 1000 de notre ère.
Herminette en basalte
avec manche en bois.
Collection S.E.O.
Musée de Tahiti et des îles
�N° 289/290/291 • Décembre 2001
Récemment, nous avons utilisé cette méthode dans l’analyse d’une
collection d’herminettes trouvées pendant la fouille de Hanamiai, une
dune côtière aux Marquises (Rolett 1998).
En Polynésie, avant l’introduction européenne des outils en fer,
l’herminette en basalte (to’i kea) était l’outil principal pour découper et
travailler le bois. Parmi les herminettes trouvées à Hanamiai dans l’île de
Tahuata, presque la moitié a été transportée d’une seule source, l’île
d’Eiao. Eiao se trouve à l’extrémité nord de l’archipel des Marquises, à
130 km de Tahuata. D’après les datations C 14 pour le site de Hanamiai,
les herminettes d’Eiao sont abondantes à Tahuata depuis l’époque
1025-1300. Ceci montre bien l’ancienneté du rôle d’Eiao comme une
“île carrière” et exportatrice d’outils lithiques. Le transport des herminettes révèle un réseau maritime qui témoigne de liens entre les îles éloignées, aux Marquises et aussi avec les archipels avoisinants. Aux
Marquises, les herminettes d’Eiao sont connues sur les sites archéologiques de Nukuhiva, de Ua Huka, de Hiva Oa, de Tahuata, et de Motane.
Plus impressionnant, deux sites archéologiques à Mo’orea et à
Mangareva ont aussi révélé au moins deux herminettes d’Eiao (Weisler
1998). Il semble que la mobilité de ces outils, et peut-être la fréquence
des échanges entre les îles, a diminué pendant les derniers siècles de l’époque préhistorique. En effet, l’étude de Hanamiai montre que le nombre des herminettes importées tombe à partir de 1450, et qu’au cours
des siècles suivant la plupart des herminettes utilisées à Hanamiai sont
en basalte local, bien que cette matière n’approche pas en qualité la
pierre d’Eiao (Rolett 1998 :188-198).
Cela fait longtemps, depuis la visite de l’archéologue Ralph Linton
en 1920, qu’Eiao est connue dans le monde scientifique comme un centre important pour la fabrication préhistorique des herminettes (Linton
1925 :106-107). Jean-Louis Candelot, chercheur pendant une mission
géologique à Eiao dans les années 1970, a décrit des ateliers énormes
pour la fabrication d’herminettes, où “le sol est jonché d’éclats de taille
sur une superficie de plusieurs hectares” (Candelot 1980 :111-112).
Ces “éclats de taille” sont des fragments de basalte, déchets représentant
des siècles de travail.
135
�Renommé parmi les archéologues comme une “île carrière” à
cause de l’intensité de la production des outils lithiques, Eiao semble
être l’un des plus grands centres exportateurs d’herminettes en
Polynésie. Mis à part la reconnaissance effectuée par Candelot, les ateliers d’Eiao restent largement inconnus. C’est avec le but d’approfondir
l’étude de ces sites archéologiques que nous avons monté une mission
scientifique dans cette île en janvier 1999.
Comment expliquer la distribution étendue des herminettes d’Eiao
dans la Polynésie d’autrefois ? Est-ce que cela s’explique simplement par
la haute qualité de la pierre ? Ou est-ce qu’il y a des conditions géologiques et géographiques qui contribuaient à l’abondance et à l’exploitation efficace de cette ressource ?
Lors de sa visite à Eiao Candelot remarquait que “les ateliers de
taille sont établis dans des lieux où la pierre de qualité est rare ; les
matériaux ont donc été acheminés depuis de longues distances et
devaient provenir certainement de lieux choisis” (Candelot 1980 :118).
Jusqu’à notre mission, ces “lieux choisis” restaient inconnus malgré les
recherches de Candelot, ainsi que ceux de Linton et de Robert Suggs, qui
a visité Eiao en 1956 (Suggs 1961). Si les carrières d’Eiao sont nombreuses et d’une taille importante, comment expliquer la difficulté à les
retrouver ? Est-ce que la matière première recherchée se trouve dans
une seule région de l’île ou est-ce que cette ressource est dispersée sur
une zone étendue ? Quelles sont les conditions particulières qui ont établi Eiao comme un centre important pour la fabrication des herminettes ? Tels sont les problèmes qui nous ont poussé à aborder ce projet.
Reconnaissance
Encouragés par le soutien du Département Archéologie du Centre
Polynésien des Science Humaines, nous avons pu monter notre mission
à Eiao en janvier 1999. Notre équipe se composait d’un archéologue
(Barry Rolett), d’un Marquisien de Tahuata possédant une formation en
archéologie (Hio Timau), et deux géologues spécialisés dans l’étude des
volcans (John Sinton et Eric Bergmanis). Eiao est aujourd’hui une île
déserte et difficile d’accès à cause de la distance (50 km) qui la sépare
de l’île peuplée la plus proche. Nous y sommes allés en hélicoptère à
136
�N° 289/290/291 • Décembre 2001
partir de Nukuhiva. Ce moyen de transport nous a permis de faire une
reconnaissance aérienne de l’île avant d’atterrir. En arrivant, nos premières images d’Eiao ont été les falaises spectaculaires qui constituent
la côte sud de l’île. Cette côte abrupte marque la tombée cataclysmique
de la moitié de cette île au fond de l’océan, un phénomène géologique
remontant vraisemblablement loin avant la découverte des Marquises
par les Polynésiens. Les falaises culminent à plus de 400 m d’altitude, les
sommets de cet escarpement formant une crête longeant l’extrémité sud
de l’île. Cette crête domine un plateau qui descend graduellement vers
la côte nord et se termine par quelques petites vallées. Les baies de la
côte nord sont mal abritées, mais représentent le seul accès maritime
possible de l’île.
Eiao s’étend sur presque 14 km, n’a que quelques vallées dont les
rivières sont notamment absentes. L’introduction de moutons et de chèvres, il y a moins de deux siècles, a largement dénudé le plateau et les crêtes de leur végétation. En conséquence, Eiao a souffert d’une érosion sévère, à une échelle rarement vue dans le Pacifique. Seuls les fonds de vallées
retiennent des sols fertiles, parce que ces endroits ont reçu une partie de
la terre érodée des pentes et du plateau. Ainsi, c’est au fond de ces vallées
qu’on trouve les meilleurs vestiges de la végétation pré-européenne.
L’hélicoptère nous a déposés sur le plateau, en haut vers la crête
principale. Le grand espace vide du plateau est fortement raviné par les
eaux de pluies, mais la crête abrite quelques lieux protégés qui supportent des ensembles d’arbres comme le purau (Hibiscus tiliaceus) et le
miro (Thespesia populnea). Nous avons établi notre campement dans
un de ces lieux abrités. Laissés avec une réserve de nourriture et d’eau
(et l’assurance du pilote qu’il reviendrait cinq jours plus tard !), nous
avons commencé notre reconnaissance. Pendant quatre jours, nous
avons parcouru l’île, en suivant d’abord la crête principale sur une longueur d’environ 8 km, puis en traversant le plateau par les crêtes inférieures. L’une des raisons justifiant cet itinéraire était de repérer les ateliers de fabrication d’herminettes et d’étudier la distribution de ces sites
sur la superficie de l’île. Un autre but de cette reconnaissance était
d’identifier des affleurements géologiques qui pouvaient être des sources de la pierre exploitée.
137
�Dès le moment de notre atterrissage à Eiao nous avons été frappés
par le nombre extraordinaire d’ateliers de travail, sites qui pour la plupart ont une superficie d’environs 10 m de diamètre. Dans de nombreux
endroits, la densité des éclats de basalte est telle qu’elle couvre entièrement la surface. L’évidence de ces ateliers est due au fait que les eaux de
ruissellement ayant complètement lessivé la terre noire associée initialement à ces sites, ne laissant que les éclats qui ne pouvaient pas être
emportés par les eaux. Parmi cette abondance d’éclats, on trouve aussi
des ébauches ou préformes d’herminettes, mais les autres vestiges
archéologiques sont rares.
Nous avons relevé que la distribution des ateliers s’étend sur une
grande partie du plateau mais, comme noté par Candelot, il y a une
concentration évidente de ces sites aux environs de Mouakatiketike, le
sommet de l’île. L’atelier le plus grand, décrit par Candelot comme “un
champs d’éclats de taille”, se situe sur une crête secondaire près de
Mouakatiketike. Bien qu’il ait été fortement érodé, même depuis la visite
de Candelot en 1973, ce site est marqué par une distribution continue
d’éclats qui s’étend sur une zone de 60 m par 60 m. Ici, en cherchant
pendant une heure, nous avons trouvé 50 ébauches d’herminettes (ces
objets font partie de la collection que nous avons déposée au
Département Archéologie du CPSH). En suivant une crête secondaire qui
descend de Mouakatiketike, nous avons vu encore une concentration
des ateliers. Cette crête, qui atteint une largeur de 100 m et qui descend
en pente douce, était une zone de taille très intensive. Entouré des ateliers, et dans un endroit avec une belle vue sur une des meilleures baies
de l’île, il y a un pavage (paepae) bien construit, qui a servi de fondation
à une habitation. Les vestiges des édifices pré-européens sont rares à
Eiao et ce paepae est le seul, à notre connaissance, à incorporer des
blocs taillés de tufs volcaniques (ke’etu) rouge et jaune. Partout aux
Marquises, la présence de ces ke’etu signale une résidence de statut
élevé ou un site à caractère religieux.
Les éclats témoignent de la mise en forme de l’herminette et varient
suivant les phases de cette opération. Il est notable que tous les ateliers
repérés pendant les quatre premiers jours de notre mission sont marqués
par l’abondance de petits éclats (<5 cm), témoins des étapes finales du
138
�N° 289/290/291 • Décembre 2001
travail de préparation d’une pré-forme. En revanche, les éclats produits
aux premières étapes du travail et qui montrent le “cortex” (une écorce
ou zone superficielle qui enveloppe le bloc de roche), ces éclats de
“décorticage” sont particulièrement rares sur ces ateliers. Ce qui fait
penser que l’opération de décorticage a eu lieu ailleurs, peut-être à la
source même de la matière première.
C’est dans ce contexte que Sinton, rentrant au camp à la fin de la
quatrième journée, a retenu immédiatement l’attention des archéologues en rapportant un éclat lourd mesurant presque 15 cm de longueur.
Ce spécimen étant représentatif d’autres vus dans un atelier se trouvant
dans le creux d’une petite vallée, tandis que la plupart des autres ateliers
se trouvaient sur les crêtes, nous avons décidé de faire une reconnaissance approfondie de cette vallée.
Redécouverte de la carrière
La petite vallée qui avait attiré notre attention se trouve sur le plateau,
juste en bas de la crête secondaire qui est marquée par une concentration d’ateliers, ainsi que par la structure avec des ke’etu rouge et jaune.
Les versants et surtout le lit de cette vallée supportent un bois de purau
qui prend la forme d’une forêt presque impénétrable, à cause de la forme
typiquement sinueuse des troncs et des branches de cet arbre. En partant
de la crête principale nous avons trouvé assez rapidement le lit sec de
cette vallée et entamé là la descente vers l’endroit où Sinton avait trouvé
l’atelier aux grands éclats. Dans le lit sec de la rivière, nous avons commencé à trouver des blocs de basalte de couleur bleu noir. Peu après,
nous avons eu la sensation d’être tombés directement sur la zone des carrières anciennes. En suivant la rivière nous étions arrivés à une tranchée
ressemblant, à première vue, à un embranchement de la rivière. Nous
étions frappés par les murs verticaux de cette tranchée qui atteignaient
une profondeur de 2,80 m avec une largeur de 7 m. En y regardant de
plus près, nous constatâmes que la tranchée ne continuait pas loin et se
terminait par un fond angulaire, toujours avec des murs verticaux. Les
bords réguliers et angulaires, et la présence d’une construction en pierres qui soutient deux des murs ne laissaient aucun doute sur le fait que
cette tranchée représentait le résultat d’un ouvrage humain.
139
�Dans cette zone, le lit de la rivière contient un nombre considérable
de blocs de basalte et en surface les pentes avoisinantes sont couvertes
d’éclats de débitage. L’explication de la tranchée est devenue claire
quand nous avons aperçu des galets angulaires de basalte débordant par
érosion de ses murs verticaux. La terre épaisse de cet endroit contient
une abondance de galets de basalte de la qualité recherchée pour la
fabrication des herminettes. La tranchée a été creusée pour l’exploitation systématique de cette ressource souterraine. Le lit de la rivière
représente un excellent point de départ parce que ces bords montrent
bien la densité du basalte dans les couches de terre avoisinantes. En
même temps, comme la tranchée part du lit de la rivière, cela laisse une
sortie pour jeter les déblais des travaux. En creusant la tranchée, au lieu
de monter les déblais jusqu’à la surface en haut, il suffit de les jeter dans
la rivière où la terre serait évacuée par les eaux de pluie.
Des traits distinctifs du basalte recherché identifient ses origines
géologiques. Cette pierre se trouve sous forme de pièces angulaires, souvent avec des dimensions bien convenables à la fabrication d’une herminette. La forme angulaire et le cortex léger de ce basalte sont typiques de
la pierre provenant des dykes volcaniques. Dans la langue marquisienne,
les dykes sont connus comme ua’ua fenua (“veines de la terre”), un
terme qui décrit bien leur apparence. Comme ces formations produisent
un basalte dense qui convient en général à la production d’outils
lithiques, dès notre arrivée à Eiao, nous nous sommes appliqués à les
étudier. Bien que les dykes ne soient pas rares à Eiao, parmi ceux qui
sont visibles, aucun n’offre une qualité de pierre comparable à celle qui
a été travaillée sur les ateliers. Le basalte retiré de la carrière doit provenir d’un dyke souterrain perturbé par les ravinements de la rivière. Il
semble que les fragments de pierre qui s’enlevaient d’un dyke situé vers
le haut de la vallée ont été incorporés aux sédiments alluviaux qui forment le lit de la vallée. Un jour, il y a au moins dix siècles de cela, selon
nous, les Marquisiens ont découvert ce gisement qui offrait des quantités
énormes d’un basalte idéal pour la taille des herminettes. C’est plus tard,
pour augmenter la production des herminettes, qu’on a creusé les tranchées de la carrière. La tranchée que nous avons trouvée n’est sûrement
pas un exemple unique, mais la densité de la forêt de purau et le
140
�La carrière d’Eiao. John Sinton et Hio Timau dans la tranchée qui ressemble à première vue à la branche d’une rivière.
Aujourd’hui la carrière ce trouve dans une forêt de purau presque impénétrable.
Cette tranchée, large de 7 m, a été creusée pour permettre l’exploitation systématique des galets de basalte - à la qualité recherchée pour la fabrication des herminettes.
��N° 289/290/291 • Décembre 2001
manque de temps nous ont empêchés de faire une reconnaissance complète de la vallée. En effet, notre redécouverte de la carrière marquait
notre dernier jour de mission, le retour en hélicoptère ayant été fixé
pour le lendemain.
Conclusions
La mission à Eiao nous a permis d’identifier deux questions fondamentales :
1) est-ce que la carrière que nous avons trouvée est véritablement
celle qui a fourni la matière première travaillée sur les ateliers de l’île ?
2) est-ce qu’on utilisait plusieurs sources de basalte différentes à
Eiao — autrement dit, y a-t-il d’autres zones d’exploitation que nous
n’avons pas trouvées ?
Les analyses géologiques conduites à l’Université d’Hawaii nous ont
permis de répondre à ces questions. D’abord, nous avons comparé la
composition chimique du basalte provenant de la carrière (la matière
première) avec la composition de quelques pré-formes d’herminettes
trouvées sur les ateliers de la crête voisine. La composition de la matière
première correspond parfaitement aux résultats de l’étude des pré-formes. Ensuite nous avons étudié des pré-formes d’herminettes provenant
d’ateliers dispersés et éloignés de la carrière. Encore une fois nous
avons trouvé que toutes les pré-formes ont précisément la même composition. Comme cette “signature chimique” est différente de la composition d’autres formations géologiques à Eiao, notre étude conclut qu’il
n’y avait qu’une seule zone d’exploitation, celle marquée par la tranchée
de carrière que nous avons décrite1.
Barry V. Rolett
1 Nous souhaitons remercier le Département Archéologie du Centre Polynésien des Sciences
Humaines pour son soutien enthousiaste. Nous remercions également pour leur assistance
Tehaumate Tetahiotupa, maire de Tahuata et son frère Paul Tetahiotupa, administrateur des
Marquises à Nukuhiva, et enfin, merci à notre pilote M. Philippe Pontailler de Héli-Inter
Marquises.
143
�BIBLIOGRAPHIE
CANDELOT, Jean-Louis. 1980. Contribution à la prospection archéologique des îles
Marquises : l’île d’Eiao. Journal de la Société des Oceanistes XXXVI (6667) :105-121.
LINTON, R. 1925. Archaeology of the Marquesas Islands. Honolulu : Bernice P. Bishop
Museum Bulletin 23.
ROLETT, Barry V. 1998. Hanamiai : Prehistoric Colonization and Cultural Change in the
Marquesas Islands (East Polynesia). Yale University Publications in Anthropology n° 84. New
Haven : Yale University Department of Anthropology and The Peabody Museum.
SINOTO, Y.H. 1983. The Huahine excavation : Discovery of an ancient Polynesian canoe.
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SINTON, J.M. and SINOTO, Y.H. 1997. A geochemical database for Polynesian adze studies.
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SUGGS, Robert. Archaeology of Nukuhiva, Marquesas Islands, French Polynesia. 1961 a. New
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WEISLER, Marshall. 1998. Hard evidence for prehistoric interaction in Polynesia. Current
Anthropology 39 :521-532.
WEISLER, M.I. and SINTON, J.M. 1997. Towards identifying prehistoric interaction systems
in Polynesia. In Prehistoric Long-Distance Interaction in Oceania : An Interdisciplinary
Approach. ed. M. Weisler, 173-193. New Zealand Archaeological Association Monograph.
144
�De quelques objets
et cas originaux des Tuamotu
et de Reao en particulier,
et des questions y relatives…
De nombreux secteurs de la préhistoire polynésienne ont été peu à
peu mis au jour au cours de longs et patients travaux. Les connaissances
que l’on a acquises sur le processus de peuplement, les techniques, l’organisation même des sociétés qui ont petit à petit peuplé ses archipels
ont été reconstituées elles-aussi. Il reste cependant un espace qui par
son immensité, son environnement particulier et donc aussi ses occupants, n’a pas bénéficié des mêmes efforts ni du même intérêt, ce sont
les archipels des Tuamotu. Quelques travaux intensifs y ont bien en certains endroits été conduits, mais de façon ponctuelle, tandis que de
nombreux repérages et inventaires de surface sont resté extensifs, si ce
n’est évasifs.
Les travaux conduits à Reao, à l’initiative persévérante du Pr.
Sachiko Hatanaka ont en quelque sorte repris, en en précisant plus nettement les objectifs, les campagnes pluri-disciplinaires organisées au
début des années 20 par le Bishop Museum de Hawaii. La position géographique excentrée de Reao, ainsi que sa langue différente constituaient déjà une sorte de curiosité anthropologique. Le recueil des traditions orales, tant anciennes par P. Buck, S. Elbert, E. G. Burrows, F.
Stimson notamment que sub-récentes par les Frères Audran et Mazé par
exemple ou contemporaines recueillies par S. Hatanaka, auprès des
�anciens de l’atoll, signalent de nombreux contacts non seulement avec
les Gambier, voire l’île de Pâques, mais aussi des liens avec les
Marquises du Sud. Si l’on ajoute que le corpus de traditions orales
recueillies par P. Buck notamment, à une époque où la confiance dans
les connaissances et l’authenticité des locuteurs pouvaient encore être
assez grande, on doit reconnaître que le choix de cet atoll était bien stratégique.
Sans reprendre ici les descriptions des résultats des investigations
conduites entre 1976 et 1980, puis en 1984, publiées dans les rapports
de Reao (Hatanaka Ed., 1977 et 1982; Chazine, 1984), les fouilles qui
ont été conduites ont d’une part, confirmé l’ancienneté de la présence
humaine à Reao mais d’autre part aussi, sa répartition assez limitée sur
l’atoll. En effet, malgré les nombreux sondages qui ont été tentés sur le
pourtour de l’atoll, et qui ont presque tous fourni des traces manifestes
d’occupation, seuls ceux du secteur Nord ont présenté une certaine stratigraphie et surtout, les dates les plus anciennes. Et parmi les vestiges
matériels recueillis, dans lesquels, la consommation des produits du
lagon et de l’océan était visiblement importante, du fait de la conservation des matériaux durs, figurent notamment, de nombreux outils agraires et d’autres spécifiquement domestiques, en os de tortue travaillés,
tout à fait originaux.
Les fouilles archéologiques qui ont été conduites à Reao ont montré
qu’il était difficile d’isoler une stratigraphie qui aurait révélé une occupation ancienne clairement identifiée. En dehors des vestiges trouvés
sous les structures telles que les marae, que l’on pourrait ainsi dater par
défaut, ou d’autres qui ne peuvent l’être, nous n’avons pas réussi à localiser de zone présentant une véritable stratigraphie chronologiquement
interprétable ou utilisable.
Alors que j’avais repéré dans le secteur de Tapuarava, au nord de
l’atoll, une fosse présentant deux à trois niveaux d’occupation enfouis
distincts lors de la visite de repérage préventif que j’avais effectuée en
juillet 1977, les fouilles de 1980 ont montré qu’elles s’inter-mélangeaient
ou se confondaient quasiment partout ailleurs. Cet horizon dont l’épaisseur varie de 5 à 35 cm, proportionnellement à la densité d’occupation
146
�Sites archéologiques sur l’atoll de Reao
Squelette de tortue
et os coracoïde.
�Couteaux à bénitier en os de tortue
(dessin : F. Tevivi)
�N° 289/290/291 • Décembre 2001
ponctuelle du lieu, se retrouve de manière plus ou moins continue, tout
autour de la bordure interne du lagon. Ce cas de figure est selon mes
observations, généralisable à la plupart des atolls, où ce faciès se présente dès qu’une couche de terre détritique ou végétale s’est maintenue,
malgré les aléas climatiques ou anthropiques.
C’est d’ailleurs en retrouvant, malgré des travaux de terrassement,
l’endroit où cette stratigraphie m’était apparue, que les datations au
Carbone 14 ont confirmé y être les plus anciennes.
A Reao notamment, le fait que les fosses de culture soient regroupées en deux zones principales, plus une sur un motu de la périphérie,
est remarquable et pourrait correspondre à un mode particulier d’organisation socio-spatiale. C’est une des différences qui apparaît nettement,
ne serait-ce qu’en ce qui concerne les moyens de productions de ressources vivrières, avec la distribution des zones de fosses dans les atolls
de l’Ouest et du Nord-Ouest des Tuamotu.
Ce thème, que j’ai déjà traité par ailleurs (Chazine, 1985, 1987 et
1991), n’est évoqué ici que pour confirmer que les différences formelles
ou morphologiques que l’on rencontre sur les différentes îles basses
d’un bout à l’autre du Pacifique, sont des indicateurs de structurations
sociales mais aussi techniques éminement variables.
Au Sud du village actuel de Tapuarava, dans la zone des fosses de
culture M4 (voir carte), on a pu repérer plusieurs niveaux d’occupation
qui avaient été traversés lors du creusement des diverses cavités. Après
le ravivage des parois, une fouille plus précise et aussi extensive que
possible fut entreprise, afin de dégager un éventuel sol d’occupation. Ces
travaux eurent lieu d’abord lors de la Mission Hatanaka en 80 puis
furent repris en 84 lors de la mission Cordet, une fois connues ou confirmées les dates les plus anciennes pour les Tuamotu qu’on y avait obtenues.
Les nombreux vestiges rencontrés ont consisté essentiellement en
déchets alimentaires, poissons, coquillages et tortue principalement.
Les fragments de tortue comprenaient aussi des morceaux de plastron et de carapace portant des traces d’intervention. Certains avaient
des perforations qui permettaient de leur attribuer une utilisation
comme pelles, couramment utilisées pour le creusement des fosses de
149
�culture au moins de Reao. Rappelons à titre indicatif, que son lagon ne
contient quasiment pas de nacre Pinctada maxima. Les occupants de
l’atoll ont donc dû s’adapter et trouver des matériaux qui répondent à
leurs besoins techniques. On n’y trouve donc pas les mêmes pelles à
base de nacre que celles recueillies par Emory, à Napuka notamment
(Emory, 1975: 36-38) ou à Takapoto et Ana’a (Chazine, 1991). Des portions soigneusement choisies et détachées des carapaces et des plastrons
de tortues ont ainsi été retouchées et utilisées. Grâce au grand nombre
de pelles plus ou moins complètes qui ont été collectées, on a pu
reconstituer la chaîne opératoire mise en œuvre pour la fabrication puis
le montage de ces pelles en carapace de tortue, uniquement de l’espèce
Chelonia mydas L. (Chazine, 1982: 297-303, 331-336).
Parmi les fragments d’os de tortue, figuraient également des pointes
spatulées. Les deux premières furent d’abord interprétées comme des
pointes de harpons. La découverte ultérieure d’autres fragments plus
longs mais dépourvus de la moindre barbelure remit en question cette
interprétation. Heureusement, plusieurs autres morceaux d’os découverts à proximité et présentant de nettes traces de fracturation complétèrent peu à peu le puzzle et permirent de déterminer quel os particulier
de tortue avait systématiquement été utilisé. Il s’agit du coracoïde, c’est
à dire la clavicule (Chazine, 1982: 322-325). Le fait est que cet os long
est non seulement le plus grand du squelette de la tortue, mais qu’en
plus il présente par endroits, une dureté du périoste supérieure à tous
les autres.
A partir des différents fragments, il a été là aussi possible, d’une
part, de localiser avec précision la partie de l’os utilisée et d’autre part,
de reconstituer les différentes étapes de la fabrication.
Du coracoïde original on n’a gardé, après quelques enlèvements
latéraux ou périphériques, qu’une courbure plate et spatulée, pour la
partie active distale et une portion semi-circulaire pour la zone de préhension proximale (ibid: 325). Toutes les parties qui ont été éliminées
au cours du débitage ont un périoste assez mince entourant une masse
osseuse plutôt spongieuse. On a ainsi la preuve du sens de l’observation
et des potentialités technologiques que les insulaires étaient capables de
déployer. Cela rend compte également d’une très grande connaissance
150
�Matériaux et ustensiles
pré-européens
dessin : Andreas Dettloff
�Couteau à bénitier
en os de tortue
Couteau à bénitier en bois de miki miki
contemporain
Arrêt archéologique
et ethnoarchéologique à Reao
(dessin : F. Tevivi)
�N° 289/290/291 • Décembre 2001
du squelette des tortues et des nombreuses utilisations auxquelles ils
pouvaient donner lieu.
Restait pour nous à déterminer la fonction de cet outil qui, à ma
connaissance, n’avait encore jamais été mentionné dans la littérature
ethnographique ni archéologique du Pacifique.
Une observation plus attentive fit apparaître quelques traces perceptibles à quelques centimètres des extrémités distales. Ces traces
constituées de fines rainures transversales, s’étendaient sur une zone circulaire de deux à trois centimètres de large, sur la face naturelle du
périoste et ses deux hémi-facettes adjacentes. Ces mêmes stigmates se
retrouvent rigoureusement sur toutes les pointes ou outils plus ou moins
complets que l’on a trouvés dans ce secteur. Ils indiquent pour le moins,
une utilisation ou des conditions d’emploi semblables.
C’est une simple observation ethnographique qui, par la suite, fournit la solution. En effet, peu de temps après, en ouvrant avec une fine
lame de couteau rouillée, des bénitiers, je me suis aperçu que les rayures laissées par le frottement de la lame sur les bords de l’orifice du pied
étaient pratiquement les mêmes que celles des outils archéologiques. Cet
indice ethno-archéologique allait même lui aussi, être confirmé par un
de nos aides-fouilleurs qui, à ma demande, a fabriqué l’outil de fortune
habituel utilisé sur les motu, pour ouvrir les bénitiers. Ainsi, à partir
d’une branche de mikimiki (Suriana maritima), un bois particulièrement dur, il s’est taillé un outil de secours qu’il a appelé kakaro pahua
(couteau à bénitier). La sihouette de sa partie distale présente les
mêmes courbures et la même pointe spatulée que ses homologues
archéologiques. On a donc ici, pour répondre à un même besoin, identité et même rapport homothétique entre deux outils, l’un venu d’un
passé lointain - et encore inconnu, comme on le verra plus loin - et l’autre, mémorisé et adapté pour les cas de pénurie technologique.
Ce qui était et est resté surprenant, c’est que c’est près d’une dizaine
de ces pointes et/ou fragments de couteaux à bénitier qui ont été trouvées sur une aire d’une petite centaine de mètres carrés et ce en un seul
lieu, dans le seul secteur Nord de l’atoll. A noter également de manière
significative, qu’on n’a recueilli sur place et à proximité, qu’une dizaine
de coquilles de bénitiers. Comme il y a plus que de fortes chances que
153
�la fracture des pointes ait eu lieu sur place lors de l’emploi de l’outil
pour l’ouverture, la disposition des vestiges n’étant pas assimilable à un
mini-dépotoir, on doit penser que les bénitiers ont été transportés
jusqu’à cet endroit et vidés, puis que les coquilles ont été remportées. Le
lagon de Reao présente d’ailleurs également la particularité d’avoir
d’immenses tas de bénitiers construits sur ses rives. Ces empilements
qui atteignent quelques mètres de hauteur au dessus du niveau moyen
du lagon (et de un à trois mètres de profondeur…) et s’étendent en formes de digues, de tumuli ou de parc-pièges à poissons, sur des dizaines
de mètres à l’intérieur du lagon, sont la trace évidente que les bénitiers
ont, pendant une longue période, constitué un apport alimentaire très
important, et peut-être déterminant pour les occupants de
l’atoll.
Reste que cet outil, en l’occurrence, ces outils, sont jusqu’à présent
précisement localisés sur le seul atoll de Reao. Toutes les recherches, soit
bibliographiques, soit auprès des collègues, sont restées vaines jusqu’ici.
Pas la moindre trace de ce type d’outil jusqu’à maintenant n’a, à ma
connaissance, été signalée, ni pour l’ethnographie ni par l’archéologie.
La seule analogie, qui d’ailleurs m’a été fournie au Japon par E.
Nitta, l’archéologue de l’équipe, associé à S. Hatanaka, est l’existence
d’un “ouvroir à coquillage”, mais qui est en os de baleine et surtout date
de l’époque Yayoi (ibid:323),au début de l’ère chrétienne.
Même si, parmi les cultures et les influences austronésiennes qui se
sont déployées dans tout le Pacifique et donc jusqu’aux confins des
Tuamotu, celles associables au Japon et ses diverses cultures peuvent s’y
trouver, une filiation, même plus ou moins directe, serait tout à fait
extraordinaire. Elle témoignerait d’une incursion extrême, ponctuelle et
qui n’aurait pas laissé d’autre trace ni preuve. Un équivalent pré-historique, stricto sensu, d’une “Caravelle perdue” venant, elle de l’Ouest,
dans le sens devenu traditionnel des migrations. En dehors de cette explication trop peu vraisemblable, il reste l’invention élaborée sur place, à
partir de connaissances très précises sur les qualités et la résistance de
certains matériaux, d’un outil spécifique répondant exactement à des
besoins eux aussi tout à fait précis. Reao, fournit ainsi un exemple jusqu’à
présent exceptionnel et presque unique, d’une invention rigoureusement
154
�Comment fabriquer et utiliser un couteau à bénitier en os coracoïde
�autochtone et qui – jusqu’à preuve du contraire – n’a pas d’ascendance
et ne s’est pas diffusée. Aucun des mécanismes généralement invoqués en
ethno-archéologie, et plus généralement en sciences humaines, concernant la diffusion, l’emprunt ou l’adaptation technologique, n’a ici été mis
en œuvre, ce qui rend ce cas tout à fait exemplaire.
Il rend compte si besoin était, mais l’ensemble des techniques nécessaires à l’élaboration et la mise en œuvre des fosses de culture était déjà
une exceptionnelle synthèse de connaissances pré-acquises, des remarquables capacités, et d’acquisition des connaissances, et d’observation et
d’adaptation à un environnement tout à fait particulier, des premiers
occupants des atolls du Pacifique. Capacités et compétences qui sont loin
d’avoir toutes été décryptées, reconstituées et à fortiori restituées.
Jean-Michel Chazine
BIBLIOGRAPHIE
Chazine, J.-M.,1977: Prospections archéologiques à Takapoto. JSO T. XXXIII, n°56-57: 191215.
•1983: Compte-rendu préliminaire des travaux archéologiques réalisés à Reao. DA du CPSH, 87 p.
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•1985: Les fosses de culture dans les Tuamotu. JSO T.XLI, n° 80: 25-32.
•1990: Contraintes et ressources de l’environnement, l’exemple des Tuamotu. Notes et
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Calaque, I. et Conte, E, 1984: Note sur les premières investigations archéologiques menées à
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156
�De la vie
de la Société…
�Echos
de l’Assemblée générale du 20 juin 2001
et de la réunion du Conseil d’Administration
du 27 juin 2001
Les membres de la Société des Etudes Océaniennes avaient été
conviés par voie de presse à l’Assemblée générale de la SEO qui devait
se tenir le mercredi 6 juin 2001 à 17h00. Le quorum n’ayant pas été
atteint, l’assemblée a été convoquée à nouveau pour la date du 20 juin
2001 et la séance s’est tenue dans les locaux du service des Archives
Territoriales à Tipaerui. À cette date, étaient présents les membres du
conseil d’Administration sortant, M. Robert Koenig, Président, Mme
Janine Laguesse, Vice-Présidente, M. Raymond Pietri, Secrétaire, M.
Philippe Machenaud, Trésorier, Mme Liou Tumahai, Trésorière adjointe,
Mme Moetu Coulon-Tonarelli et Mme Annie Aubanel, assesseurs. Etaient
absents excusés, Mme Louise Peltzer et M. Christian Beslu, assesseurs.
Une trentaine de membres de la société étaient présents.
Le président souhaitant la bienvenue à tous a ouvert la séance en
abordant l’ordre du jour : bilans moral et financier, appel à candidature,
renouvellement du Conseil d’Administration et questions diverses.
Robert Koenig a souligné la bonne santé de notre Société durant cette
mandature écoulée en faisant état de ses activités. On aura noté que la
SEO invitée aux “trois journées de la mer” des 15, 16 et 17 juin a affirmé
sa présence à cette manifestation largement ouverte au public dans l’enceinte de la base navale de Fare Ute.
Robert Koenig a rappelé que la Société a récemment enrichi son
patrimoine en achetant un album de photographies en bon état intitulé
“Campagne du Pacifique 1902-1904”. Ces prises de vues ont été réalisées par un officier de marine embarqué à bord de la “Zélée”, bâtiment
de la Marine Nationale, qui a visité maints archipels polynésiens et
approché les populations, notamment aux Australes (Rapa), aux
Tuamotu après les cyclones de 1903 et aux Marquises, à l’époque d’un
Paul Gauguin en fin de vie.
158
�N° 289/290/291 • Décembre 2001
Robert Koenig a rendu compte d’une aide financière de la société à
une campagne de fouilles archéologiques sous-marines dans le lagon de
Mangareva conduite par l’antenne locale du Groupe de Recherche en
Archéologie Navale. Notons aussi que la Société des Etudes Océaniennes
a été associée, par son soutien moral et financier, à une exposition de
“moulures de crânes ancestraux du Pacifique” réalisée du 16 au 30 juin
à Papeete par l’artiste Andreas Dettloff, dont il faut rappeler qu’il est
l’auteur du logo de la SEO. L’affiche de l’expo Dettloff a été présentée en
séance aux membres de la Société (voir p. 209).
Le Président a également mis en exergue le travail éditorial de la
Société des Etudes océaniennes. Il est vrai que le Bulletin de la SEO est
un lien essentiel entre la Société et ses membres. Il témoigne s’il en était
besoin de la vitalité de nos chercheurs en études océaniennes qui nous
font partager leur passion chacun dans son domaine. Sans doute aussi
que le Bulletin renvoie à la société civile une image de la SEO qu’on souhaite cohérente et sereine. Ces dernières années le BSEO a paru très
régulièrement enrichi de copieux articles. Les thèmes étaient divers, parfois un peu «oubliés» mais combien somptueux comme , par exemple,
ce Supplément au Mariage de Loti. Le présent numéro consacré à l’état
de l’Archéologie en Polynésie Orientale (BSEO 289) devrait également
ravir nos lecteurs attentifs. Le Président a fait part de son souhait de
rééditer sous le label SEO Généalogies commentées des ari’i des îles de
la Société de Mai Ari’i Cadousteau. Ces derniers temps il a régulièrement
rencontré son auteur qui lui a parlé des liens tissés avec les anciens dans
la transmission de ces généalogies, ce qui devrait apporter une réédition
augmentée. Robert Koenig a dit ensuite qu’il portait beaucoup d’attention à un mémoire de H. Weill traitant de la période 1940-41 à Tahiti et
qui met en scène de nombreux acteurs du microcosme polynésien de
ces temps qui composent notre Histoire ; son auteur a accepté que la
SEO en adapte une publication dans son Bulletin. Le Président a également annoncé à l’assemblée que la Société des Etudes Océaniennes avait
un projet d’édition digne d’intérêt : cette publication sera pour la première fois bilingue, français/anglais ; intérêt surtout quant à la personnalité de son auteur, Douglas Oliver, qui a, rappelons-le, dressé de
159
�manière magistrale un état exhaustif des connaissances du Tahiti d’avant
le Contact, intérêt enfin eu égard au sujet traité, Ages de la vie à Tahiti
et à Hawaii. Avant de clore son propos le Président a présenté à l’assemblée la maquette de couverture de la dixième édition du Tepano
Jaussen, dictionnaire de la langue tahitienne qui vient d’être tirée à
2.000 exemplaires car la demande est constante.
Philippe Machenaud, le Trésorier, a ensuite présenté par année de
gestion le bilan financier de la Société des Etudes Océaniennes, en précisant que le dernier exercice dégageait un solde positif ce qui permettrait sans aucun doute la mise en œuvre des projets éditoriaux de la SEO.
Il a dit sa satisfaction de constater que les cotisations des membres
étaient plus régulièrement versées à la Société. Il a précisé que le
Bulletin de la SEO était tiré à 700 exemplaires en moyenne. Il a dans un
souci de pédagogie fait ressortir le coût de revient de ce Bulletin, et
affirmé la volonté du Conseil d’Administration de “tirer les prix vers le
bas” par le jeu de la concurrence des imprimeurs. Il a été souligné le
concours des libraires de la place qui diffusent le Bulletin vers un lectorat élargi et nous apportent ainsi des rentrées d’argent non négligeables pour les comptes de la Société. Ce bilan financier est accessible à
chacun ; on peut le consulter au secrétariat de la SEO ou, sur demande,
le recevoir par e-mail.
Le Trésorier a évoqué le devenir du patrimoine de la SEO constitué
notamment d’œuvres picturales et d’objets lithiques en dépôt au Musée
de Tahiti à Puna’auia; devenir qui paraît bien incertain, un contentieux
en forme de nœud gordien étant toujours en place entre la SEO et
l’Administration de tutelle. Des intervenants ont suggéré pour amener à
un dénouement satisfaisant pour tous, la mise en œuvre d’une convention qui soulignerait le prêt de ce patrimoine au Musée de Tahiti, pour
la durée de vie de la SEO, laquelle Société demanderait en retour que le
logo de la SEO soit apposé en regard de chaque œuvre et qu’un droit
d’emprunt pour études, ou expositions particulières soit consenti à la
SEO ainsi que la libre exploitation de l’image.
Il a été rappelé aux membres des Etudes Océaniennes que notre
Société était toujours logée gracieusement par le Territoire dans les
160
�N° 289/290/291 • Décembre 2001
locaux du Service des Archives Territoriales à Tipaerui, et disposait
d’une secrétaire à plein temps, Madame Hilda Piccard. L’assemblée unanime a donné quitus au Trésorier de sa gestion comptable.
Le Président Robert Koenig reprenant la parole, a annoncé le
départ du Conseil d’Administration de Messieurs Yvonnic Allain, Guy Sue
et Michel Bailleul et a regretté vivement le départ de Raymond Vananga
Pietri qui a assuré avec continuité et sérieux durant plus de vingt-cinq
ans les fonctions de Trésorier puis de Secrétaire de la SEO. Avant renouvellement du Conseil d’Administration, le Président a fait connaître à
l’assemblée les candidatures qui s’étaient manifestées, il y a quelques
semaines, il s’agit de M. Hugues Chaze, de M. Constant Guéhennec et de
Mme Eliane Hallais-Noble-Demay. D’autres candidatures ont été présentées durant l’assemblée générale : Mme Lise Benoît-Capel, Mme Simone
Grand et M. Claude Girard. Le Président a porté à la connaissance de
l’assemblée qu’une partie du Conseil d’Administration sortant souhaitait
se représenter au suffrage de l’assemblée c’est-à-dire M. Robert Koenig,
Mme Janine Laguesse, M. Philippe Machenaud, Mme Liou Tumahai,
Mme Louise Peltzer, Mme Annie Aubanel, Mme Véronique MuLiepmann, Mme Moetu Coulon-Tonarelli, M. Christian Beslu, M. Maco
Tevane. Le Président a proposé au suffrage de l’assemblée ces candidatures en précisant que les “bonnes volontés” seraient sollicitées pour
des actions ponctuelles au sein du nouveau Conseil d’Administration. Il
a été procédé au vote à main levée ; l’assemblée des membres présents
a voté à l’unanimité la liste proposée. Il a été précisé que le nouveau
Conseil d’Administration élargi serait convoqué le mercredi 27 juin 2001
afin d’élire le nouveau bureau de la SEO. M. Robert Koenig a remercié
l’assemblée et annoncé qu’il souhaitait avec le concours de chacun des
membres du Conseil, donner une nouvelle impulsion à la Société des
Etudes Océaniennes et qu’un “choix de style” serait à trouver.
La réunion du Conseil d’Administration du 27 juin 2001 a permis
d’une part la constitution du nouveau bureau de la Société des Etudes
Océaniennes et d’autre part, de définir des axes forts pour la bonne marche de la SEO dans les mois et les années à venir : la recherche d’un partenariat auprès des autorités de tutelle et au sein de la société civile, la
161
�création du site Internet de la Société des Etudes Océaniennes, opérations qui iront de pair avec cet esprit nouveau qui doit nous animer :
faire que la Société des Etudes Océaniennes trouve sa vraie place dans
le paysage culturel du Territoire et hors nos frontières naturelles. C’est
d’ailleurs un même travail de réflexion à conduire par le Conseil
d’Administration en vue de la préparation de l’Année Gauguin 2003 qui
verra la commémoration du centenaire de la mort de l’artiste. Enfin le
Conseil d’Administration, sous la plume de son Président, continuera
d’informer les membres de la SEO de l’activité de notre Société, par le
biais du Bulletin.
Le nouveau bureau élu comprend M. Robert Koenig, Président,
Mme Janine Laguesse, Vice-Présidente, M. Constant Guéhennec, Secrétaire,
M. Hugues Chaze, Secrétaire-Adjoint, M. Philippe Machenaud, Trésorier,
Mme Liou Tumahai, Trésorière adjointe.
Le Secrétaire
Constant Guéhennec
162
�Lecture critique et
Contrastes Océaniens à propos de
Conte, Eric, 2 000, L’archéologie en Polynésie française, Esquisse d’un bilan critique, Au Vent des Îles, Papeete, 303 p.
L’archéologie est une discipline «sensible». On ne compte plus les déviations l’utilisant pour des raisons politiques et pour cela tordant la réalité au-delà du possible.
L’archéologie classique, solidement appuyée sur une masse de matériaux épigraphiques et scripturaires, y échappe en grande partie. L’archéologie préhistorique —
ce terme est celui choisi par André Leroi-Gourhan — n’a pas les reins aussi solides.
Elle peut se plier à des pressions nationalistes, ou jouer un rôle plus ou moins conscient dans un système de domination colonial.
Créer une Académie malgache et en même temps asséner aux habitants de la
«grande île» que leur civilisation ne pouvait être antérieure au huitième siècle après
Jésus-Christ en est un exemple. On n’avait encore fouillé qu’en deux points de cet espace immense, sites découverts par hasard, et il n’existait aucune donnée permettant de
proposer pareille hypothèse. Petit à petit (ils n’ont pas de crédits de fouilles et les
archéologues français ne se mobilisent guère pour leur en obtenir), les archéologues
malgaches entreprennent de reculer les dates. On peut être certain que, comme en
Océanie, elles seront repoussées de plus en plus loin dans le temps.
En Océanie, comme aux Amériques, en Afrique et en Asie, les archéologies préhistoriques occidentales appliquées aux anciens habitants du pays ont eu des destins
divers, trop souvent caractérisées par les hypothèses aventureuses et la romantisation.
On sait peu que l’étrange volonté des intellectuels noirs de se rattacher à l’Egypte
antique en s’en affirmant l’origine avait été précédée par une thèse occidentale voulant
que le peu de civilisation que les Noirs pouvaient mettre en œuvre était l’écho d’une
civilisation égyptienne diffusée en Nubie bien au-delà de la dernière cataracte.
D’aucuns ont même voulu voir dans les grands pasteurs peuls ou tutsis les descendants
directs du peuple des pharaons. On se rend compte aujourd’hui combien pareille
hypothèse a pu se révéler politiquement inopportune.
La volonté de conserver aux Mélanésiens le rang de barbares par rapport aux
Polynésiens se marque encore aujourd’hui dans la thèse, qui heureusement perd du
terrain, qui veut que les potiers lapita (on ne dit jamais les potières, ce qui est pourtant
la réalité commune dans la région), aient été une population maritime, de navigateurs
côtiers, également artisans du coquillage et de la nacre et qui, en poursuivant une
quête aventureuse aux marges côtières de la Mélanésie, auraient été en définitive les
ancêtres des Polynésiens. L’hypothèse est le produit d’une archéologie exclusivement
fondée sur des fouilles côtières (en général les plus commodes à réaliser), alors que
les grandes îles de la Mélanésie attendent encore que l’on s’intéresse aux sites, même
connus, de l’intérieur, où les fouilles sont plus ardues par le manque absolu de moyens
163
�de communication. Tout regard critique portant sur les résultats imparfaits de cette
archéologie anglo-saxonne dominante est ainsi en principe le bien venu.
Voici donc un ouvrage que l’on attendait depuis longtemps. Sur le plan de
l’archéologie tahitienne, il ne décevra pas. L’outil critique est aiguisé et s’applique parfois utilement, même s’il apparaît quelque peu biaisé aux dépens des auteurs anglosaxons. La volonté d’auto-critique n’est pas, et pas plus chez lui qu’un autre, la caractéristique ici de l’auteur, mais on peut tenter de poursuivre son entreprise et se demander si les leçons apprises aux Tuamotu sont vraiment pertinentes et applicables aux îles
hautes, ce qui est plus ou moins le fond de l’ouvrage.
L’archéologie océanienne n’a jamais réussi, malgré des tentatives, a être globalement le fruit d’une coordination et d’une programmation rationnelles. Elle a trop souvent été le lot d’individus à la recherche du site magique qui fera leur carrière, ou d’équipes en rivalité pas toujours charitable les unes avec les autres. Cette incohérence et
les résultats déséquilibrés dont on dispose de ce fait sont bien reconnus par l’auteur.
Les chapitres collant le plus à cette réalité sont les plus intéressants. Ils peuvent cependant décevoir par moments.
A la page 136, l’affirmation qu’au fur et à mesure que l’on se déplace vers l’est
la flore et la faune présentent un taux d’endémisme de plus en plus fort est erronée.
Les taux d’endémisme les plus forts (un grand nombre d’espèces propres à l’île et
inconnues ailleurs) se rencontrent en Australie, en Nouvelle-Calédonie et en NouvelleZélande. Il y a là confusion avec la pauvreté relative de la flore et de la faune des îles
polynésiennes équatoriales dont la biologie est passablement monotone (moins
d’espèces qu’ailleurs et plus ou moins toujours les mêmes).
Page 150, la «demande de surplus» par les chefs est un écho de la Bible et de
nos études classiques. La notion d’un tribut dû au chef avancée par Sahlins1 dans un
fort mauvais ouvrage ne correspond à rien. Ce que le chef océanien reçoit est redistribué, à tel point que tous ces chefs sont obligés de travailler leurs propres champs pour
nourrir leur famille. Quand il y a un champ du chef travaillé par ses dépendants, c’est
que la récolte est affectée à un usage collectif précis.
A la page 194, la notion de territoire est elle aussi une notion occidentale plaquée
sur la situation, contrairement aux affirmations sans fondements du géographe Bonnemaison2 (qui n’a jamais vécu dans aucune communauté mélanésienne). L’appréhension de l’espace aménagé ou disponible ne se fait pas en fonction d’une notion globale et de limites territoriales, mais par l’avancée dans telle ou telle direction, ou l’arrêt
en un point précis, de sentiers, le long desquels se succèdent ou s’étagent les parcelles
cultivées, les lieux de chasse ou de pêche, dont l’usage n’est revendiqué qu’à travers
l’appropriation du sentier, ou de la part de sentier qui y mène, et que l’on défendra
alors contre les intrus (chacun sait à qui et comment aller demander l’autorisation de
passer). De même, l’appropriation des espaces maritimes se pratique par le partage de
la ligne de côtes et des lieux de pêches au large, dont les patates de corail où l’on va
poser les nasses. Dans l’intervalle entre tous ces points la liberté de naviguer est
164
�N° 289/290/291 • Décembre 2001
complète. Les guerriers ne se précipitent pas pour occire celui qui passe devant chez
eux en pirogue, de même que les itinéraires liant un habitat à l’extérieur sont de passage libre.
A la même page 150, la réponse à l’origine du contrôle de l’eau par et pour l’irrigation ne se trouve pas en bout de course, aux îles Hawai’i, mais plus près du point
de départ asiatique et insulindien, dans les hautes vallées glaciaires de la NouvelleGuinée3. La plupart des auteurs ont été saisis par une vision partielle, cultures sèches
contre cultures humides (le taro se cultive des deux manières). La réalité de terrain et
sa logique sont qu’il y a drainage ou irrigation, et que ces deux façons de cultiver constituent les deux faces du même processus technique: les canaux sont ou bien emplis
d’eau pour la faire partir, parce qu’il y en a trop, ou pour la faire venir, parce qu’il n’y
en a pas assez. Mais c’est fondamentalement l’application du même principe : faire
couler l’eau là où l’on a besoin qu’elle aille. La conclusion est qu’il s’agit là du vieux
fonds technique apporté d’Asie et dont l’apparition est à dater d’avant l’introduction de
l’agriculture de céréales et de la domestication du zébu. En Nouvelle-Calédonie et au
Vanuatu, les grands systèmes d’irrigation pour le taro s’établissent là où l’on en a
besoin, sur les pentes sèches qui ne pourraient être mises en culture autrement. Quand
il suffit de dériver sur quelques mètres une fraction de l’eau d’un ruisseau, nul n’imaginera de se mettre pareillement en peine. L’analyse de la couverture de l’île en photographies aériennes à permis de confirmer ce fait4.
A la page 153 : la construction de parcelles assimilables à des terrasses, par plantation au niveau inférieur choisi d’une barrière en purau, renforcée par des pieux et
des pierres s’il y en a, et sur laquelle on amène la terre depuis le niveau supérieur choisi, a été décrite par nous pour Tongariki et Tongoa dans les îles Shepherds au Centre
Vanuatu. La réflexion sur l’origine des techniques ne saurait se réaliser concrètement
dans le seul cadre polynésien. Chaque exemple est une variante d’un ensemble
océanien5.
Settlement patterns
J’ai suivi de près la tentative de Roger Green6. Elle était fondée sur une volonté de
rigueur dans la description, qu’il voulait établir sur des mensurations et des diamètres
qui seraient ensuite traités par ordinateur. L’idée était sympathique, moderne. L’échec
lui a coûté une carrière aux Etats-Unis. Le malheur est que Green, sans expérience
océanienne conséquente, s’est lancé tout seul dans son affaire et sans bien savoir ce
qu’il cherchait. Les paramètres dont il aurait fallu tenir compte n’avaient pas été déterminés à partir d’une réflexion suffisante, qui eut dû porter sur des habitats océaniens
et indonésiens contrastés (pour tenir compte entre autres des long houses de Bornéo,
que l’on retrouve en Nouvelle-Guinée et jusqu’au Vanuatu (centre-est Espiritu Santo).
L’idée était fondamentalement juste. Mais, comme l’a bien vu Eric Conte, les
fouilles ne présentent jamais une superficie à l’échelle du phénomène. Dans la réalité,
l’insuffisance des moyens ne permettait d’aller au-delà de chercher à mettre en relation
quelques emplacements de constructions, définis par les séries de trous pour les
165
�poteaux du tour. Un habitat est tout autre chose. Il s’étale dans l’espace et est constitué
autant de sentiers que de maisons, et de bien plus d’espaces libres que d’espaces couverts. Il comporte aussi bien la protection des sources, ou des puits, que la définition
des lieux, séparés par sexes, où l’on va satisfaire aux besoins physiologiques, et de ceux
affectés aux bains des adultes et des enfants. Les monographies anthropologiques
anglo-saxonnes sont étrangement silencieuses quant aux solutions techniques données
à la satisfaction des besoins physiologiques lourds. Une tradition fréquemment rencontrée est celle qui veuille qu’on aille déféquer la nuit, ou le matin de très bonne heure,
à marée basse, dans le lagon. Les feuillées maories de Nouvelle-Zélande sont nées de
la présence d’une mer plutôt sauvage.
Pas de réponse à ce jour sur ce point de l’archéologie océanienne. On peut imaginer que des analyses de sols permettrait de situer les lieux en question. Le sentier, ou
les sentiers parallèles, allant vers la mer, devraient pouvoir être retrouvés. D’autant que
les sentiers, qui constituent le lien direct de l’homme océanien avec les champs qu’il
cultive, établissent aussi la formalisation spatiale de ses relations avec l’extérieur7.
Mettre en évidence l’écheveau des marques de pas innombrables qui les constituent
constituerait une bien meilleure clé de la reconstruction prudente d’un passé socialisé
que le seul dessin, en plan seulement, de quelques bâtiments à la fonction parfois
imprécise. Si l’on réalise, en Europe continentale, le relevé des sources, parce que l’on
sait leur valeur religieuse, avant et après la christianisation, la chose a peu été tentée
en Océanie. Or l’on connaît la valeur essentielle de la source tapu à proximité de l’habitat chez les Maoris de Nouvelle-Zélande. On pourrait imaginer que cet exemple ne
soit pas le seul. Les puits, qui exigent souvent un support en pierres appareillées, ont
été moins négligés.
Même à l’intérieur d’une maison, un regard sur les superficies tassées et celles
qui le sont moins, par référence à la maison de Te ariki Kafika décrit par Raymond
Firth sur Tikopia8, pourrait distinguer entre l’aire dévolue au(x) dieu(x), et celle affectée aux humains, ce qui rejoint la maison séparée en deux par une rangée de pierres
décrites par Morrisson9 et citée par Conte.
Les considérations sur les marae m’apparaissent classiques. Il convient apparemment qu’il y ait arrangement de pierres pour qu’on s’y intéresse. Pourtant la réalité
est que la plus grande partie de la vie religieuse se déroule dans, ou face à, des emplacements cultuels que trop souvent aucune pierre ne distingue. Il s’agit de bosquets à
forme grossièrement ronde ou ovale, où la règle est de laisser pousser sans y toucher
ce que la nature établit, en dehors de quelques plantes symbolique qu’on l’on plante
au moins sur un des côtés (dont le ti partout, le palmier cycas là où il est présent, un
bouquet de roseaux, des plantes odoriférantes etc.)10. Des sondages à intervalles réguliers et l’intervention d’une palynologie à qui la question serait posée permettraient
peut-être de découvrir ces lieux essentiels. Le respect maintenu de ces points de l’espace permettrait peut-être aussi à la mémoire collective de les désigner. On en trouve aux
îles Loyalty, intacts, tout à côté des temples.
166
�N° 289/290/291 • Décembre 2001
Le déroulement du propos sur ce sujet présente des inconséquences. A la page
197, la référence à la «religiosité» des Polynésiens, ce qui est prendre un terme d’un
lexique spécifiquement catholique (les protestants n’utilisent jamais le terme), ne
signifie rien en Océanie.
Les références ethnologiques ne sont pas les bonnes. Conte prend ses références
chez la nouvelle génération de savants de cabinet, dont l’honnêteté intellectuelle est
incertaine, l’arrogance sans égale, et les imprudences méthodologiques constantes.
L’un pour les îles Hawai’i11 n’a même pas tenté, disposant d’une masse de textes dans
la langue dont parmi les plus beaux12, de les prendre un par un et de revoir la traduction avant de disserter trop savamment sur l’archipel. Un autre est pourri d’idées intelligentes, mais il écrit et publie trop vite, sans avoir pris le temps de réaliser le travail
de recollement prudent qui s’imposerait pour justifier les propositions avancées13. Le
seul auteur fiable actuellement est Douglas Oliver14, dont l’expérience ethnologique
diversifiée et la formation intellectuelle européenne lui ont permis de ne tomber dans
aucun piège. Le corpus en langue tahitienne est encore en état de flux, des publications
récentes soutenues par le ministère de la culture faisant espérer la sortie d’une période
où il ne sortait jamais rien du projet officiel de collection de textes.
La référence au sacrifice humain auquel le capitaine Cook aurait assisté est fausse15. Cook n’a fait que voir un cadavre apporté sur le marae, il n’a pas assisté à son
exécution dont la raison lui était inconnue. Il a vu le prêtre pratiquant un rite fondé sur
l’œil de la victime, un point c’est tout. Par contre des officiers de marine russes et français ont assisté à des exécutions à Hawai’i16. Mais il n’ont pu suivre le destin des cadavres. Nous disposons d’un texte hawai’ien relatant un sacrifice humain à la cour de
Kamahameha I, et qui pose partiellement problème quant à l’ancienneté de la tradition
sous cette forme17.
La description du résultat des fouilles de marae correspond aux données du dossier. Il est fort intéressant que Conte ait pu mettre en évidence le rôle de sépulture que
pouvaient jouer les marae aux Tuamotu. Le problème est que l’on a gonflé l’importance
des marae au-delà de la réalité possible. Il s’agit de lieux cultuels monumentaux à valeur
de prestige pour les principaux du pays. Par image, on pourrait dire que leur fonction
correspond à 20 % de l’activité religieuse globale et à 80 % des intrigues inter-communautaires. Les commentaires portant presque exclusivement sur les marae ont parfois
tendance à traiter la religion tahitienne comme une variante des religions révélées.
La seule étude convenable de la vie religieuse d’une société de langue polynésienne est celle de Raymond Firth à Tikopia18, qui n’a rien à voir avec ce que l’on a prétendu
pour la Polynésie orientale (les analyses des Maoris eux-mêmes19 ou les textes dictés
par eux20 commencent à éclairer pareillement la situation en Nouvelle-Zélande), mais
rejoint bien plutôt ce que l’on sait des pratiques religieuses réelles dans l’environnement océanien.
On doit rappeler que la société maorie désigne, sous le nom de marae, une place
herbeuse devant la maison de réunion, et que les actes religieux du tohunga maori
(qui peut être ou ne pas être en même temps ariki) se déroulent dans le voisinage
167
�immédiat d’une source placée sous tapu. Au Centre Vanuatu, le marae (portant précisément ce nom) est une place soigneusement débarrassée de ses herbes folles et sur
le pourtour de laquelle on trouve des rochers, placés là exprès, qui servent de siège
cérémoniel aux nawotalam, chefs élus chacun par un ensemble de tenants de titres
dont certains assument des fonctions précises (orateur, voyant, prêtre, constructeurs
de pirogues). Personne ne touchera à certains autres rochers, qui sont les pierres d’intronisation des nawotalam, quoique ne pouvant pas être touchés par ces derniers,
mais seulement par les atavi, prêtres attachés à leur personne et qui seront à leur mort
enterrés avec eux pour servir d’oreiller à leur cadavre.
Proposer une synthèse sur les marae tahitiens sans connaissance réelle d’une
forme atypique jamais encore fouillée, à plan rectangulaire et à pyramides à un seul
degré, à savoir les nanga de l’ouest de Viti Levu à Fiji21, pour lesquels on ne dispose
d’aucune date et personne ne parle de sacrifices humains, ne saurait de ce seul fait en
aucun cas permettre de construire une vision globale fructueuse. Ce qu’on peut inférer,
par contre, est que les premières constructions de marae seraient postérieures au
départ des pirogues de Tahiti et de Raiatea (si tant est qu’il n’y en ait pas eu d’ailleurs)
pour peupler la Nouvelle-Zélande. Cela devrait permettre de relativiser le discours sur
la fonction religieuse des marae. Pas plus qu’ailleurs en Océanie pour les rituels les
plus spectaculaires, dont parfois les connotations relèvent plus du système de copyright et de la compétition de prestige que du sacré, la vie religieuse n’est fondée pour
l’essentiel sur ce qui est monumental, qu’elle utilise des matériaux éphémères ou durables. Pour suivre la distinction introduite par le prêtre anglican Codrington22 (fondée
pour une bonne part sur des matériaux en langue mota obtenus au milieu du XIXe siècle), les dieux «qui n’ont jamais été des hommes» (existant de toute éternité), s’inscrivent dans une représentation poétique globale du monde. La plus grande partie des
prières va aux morts les plus récents, divinisés par leur passage dans l’au-delà, et dont
le maintien du pouvoir et de l’existence est liée à la conservation de leur mémoire par
leurs descendants, la vraie mort étant l’oubli.
L’importance donnée par l’auteur aux rituels funéraires est sur ce point de bon
augure. On doit louer sa prudence par rapport à la détermination du sexe des corps
retrouvés. Celle par rapport aux interprétations rassure. Certains éléments notés sont
généraux dans la grande région, dont le prélèvement du crâne (après décomposition
du corps jusqu’à ce que la tête se détache d’elle-même, ne devant être ni coupée ni forcée), la mise en faisceau des os longs (un peu moins fréquente). Le plus couramment
rencontré est le cadavre en position fœtale, les moyens d’en disposer étant de toutes
sortes, la mise en terre n’étant pas la plus fréquente. Le cadavre peut-être jeté dans une
passe du récif, aux bons soins d’un requin éponyme. Il peut être enterré debout ou
couché, laissé allongé sur le sol et entouré d’un ovale de pierres levées, abandonné
dans sa maison vidée de tous occupants (ou enterré dans sa maison que ses descendants occupent, vivant littéralement sur sa tombe), enterré dans la partie arrière abandonné aux morts d’une maison commune, placé dans un fragment de coque de pirogue (jamais une coque neuve ou encore utilisable) et hissé dans un des nombreux
168
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abris sous-roche d’une falaise. Il peut être incinéré. Le crâne subit toutes sortes de destins différents, surmodelé, peint, gravé, porté six mois au cou de la veuve, emporté
dans des rochers où il sera au soleil et où l’on ira prier, posé dans les grottes sur des
anfractuosités. Les morts peuvent être laissés au sol dans une grotte, placés successivement l’un au dessus de l’autre et l’on dit alors qu’ils sont là pour «faire de la terre»
(à ignames). Les variantes dont, de temps à autre, des «momies» dues au micro-climat
d’un abri sous roche, sont innombrables. Si des marae pa’umotu servent de tombes,
il ne s’ensuit pas obligatoirement que cela doive être la fonction d’autres marae
ailleurs. Le monde est plein de lieux particuliers qui ont servi secondairement de tombeaux. En Océanie, la mise en terre des morts est minoritaire. En l’absence de dates,
on peut parfois soupçonner une influence chrétienne.
Page 149, la référence à Testard23 et à l’idéologie du sang n’est pas opportune.
Testard est un chercheur sans expérience de terrain. La référence au sang en Océanie
demanderait une étude d’autant plus difficile que l’introduction du christianisme et des
concepts européens à ce propos sont plus anciens dans la région. Il n’y a pas d’idéologie du sang, mais utilisation de ce dernier dans certains systèmes d’explication, en
particulier médicaux. Dire que les Blancs sont couleur du sang n’est pas de l’idéologie
(= kamadra aux îles Loyalty).
Les Tuamotu, réserve culturelle de fait
Le programme de recherches exposé en détail par l’auteur repose quoi qu’il en
ait sur un fondement erroné, à savoir l’idée courante que les atolls des Tuamotu aient
pu servir de conservatoire culturel.
Sur des îles basses à faible population, le moindre contact européen au XIXe siècle pouvait provoquer une catastrophe médicale24 et amener brutalement l’extinction
des lignées en position de faiblesse démographique. La nécessité de les remplacer
aboutissait à la multiplication d’adoptions décidées a posteriori, dans la douleur, aussi
bien d’adultes que d’enfants, puis la mise sur les mêmes têtes de plusieurs noms et de
plusieurs statuts sociaux, en attendant une remontée de la population, mais sans que
la transmission de l’acquis culturel propre à chacune de ces lignées ait pu être réalisé
de façon satisfaisante. Cela s’ajoutait aux catastrophes climatiques répétées, qui pouvaient aboutir au sacrifice d’une autre part de la population et à la nécessité de recourir
aux mêmes moyens de survie des unités sociales.
La société aux Tuamotu était ainsi constamment le lieu de remaniements répétés,
qui pouvaient se conclure aussi bien par la survie partielle d’une culture au travers des
seuls éléments généraux rencontrés dans l’ensemble des îles, qu’à des tentatives désespérées de réintroduire, secondairement, une originalité culturelle locale, soit par
réinterprétation d’un passé hypostasié, soit par déviances pouvant se révéler dangereuses (Fa’aite25).
Ce processus se répétant d’île en île, année après année, il ne pouvait conduire
qu’à une perte culturelle, à une connaissance superficielle et générale de la société
169
�ancienne, toutes les données culturelles spécifiques appropriées par les groupes de
descendance ayant plus ou moins disparues dans l’intervalle, ou ayant fait l’objet de
réinterprétations, sinon même de réinventions.
La réalité est que seules les îles à population nombreuse au départ et qui a su se
conserver relativement importante (par exemple en maintenant l’usage du kava, désinfectant urinaire puisant contre la blennoragie), ont pu éviter une implantation européenne autre que symbolique et peuvent de ce fait être considérées comme des conservatoires culturels (Tongatapu, Tanna, Lifou, Malaïta, Bougainville, Viti Levu, Vanua
Levu, Samoa, etc).
Eric Conte s’aperçoit d’ailleurs que l’information qu’il a pu recueillir sur la pêche
se retrouve partout ailleurs en Polynésie26, mais veut croire que cela confirmerait la
valeur et la spécificité du modèle pa’umotu qu’il nous présente. La vérité est que ses
données s’ajoutent tout naturellement à toutes les autres portant sur le même thème.
Il n’existe aucune raison d’établir une hiérarchisation dans la qualité des matériaux des
divers enquêteurs, l’intérêt de la date pouvant compenser le manque de raffinement
des précisions techniques, sinon pour ce qui est du progrès dans la méthode parfois
acquis dans la durée (le travail sur la pêche en Polynésie Française de Michel Legand,
océanographe Orstom, publié au Journal de la Société des Océanistes, n’est pas cité).
Les descriptions de pêches, en particulier collectives, sont fort nombreuses dans la littérature portant sur le Pacifique, bien au-delà des seules citations privilégiées par l’auteur, du fait qu’elles sont de la main de bien plus d’auteurs laïques ou missionnaires
(prêtres, pasteurs, marchands, colons, marins, officiers des marines de commerce ou
de guerre, médecins, administrateurs, gouverneurs, voyageurs, journalistes) que de
spécialistes reconnus de la région (l’auteur n’a pas tenté l’inventaire sur le sujet des
articles publiés durant plus d’un siècle par exemple dans le Journal of Polynesian
Society néo-zélandais.
Tout ce que l’on sait, dont l’examen des très nombreuses collections ethnographiques portant sur la pêche et disséminées dans les musées provinciaux et ceux des
diverses capitales européennes, porte à suggérer l’hypothèse d’un complexe technique
néolithique spécifique (les hameçons et les leurres de la ligne de traîne ; les pièges à
poulpe, accordés partout à l’histoire du poulpe et du rat) se révélant cohérents depuis
le Japon et le Pacifique Nord jusqu’à la pointe sud de la Nouvelle-Zélande, c’est-à-dire
l’existence d’un axe de diffusion qui n’irait pas cette fois de l’ouest à l’est, mais du nord
au sud ou inversement (il ne s’agit nullement ici d’une hypothèse migratoire). Un nombre limité, mais précis, d’autres «traits» ethnographiques vont dans le même sens, à
condition de réintégrer la Mélanésie dans le jeu (relations maritimes constantes entre
celle-ci et la Micronésie, entre la Micronésie et les îles au sud du Japon, puis avec
Okinawa, et rôle particulier des îles dites polynésiennes (Polynesian outliers) au large
de l’arc mélanésien, mais qui, même à Tikopia, paraissent tout autant micronésiennes,
dans les relations entre la Micronésie et les îles Salomons d’une part, et de l’autre avec
la Polynésie occidentale).
170
�N° 289/290/291 • Décembre 2001
Une illusion récurrente est l’affirmation de la stabilité du milieu naturel pa’umotu. Les hommes et les femmes qui ont survécu en s’attachant à un tronc de cocotier, et
qui ne savaient si l’arbre n’allait pas être déraciné et partir avec eux dans les flots,
pourraient donner le démenti à Eric Conte. Les raz-de-marée locaux accompagnant les
cyclones ne pouvaient pas ne pas remodeler en profondeur les sols côtiers. Les mouvements orogéniques pouvaient s’y ajouter, en plus de la montée des eaux au cours des
derniers millénaires. Des passes ouvertes se sont fermées, d’autres se sont ouvertes.
Pour la Polynésie de façon plus générale, la stabilité n’est pas garantie. On ne sait
jamais quand les volcans éteints depuis des siècles ou les points chauds à proximité se
réveilleront de manière peut-être cataclysmique. C’est arrivé ailleurs le long de la ceinture de feu du Pacifique et ainsi il y a un demi-siècle en en Papouasie avec des milliers
de morts. Le volcan éteint d’Anatom au sud Vanuatu vient de se réveiller et pas du tout
gentiment. L’instabilité du dessin des côtes, le travail des coraux se superposant aux
mouvements orogéniques, est une constante dans la grande région. Eric Conte reconnaît l’importance de ce facteur, mais plus loin, quand il parle des autres, pas où l’on
aurait aimé le lire pour relativiser ses affirmations.
Critiques de fond
La conclusion inattendue que l’on est amené à tirer d’une première lecture de
l’ouvrage est que les archéologues auraient beaucoup travaillé pour rien dans le
Pacifique sud. Les fouilles sont de qualité insuffisante et les interprétations seraient non
fondées, sinon parfaitement imaginaires.
Est-ce bien cela la situation ? Il est vrai qu’Emory était un amateur qui s’est replié
sur l’archéologie après-guerre parce qu’il était dépassé par l’évolution de l’ethnologie27. Il a été le pionnier et a dû tout imaginer à ce moment-là. Il est vrai que Sinoto a
été formé par Emory, ce qui implique des insuffisances, et que par conséquent il était
porté comme son maître à rechercher les résultats et les interprétations spectaculaires… et à supporter malaisément la concurrence, même japonaise28.
Il est vrai aussi que le soin minutieux apporté en archéologie par l’école d’André
Leroi-Gourhan, et manifesté par les travaux de José Garanger sur les marae de la presqu’île (Tahiti Iti) ont apporté un nouveau modèle de fouilles marqué par une honnêteté
intellectuelle sans failles29. Que l’état de la connaissance réelle sur le Tahiti ancien ne
permettait guère les interprétations est une situation historique, dont souffre l’archéologie, qui n’y a aucune responsabilité. On n’aboutira jamais à rien de bien satisfaisant en
recherchant ces moyens d’interprétations dans le Teuira Henry : Ancient Tahiti, baigné
dans trop d’idées artificielles apportées avec eux par les missionnaires et d’exagérations
proposées par les zélateurs pour s’assurer de la faveur de ces derniers.
J’ai quelque habitude de confronter le discours archéologique avec la situation
de terrain, parce que je suis depuis toujours demandeur et utilisateur des données
171
�archéologiques. Il m’est plus d’une fois arrivé d’assumer officiellement la direction
scientifique d’archéologues dans le cadre de programmes nationaux ou internationaux, parfois substitué provisoirement et pour la commodité à leur institution d’origine. Et j’ai particulièrement favorisé les travaux de l’école archéologique de Canberra.
Mais j’ai été déçu par la fixation exagérée qui s’est tôt établie par rapport au Lapita (je
suis le véritable inventeur de ce site éponyme, y ayant amené les américains Gifford et
Shutler de façon à le faire échapper à la cueillette de surface qui était déjà en train de
détruire le site de l’île des Pins et j’avais par ailleurs fait le lien avec les tessons de poterie ornée rapporté de Vuatom, en Nouvelle-Bretagne, au Musée de l’Homme par le père
Patrick O’Reilly, lien dont le géologue Avias, à qui j’en avais fait la démonstration, s’est
attribué la paternité)30.
L’auteur a raison de dire que l’archéologie océanienne est née de la possibilité
de dater au Carbone 14. Cela ressemble bien pourtant à une victoire à la Pyrrhus. Les
reproches à la première génération d’archéologues ne sont pas vraiment de mise. Tout
le monde s’est planté en ce qui concerne le maniement de la technique de datation. Les
possibilités de contamination des échantillons ont été constamment sous-estimées et il
est possible qu’elles le soient encore. L’histoire préalable des sites n’a pas toujours été
tentée avant de fouiller. Aucun archéologue n’est jamais présent dans le laboratoire
lorsque l’on traite ses échantillons, et aucun n’a ni la formation scientifique, ni les
moyens techniques, lui permettant de les traiter lui-même. Chacun est bien forcé de se
satisfaire du communiqué laconique fournit par ledit laboratoire. Qu’on en tire certaines des conséquences avancées n’est pas toujours convaincant. De ce fait la discussion
entre archéologues se reprochant les uns les autres des datations approximatives présente un aspect passablement surréaliste.
Eric Conte se lance dans une discussion très technique de chaque datation. A-t-il
la capacité d’assurer que les siennes soient meilleures, dans des atolls qui ont pu être
partiellement submergés plus d’une fois au cours de tant de siècles, remaniant constamment les dunes côtières. Dispose-t-on pour ce cas précis même de l’amorce de
tables de correction ? J’aurais préféré à cette discussion passablement monotone l’établissement d’une liste des a priori qui gênent tant la mise en évidence même prudente
d’éléments d’interprétation crédibles.
Que M. Anderson s’emmêle dans sa quête constante pour obtenir une cohérence
au travers d’une révision des dates polynésiennes est plus que possible. La vérification
de la validité de la critique de Conte sur ce point serait longue et fastidieuse. On peut
se demander si la question se posait d’ailleurs et si à la fois Anderson et Conte n’ont
pas travaillé pour rien. On ne dispose pas encore assez de groupes de dates suffisamment crédibles pour se lancer dans la construction de la moindre synthèse ayant des
chances de tenir au-delà de quelques mois, ce qui n’est jamais exprimé. Les spécialistes anglo-saxons s’y entêtent pourtant parce que cette démarche leur assure l’accès
aux crédits de recherche, dans des programmes de financement ne dépassant jamais
cinq ans.
172
�N° 289/290/291 • Décembre 2001
Il est évident, pour toutes sortes de raisons matérielles, quand cela ne serait que
la montée des eaux au cours des derniers millénaires, que l’habitat humain est antérieur à chaque fois de plusieurs siècles ou plus, selon la dimension de l’île, aux dates
que l’on a péniblement obtenues à partir de quelques rares fouilles. Lorsqu’on a obtenu une date de - 7 000 ans pour l’agriculture de drainage dans une haute vallée de la
Nouvelle-Guinée, il aurait dû paraître évident que cela correspondait à une occupation
de cette très grande île de bien plus d’un millénaire en arrière. On a disposé peu après
pour l’occupation humaine en ce point du globe d’une date de - 25 000 ans. D’autres
dates plus récentes nous ramènent encore plus en arrière. De même, il est irritant de
constater que, malgré la facilité des relations maritimes (la seule difficulté est la traversée de l’étendue de mer entre les Santa Cruz et les îles Torrès, passage pourtant plus
facile, par la constance des alizés régnants, que la traversée du détroit de Wallace par
vents contraires), on imagine un peuplement de la Nouvelle-Calédonie au premier siècle avant J.C. Il me paraît évident que des dates bien plus anciennes se rencontreront
dans les sites actuellement submergés, comme l’est déjà pour partie le site Lapita, et
qu’en attendant la discussion doive se poursuivre en retenant cette possibilité : cinq
mille ans pour venir des îles Bismarck à l’île des Pins, ça n’est pas raisonnable avec les
moyens de navigation disponibles.
Par contre la critique par Conte des travaux de Kirch me semble parfois moins
pertinente. Ce chercheur américain nous propose une bien intéressante archéologie
écologique. La où je dispose d’une expérience personnelle du terrain, je puis confirmer que son travail sur l’île polynésienne de Tikopia, réalisé avec Yen, s’est révélé
presque sans fautes31. Kirch s’est trompé sur un seul point, son affirmation que les
Tikopia ne connaissait pas de structures mégalithiques. Quelques années auparavant,
sous la conduite d’un prêtre anglican issu de l’île, les Tikopia avaient débité à la barre
à mine une fraction des deux pointements basaltiques servant d’ancrage à la dune
côtière fermant le lagon. Ils avaient pris de magnifiques cristaux de basalte, les avaient
disposés dans le lagon en opus incertum, juste en dessous de la surface de l’eau,
gagnant ainsi plus de huit hectares, et avaient divisé cette surface en parcelles par des
murets de pierre. Là-dedans, ils avaient accumulé, au cours de plusieurs années, des
débris végétaux, jusqu’à ce que, disposant d’une terre utilisable, ils aient pu planter le
tout en taros et en cucurbitacées diverses. Les archéologues américains ont vu une surface couverte de végétation et ne se sont pas posés de questions. J’étais passé deux ans
avant, à un moment où le basalte était encore visible.
Le problème constant de la validité de l’interprétation des données archéologiques n’est pas réellement posé par l’auteur. L’archéologie préhistorique est pour une
part la succession d’interprétations erronées, sinon imaginaires ou politiquement
déterminées, directement ou indirectement, et même encore aujourd’hui. Le véritable
problème est pourtant l’incapacité de nature des archéologues d’interpréter seuls leurs
résultats. Lorsqu’ils s’enferment dans leur professionnalisme, leur ignorance du détail
et des nuances des mécanismes sociaux les amène à l’accumulation de simplifications
173
�redoutables, dont la moindre n’est pas cette manie constante d’expliquer les ruptures
de couches fertiles (à mobilier humain), à chaque fois par de nouvelles migrations. Si
la technique de fouille est devenue de plus en plus sophistiquée, celle de l’analyse des
données n’a fait l’objet d’aucune avancée significative dans la méthode. C’est trop souvent au petit bonheur la chance, du moins lorsqu’on passe au-delà de ce que dicterait
le sens commun. La discussion de cette situation par l’auteur est fort intéressante lorsqu’il parle des autres, si du moins il nous apporte des exemples concrets, ce qu’il ne
fait pas assez et pas toujours. Le lecteur est perdu lorsqu’il est plongé dans l’abstraction
au long de pages entières.
A la page 232, paraphrasant Babadzan, qu’il cite sur ce point, Eric Conte parle
de conquête et de pouvoir32, et de conquête plus pour acquérir le pouvoir que pour
une conquête territoriale.
Il n’y a pourtant eu d’autre conquête dans la région que celle française de Tahiti.
«Conquête» et «pouvoir» sont des concepts occidentaux, utilisés par les archéologues
classiques du pourtour de la Méditerranée parce que ces notions figurent en tant que
telles chez les auteurs grecs et latins. Mais qu’est-ce que cela vient faire ici, chez un
auteur qui se réclame pourtant d’une volonté d’éviter l’ethnocentrisme ? Babadzan utilise ici le même langage que le père Laval édité par Métraux33. Cela n’a rien à voir avec
la réalité sociale polynésienne, mais avec la description d’une société païenne qui
aurait eu un besoin fondamental de christianisation parce qu’elle dépérissait, victime
de guerres et de massacres internes constants. Que la dépopulation se soit accélérée
après la christianisation (en grande partie du fait des ignorances de la médecine de l’époque), n’était pas pris en compte par l’auteur missionnaire.
Depuis deux siècles, l’inconvénient des spécialistes popa’a de la Polynésie, dont
les milliers d’écrits pèsent comme une chape de plomb sur la situation, est qu’ils n’ont
pas cessé de baigner dans des formes d’expression ne remettant jamais en cause les
systèmes politiques et religieux occidentaux superposés artificiellement aux institutions
océaniennes. Ethnologues et archéologues, anglo-saxons ou autres, utilisent en réalité
les mêmes mots que les missionnaires de la London Missionary Society. Ils ne se rendent pas toujours compte de l’inadéquation de ce discours. On peut comprendre pourquoi les Maoris de Nouvelle-Zélande se sont résolus majoritairement à refuser à l’anthropologie et à l’archéologie occidentales le droit de s’appliquer à leur tradition, et
pourquoi ils tiennent tant à choisir eux-mêmes leurs collaborateurs pakeha et à devenir eux-mêmes les maîtres de ce jeu.
Moins évidemment balayée culturellement de façon aussi drastique, la Mélanésie
apporte tant d’exemples diversifiés, encore parfois spectaculairement vivants, que l’on
est bien obligé d’y changer de langage (même si le concept de big-man actuellement
à la mode est une simplification imaginée par les recruteurs de main d’œuvre pour le
Queensland du milieu du XIXe siècle).
Les Polynésiens, eux, parlent de mana et de tapu. Eric Conte le sait, mais ne semble pas en percevoir les conséquences. Hubert et Mauss avaient bien compris qu’il y
avait là une clé pour la compréhension du mécanisme de leurs sociétés34. Le poids social
174
�N° 289/290/291 • Décembre 2001
de l’un et l’autre concept (que l’on retrouve tout aussi bien en Mélanésie orientale et
méridionale : mana aux îles Banks35, men et kap aux îles Loyalty), augmente ou diminue en harmonie l’un avec l’autre36. La conséquence est que les conflits ne visent pas le
«pouvoir», mais cherchent pour chacun à augmenter son mana, et à bénéficier corrélativement d’un tapu plus élevé, en même temps qu’à amoindrir ceux de l’adversaire.
Cela n’a rien à voir avec la notion de conquête, mais avec celle de compétition
de prestige, concept dont la pertinence a été mise en premier en évidence par
Bronislaw Malinowski aux îles Trobriands37. On hésiterait d’ailleurs à s’approprier les
terres d’autrui, pour éviter d’encourir la malédiction de la lignée des morts protégeant
les maîtres du sol, malédiction entraînant a minima l’impossibilité d’avoir une descendance mâle. Pour échapper à pareil sort, il faudrait pouvoir s’appuyer sur un mana
dépassant visiblement celui de toute autre personne, ce qui ne s’obtient que par le
mariage avec la fille première-née du plus haut rang chez les anciens maîtres du sol.
Mais si l’on avait chassé ces derniers, le mana de leurs «chefs» aurait chuté si bas de
ce fait que ce mariage ne saurait être considéré alors sans perte corrélative de prestige.
L’immigration océanienne se construit ainsi à coups de mariages et non de conquêtes
militaires. Les combats et les massacres remémorés dans la tradition orale relèvent de
la poésie épique et de la construction permanente du niveau symbolique du mana de
ceux à qui appartiennent chaque variante de cette poésie. On ne saurait étudier la fin
du Moyen-Âge européen à partir de l’Orlando Furioso.
La technique des Pomare de mise sur pied d’adoptions croisées au niveau des
«chefferies» dans l’ensemble des îles de la Société, dont l’importance (parallèlement
à l’extension du culte d’Oro) a été si brillamment montrée par Douglas Oliver (le seul
auteur à ce jour ayant réussi à échapper au processus de romantisation appliqué à tout
ce qui touchait le Tahiti ancien lato sensu), a été complétée, du fait de l’influence européenne, par des achats d’armes à feu en Nouvelles-Galles-du-Sud à l’occasion desquels
les missionnaires anglais ont servi de scribes et d’intermédiaires. Le jeu des façons
anciennes de faire et celui des temps à venir se conjuguaient ainsi sans contradiction
manifeste.
La notion de conquête a pu coïncider aussi avec la tendance des auteurs occidentaux à croire à l’existence d’une société patrilinéaire où il n’ont jamais bien su expliciter l’importance de tant de femmes de haut rang, que l’on a imaginé vouées à faire
de la figuration intelligente, alors qu’elles ont historiquement si souvent protégé leur
société en se servant de leur amants ou conjoints blancs. Une meilleure appréhension
du rôle des femmes amènerait une vision moins réductrice de la Polynésie.
A la page 233, Eric Conte confond la «guerre» chez les Nuer avec les razzias de
bétail, qui n’ont rien de spécifique aux Nuer et se rencontrent aussi bien en Asie qu’en
Afrique, chez tous les peuples éleveurs de bétail. Les termes de «guerre» et de «guerriers» sont à considérer de près. Leur seul intérêt est que les disciplines occidentales
de la connaissance les utilisent pour tant de situations différentes que la tentation naît
de les utiliser partout On parle de chants de guerre, de danses de guerre. Les photos
175
�anciennes de danses de guerre en Océanie portent à sourire si l’on se penche sur le
détail de l’image. Le haka polynésien est une danse non de guerre, mais de défi, qui
s’interpose dans des situations aussi pacifiques que des prestations de nourriture à
l’occasion des grandes réunions. De même, les soi-disant armes de guerre font-elles
partie de la parure masculine et sont-elles portées en permanence, pouvant ne servir
à rien d’autre que de présenter une arme sculptée de belle patine et bien proportionnée. Arrive un guerrier papou portant fièrement son arc. Les observateurs blancs regardent rarement les pointes des flèches qu’il a par devers lui et dont la forme indique
quelles sont ses intentions exactes : pêcher tel ou tel poisson, chasser les oiseaux sans
abîmer leur plumage, se protéger d’un danger. On veut voir absolument un guerrier en
maraude.
Reconnaître l’ethnocentrisme comme l’ennemi et suggérer une comparaison
avec la société grecque (la prolixité des orateurs polynésiens pourrait y porter) est
incohérent. M. Vernant est un grand savant, mais sa seule incursion, juste après la guerre, dans le domaine océanien, ne nous a pas fait avancer d’un seul pas. Par contre, elle
a pu aiguiser la pertinence de sa réflexion sur la société grecque ancienne. Tout regard
en ce sens consiste à ouvrir une nouvelle impasse méthodologique. La société grecque
urbaine était nourrie par une agriculture de céréales dont elle administrait et protégeait les stocks. Il n’y a aucune comparaison possible avec une société insulaire fondée
sur la pêche et une agriculture de tubercules ne permettant jamais la constitution de
stocks. Entre vivre du clonage et et développer une génétique végétale sexuée, il y a un
tout un monde.
La référence à Le Goff (p. 55) signifierait que la généalogie polynésienne serait
l’équivalente des généalogies occidentales et aurait la même fonction. C’est bien sûr ce
qu’ont pensé des générations d’observateurs amateurs occidentaux (ne pas oublier
que la généalogie a valeur de document juridique en Grande Bretagne). Mais c’est parfaitement inexact. Telles qu’elles sont récitées, ces généalogies ne constituent pas des
documents quasi-historiques traduisant des liens de parenté biologiques fermement
établis. Elles représentent un discours sur le mana du récitant. Ce dernier manipule la
généalogie à ses propres fins à chaque fois que cela lui apparaît souhaitable et jouable
sans réaction adverse dangereuse, de façon à oublier commodément les relations
gênantes et se rapprocher de celles dont il peut tirer le plus de prestige : par exemple
affirmer une descendance directe, non à partir d’un héros guerrier, mais d’une femme
de haut rang première-née. La longue habitude de nos érudits d’affecter une durée de
vingt-cinq années à chaque génération était une dangereuse simplification.
Le danger pour les archéologues de se prendre pour des ethnographes n’est pas
dans le principe, mais dans l’absence de méthode. Ils ne maîtrisent, parce qu’il ne l’ont
pas appris, aucune technique d’approche permettant de sérier ce qui est utile de ce qui
ne l’est pas, ce qui est oiseux de ce qui est pertinent, ce qui est imaginé à leur intention
de ce qui correspond à une vraie part de connaissance. Parce que l’on aura dit cela, qui
titille leur imagination, et qui aura été choisi précisément à cette intention, ils s’emballeront et prendront ce qu’ils auront cru apprendre pour vérité révélée. Le danger
176
�N° 289/290/291 • Décembre 2001
étant aussi de tirer dans le sens qui les arrange des déclarations ambiguës et qui doivent le rester. La capacité d’un observateur non formé est grande de se tromper, parce
qu’il ne saura pas poser la bonne question, et qu’il ne saura d’ailleurs pas la formuler.
On ne lui aura pas enseigné qu’il convient absolument que le libellé d’une question ne
contienne jamais les éléments d’une réponse potentielle. On ne lui aura pas dit non
plus qu’il vaut mieux qu’il se taise et attende que les gens parlent d’eux-mêmes, tout en
les amenant prudemment à traiter du sujet souhaité.
La cruauté avec laquelle les habitants de l’île de Pâques se sont moqués de Thor
Heyerdahl en lui faisant découvrir dans des grottes des statuettes neuves, artificiellement vieillies, copiées sur un vieux livre d’archéologie péruvienne que Métraux a
retrouvé chez un libraire de Lima, et certains Marquisiens ont fait découvrir des poteries toutes neuves, qu’ils avaient vieillies et venaient d’enterrer, les ayant ornées d’empreintes de chaussures de basket, par un archéologue américain (lequel a fait une
tentative de suicide après la révélation de la chose dans un congrès professionnel à
Moscou), devrait faire réfléchir sur les modalités de l’insertion de l’archéologie dans
le milieu polynésien, problème posé depuis des décennies par l’hostilité manifestée
par les Maoris de Nouvelle-Zélande vis-à-vis de l’archéologie pakeha. Le problème est
suggéré, mais pas posé et c’est un peu ce qui manque à cet ouvrage. Si l’archéologie
popa’a ne réussit pas son aggiornamento, elle se fera tout simplement mettre à la
porte des îles.
Eric Conte reconnaît la valeur d’exemple du travail de José Garanger au
Vanuatu38. Mais il pose aussitôt un barrage conceptuel, en considérant cela comme un
cas extraordinairement à part et dont on ne saurait donc tirer des conséquences de
méthode. Cela est inquiétant. Cette affirmation hasardeuse permet peut-être de mettre
de côté un modèle gênant par une perfection difficile à atteindre. Plus récemment, la
volonté de tuer le père a fait dire que la tombe de Roy Mata ne serait pas du treizième
siècle, mais plutôt du seizième, c’est-à-dire contemporaine du passage des Espagnols
à Espiritu Santo. Ces derniers n’ont pourtant rien remarqué des effets d’un cataclysme
similaire à celui du Krakatoa en Indonésie, les conséquences de ce dernier s’étant fait
sentir alors jusqu’en Europe. Cela n’a pas de sens. Garanger n’a pas travaillé qu’à
l’îlot Retoka, mais dans toute la région centrale, et en particulier sur Tongoa, où on lui
a désigné des sites de sépulture qu’il a parfaitement bien retrouvées sous la lave et les
ponces du cataclysme volcanique ayant fait exploser l’île de Kuwae, mettant au jour les
morts annoncés et un mobilier conforme à la description préalable. Les données géologiques du cataclysme correspondent aux dates obtenues par Garanger et qui situent
les tombes à plus ou moins 600 ans avant aujourd’hui39.
Dans une volonté quasi-politique de minorer les Mélanésiens, on affirme aussi tout
uniment que Roy Mata serait un chef polynésien40. Il n’y en a pas la moindre preuve. Le
peuple de Roy Mata est toujours présent sur l’île d’Efaté. Il parle une langue austronésienne bien établie, le nakanamanga, qui n’est en rien mutuellement intelligible avec la
langue polynésienne voisine d’Ivira et de Mwele, dont les sujets parlants se disent descendus de l’équipage d’une pirogue venue de Rarotonga à une date à déterminer41.
177
�Dirigeant alors un programme CNRS pour lequel André Leroi-Gourhan m’avait
justement proposé José Garanger, j’avais conçu l’intervention de ce dernier comme
échappant aux mauvaises habitudes de se contenter de chercher le long d’une côte
sympathique la coquillière (kjoekenmoedding) au meilleur aspect, sinon parfois de
fouiller dans le jardin de l’hôtel où l’on établissait ses quartiers généraux. Je lui suis
infiniment reconnaissant d’avoir accepté le principe de fouiller là où la tradition orale
indiquait l’existence d’un site, de fouiller avec les gens propriétaires traditionnels du
site sans jamais apporter qui que ce soit d’extérieur, de tout enregistrer, photographier,
mais de ne rien emporter sans autorisation longuement négociée. Je lui ai fourni pour
une bonne part les lieux et les hommes et nous avons mis ensemble sur pied la méthode d’approche, ce qui a été au fondement d’une réussite exceptionnelle, reconnue
internationalement, et que bien peu ont su imiter.
L’information ethnographique était celle que j’apportais, sous forme manuscrite.
Je tenais tant à la démonstration que j’ai attendu pour la publier que José Garanger ait
soutenu sa thèse. Le résultat a été de démontrer, contrairement à ce qu’enseignait sur
ce point l’anthropologie sociale britannique, que la tradition orale pouvait comporter
une base factuelle, en ce qui concerne du moins les personnes et les lieux (les récits
eux-mêmes relevant plutôt d’une analyse littéraire devant s’appliquer à un corpus
exhaustif de textes). Les personnages annoncés avaient été rencontrés, portant les
ornements décrits à l’avance, et cela même sous la couche de lave du dernier cataclysme volcanique. Ce n’étaient plus des demi-dieux locaux. Toute une société était retrouvée, qui pratiquait la mise en terre vivantes des veuves droguées au kava, ainsi que
celles des «prêtres» (atavi) liés à un chef décédé, ces derniers préalablement assommés. Le début d’une institution de régulation des mariages et d’organisation d’une solidarité interclanique, initiative attribuée à Roy Mata, prenait tout d’un coup apparence
historique. L’ethnologue n’aurait pu apporter l’information si tous les titres transmis
matrilinéairement n’avaient continué à l’être et à déterminer la tenure foncière et les
statuts sociaux, le titre de Roy Mata n’ayant volontairement jamais été placé depuis sur
aucune autre tête.
Contrairement à ce que semble penser Eric Conte, le nombre de sites potentiels
où l’on pourrait fouiller dans la région, en Mélanésie, en Micronésie, en NouvelleGuinée, peut-être sans trouver aussi beau, dans de telles conditions est presque infini.
Il cite heureusement la collaboration réussie de l’archéologue CNRS Daniel Frimigacci
et de l’ethnologue Orstom Bernard Vienne aux îles Wallis pour le relevé des structures
lithiques tongiennes. Mais il ne fait pas état de la validation de la tradition orale
recueillie par sir Raymond Firth à Tikopia grâce aux travaux d’archéologie de Kirch et
de Yen sur Tikopia42. Une société des amis du musée de Honiara, aux îles Salomons, a
publié une liste des sites archéologiques potentiels (à constructions mégalithiques) de
l’île de Guadalcanal. Elle attend toujours des volontaires pour venir y fouiller. Les
magnifiques villages superposés en terrasses mégalithiques de Merelav aux îles Banks
178
�N° 289/290/291 • Décembre 2001
n’ont jamais été fouillés. Ils s’étageaient sur la pente abrupte d’un fragment d’ancien
cratère, qui a explosé il y a moins de dix ans. Les archéologues spécialistes de la
Mélanésie continuent malheureusement à coller aux côtes d’accès facile, ce qui enlève
toute valeur aux chronologies proposées par eux.
Le problème est bien plus celui de l’inconsciente arrogance des chercheurs, en
particulier anglo-saxons, mais pas seulement. La très grande majorité des archéologues
intervenant dans la région n’a pas été formée à accepter l’idée de transférer le pouvoir
de décision aux insulaires intéressés, ce qui est pourtant le meilleur moyen de les voir
s’ouvrir, s’intéresser à ce qui sans cela leur paraît une marotte européenne, marotte
pour eux dangereuse puisqu’elle touche en particulier aux morts. Cela demande la
capacité, non seulement d’expliquer la méthode et les résultats éventuels, mais de s’asseoir avec les gens et d’attendre le nombre de semaines ou de mois qu’il se fasse une
ouverture, et qu’ils acceptent le programme de recherches avec les amodiations ou les
suggestions qu’ils peuvent vouloir y ajouter. Il faut pour cela être seul et n’amener personne de l’extérieur et en particulier pas d’étudiants en stage qui pourraient ne pas s’adapter à la situation, où il faut constamment ne rien faire qui puisse choquer les maîtres
du jeu, c’est-à-dire les insulaires intéressés eux-mêmes. Une fois un programme en
cours et bien établi, les méfiances surmontées, on peut tenter la chose, en choisissant
prudemment les personnes. Le nombre d’échecs et de situations impossibles provoqués
dans la région par des étudiants de maîtrise immatures est déjà considérable.
Un chercheur du CNRS ayant de la bouteille, et une expérience au Sahara, a imaginé d’aller fouiller à Ouvéa des Loyalty. Je lui avais conseillé de commencer par se
mettre les doigts de pieds en éventail au soleil et de négocier tranquillement avec les
gens pour le choix du premier site qu’il serait autorisé à fouiller, quelle que soit son
importance, et de procéder à partir de cette démonstration. Au bout de trois semaines,
furieux de ne pas être pris au sérieux par les insulaires, il reprenait l’avion. C’était un
peu comme l’actrice Martine Carol se plaignant que les Tahitiens ne faisaient pas attention à elle. Dès que le popa’a prétend décider seul dans une matière qui relève de la
culture propre des insulaires, et pas de la sienne, il recrée une situation coloniale et
les choses tendent à se bloquer. S’il apporte de la main d’œuvre extérieure, c’est encore pire, établissant du coup ce qui est ressenti comme une concurrence économique
insupportable.
Mais, bien sûr, un chercheur océanien pourrait tout aussi bien ne pas bénéficier
a priori d’une cote d’amour en pareille affaire. Un ethnologue fijien43 s’est vu refuser
l’autorisation de travailler sur le système foncier à Samoa. Archéologue canaque,
Emmanuel Kasarhèrou, à sa grande stupéfaction, a été interdit de fouilles dans la vallée
de Houaïlou, d’où son père est originaire. Il n’a malheureusement pas tenté de travailler un peu plus loin, où l’accueil aurait pu être plus positif. La capacité de négocier
tranquillement et sans jamais se formaliser n’est pas donnée à tout le monde.
Il est essentiel, à mon sens, que les Océaniens se réapproprient les études sur
leur passé. On a besoin de leur intervention dans le dossier pour recueillir la masse
179
�des matériaux traditionnels encore disponibles. Mais il faut qu’ils le veuillent et ne se
contentent pas de réciter une leçon apprise confectionnée exprès pour le chercheur.
Nous aurons ensuite l’occasion de le leur reprocher, s’ils se prennent à tomber dans
des interprétations nées d’un penchant renouvelé au nationalisme culturel
Le nombre de techniciens supérieurs, ingénieurs ou chercheurs, parfaitement
bien formés, parfaitement compétents, mais inconsciemment saisis par un complexe
de supériorité indéracinable, relève depuis 1945 du millier d’individus dispersés dans
la région à chaque génération considérée. Les archéologues n’y ont pas toujours
échappé. L’idée que seuls les descendants d’un groupe de parenté ont la capacité de
neutraliser un interdit, s’ils le veulent, et qu’il faut pour cela au moins les reconnaître
ouvertement comme les vrais maîtres du jeu, hérisse le poil de trop de spécialistes.
L’interdit, le tapu, fait pourtant partie de l’identité océanienne locale et doit être
reconnu pour tel. Pourtant les mêmes spécialistes signeront sans barguigner les textes
de protestation contre la violation des sépultures israélites dans nos cimetières français. La cohérence logique des comportements n’est pas une caractéristique des
Occidentaux, qu’ils soient anglo-saxons ou non. Dans les îles, et pour certains, depuis
deux siècles, le pillage des sépultures serait scientifique, et œuvre pie, alors qu’en
Europe il serait politiquement motivé, et à condamner.
Une approche théorique qui ne l’est guère
Eric Conte nous propose, cerise sur le gâteau archéologique, une longue introduction cherchant à situer les problèmes propres à l’ethno-archéologie dans une perspective philosophique et épistémologique plus large. Ce n’est ni la partie de l’ouvrage
la plus intéressante, ni la plus facile à lire. Pour être bienveillant, on jugerait que c’est
là un discours incompréhensible ailleurs que dans un petit cénacle à Paris, le fruit
comme à l’habitude d’une stratégie de carrière dans une compétition intellectuelle fort
ancienne et dont l’auteur pourrait se tromper en croyant qu’il ait cru en comprendre
les règles. Même vu de Paris, quel est l’intérêt d’un développement qui cherche souvent
à caser le plus de citations d’auteurs de toutes sortes dans le plus petit volume possible ? Un paragraphe, où l’on trouve trois citations succinctes de divers auteurs dont on
se demande ce qu’il font là, n’ouvre aucune perspective scientifique. Il n’aboutit qu’à
embrouiller le dossier. On ne sait jamais d’ailleurs, en de pareil cas, dans la forme
choisie qui se veut classique, quelle est la justification de la citation, à moins d’avoir lu
récemment l’ouvrage ou l’article considéré. J’ai toujours arrêté net dans les thèses de
doctorat toute tentative de se lancer dans un propos aussi scientifiquement inutile.
Malgré une première introduction plutôt sympathique, Eric Conte se met ainsi en
position de nous gratifier d’une présentation théorique de sa propre interprétation de
la vocation de l’archéologie pratiquée en Océanie. Il veut évoquer en premier lieu les
sources et s’en prend à l’ethnologie qui, au contraire de l’archéologie, serait la négation de l’histoire. Contrairement à sa tendance à multiplier les références bibliographiques au-delà du raisonnable, il ne connaît là aucun ethnologue entrant dans pareil
180
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système. Il ignore l’école africaniste de Marcel Griaule, laquelle ne correspond pas à
la définition, aussi bien que les élèves de Georges Balandier ayant travaillé dans le
cadre de l’ORSTOM. Son ethnologie est un fantôme évoqué pour les besoins de la
cause. Ni les élèves de Marcel Mauss, ni les marxistes plus ou moins déclarés de la
génération suivante ne répondent à sa définition. Pas plus d’ailleurs que les chercheurs
plus anciens solidaires du système colonial, qui se sentaient eux acteurs de l’histoire.
Si l’on prenait pour l’Océanie les auteurs pouvant correspondre à cette instruction à
charge, on aurait du mal à en trouver plus d’un ou deux. Conte croit visiblement que
l’école fonctionnaliste refusait l’histoire. C’est vrai pour l’histoire hypothétique pratiquée alors par certains spécialistes continentaux, mais dans la réalité de ce que les élèves de Malinowski écrivaient, cela n’est le plus souvent pas visible. Ils tombaient en
pleine évolution sociale et étaient bien obligés de se poser des questions.
Conte écrit aussi comme s’il avait cru discerner une opposition de fond entre
André Leroi-Gourhan, qu’il présente à raison comme la référence de l’ethno-archéologie, et Claude Lévi-Strauss. Il les cite constamment en position antithétique, et nous gratifie d’un exposé cursif sur le structuralisme qui n’est pas de la meilleure venue. Cela
mérite quelques développements étant donné l’importance de l’école structuraliste.
L’auteur n’a pas vraiment connu personnellement ni l’un ni l’autre de ces maîtres et
par conséquent tend à les juger sur la foi de quelques phrases prises ça et là, en particulier dans des ouvrages de compilation. Il nous ressort la contradiction entre histoire et structuralisme. Le passage sur les sociétés froides et les sociétés chaudes n’est pas
du meilleur Lévi-Strauss et je l’avais à l’époque désapprouvé. Mais enfin il correspond
à ce qui apparaissait comme une différence de rythme dans l’évolution des sociétés et
des cultures. Ça n’a pas d’utilité de s’en prendre aujourd’hui à une formulation d’opportunité, destinée à provoquer l’intérêt du lecteur et à peu près oubliée.
Lévi-Strauss n’a par contre jamais parlé de sociétés figées. Il est évident que certaines réponses techniques peuvent être si satisfaisantes qu’elle ne changeront guère
au cours des siècles (depuis l’est de la France jusqu’à la Pologne au moins, on utilisait
encore avant-guerre des charrettes construites sur le modèle de celles accompagnant
les armées d’Attila et qui expliquaient la rapidité d’évolution de ces armées). Les techniques datant de la fin du néolithique asiatique, introduites par les ancêtres des
Mélanésiens et des Polynésiens, présentaient un haut niveau de perfection technique :
barrages et ponts suspendus sur les rivières, capacité de transporter sur des distances
importantes des poids et des volumes considérables (par mer, mais aussi par terre sur
des distances alors plus courtes), construction d’îles artificielles, fixation des dunes et
leur transformation lente en terre arable, drainage du sol et construction de systèmes
élaborés d’irrigation là où l’un ou l’autre étaient nécessaires. Mais aussi, ici et là, des
variantes encore plus inventives. Lévi-Strauss n’est jamais tombé dans le travers des
jugements de valeur établissant la technologie des peuples sans écriture comme inférieure aux techniques occidentales. Leroi-Gourhan non plus.
Claude Lévi-Strauss n’a jamais nié la validité de l’histoire. On le lui a fait dire, ce
qui n’est pas la même chose (en particulier dans une critique virulente sous le timbre
181
�de l’Académie des Sciences de l’Union soviétique). Il s’est intéressé à des dossiers très
précis (les structures de parenté, les mythes sud et nord-amérindiens), à propos desquels il a mis sur pied une méthode d’analyse dite structurale à juste titre, puisque
inspiré des méthodes d’analyse de la linguistique structurale de l’école de Prague du
prince Troubetkoy, de Hjelmslev au Danemark, d’André Martinet et André Haudricourt
en France. Puis il a quelque peu recherché jusqu’où la méthode pouvait être généralisée. Mais il n’a jamais prétendu en faire une vision globale du monde.
J’ai vu faire les deux hommes. Leur réelle complémentarité a été fort peu mise en
évidence. L’un et l’autre s’étaient mis d’accord pour me confier la responsabilité de
l’Institut d’Ethnologie de l’Université de Paris, et j’étais pris entre les mauvais coups
partis non de ces maîtres, mais de zélateurs beaucoup moins scrupuleux, qui prétendaient en 1968 partir chacun avec un morceau de la dépouille de l’institution et pratiquaient avec enthousiasme le grand air de la calomnie.
Lévi-Strauss était un spécialiste des Indiens de l’Amazone. Leroi-Gourhan était un
spécialiste du Japon d’avant l’ère Meiji. Leurs expériences humaines étaient très différentes, et les dossiers auxquels ils s’intéressaient étaient très séparés, dans l’espace et
dans le temps. On ne pouvait en tirer les mêmes conclusions, qu’elles soient méthodologiques ou recherchant ces généralisations solides que le milieu universitaire exige,
et qui le sont si peu souvent.
Les circonstances de la guerre ont fait qu’André Leroi-Gourhan s’est retrouvé
passablement divorcé de l’évolution de l’anthropologie anglo-saxonne, alors que
Claude Lévi-Strauss avait baigné là-dedans aux Etats-Unis où l’occupation nazie l’avait
obligé à se réfugier. La lente translation de Leroi-Gourhan de la Technologie comparée
vers la Préhistoire est due en partie à un jugement de carrière objectif sur l’impossibilité d’envisager la survie de deux maîtres de même poids en ethnologie. Il était plus
facile, plus intéressant et plus utile, sinon même nécessaire et cela de manière urgente,
d’utiliser les leçons de l’ethnologie pour renouveler la préhistoire française, que d’entrer dans une compétition intellectuelle perdue d’avance avec l’intelligence brillante et
acérée de Claude Lévi-Strauss.
Leroi-Gourhan voudra cependant se garder la possibilité de former des ethnologues de terrain, comme il l’avait déjà entrepris dès 1946. Le malheur est que ces derniers témoigneront trop souvent de grandes difficultés, et de méthode et d’interprétation, pour conceptualiser le fonctionnement des sociétés auxquelles ils se seront attaqués. J’ai toujours envoyé mes étudiants suivre l’enseignement de Lévi-Strauss pour
leur assurer une ouverture sur le monde et il m’est arrivé de faire séminaire commun
avec lui, ce qui ne plaisait guère aux épigones. Leroi-Gourhan n’a jamais eu cet esprit
de tolérance et, sauf exception notable, ceux qui l’entouraient avaient tendance à faire
méchamment la guerre à tout ce qui touchait à Lévi-Strauss, ce qui a pu mettre LeroiGourhan dans des situations impossibles d’où il échappait alors par le repli sur luimême et le silence. Le passage de Georges Condominas et de Lucien Bernot dans le
camp de Lévi-Strauss avait laissé des rancœurs inexprimées.
182
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Il est courant, dans l’université française, mais aussi ailleurs, que les oppositions
de personnes soient transformées, plus ou moins artificiellement, en oppositions théoriques. Il est courant aussi que ceux qui se veulent chefs d’écoles se prêtent à ce jeu.
Ce n’était pas le cas. Les circonstances avaient rendu difficile la collaboration avec les
deux hommes, mais ils ne s’opposaient pas intellectuellement. Ils avaient été tous deux,
successivement, sous-directeur du Musée de l’Homme et s’étaient vus chacun, l’un et
l’autre, proposer sa succession par le docteur Paul Rivet, ce qui était une promesse de
Gascon, l’assemblée des professeurs, alors encore à majorité vichyste, voulant plutôt
se venger de Rivet que l’écouter. Ni l’un ni l’autre n’aurait voulu interférer dans le
domaine de l’autre. Cela n’eut pas été opportun et ils avaient les mains pleines de ce
qu’ils avaient chacun entrepris. Claude Lévi-Strauss a soutenu la candidature d’André
Leroi-Gourhan au Collège de France, reconnaissant la valeur de ce qu’il avait apporté
à une préhistoire française qui ne s’était pas laissé violer facilement. La réalité méconnue est qu’il existait malgré tout entre eux une source de pensée commune : la psychologie de la forme. La Gestalt régnait alors sur la pensée parisienne et l’idée lévi-straussienne d’une structure collective inconsciente en est un avatar. Cela se montre aussi en
particulier dans la tentative inachevée de Leroi-Gourhan d’interpréter les peintures
rupestres pré-historiques.
Claude Lévi-Strauss n’a ainsi jamais posé le problème de l’histoire en tant que
telle, ni bien sûr celui de la validité ou non de la préhistoire. L’apport de Leroi-Gourhan
à cette discipline nous arrangeait tous, par la diminution des interprétations romantisées de la situation précédente, d’autant que certaines de ces romantisations avaient
été si abusives, scientifiquement parlant, qu’elles avaient servi de fondement à des écoles ultra-nationalistes, à idéologie raciste (germanique ou celte), et que la préhistoire
française avait de ce fait fourni un petit, mais inattendu, nombre de spécialistes fusillés
à la Libération pour s’être laissés entraîner dans le maréchalisme jusqu’à appartenir à
la Milice et participer à ou justifier ses actions sanglantes. Blut und Erde, l’idéologie
du sol, complète aisément l’idéologie du sang. De ce passé, on parle peu aujourd’hui.
Or nous sortions de la Résistance, où André Leroi-Gourhan et Georges Balandier
avaient dirigé des maquis, et Lévi-Strauss nous arrivait de la France Libre.
L’épistémologie est liée à l’histoire charnelle d’une discipline ou elle n’est que fauxsemblant.
La notion d’invariant culturel n’est pas à attribuer à Lévi-Strauss (p. 44). Comme
le ludion, elle fait surface régulièrement. On peut dire tout et n’importe quoi, en application de la définition choisie. Si elle est trop restrictive il n’y aura plus d’invariant culturel. Si elle est trop large, il y en aura trop. Qu’est-ce d’ailleurs que ce concept.
L’épouse d’un Garde des sceaux socialiste nous a démontré que l’instinct maternel était
un effet de la culture, et donc un de ces invariants. Les techniques de contrôle de l’activité corporelle existent partout, mais présentent de multiples variantes. S’agit-il aussi
d’un invariant ? Il est aisé d’en trouver d’autres. Par exemple la nécessité d’attribuer un
nom au nouveau-né - on pourrait alors juger que le recours au concept est inutile là
où il s’agit comme ici d’une évidence. La nécessité de disposer de pierres qui n’éclatent
183
�pas au feu pour le four enterré, de sable siliceux pour dégraisser l’argile des poteries,
doit-elle être qualifiée d’invariant culturel ? On trouverait des centaines d’exemples du
même type, liés à la culture et relevant en même temps de l’ordre de la nature. Le structuralisme n’y est pour rien.
L’archéologie comporte deux états. L’un, parfaitement empirique, est la fouille. Le
second est celui de l’interprétation des résultats de la fouille, travail d’analyse pour
lequel l’archéologie préhistorique est très peu armée. D’où la tentative d’Eric Conte de
s’approprier une ethnologie issue de son imagination, après avoir proprement exécuté
celle qui existe.
L’archéologue est pourtant incapable de reconstruire seul l’histoire des sociétés
propriétaires du lieu de fouille (si elles le sont ?), aussi bien que de reconstruire ni les
«mécanismes communs de dynamisme social» (quel est le sens exact de cette expression ?), ni ceux de la «transformation culturelle». Il peut poser certaines questions et
attendre de trouver ailleurs, par d’autres méthodes qui ne sont pas les siennes, des
réponses qui resteront longtemps partielles. Pour faire référence à l’anthropologie
sociale, ou culturelle, ou à l’ethnographie du Pacifique, il faut avoir lu des milliers
d’ouvrages et d’articles, et pas seulement ceux des spécialistes officiels à tel ou tel
moment de l’histoire de la discipline44. Il faut aussi avoir travaillé en de nombreux
points de cet espace océanien et connaître dans le détail les collections muséographiques internationales originaires d’Océanie.
Roger Green, excellent archéologue américain établi en Nouvelle-Zélande, a
commis un essai sur les pirogues polynésiennes, pour s’apercevoir, à son grand dépit,
après la publication, qu’il était resté dans l’ignorance de l’existence d’une des formes
les plus sophistiquées de navigation dans le Pacifique Sud, celle des lakatoi, les multicoques papous qui naviguent en haute mer, à l’aller et au retour, pour assurer, en
quantités d’importance statistiquement significatives, l’échange des poteries produites
par les femmes à la pointe orientale de la Papouasie, contre des provisions de sagou
obtenues des habitants des deltas du Purari et des fleuves voisins45. Curieusement, les
chercheurs marxisants sont également tous passés à côté d’un dossier qui eut dû les
enthousiasmer.
Même l’attention portée aux bases matérielles des sociétés par l’archéologie correspond pour une part à une illusion, puisque la plus grande partie de ces bases ne
survivent jamais. Le fondement de toute société paysanne est la tenure foncière. Celle
des sociétés de pêcheurs est l’appropriation à leur manière des espaces maritimes.
Mais les pêcheurs sont presque toujours aussi partiellement cultivateurs. L’absence de
marques matérielles de limites (excepté lorsque le dépierrage indispensable des sols
amène à établir des murs de pierres sèches le long des sentiers, à Nguna du Vanuatu,
dans la vallée de la Baliem en Nouvelle-Guinée Occidentale) assure l’impuissance de
l’archéologie dans ce dossier.
A la page 55, Conte prend à son compte l’idée que la notion de propriété (foncière) serait issue du passage de l’étape des chasseurs-cueilleurs à celle des agriculteurs.
184
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Il oublie l’insistance des premiers sur l’appropriation de leurs territoires de chasse ou
de cueillette. La réalité pour les agriculteurs est très différente. La notion de propriété
relève du droit occidental, qui a bien à tort persuadé tout le monde de son universalité.
En Océanie du moins, il s’agit en fait de droits attribués à la naissance et qui relèvent
pour une part de la situation du nouveau-né dans le système parental et de l’autre du
nom que l’on décide de lui donner46. Ce nom est celui d’un homme encore vivant ou
décédé, son grand-père paternel vrai ou classificatoire, dont il hérite le nom en même
temps que le statut social et le statut foncier. Il s’y ajoute, automatiquement, la capacité
de décider de vivre chez sa mère (c’est-à-dire chez son oncle maternel), chez son
épouse (par le fait d’un mariage uxori-local), chez la mère de sa mère ou la mère de
son père, tous lieux où les droits acquis à la naissance pourront être actualisés par la
résidence, les autres droits étant alors mis en réserve et administrés selon des décisions prises en dehors de l’intéressé non présent, qui perd tout droit par une absence
prolongée, ne conservant que son nom qu’il n’a plus le pouvoir de transmettre avec les
mêmes avantages sans négociation au point de départ. La traduction effective de ces
différentes options s’inscrit dans un processus dialectique et diachronique dont elle est
véritablement l’acte de création. Cela n’a rien à voir avec la notion de propriété.
L’histoire des sociétés insulaires est bien celle de leur relation avec la terre47. Je fais
partie des très rares chercheurs de ma discipline ayant mis sur pied des inventaires
fonciers48. Ils mettent en évidence une diachronie, amenant à distinguer des évolutions
successives de la tenure foncière, avant et après l’installation européenne et la christianisation. J’aurais été heureux de disposer de dates à chacune de ces étapes.
Le problème de l’histoire des îles est de pouvoir établir une corrélation entre toutes les traditions orales. Aucune n’est inauthentique contre toutes les autres : elles présentent la même valeur d’information chacune et leurs contradictions, en elles-mêmes
une information de premier plan, les installent ipso facto dans la diachronie.
L’archéologie ne peut fournir là que des points de repères. Selon la qualité des chercheurs, ces derniers peuvent se révéler essentiels.
Trop d’interrogations subsistent sans réponses. Si l’on a une idée, très relative,
de la date d’introduction de la patate douce en Nouvelle-Zélande49, on ne le sait pour
nulle part ailleurs, pas plus que l’on ne connaît les dates relatives de conquête par
l’homme des divers objets de l’agriculture océanienne. Or si les insulaires sont visiblement venus d’Asie avec le banian, l’igname et le taro, l’arbre à pain, le bananier, la
canne à sucre et le palmier sagoutier, sinon peut-être même le cocotier, sont des
conquêtes anciennes de l’agriculture mélanésienne. Le ti se retrouve partout, ainsi que
le tiare (sur les terres coralliennes) et le mûrier qui permet le tapa. L’archéologie ne
nous a éclairés sur aucune de ces questions, en dehors des cultures de taro mises indirectement en évidence dans les hautes terres de Nouvelle-Guinée à date ancienne. Il
faut bien pour cela s’adresser à une autre discipline, la palynologie. Sur ce point précis, les archéologues ne font pas la fine bouche. Ils s’adressent à qui est compétent, ne
cherchant pas à se substituer à lui.
185
�L’inconvénient de l’archéologue se voulant ethnologue, sans y avoir été formé et
sans expériences contrastées de l’application de méthodes qu’il ne connaît pas, est
qu’il répétera inévitablement les erreurs des pionniers de la profession d’il y a un siècle. Il en est de même pour les linguistes ou les géographes qui s’imaginent que l’ethnologie est une discipline aisée à maîtriser. Ignorant l’énorme somme d’essais et d’erreur qui en ont fondé la connaissance, ils plongent dans l’inconnu et se «plantent»,
tous, tombant dans tous les pièges quand ils ne transforment pas systématiquement ce
qui leur est dit, n’entendant que ce qui les arrange.
Les structures
La notion de structures pourrait paraître plus plus pertinente, mais elle pourrait
aussi être ici en dehors du sujet. Là aussi, c’est une question de définition. Celle de
Lévi-Strauss et celle de Braudel sont différentes, par conséquent la confrontation des
deux points de vue ne mène à rien. L’un ou l’autre n’ont eu aucun effet sur l’archéologie. Toute comparaison doit se pratiquer entre éléments de connaissance comparables,
c’est-à-dire recueillis dans des conditions, non seulement connues, cohérentes, mais
suffisamment proches. Comparer les mêmes mots dans des sens dérivés relève à tout
prendre de la lexicographie. Cela fait partie des effets de manche du marché intellectuel parisien. L’archéologie, qui ne présente que des objets matériels difficiles à interpréter dès lors que l’on prétend échapper à l’évidence (exemple : le four enterré sert
à la cuisine collective), n’a pas à se préoccuper de structures dans le jeu desquelles
elle n’apporte rien, si tant est qu’elles existent. Les structures selon Sahlins, ou selon
Guiart, dont les définitions sont chaque fois différentes, ne feront en rien avancer cette
discipline de terrain.
Je n’ai jamais cru aux structures d’un inconscient collectif, cette dernière notion
me paraissant trop floue pour être retenue, même si elle est imagée et par conséquent
commode. Par contre, j’ai observé la capacité de mobilisation par les Océaniens de
connaissances, de moyens techniques ou de procédures d’action collective que l’on
avait pu totalement ignorer, à chaque fois qu’un événement imprévu en faisait sentir la
nécessité. On pouvait assister alors à l’explosion de formes d’expression collective
inconnues auparavant, ou plutôt peut-être soigneusement celées vis-à-vis du dehors.
Entre parenthèses, Lévi-Strauss n’a jamais distingué l’anthropologie de l’ethnologie. Il a utilisé, au cours des années d’après-guerre, le concept anglo-saxon d’anthropologie sociale de façon à se placer dans le prolongement de cette école et parce que
le terme était plus internationalement accepté que celui d’ethnologie. Du moins à ce
moment précis, l’ethnologie ayant eu à souffrir des jugements négatifs portés en
Angleterre sur l’école allemande, autrichienne et suisse des Kultur-kreise, puis, par la
suite, des déviations intellectuelles de l’ethnologie nazie.
Le structuralisme selon Claude Lévi-Strauss s’établit en quelque sorte en prolongement du fonctionnalisme de l’école de Malinowski. Le modèle du mouvement
186
�N° 289/290/291 • Décembre 2001
d’horlogerie d’où il ne faut retirer aucune pièce, sinon tout s’arrête (ce qui explique
le catastrophisme social et culturel impliqué par la notion d’acculturation) devait être
abandonné. Mais il pouvait exister des tendances profondes échappant plus ou moins
aux aléas de l’histoire, d’une histoire théorique voulant se placer en dehors du jeu des
facteurs extérieurs sur une société et une culture (quoiqu’il n’existe aucune situation
concevable qui ne soit plus ou moins confrontée à des facteurs extérieurs).
L’anthropologie sociale britannique, avec son insistance sur le jeu des structures
de parenté, fournissait une sorte d’état limite où les systèmes étaient censés tourner de
leur propre mouvement. Les auteurs anglais ont longtemps cherché un moyen, moins
artificiel que ceux de l’Américain Lewis Henry Morgan50, pour accrocher l’évolution
des systèmes de parenté à des facteurs pouvant être considérés comme historiques. La
critique dévastatrice de Radcliffe-Brown a rendu toute nouvelle tentative de ce genre
inconcevable. Cette position négative se tenait si l’on considérait que les choses se passaient entre lignées démographiquement égales. Mais dès lors que l’on constate que les
lignées sont toujours inégales, partout, et que par conséquent le jeu des systèmes de
parenté et de mariages consiste en permanence à s’adapter à une réalité biologique
changeante, on les réintègre de ce seul fait dans un mouvement de l’histoire… où personne ne les suit d’ailleurs, tant le sujet devient alors difficile et monotone à traiter.
Cette analyse structurale toute neuve51 était d’autant plus culturellement salvatrice, pour ma génération du moins, que les Indiens en particulier étaient issus de groupes repoussés depuis trois siècles des régions côtières par la marche de la colonisation
lusitanienne, qui continuera à chasser et massacrer ceux qu’elle traitait de morros,
sauvages. Les Indiens Tupi, agriculteurs stables devenus millénaristes, obéissaient à un
moteur si destructeur qu’ils ne pourraient jamais s’arrêter nulle part : la boulimie de
terres des colons blancs ou métis. Cette situation d’acculturation brutale sur quatre siècles, qui avait transformé les sociétés et les cultures intéressés, demandait une issue
théorique.
Cela explique peut-être pourquoi Claude Lévi-Strauss n’a pas poursuivi dans la
ligne de son premier thème de recherche et s’est lancé dans l’analyse des mythes amérindiens. Les matériaux étaient en principe comparables, cohérents, et ne relevaient
pas en première analyse de la nécessité d’y ajouter des études comportementales. En
réalité, des textes de toutes longueurs et de toute nature avaient été recueillis par toutes
sortes de gens et à des époques fort différentes, depuis les pères franciscains des XVIII
et XIXes siècles aux chercheurs allemands du début du XXe siècle. Les textes disponibles dans une langue amérindienne étaient peu nombreux, et leur traduction pouvait
être sujette à caution. L’analyse structurale consistait à mobiliser la signification implicite de chacun de ces textes, quel qu’il soit, une fois que toutes les variantes envisageables des mêmes thèmes étaient connues et avaient pu être mises en parallèle.
Cette technique de traitement des textes de la tradition orale permettait de passer
au-delà de la gêne apportée par la qualité variable et des auteurs et des documents
publiés. Il fallait traiter à la fois toutes les variantes et pour cela transformer provisoirement chaque texte en déconnectant chaque unité sémantique, ou mythème, de toutes
187
�les autres, de manière à introduire une souplesse permettant de passer d’un texte à
l’autre et de revenir constamment à chacun. La méthode utilisée pour le traitement des
unités sémantiques et des textes entiers relevait de l’adaptation de la méthode des
oppositions pertinentes de l’école de linguistique de Prague. On ne pouvait en contester le sérieux. Une conclusion essentielle à laquelle aboutissait Claude Lévi-Strauss était
de situer les textes, en tant qu’addition dynamique d’unités sémantiques, à l’intérieur
d’un ensemble logique à implantation géographique plus ou moins large selon le corpus choisi, ensemble dit «système de transformations», et qui mettait en évidence les
positions réciproques de toutes les variantes logiquement concevables des thèmes
illustrés dans les récits traditionnels.
Ce qui était fort satisfaisant pour l’esprit était qu’à l’expérience les variations
manquantes pouvaient être retrouvées, expérimentalement, par une recherche sur le
terrain. Ce qu’il faut bien ajouter est que sans la connaissance par Claude Lévi-Strauss
de son terrain d’élection (l’Amazonie), il n’y aurait pas eu d’analyse structurale. Son
fichier personnel sur le sujet était une véritable encyclopédie de la région poussée dans
le plus grand détail possible.
Cette vision s’applique parfaitement aux institutions sociales, et cela d’autant plus
lorsque l’on dispose, comme je le puis, d’un enregistrement quasi exhaustif de toutes
les variantes en existence de ces institutions (Nouvelle-Calédonie, Îles Loyalty,
Vanuatu). Chacune d’elles se place aisément dans des «systèmes de transformation» à
plusieurs niveaux de répartition dans l’espace, lesquels peuvent prendre en compte
aussi bien la Nouvelle-Calédonie que le Vanuatu, aussi bien la Mélanésie orientale et
méridionale que les îles Fiji, Tonga et Samoa. Ce qui ne signifie nullement que cette
mise en évidence constitue la fin de la route. Il existe bien d’autres méthodes permettant de poursuivre au-delà, la méthode structurale permettant a minima au fur et à
mesure des vérifications de cohérence interne du matériau utilisé. Les Mélanésiens de
l’île de Maré52 m’ont appris que ces mêmes textes vernaculaires pouvaient faire l’objet
d’un décodage par la référence non seulement à tous les noms de personnages cités,
mais tout aussi bien, et sinon mieux, à tous les noms de lieux qui structurent ces textes,
et dont la fonction exacte ne saurait être connue que si on est allé sur chacun, au lieudit même, interroger les personnes qui sont détentrices des droits traditionnels sur
chacun.
Une méthode structurale similaire, dont l’ethnologue de terrain peut se passer
s’il conjugue la précaution et la critique scientifique avec l’expérience, permettrait de
traiter les éléments d’information recueillis sur place, par exemple par une équipe
d’archéologues peu formés à ce travail, de façon à confronter chaque détail avec l’ensemble de la culture considérée et éviter les conséquences délétères d’enthousiasmes
trompeurs. Une conséquence est l’impossibilité absolue de tirer une analyse solide de
l’étude d’un seul texte. Plusieurs auteurs l’ont tenté53. Ils ne peuvent que proposer des
hypothèses aventurées. S’ils prétendent en tirer des affirmations crédibles, c’est de leur
part entrer dans le domaine de la science-fiction et pas d’un travail utile.
188
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Connaître par exemple tous les exemples où vient se placer le thème de l’ogre en
Océanie peut permettre d’éviter de dire des sottises, et cela d’autant mieux si l’on sait
que ces ogres le sont ici et pas là, et sous les mêmes noms, et qu’ogres véritables ou
pas ils peuvent être présentés comme des innovateurs culturels, les cultural heroes de
la littérature anglais, ce qui colle parfaitement avec ce que nous apprend l’anthropologie structurale. Chaque présentation d’un thème comporte dans un autre texte son
inverse logique et dans tous les autres toutes les positions intermédiaires concevables.
Le préhistorien pourrait être tenté de dire qu’il y a cannibalisme ici et pas là. Or l’affirmation de cannibalisme, qui se rencontre, s’applique toujours aux autres, comme
dans le cas de la sorcellerie, qui n’est jamais ce que l’on fait soi, mais ce dont on accuse autrui. En bonne méthode, accusations et contre-accusations se neutralisent mutuellement.
Le résultat est que, sauf sur les points qu’une archéologie adaptée aurait pu
confirmer, aucun mythe ne saurait être interprété comme un quasi-document historique. Il faut chercher ailleurs que dans le récit lui-même l’amorce d’une signification
objective. D’où l’intérêt de relever les unités de significations et de rechercher comment chaque texte les manipule pour aboutir à un résultat différent. Dans la Voie des
masques, Claude Lévi-Strauss a magnifiquement traité, et de façon parfaitement claire,
les documents recueillis par l’Américain Boas et qui constituaient le corpus mythique
des Indiens Kwakiutl de la côte nord-ouest de l’Amérique (Canada). Il a ainsi pu faire
ressortir toute une série de points, pourtant essentiels pour le fonctionnement de cette
société amérindienne, qui n’étaient apparus, ni dans les ouvrages de Boas, ni dans
ceux qui les ont suivi et qui avaient pourtant pour auteurs des chercheurs beaucoup
plus jeunes et pas toujours modestes.
Entre parenthèses, les textes de la tradition orale ne doivent pas être enregistrés
au magnétophone. La présence d’une machine provoque chez le récitant le remplacement du texte authentique par un texte résumé. Il vaut beaucoup mieux écrire sous dictée, ou même chercher à obtenir que les intéressés écrivent eux-mêmes à loisir54. Les
Canaques de Nouvelle-Calédonie nous ont fourni depuis trois-quarts de siècle des
dizaines de manuscrits originaux écrits à la lueur d’une lampe-tempête. De nombreuses familles polynésiennes ou micronésiennes ont livré des documents écrits remontant
souvent au début du XIXe siècle, certains dans une écriture codée55. Les auteurs maoris
nous ont laissé des milliers de pages.
Faire l’expérience de demander la même tradition à dix ans de distance fera que
l’on obtiendra une fois un texte haut en symboles, classable avec satisfaction dans un
corpus de «mythes», et une autre fois un récit semi chronologique à l’apparence factuelle, dont il convient de se méfier. Les événements relatés sont tout aussi symboliques
que dans la première version. Leur validité historique est sujette à caution. Dès que l’on
confronte cette nouvelle version avec d’autres, issues de familles en concurrence avec
la première, on se trouve en présence des thèmes répétitifs et contradictoires de la littérature orale, les accusations se neutralisant mutuellement : querelles, trahisons,
combats, massacres, fuites, mises en esclavage, exigence puis obtention de victimes
189
�humaines etc.. La reprise dans un texte d’unités de signification dépourvues de merveilleux, mais existant aussi dans une formulation semblable dans d’autres textes relevant d’autres lignées, soit sous une forme parallèle, soit sous une forme inversée, ou
dans l’une ou l’autre de toutes les nuances logiques concevables, doit obliger à se rendre compte qu’il n’y a pas ici d’anecdote se situant dans un temps défini, et qu’il
convient d’interpréter l’événement décrit suivant un des codes applicables à ce genre
de récit dans la culture considérée. Ces codes, les archéologues ne sont évidemment
pas formés à les mettre en évidence. Une part des ethnologues non plus, malheureusement.
Une bonne connaissance de toutes les variantes manifestées de l’institution désignée sous le nom de «chefferie» par les auteurs occidentaux traitant du Pacifique Sud
permettrait aussi de nuancer des jugements simplificateurs et d’éviter de découvrir
dans des sites le témoignage d’une institution qui n’existe pas, du moins telle qu’elle
est généralement décrite55. Le vocabulaire de nos collègues anglo-saxons est sur ce
point précis extrêmement simplificateur. Parce qu’ils n’ont jamais regardé le dossier
de près, en plus du fait regrettable que l’anthropologie sociale britannique a longtemps
refusé de se laisser entraîner à s’intéresser à Fiji, Tonga ou Samoa, et que l’anthropologie néo-zélandaise s’est pour une bonne part trompée en ce qui concerne la société
maorie. Les discours de Marshall Sahlins sur Fiji ou sur les îles Hawai’i comportent une
part importante de glissements sémantiques que rien ne justifie. Le contenu du dossier
ne permet pas d’affirmer ce qu’il suggère pour Hawai’i, et qu’il imagine en grande partie gratuitement, et sa connaissance personnelle des îles Fiji n’a jamais dépassé quatre
mois de terrain conclus par une dépression nerveuse56. Les auteurs récents qui imaginent pouvoir réinterpréter ce que nous savons de la société ancienne d’Hawai’i n’ont
même pas été capables de prendre l’un après l’autre les textes vernaculaires hawai’iens
disponibles et d’en proposer une nouvelle analyse fondée sur une traduction revue mot
à mot.
Dire (note 153) que le concept de chefferie a été développé pour la première fois
par Oberg 1955 à propos du Nouveau Monde est une aimable plaisanterie. Conte, fasciné par les publications américaines, même si c’est pour les soumettre à une critique
dévastatrice, oublie Maurice Leenhardt57 pour la Nouvelle-Calédonie, et bien plus tôt
Augustin Kraemer pour Samoa58, ainsi que toutes les publications de Hocart concernant
les îles Fiji59.
On n’a nullement à faire en Polynésie au «stade» de la chefferie. Ce n’est pas une
étape dans une ligne évolutive qui, n’en déplaise à Marx et à Engels, et à la première
génération des ethnologues de cabinet britannique60, n’a jamais eu aucune existence.
La Polynésie orientale a plus ou moins évolué sur elle-même au cours d’un millénaire,
peut-être deux, sait-on jamais, si l’on dispose un jour de constellations de dates plus
crédibles que celles d’aujourd’hui. On n’a d’autre choix que d’attendre que l’archéologie océanienne devienne majeure. Les ariki, aliki, ali’i polynésiens représentent des
variantes parallèles d’une institution recouvrant une bonne moitié de la grande région61
et qui se survit en un grand nombre d’exemples encore en Indonésie (où personne ne
190
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s’y intéresse vraiment depuis le départ des Hollandais, alors qu’on y dispose de documents écrits, souvent sur des feuilles de latanier, dans des langues vernaculaires qu’il
faudrait bien étudier). Ce n’est pas une étape dans un processus de développement
universel des sociétés humaines (on croyait morte cette vieille lune), mais un aboutissement dans chacune des sociétés insulaires qui nous intéressent. Il est dommage que
Conte ne sache visiblement rien des autres «chefferies» polynésiennes, mélanésiennes
ou micronésiennes. L’attention exclusive qu’il porte ici à la Polynésie française
(concept politique) aboutit à la déformation d’une réalité multiforme et complexe. La
discussion qu’il poursuit sur ce plan se déroule avec des collègues nord-américains
tout aussi ignorants de la grande région.
A voir l’ignorance que manifestent les spécialistes modernes de la NouvelleGuinée par rapport aux travaux publiés sur la Mélanésie et la Polynésie depuis plus
d’un siècle, c’est là une maladie de l’âme commune. Mais si déjà la réalité du recours
au terme de «chefferie» demanderait une discussion approfondie, la référence dans le
discours à celles de «bandes» et de «tribus» effraie, termes qui n’ont aucune existence
pas plus en théorie que dans la réalité. Il n’y a plus que Godelier, en pleine révulsion
vis-à-vis du marxisme, économiste de formation, à imaginer encore que le mot de
«tribu» recouvre quelque chose de concret, en dehors du fait qu’il a été utilisé par les
divers systèmes coloniaux pour abaisser leurs «sujets».
Le modèle proposé pour la construction d’une chefferie polynésienne hypothétique est surprenant par son manque de pragmatisme. Ces gens n’ont jamais vu une
chefferie fonctionner. Il faut être archéologue pour croire à la validité scientifique d’un
tel scénario qui, dans ses simplifications extraordinaires, relèverait plutôt de la bande
dessinée.
Or nous (ici terme collectif) possédons des centaines de scénarios (non pas
récits d’événements réels dont l’existence historique ne saurait être prouvée dans l’état
actuel de nos connaissances) que la tradition orale océanienne nuance, groupe de
résidence par groupe de résidence (la chefferie est a minima le passage d’un groupe
de descendance à un groupe de résidence plus large). Ce sont de tels scénarios, insérés dans des centaines de textes dans des langues vernaculaires différentes, qu’il
conviendrait de comparer. A condition d’avoir la capacité de traduire en termes de
sociologie dynamique l’intervention du merveilleux, des guerres et des massacres enjolivant les récits et dont la réalité est si incertaine.
Les techniques permettant ce travail ne sont évidemment pas envisagées par l’auteur. On aboutit a contrario à des affirmations bien étranges. A la page 234, il est
entendu que les sociétés lapita connaissaient la chefferie. On veut que les Lapita aient
vécus sous la tutelle de «chefs», pour qu’ils soient les ancêtres des Polynésiens qui,
selon certains, seraient les seuls à connaître une chefferi, et à l’avoir marginalement
introduite en Mélanésie. Ce qui est contraire à la réalité ethnographique. Eric Conte n’y
est bien entendu pour rien. Je n’y verrait pour ma part aucun inconvénient, si du moins
cela était vrai. Mais personne n’en sait rien et aucun archéologue n’a le moyen scientifique de l’affirmer62…
191
�Le chef canaque de Nouvelle-Calédonie se distingue du commun des mortels par
le respect qu’on lui porte, mais aussi, aux occasions festives, par une coiffure enveloppante de la tête en plumes blanches de rapaces nocturnes. Ailleurs il s’agit d’aigrettes
verticales, plantées dans les cheveux, uniques ou multiples, exécutées d’une façon particulière. Ailleurs encore il s’agit d’une fleur d’hibiscus rouge plantée à l’arrière du
crâne et pas ailleurs. La simple plume plantée dans les cheveux ne signifie rien. Pas de
traces archéologiques possibles de l’un (le respect), ni des autres (plumes et fleurs).
Les bâtons sculptés dits de chefs sont une interprétation popa’a. Tous les vieillards
peuvent en assumer le privilège.
Se poser le problème de quelles chefferies colonisèrent la Polynésie orientale
relève d’une grande illusion. Là aussi, nous possédons de multiples récits, en particulier de Polynésiens occidentaux se retrouvant loin de chez eux et expliquant comment
ils sont partis. Une bonne part insiste sur l’improvisation du départ, pour fuir la sanction d’avoir violé un tapu. Ce n’étaient pas les ariki qui s’exilaient, mais à la limite des
cadets de chefferie. Le péché commis n’ayant pas d’influence, à l’intérieur du groupe
s’exportant (une fraction d’une classe d’âge), sur le mana des descendants d’une
lignée exaltée, le cadet se trouvait ipso facto replacé en position d’aîné et il assumait
donc la chefferie sur les émigrants. On a des exemples de micro-migrations bien documentées au point de départ et au point d’arrivée (Uvea des Wallis et Ouvéa des Iles
Loyalty ou Uvea lalo63). Le destin qui leur était réservé pouvait être de créer une nouvelle communauté polynésienne (d’Uvea rango, ou lalo, à Rennell et Bellona aux
Salomons64). On connaît aussi des exemples de statuts sociaux dévalorisés à l’arrivée
parce que les émigrants se trouvaient très minoritaires en présence de groupes plus
anciens et fortement organisés (les Mélanésiens majoritaires d’Uvea lalo, et de Makata
aux îles Shepherds65 ; la migration d’une lignée de Samoa à Uvea lalo puis à la Grande
Terre de Nouvelle-Calédonie66).
A la page 225, le chef héréditaire annulant à la fois le pouvoir sacré et le pouvoir
séculaire est une simplification. Il faut voir. Il y en a, en particulier en NouvelleZélande, mais le plus grand nombre d’exemples a trait a une séparation entre les deux
pouvoirs, sinon à une organisation tripartite de ces pouvoirs: le chef, l’orateur et le
prêtre, organisation dont les variantes sont innombrables entre la Mélanésie centrale
et orientale, les îles Fiji et la Polynésie occidentale. Il y a là des mana différenciés, qui
peuvent agir de concert aussi bien que s’allier sur un dossier par fonctions identiques.
Quant au lien de la chefferie avec la céramique, je ne dis pas qu’il n’y en ait pas, mais
qu’il n’existe aucun élément permettant de l’établir67. Nous virons là, une fois de plus,
à une archéologie de l’imaginaire popa’a.
La notion d’archétype des sociétés à chefferie (p. 55) n’offre aucune consistance.
Il n’existe aucun archétype, mais des variantes dispersées dans l’espace et un temps
qu’une archéologie collant à la réalité sociale insulaire peut réussir à repousser
quelque peu, de ce que nous appelons chefferie par simplification. Ces variantes s’organisent autour de deux principes logiques apparemment contradictoires, entre les
chefferies électives (le système samoan des matai, le système des titres aux îles
192
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Shepherds, Centre Vanuatu) et des chefferies héréditaires (du grand-père au petit-fils
plutôt que du fils au père, sinon d’un frère à l’autre à la mort de l’aîné), les plus nombreuses, patrilinéaires ou matrilinéaires (îles Radja Ampat à l’extrémité occidentale de
la Nouvelle Guinée, îles du groupe des Louisiades et Trobriands à l’extrémité orientale,
Salomons centrales et orientales68, Nouvelle-Calédonie et îles Loyalty, Fiji, Tonga,
Nouvelle-Zélande). Les Océaniens ont même imaginé des sociétés intermédiaires où
les deux principes se conjuguent (au Nord et au centre de Malekula au Vanuatu69). La
façon dont la revendication d’un titre crée un conflit ouvert aux îles Tonga, et dont on
a des exemples parfaitement documentés depuis deux siècles, relève aussi théoriquement d’une tendance a jouer sur les deux tableaux. On trouverait aisément des exemples similaires aux îles Fiji. Les îles Samoa connaissent à la fois, à des niveaux sociaux
différents, des titres électifs, matai, et des titres héréditaires, aliki.
Les analyses d’Irving Goldman sur les sociétés polynésiennes70, auxquelles on se
réfère si souvent, parce que l’on pense qu’il met un peu d’ordre dans un dossier plutôt
anarchique, ne reposent sur aucun travail de terrain approfondi. La description plus
ancienne de la religion polynésienne par Handy71 est en grande partie imaginaire, fondée sur des concepts a priori et constituée d’interprétations dépourvues de fondements réels. Le simple travail, auquel Marcel Mauss s’astreignait, lorsqu’il voulait traiter dans son cours de la religion polynésienne, à savoir revoir minutieusement la traduction de tous les textes disponibles, n’a encore été entrepris par personne d’autre
que lui.
Toutes ces reconstructions, à partir d’un très petit nombre de points fouillés pour
chaque culture considérée, présentent la même caractéristique d’être des hypothèses
en l’air, que rien ne justifie. Le fait qu’elles puissent ne pas être sottes ne les transforme
pas en vérité révélée. Tous ces discours consistent d’ailleurs à poser une hypothèse,
puis à considérer au culot qu’elle est vérifiée, et d’en offrir une autre, fondée sur la
première, et ainsi de suite. Ce genre est fort ancien. Il est toujours aussi faux. Comme
l’écrit Eric Conte, la crédibilité du modèle n’est pas assurée.
En ce qui concerne les facteurs démographiques, le seul a avoir dit des choses
sensées, à partir d’une expérience de terrain au Nord Malekula, au Vanuatu, est JeanLouis Rallu72. Les autres imaginent des courbes démographiques à partir de données
inexistantes, des impressions de voyageurs, des relevés de plans d’habitation, pour en
tirer des conclusions définitives. Ils n’ont même pas pris le temps de chercher d’abord
à établir leurs calculs de référence à partir de maisons peuplées d’hommes et de femmes bien vivants, là où l’habitat était resté proche du passé pré-chrétien. Ces auteurs
sont parfaitement ignorants des conditions médicales ayant pu prévaloir à l’époque, de
même qu’ils laissent dans l’ombre la connaissance générale par les femmes de techniques propres à provoquer l’avortement ou la stérilité (dite «boire le soleil»).
Une seule conclusion paraît aujourd’hui crédible, fondée sur des textes vernaculaires non manipulés par des auteurs européens, c’est le petit nombre d’individus
impliqués dans les mouvements entre îles éloignées. Ce qu’on néglige aussi est qu’entre
la Mélanésie orientale d’une part, Fiji et la Polynésie occidentale de l’autre, il s’est agi
193
�de voyages aller suivis de voyages retour répétés, au moins au cours d’une première
période. La preuve en serait dans les descendants étrangers pré-Cook installés dans les
différentes îles et les contacts qu’ils maintenaient chacun, et qu’ils maintiennent encore, avec leur archipel d’origine (Fijiens à Tonga ; Tongiens à Samoa, à Uvea des Wallis
et bien ailleurs ; Samoans dispersés un peu partout).
A la page 59 et suivantes, la discussion des points de vue exprimés par Fernand
Braudel ne présente guère d’utilité ici. Ce dernier était un savant de cabinet, ce qui était
normal pour un historien. Il n’avait aucune connaissance personnelle des situations
rencontrées par l’ethnologie. En se référant à l’interdit de l’inceste (qui n’a jamais
empêché les incestes d’avoir lieu, en particulier en Océanie), il se plaçait en dehors de
son terrain de travail. Dissertant sur les mythes, il discourait sur ce qu’il ignorait parfaitement, ce qui est une vieille tradition dans l’université française (Durkheim, LevyBruhl). Sa querelle avec Lévi-Strauss était courtoise et pour la forme, de façon à marquer son territoire, puisque’il a été celui qui a fait nommer ce dernier (déjà directeur
d’études à la Vème section dans la chaire de Mauss et de Leenhardt) à la VIème section
de l’Ecole pratique des hautes études, devenue depuis Ecole des hautes études en
sciences sociales, ce qui a servi de tremplin à Claude Lévi-Strauss pour l’accès au
Collège de France.
On doit remarquer en passant que les «structures» qui tendent à perdurer malgré la violence du contact occidental ne sont pas des institutions de type normatif (l’interdit de l’inceste, le mariage entre cousins-croisés), mais tout ce qui relève en
Océanie de la compétition de prestige, à savoir la multiplication des situations apparemment conflictuelles indéfiniment répétées : on s’oppose, on se combat, on se
calomnie, on se joue les pires tours, mais on se marie l’un chez l’autre, la présence
des épouses respectives, souvent par le fait d’un échange de sœurs, assurant une sécurité relative. Sur le lieu du combat, on ne saurait s’attaquer à personne qui soit vis-àvis de soi-même dans une relation d’alliance, qu’elle soit vraie ou classificatoire. Les
massacres si souvent relatés sont des embellissements littéraires de la tradition orale
(on retrouve partout bien vivants les gens soi-disant massacrés ou leurs descendants :
les malédictions lancées contre telle lignée, et qui devaient en assurer l’extinction, sous
tel nom, ne semblent pas avoir eu de conséquences délétères sous le nouveau patronyme73). Par contre l’exil au loin est à la fois une réalité encore vivante, fruit de jugements exécutés hors de tout cadre juridique moderne, et un facteur constant de la
dynamique sociale (il faut compenser les départs et organiser l’insertion des arrivants,
ce qui complexifie à chaque fois la société locale).
Un pot-pourri de «modèles»
Le concept du modèle offert par Conte avec un certain formalisme (conception
d’un plan de travail et description de sa réalisation concrète) est aussi tentant que malheureusement a-scientifique (sous-titre p. 82 : Constitution d’un modèle applicable
quel que soit le lieu et l’époque: l’exemple des techniques de pêche pré-européennes).
194
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Il n’est en effet pas fondé sur la seule justification possible d’un «modèle». Un modèle
est l’image proposée pour une loi scientifique. Il doit intégrer toutes les données disponibles. Si, à l’examen, on se trouve en présence de la moindre contradiction, le modèle
ne vaut plus rien, scientifiquement parlant. Il faut alors reprendre l’analyse à zéro. Or
les modèles que l’on nous rabâche de tous les côtés sont tous construits par le moyen
d’un mécanisme additionnant les simplifications, même s’ils sont fondés au départ sur
du travail de terrain solide. L’anthropologie américaine utilise un concept dont elle n’a
jamais compris les implications.
Un modèle interprétatif ne saurait être conçu a priori. Une loi, et son image, le
modèle, doivent être fondés sur des faits. Conte propose d’abord un modèle, puis il
nous fournit (dans d’autres publications) ce qui est véritablement une base de données, ce qui est déjà bien. Il voudrait que celle-ci soit acceptée au rang de modèle.
Nous avons vu que le lieu choisi n’était pas le meilleur possible et que la spécificité culturelle des données n’était pas évidente, même s’il s’agit là de l’ensemble documentaire
le plus approfondi disponible à ce jour, mais qui met en évidence une réalité passablement généralisable dans l’ensemble océanien. En dehors de multiples spécificités locales, telles que la pêche au cerf-volant aux îles Salomons, la pêche sur les côtes océaniennes avait recours à des techniques largement homologues, ce qui est le fruit à la
fois d’un acquis ancien pré-océanien et d’un brassage visible des techniques existantes,
en particulier par les échanges constants des éléments précieux de l’outillage tels les
hameçons de nacre.
Il est étrange, étant donné sa position constamment critique vis-à-vis de ses collègues anglo-saxons, qu’Eric Conte emprunte ainsi chez eux le concept le moins solidement établi. Il détruit, par le recours à une analyse de détail justifiée, le modèle polynésien proposé par Kirch, et il s’empresse d’en proposer un autre, et en plus un nouveau plan de travail pour la constitution d’un troisième modèle. Le travail sera bon
mais les modèles inutilisables.
Le concept de modèle enthousiasmant tant d’auteurs, et repris par lui, n’était
fondé au départ que sur l’observation des éléments parallèles apparaissant dans des
fiches techniques ultra simplificatrices, dont le maître en cette affaire aura été George
P. Murdock, dans son Social Structure, New York, 1949. Les soi-disant modèles couramment utilisés dans la littérature sur la Polynésie ne sont pas applicables en archéologie tout simplement parce ce serait au détriment de celle-ci, et cela en partie parce
qu’ils ne sont jamais fondés sur une critique détaillée et convenable des sources,
démarche fondamentale des sciences humaines où elle a été introduite il y a bien longtemps par la philologie. Une addition de résumés ne saurait constituer un «modèle».
Sur ce point, l’anthropologie culturelle américaine, dont la capacité synthétique est
souvent inconsciemment naïve, aboutit à un échec patent. La notion antérieure de
«traits culturels» de l’école de Berkeley n’était pas inutile, mais ce qu’on en a fait est
parfois ébouriffant, refusant implicitement aux sociétés intéressées la capacité de construire des mécanismes évolués. Or la connaissance scientifique est celle des mécanismes sociaux effectifs, elle ne saurait se suffire d’élaborer la liste des éléments mis en
195
�jeu (ce qui a été trop souvent la limite avant-guerre des travaux du Bernice Pauahi
Bishop Museum). Il reste que la démonstration de l’existence en un point d’une liste
restreinte de traits culturels, liste que l’on retrouve presque partout, n’est pas l’établissement d’un modèle, puisqu’il n’y a pas là de loi scientifique mais seulement constat
d’un état de choses.
Claude Lévi-Strauss est le responsable de l’introduction en anthropologie du
terme «modèle» emprunnté aux mathématiques. Il lui avait donné un sens extrêmement précis, et l’on dispose, grâce à lui, de modèles mathématique ou géométriques
applicables à une situation parentale ou matrimoniale et permettant d’en réaliser une
analyse de contenu74. Le champ de la méthode est pour le moment restreint.
Depuis, le mot a fait fortune, en particulier en archéologie, mais aussi en biologie
et en médecine, où la signification qu’il a prise rejoindrait plutôt l’usage qu’en a fait
Lévi-Strauss, en ce qu’il s’agit d’un modèle expérimental utilisé dans des conditions que
l’on veut rigoureusement déterminées. Ce n’est pas le cas dans cet ouvrage-ci où le
terme est mis à toutes les sauces et finit par recouvrir tout simplement un résumé plus
ou moins bien fait d’une culture locale ou répandue sur un archipel ou plusieurs archipels. On doit reconnaître que passer d’un résumé de la culture à une banque de données ayant recherché l’exhaustivité et portant sur une fraction de la culture matérielle
est un progrès sensible. Cela pose pourtant question, de manière peut-être inattendue.
J’ai établi l’inventaire exhaustif du système de titres, matrilinéaires au sud et électifs au nord de l’aire considérée, gouvernant le statut social et le statut foncier dans la
région s’étendant entre Efaté comprise au sud-est d’Epi compris, dans le Centre
Vanuatu75. Ces éléments d’information, intéressants de par leur formalisation, ont été
constitués en banque de données et analysés par ordinateur. Il y avait des milliers d’informations disponibles (unités de signification), les femmes aussi bien que les hommes ayant été sollicitées, en réunion publique aussi bien qu’en interviews individuelles.
L’analyse qui en était résultée avait été présentée au séminaire de Claude Lévi-Strauss.
Il en était issue l’interrogation posée par le maître. S’agissait-il d’un système synchronique à justifications diachroniques surimposées au système, ou l’histoire des migrations inter-îles construisant le système avait-elle une réalité historique ?
L’analyse informatique du dosssier s’en est suivie, prise en charge par l’équipe
Gardin du CNRS. Les milliers d’informations seront codées et engrangées dans les ordinateurs de l’Euratom, qui à l’époque ne trouvaient pas à suffisamment s’employer. Le
résultat sera que toutes les informations contenues dans le dossier, quelque soit la personne qui les avait données et sa situation géographique dans l’aire considérée, étaient
en cohérence avec la totalité des autres informations. Le système décrit par les gens
eux-mêmes, les quelques vingt mille habitants de seize îles, grandes, moyennes et petites, ne contenait aucune contradiction logique interne. C’était là un vrai scoop, le résultat d’un programme de travail fortement rationnalisé et de plusieurs années de travail
intense pour les participants, sans qu’aucun d’entre eux n’ait été considéré comme le
patron de l’affaire.
196
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C’est dans le cadre de cette interrogation que se sont placées les missions confiées
à José Garanger, qui nous a fourni la fourchette temporelle de ce phénomène collectif76,
la précision des résultats archéologiques auxquels nul autre Européen n’a participé
(c’était un point de méthode sur un terrain où nous avons volontairement utilisé une
forme de pré-nationalisme mis en évidence par l’enquête ethnologique, ce qui impliquait négocier constamment, à tous les niveaux) étant de fait une révolution dans les
méthodes de l’archéologie océanienne. La conclusion dernière est que si le système présentait des aspects synchroniques, il s’était construit dans la diachronie et était même
beaucoup plus ancien que les dates obtenues, qui étaient celle de personnages déjà fortement impliqués dans ses structures. Les conditions et la date de sa création nous sont
inconnues. Par contre José Garanger a pu dater le moment de la construction d’un système matrimonial complémentaire conçu pour la grande île d’Efaté (et qui fonctionne
encore aujourd’hui), par la fouille de la tombe collective de Roy Mata qui en avait été
le promoteur. Doit-on prendre l’ensemble de ce dossier et le considérer comme un
modèle, au sens scientifique de ce terme ? Ou doit-on se dire plutôt que la démarche est
parfaitement inutile ? Ce dossier constitue par contre sûrement un modèle à suivre.
En fait, dans l’ouvrage recensé, modèle signifie à la fois résumé, type, exemple à
suivre, ce qui ne serait pas très gênant, s’il n’y avait une volonté constante de croire
qu’il s’agisse là d’un outil scientifique de premier plan. Si l’on efface le mot, le texte
coule plus facilement et le propos devient plus facile à suivre.
Ainsi le modèle de peuplement, qui n’est de fait qu’un scénario hypothétique
(p. 104 et suivantes). Le scénario de Kirch d’un peuplement discontinu paraît plutôt
satisfaisant dans le principe. Il n’est pourtant pas plus crédible dans le détail que celui
élaboré par Emory et Sinoto. Ce dernier appelé un commentaire sur un point.
Les objets considérés par Sinoto comme relevant d’une culture archaïque (pendentifs en nacre ou en ivoire de cachalot), appartiennent pour nous à une culture plus
largement étalée dans l’espace et qui a précédé les différentiations responsables de la
construction des spécificités diverses en Polynésie orientale. Cette culture s’étalait
depuis les îles Fiji jusqu’aux îles Australes. Elle a été portée en Nouvelle-Zélande par
les premières générations d’immigrants océaniens. Cela pose un problème par rapport
à l’explication classique du peuplement de la Nouvelle-Zélande. La tradition maorie,
dans sa partie non manipulée par les a priori d’éditeurs pakeha, s’entête à placer
Hawaiki au nord-ouest de la Nouvelle-Zélande, alors qu’il est visible, quand cela ne
serait que par les noms portés par un grand nombre de familles et les noms de lieux
donnés pour être dans Hawaiki, que Tahiti (Tawhiti) et Raiatea ont été des points de
départs. Il a pu y en avoir d’autres. On ne peut qu’attendre de nouveaux développements, dans une discipline qui tend à se transformer et à se mettre, heureusement, en
cause tous les dix ans.
Un point apparaît cependant, que l’on pourrait considérer comme secondaire s’il
n’avait eu autant de conséquences. C’est l’existence d’un lien, c’est-à-dire comportant
des allers et retours, entre la pointe nord de l’île du nord de la Nouvelle-Zélande et les
197
�îles du sud du Vanuatu. Ce lien est confirmé et par la tradition orale à North Cape, à
l’extrême nord de l’île du nord de la Nouvelle-Zélande, et par la tradition recueillie
dans les îles du Centre-Vanuatu, où un certain nombre de lignées expliquent qu’elle
viennent de Mauri, par l’intermédiaire d’Aneityum (Anatom), Tanna et (E)Romanga77.
L’orientation première de ce mouvement n’est pas évidente, même si les récits sont
orientés, mais ils le sont toujours et l’historicité des points de départ affirmés est incertaine en tant que tels en l’absence de séries cohérentes de dates archéologiques les
confirmant ou les infirmant. En attendant, il convient de se satisfaire d’introduire la
notion d’une relation entre les deux points de l’espace considérés.
A cette relation s’ajoute un mouvement secondaire (l’est-il réellement ou est-il
tout autre chose?), tout aussi équilibré, entre les îles d’Anatom, les îles Loyalty et la
Nouvelle-Calédonie. Une bonne moitié des lignées de chefferies loyaltiennes ou de la
Grande Terre se réclame de ce mouvement, connu sous le nom de réseau Xetriwaan,
«réseau» étant le terme introduit par nous pour qualifier une institution étalée dans
l’espace, non hiérarchisée et qui comporte un assez grand nombre de points forts.
Xetriwaan est le nom du principal personnage, présenté comme étant à l’origine de
tout ce mouvement et dont le talisman aurait été un hameçon de nacre, dit wageledra.
Nous possèdons pour ce dossier, patiemment reconstruit au cours du dernier demi-siècle, des milliers d’informations recueillies dans toute la région, tant de la part de ceux
qui se réclament, directement ou indirectement, de Xetriwaan, les jin i Xetriwaan, de
ceux qui portent des noms visiblement homologues (Cidopwaan, Baleowaan,
Cenapecikaan) ou qui affirment s’y rattacher (Mii, Wabealo, Tijit, Tijin) que de ceux
qui ont cherché à échapper au réseau pour tenter une entreprise individuelle (par le
moyen d’un mariage uxorilocal) à l’intention de se constituer un domaine foncier sous
un nom aux connotations moins pesantes. Ce système original se maintient souterrain
dans la vie politique moderne, et c’est d’ailleurs par ce biais que j’ai pu au tout début
en approcher l’existence.
Les problèmes d’interprétation des deux phénomènes, qui convergent au SudVanuatu, et particulièrement sur l’île d’Anatom, connue sous le nom de Kiamu en
Nouvelle-Calédonie et aux îles Loyalty ainsi que par les premiers évangélistes de la
London Missionary Society implantés au début du XIXe siècle78, peuvent se résumer
ainsi. Si l’on imaginait un axe de migration vers la Nouvelle-Zélande partant de cette
région du sud du Vanuatu, des îles Loyalty et de la Nouvelle-Calédonie, et si l’on pensait
que les informations pouvaient circuler assez rapidement depuis la Mélanésie méridionale jusqu’aux îles de la Société à une époque où la culture de départ n’était pas encore
aussi différenciée que le capitaine Cook ne l’a trouvée, on comprendrait comment on
a pu imaginer, à Tahiti et Moorea, de partir là où l’on était certain de trouver une terre
plus grande que celles que l’on avait déjà largement peuplées, la Nouvelle-Guinée
exceptée. Il ne s’agit pas ici d’un modèle, peut-être seulement de poésie épique !
L’avenir le dira. Mais l’affirmation d’un Hawaiki au nord-ouest deviendrait pour la première fois compréhensible.
198
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Ajoutons que ce dossier n’est pas aussi spécifique et isolé qu’il pourrait le paraître. Les réseaux d’échanges, mis en évidence par Seligmann79 et Malinowski pour la
partie orientale de la Nouvelle-Guinée et par les Allemands pour la côte nord et la vallée
du Sépik (relations passant directement par terre autant que suivant le fleuve), se poursuivent en direction de l’ouest aussi bien que tout le long de l’arc mélanésien. Jusqu’en
Nouvelle-Calédonie, ces réseaux portent toutes sortes de choses, des objets, des aliments et des éléments de première nécessité d’une part (sable siliceux, verres volcaniques, pierres de four, poteries), mais aussi et partout, l’échange cérémoniel bracelets (plutôt brassards) en nacre contre colliers (en perles de tridacne ou de serpentine
obtenus par le travail du perçoir à volant présent partout). Il s’y ajoute les échanges
matrimoniaux. On peut ainsi remonter, en partant des îles du sud Vanuatu, île par île
ou plutôt fraction d’île par fraction d’île, jusqu’à ces mariages entre Mota Lava des îles
Banks et Tikopia des îles Santa-Cruz, au moins une fois par génération, mis en évidence
par la couverture généalogique des îles Banks réalisée par nous. Dans l’intervalle géographique, les mariages s’établissent aussi avec des lignées venues de Samoa ou de
Tonga, dont certaines assurent avoir conservé des relations avec leur point d’origine
(Futuna et Aniwa au sud Vanuatu). Jusqu’à l’arrivée de l’Evangile, les gens des Iles
Loyalty et de Lifou en particulier, se mariaient à Kiamu. Le monde selon les anciens
Lifou allait au nord jusqu’à Epi, qu’ils appelaient Tas, d’un mot des langues ni-Vanuatu
désignant le bord de mer (tasiriki). Les multiples variations du mythe des tuarere, les
femmes ailées qui passent d’une île à l’autre, la nuit, pour se baigner, et dont la colère
peut les porter à déchirer un homme jusqu’à ne laisser que les os, assurent le lien symbolique entre les îles du sud et celles du nord du Vanuatu, sinon même entre les îles
Loyalty et cet ensemble insulaire.
Conclusion…
Le dernier chapitre de l’ouvrage, le plus modéré de ton, ne soulève pas de problèmes tant il se place cette fois dans la ligne de tous les travaux français sur la région
depuis un siècle : le père Lambert, Maurice Leenhardt, J. Guiart, le R. P. M-J Dubois, A.
Bensa et J.-C. Rivierre pour le Nouvelle-Calédonie et les îles Loyalty ; les pères Tattevin
et Godefroy, ainsi que J. Guiart et B. Vienne pour le Vanuatu (J. Bonnemaison est peu
fiable) ; B. Juillerat, M. Godelier et P. Bonte pour la Nouvelle-Guinée. Il montre que la
différentiation culturelle ne naît pas seulement de l’isolement, lequel serait plutôt fort
relatif malgré tant d’affirmations contraires. Nous (ici terme collectif) n’avons cessé de
le dire depuis trois quarts de siècle et de montrer comment fonctionnent tous les types
de relations intra- et inter-îles, dont l’existence s’oppose aux descriptions d’amateurs
sur les sociétés insulaires isolées dans la crainte les unes des autres. Les anthropologues anglo-saxons, bien plus nombreux que nous, n’ont cessé d’écrire la même chose
depuis W. H. Rivers et Br. Malinowski. Margaret Mead a publié sur ce thème des
remarques fort sensées s’appliquant à la Polynésie. Il faut croire que certains archéologues ne lisent pas beaucoup, pour construire des hypothèses aussi extravagantes sur
199
�les conséquences d’un isolement en partie imaginaire. La différentiation culturelle est
le sceau de l’existence de tout regroupement construit de groupes de descendance. On
précisera que la scissiparité constante des unités sociales n’est pas un facteur de différentiation, mais de complexité plus grande des mécanismes sociaux intégrateurs (chefferies, réseaux d’identité parallèles, réseaux d’échanges matrimoniaux, etc.). La
conclusion poursuit le même angle de vue et ne pose pas de problèmes particuliers.
Lorsque les archéologues popa’a auront fini de faire semblant de s’entre-déchirer (cette comédie est une des clés de leur accès potentiel aux postes et aux crédits
publics), tout restera malheureusement à faire pour la Polynésie et cela ne sera pas
facile. Il faudra que les Polynésiens s’y attellent eux-mêmes, lentement et très prudemment, rejoignant ce que font depuis quelques décennies déjà les intellectuels maoris,
dans le silence étourdissant d’une anthropologie mondiale souvent, quoique pas toujours, apparemment incapable d’accepter une contestation nouvelle issue de la base,
après le mépris que lui ont manifesté les leaders du Red Power aux Etats-Unis, puis les
contestations de valeur inégale selon le moment venues d’Afrique et plutôt silencieuses
en ce moment. L’anthropologie au sens large a pourtant mieux à faire que de refuser
l’évidence. Son apport à la connaissance universelle a été précieux, mais la Polynésie
n’est pas le terrain où elle s’est le mieux illustrée.
L’ennui d’une tentative de synthèse choisissant ainsi le cadre d’une grande entité
politique est le danger de la divorcer de travaux plus importants réalisés juste à côté.
Dans l’histoire de l’archéologie préhistorique océanienne de l’après-guerre, la
Polynésie française s’est toujours placée en marge des travaux les plus marquants, la
raison étant la faiblesse des données portant sur la connaissance de la société ancienne.
Il va falloir du temps et beaucoup d’ouvriers pour pallier cette absence. Lorsque j’ai
tenté de constituer une équipe pour organiser une édition critique de Tahiti aux temps
anciens, l’ambition d’une entreprise aussi iconoclaste a fait peur à tout le monde.
Jean Guiart
200
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NOTES
1 Sahlins, Marshall, 1958, Social Stratification in Polynesia, University of Washington Press,
Seattle.
2 Bonnemaison, Joël, 1986, L’Arbre et la pirogue, ORSTOM, Paris. Ibidem, 1987, Tanna, Les
hommes-lieux, Book II of : Les Fondements d’une identité : Territoire, Histoire et Société dans
l’archipel de Vanuatu (Mélanésie), Essai de géographie culturelle. ORSTOM, Paris
3 Observations sur place effectuées en 1959 grâce à l’aide du gouvernement hollandais et à l’amitié de Ian van Baal.
4 Travail de recollement exécuté avec la collaboration du géographe ORSTOM Bernard
Antheaume en vue de la préparation de l’Atlas de la Nouvelle-Calédonie, Paris 1981.
5 Guiart, Jean, et alii, 1973, Système des titres, dans les Nouvelles-Hébrides centrales, d’Efate
aux îles Shepherds, Institut d’Ethnologie, Paris.
6 Green, Roger C., 1967, «The immediate origins of the Polynesians», in : Polynesian Culture
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1970, «Settlement Pattern Archeology in Polynesia»,in : éd. par R. C. Green et M. Kelly, Studies
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7 Deacon, Arthur Bernard, 1934, Malekula. A vanishing people in the New Hebrides, éd. par
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1963. Réédition partielle très augmentée en 1992, dont un inventaire foncier portant sur l’intérieur du pays de Lössi, dans l’île de Lifou, et dont une partie a été publiée dans l’Atlas de la
Nouvelle-Calédonie, Paris 1981.
8 Firth, Raymond, 1936, We the Tikopia. A sociological study of kinship in primitive Polynesia,
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Ibidem, 1940, The work of the gods in Tikopia, 2 vols., Percy Lund Humphries, Londres.
Ibidem, 1961, History and Traditions in Tikopia, The Polynesian Society, Wellington.
Travail de terrain effectuée sur Tikopia dans le cadre d’une mission dirigée en 1971 par le dr
Carleton Gajdusek, prix Nobel de médecine.
9 Morrison, James, 1935, Journal of a boatswain’s mate of the Bounty, with an account of the
island of Tahiti, Golden Cockerel Press, Londres.
10 Deacon 1934 et Guiart 1992, op. cit..
11 Valeri, Valerio, 1985, Kingship and Sacrifice : Ritual and Society in Ancient Hawai’i,
University of Chicago Press, Chicago.
12 I’i, John Papa, 1959, Fragments of Hawaiian History, as recorded by, Bishop Museum Press,
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13 Babadzan, A.,1993, Les dépouilles des dieux. Essai sur la religion tahitienne à l’époque de
la découverte, Editions de la maison des Sciences de l’Homme, Paris
14 Oliver, Douglas, 1974, Ancient Tahitian Society, 3 vol., Hawai’i University Press, Honolulu.
201
�15 Howard, Alan, 1967, «Polynesian Origins and Migrations, A Review of Two Centuries of
Speculation and Theory», in : Polynesian Culture History, Essays in Honor of Kenneth P. Emory,
Bishop Museum Press, Honolulu, p. 45-101.
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est de 1831).
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Krusenstern, Adam Johann von, 1813, Voyage around the World in the years 1803-1806, 2 vol.,
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17 I’i 1959, op. cit..
18 Firth 1940, op. cit..
19 King,, Michael, éd., 1975, Te Ao Hurihuri, The World moves on, Methuen, Welllington.
Ibidem., éd. 1978, Tihe Mauri Ora, Aspects of Maoritanga, Methuen, Wellington.
20 King,, Michaël, 1977, Te Puea, A biography, Hodder & Stoughton, Auckland, Londres,
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21 Thomson, sir Basil, 1908, The Fijians. A Study of the Decay of Custom, Heinemann,
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22 Codrington, R. H., 1891, The Melanesians. Studies in their Anthropology and Folklore,
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23 Testard, A., 1986, Essai sur les fondements de la division sexuelle du travail chez les chasseurs-cueuilleurs, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris.
24 Spencer, Dorothy M.., 1941, Disease, Religion and Society in the Fiji Islands, University of
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25 Saura, Bruno, 1990, Les Bûchers de Faaite, Paganisme ancestral ou dérapage chrétien en
Polynésie Française, Cobalt, Les Editions de l’Après-midi, Papeete.
26 Anell, Bengt, 1955, Contribution to the History of Fishing in the South Seas, Studia
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Thilenius, G., 1902-1903, Ethnografische Ergebnisse aus Melanesien. I. Die polynesichen
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Ibidem, 1913-1936, ed., Ergebnisse der Südsee Expedition 1908-1910. Bd I. Allgemeines. Bd
II. Ethnographie A. Melanesien. B. Mikronesien, 25 vol., De Gryter, Hamburg.
27 Highland, Geneviève A. ; Force, Roland W. ; Howard, Alan ; Kelly, Marion ; Sinoto, Yosihiko
H., éd. par, 1967, Polynesian Culture History, Essays in Honor of Kenneth P. Emory, Bishop
Museum Press, Honolulu.
28 Hatanaka, Sachiko et Shibata, Norio, éd., 1982, REAO report, A Study of the Polynesian
Migration to the Eastern Tuamotus, The University of Kanazawa, Kanazawa, Japon.
29 Garanger, José, 1986, «L’Archéologie et le Pacifique», «Le peuplement de la Polynésie
Orientale» in : A la recherche des anciens Polynésiens, sous la direction de, l’Encyclopédie de
la Polynésie, 4, Papeete.
202
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30 Avias, Jacques, 1950-53, «Données récentes concernant l’anthropologie et la préhistoire en
rapport avec le problème de l’origine des indigènes néo-calédoniens», Congrès International
des Sciences Préhistoriques et Protohistoriques vol. III, p. 63-68, Paris.
Ibidem, 1950, «Poteries canaques et poteries préhistoriques en Nouvelle-Calédonie», Journal
de la Société des Océanistes, vol. 6, Paris, p. 111-140.
31 Kirch, Patrick Vinton et Yen, D. E., 1982, Tikopia, The Prehistory and Ecology of a
Polynesian Outlier, Bernice Pauahi Bishop Museum Bulletin 238, Honolulu.
32 Dubois, Marie-Joseph, 1970, Les Eletok de Maré, Géographie mythique et traditionnelle de
l’île de Maré, Publications de la Société des Océanistes n° 35, Paris.
Ibidem, 1977, Les Chefferies de Maré (Nouvelle-Calédonie), Atelier de reproduction des thèses,
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Guiart 1964 et 1992, op. cit..
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33 Laval, Honoré, 1938, Mangareva : l’Histoire ancienne d’un Peuple Polynésien, Maison des
Pères du Sacré-Coeur, Brainne-le-Comte.
34 Hubert et Mauss, Mélanges d’Histoire des Religions, Leroux, Paris.
35 Codrington, 1899, op. cit..
36 Marsden, Maori, 1975, «God, Man and Universe : a Maori view», in : Michaël King, éd.,
1975, Te Ao Hurihuri, The World moves on, Methuen, Welllington, p. 143-163.
37 Garanger, José, 1972, Archéologie des Nouvelles-Hébrides, Contribution à la connaissance
des îles du Centre, ORSTOM et Publications de la Société des Océanistes n° 30, Paris.
38 Guiart et alii 1973, op. cit..
39 Sand, Christophe, 2 000, «Les sociétés pré-européennes de Nouvelle-Calédonie et leur
transformation historique. L’apport de l’archéologie», in : Bensa, Alban et Leblic, Isabelle,éd.,
2 000, En pays kanak, Ethnologie, linguistique, archéologie, histoire de la Nouvelle-Calédonie,
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40 Guiart et alii 1973, op. cit..
41 Kirch et Yen, 1982, op. cit..
42 Le regretté Rusiate Nayacakalou.
203
�43 Taylor, C. R. H., 1965, A Pacific bibliography, printed matter relating to the native peoples
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44 Seligmann, C. G., 1910, The Melanesians of British New Guinea, Cambridge University
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45 Lamont 1990, op. cit..
46 Dubois, Marie-Joseph, 1951, «La propriété foncière maréenne au temps du paganisme»,
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51 Guiart 1964, op. cit..
Dubois 1970 et 1973, op. cit..
52 Babadzan, A., 1979 «De l’oral à l’écrit : les puta tupuna de Rurutu», Journal de la Société
des Océanistes t. XXXV n° 65, Paris, p. 223-234
53 Crocombe, Marjorie Tuainekoro, éd., 1983, Cannibals and Converts, Radical change in the
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Young, Michæl, 1971, Fighting with Food : Leadership, Values and Social Control in a Massim
Society, Cambridge University Press, Cambridge.
56 Sahlins, Marshall,1989, Des îles dans l’Histoire, EHESS et Le Seuil, Paris
57 Leenhardt 1930, 1932, 1938 et 1947, op. cit..
58 Krämer, Augustin, 1902, Die Samoa Inseln. Entwurf einer Monographie mit besonderer
Berücksichtigung Deutsch-Samoas, 2 vol., Schweizebartsche Verlagsbuch-handlung, Stuttgart.
59 Hocart, A. M., 1952, The Northern States of Fiji, Royal Anthropological Institute, Londres.
Ibidem, 1940, «Polynesian Colonies in Melanesia», Journal of the Polynesian Society vol. 9,
Wellington, p. 199-220.
60 Frazer, J. G., 1887, Totemism, Londres.
1890, The Golden Bough, Londres.
Tylor, E. B., 1871, Primitive Culture, Londres.
61 Bensa, Alban et Rivierre, Jean-Claude, 1982, Les chemins de l’alliance, Organisation sociale et
tradition orale dans la région de Touho, aire Cèmuhi, Nouvelle-Calédonie, SELAF, Paris.
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Mason, Leonard et Hereniko, Pat, éd., 1987, In Search of a Home, Institute of Pacific Studies,
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205
�62 Galipaud, Jean-Christophe, et Lilley, Ian (éd.), 1999, Le Pacifique, de 5 000 à 2 000 avant
le présent, Suppléments à l’histoire d’une colonisation, IRD Editions (ORSTOM), Paris.
Lilley, Ian, 1999, «Lapita as politics», in : Galipaud et Lilley (éd.), Le Pacifique, de 5 000 à 2
000 avant le présent, Suppléments à l’histoire d’une colonisation, IRD Editions, Paris, p. 21-29.
63 Guiart 1992, op. cit..
64 Elbert, Samuel et Monberg, Torben, 1965, From the Two Canoes, Oral Traditions of Rennell
and Bellona Islands, University of Hawai’i Press, Honolulu.
Monberg, Torbern, 1991, Bellona Island, Beliefs and rituals, University of Hawai’i Press,
Honolulu.
65 Guiart et alii 1973, op. cit..
66 Guiart 1992, op. cit..
67Egloff, Brian, éd., Pottery of Papua-New Guinea, The National Collection, National Arts
School, Port Moresby 1977.
Kaufmann, Christian, 1999, «Research on Sepik Pottery, Tradition and its implications for
Melanesian Prehistory», in : Galipaud et Lilley (éd.), Le Pacifique, de 5 000 à 2 000 avant le présent, Suppléments à l’histoire d’une colonisation, IRD Editions, Paris, p. 31-47.
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Suppléments à l’histoire d’une colonisation, IRD Editions, Paris, p. 161-188.
68 Fox, C. E., 1924, The Threshhold of the Pacific, Londres.
Ivens, Walter G., 1927, Melanesians of the South-East Solomon Islands, Kegan Paul, Londres.
Ibidem,1930, Island builders of the Pacific, how and when the people of Mala construct their
artificial islands…, Seeley Service, Londres.
69 Deacon 1934, op. cit..
Guiart 1952, op. cit..
70 Goldman, Irving, 1970, Ancient Polynesian Society, University of Chicago Press, Chicago.
71 Handy, E. S. C.,1927, Polynesian Religion, Bernice Pauahi Bishop Museum Bulletin n° 34,
Honolulu.
72 Lallu, Jean-Louis,1990, Les populations océaniennes au XIXème et XXème siècles, Travaux
et Documents, Cahier n° 128, INED et PUF, Paris.
73 Leenhardt, Maurice, 1946, Langues et dialectes de l’Austro-Mélanésie, Institut d’Ethnologie,
Paris, pour un texte traduit par Maurice Lenormand, ayant trait au meurtre du grand-chef du
pays de Wetr, vérifié sur le terrain et complété par Guiart 1992, op. cit..
74 Guiart, Jean, 1971, Clefs pour l’ethnologie, Seghers, Paris.
75 Guiart et alii 1973, op. cit..
76 Garanger 1986, op. cit..
77 Guiart et alii 1973, op. cit..
Guiart, J., 2 002, Découverte de l’Océanie, 2. La connaissance des hommes, Le Rocher-à-laVoile, Nouméa (en préparation).
78 Aufray, Michel, 1956, «Kiamu, la pirogue du sud», in : Vanuatu-Océanie, Arts des îles de
cendre et de corail, Réunion des Musées Nationaux, Paris, p. 206-210.
Murray, A. W., 1874, Wonders in the Western Isles, being a Narrative of the Commencement
and Progress of Mission Work in Western Polynesia, Londres.
79 Seligmann 1910, op. cit..
206
�L’art comme archéologie du contemporain
Autour d’Andréas Dettloff
et de quelques autres
“Tout était mieux avant. Même l’avenir.”
Karl Valentin
L’art du XXe siècle, dans ses multiples percées et mouvements de
retour, dans son culte du nouveau et sa fascination pour la répétition
figée, fait venir au premier plan la tendance dominante de la culture
occidentale, dans laquelle tout objet est promu à la contemplation esthétique comme dans le “ready-made” de Duchamp, toute oeuvre est
reconduite au rang de l’objet commun et utilitaire, comme dans l’esthétique du Dadaïsme. Ce mouvement relève de l’ambivalence propre à la
situation de l’art dans les Temps modernes, avec d’une part la volonté de
résister à l’uniformité générale vers laquelle tend le devenir technologique de la société en renouvelant la perception des choses endormie
par les habitudes et d’autre part la tendance à se faire le modèle avancé,
l’avant-garde du processus de liquidation de l’héritage et de l’instauration de la tradition du nouveau. Réponses multiples qui relèvent avant
tout de l’ouverture béante devant l’infini des réponses possibles aux
nouvelles interrogations que le siècle suscite. La conscience de la sécularisation du sacré, du changement du rapport de l’œuvre d’art et du
monde, commencé depuis la Renaissance, implique le fait que le monde
n’est plus donné comme un tout, dans lequel l’art, conçu traditionnellement comme service du divin, trouve d’avance sa place. L’art de la
modernité s’insère dans la faille de l’unité ancienne, il est le lieu dramatique où se dessine, se plasme et se laisse écouter la quête du nouveau
sens de l’être, de la déclinaison de son sens qu’est devenu le legs des
hommes d’aujourd’hui.
Cette pluralité des réponses se configure comme un mouvement
d’oscillation entre la revendication, commune à toutes les avant-gardes
artistiques du XXe siècle, du rôle de témoin avancé de nouvelles formes
d’expérimentation du monde, et la quête d’une nouvelle orientation du
sens à travers quoi les formes n’imposent pas leur sceau au monde, mais
207
�elles en écoutent sa dimension secrète et originaire. Les termes
d’”installation”, de “performance”, si utilisés par l’art contemporain
comme équivalents des termes apparemment désuets d’”oeuvre”, de
“forme”, parlent en fait le langage technique de la pensée dominante,
pour qui la réalité gît comme un ensemble d’objets inertes, laissés à l’initiative libre de la subjectivité, de l’artiste qui n’a plus qu’à assembler
les “matériaux” et les remettre dans la circulation permanente. Privées
de la fécondité des moments du temps qui passent sans pour autant
avoir cessé d’être, privées de la tradition comme ce qui continue de faire
entendre son sens au-delà de la contingence historique, laissées à la
répétition auto-référentielle, les oeuvres deviennent des opérations culturelles sous le mode de “l’équité des valeurs artistiques”, de la “libre
circulation des signes”, en attendant le changement de goût et d’orientation du marché de l’art.
Au processus d’intégration du Divers qui réduit les formes de l’altérité à quelques signes infiniment reproductibles, s’oppose dans l’art du
XXe siècle une résistance de l’œuvre. Chez Matisse, Klee, Giacometti et
Nicolas de Staël, l’art reconnaît d’abord un noyau obscur au centre du
réel à partir duquel toute forme se décide et se ressource. Ce double
mouvement, caractérisé par la tentation nihiliste de faire de l’art le
domaine privilégie de décomposition et recomposition des signes, et par
la tentative de ressourcer l’œuvre dans un sens difficilement reconnaissable et identifiable, est le trait dominant de la Cinquième Biennale de
l’Art contemporain qui a eu lieu à Lyon au Hall Tony Garnier du 27 juin
au 24 septembre 2000 et qui porte le titre fédérateur de Partage d’exotismes. Dans la préface du catalogue de l’exposition, les directeurs artistiques Thierry Prat et Thierry Raspail écrivent : “Partage d’exotismes,
ne prétend qu’à une chose : dire qu’il n’y a pas d’hybride, pas de montage post-moderniste de bric & broc, qu’il y a juste des croisements pour
des lectures individuelles, lesquelles s’échangent et, même biaisées, se
partagent. Pas de centre, pas de périphérie, un stock et du naturel, pour
y puiser et pour le reconstituer1”. Oscillant entre le “cabinet de curiosités” baroque, ancêtre du musée, et le magasin de brocanteur, la
Biennale de Lyon célèbre non tellement le croisement et la confrontation
dans le partage des cultures, mais le triomphe inquiétant d’un présent
208
��Nicolas Poussin, Les berges d’Arcadie, vers 1650, “Et in Arcadia ego”
�N° 289/290/291 • Décembre 2001
global, la fin du sens de “nature”, comme ce qui “aime à se cacher”
(Héraclite) au profit d’une transparence des signes sans un véritable
passé commun, dépendant uniquement du geste de l’artiste qui mélange
des objets provenant d’horizons culturels différents. D’une certaine
façon, l’art contemporain semble dépendre encore de la dimension
“allégorique” que Walter Benjamin avait déjà mise en évidence comme
trait dominant de la modernité, avec la perte de foi dans le rôle d’émancipation de l’histoire et l’emploi de l’ironie comme tonalité fondamentale qui consomment à tout moment la scission entre « langage” et
“monde”, entre “expression” et “réalité2”. Parmi les signes qui se répètent le plus fréquemment dans ces constructions, l trouve ce qui n’est
pas uniquement un objet thématique mais un véritable emblème de la
peinture depuis le siècle baroque : le crâne, allégorie de la mort et de
l’absence. Emblème de la vanitas baroque qui rappelle par sa présence
la limite de la finitude, indique ce qui passe et qui meurt comme unique
propriété de l’existence et le destin éphémère de toute entreprise humaine, le crâne ne cesse de rappeler que l’œuvre, à l’instar du visage, est en
instance permanente de déformation, de mutation du sens. Lorsque
Nicolas Poussin dans le tableau “Et in Arcadia Ego” montre les trois bergers rassemblés autour d’un tombeau, avec la jeune femme qui pose sa
main sur l’épaule de l’un d’eux, il nous donne d’abord à écouter ce qui
se dit dans le titre en langue morte “moi aussi je suis en Arcadie” : la
présence du temps, de la mort sous la forme apparemment la plus rassurante du féminin, comme le rappelle Lévi-Strauss à la suite de
Panofski3. Tableau de l’inclusion de l’invisible au cœur du visible, du
doute sur la présence réelle dans les figures du monde, d’une dimension
obscure au centre de l’être, Poussin donne en peintre sa méditation sur
le temps, montre comment dans le geste pictural il est question en permanence du sens de l’humanité qui se rappelle à elle-même. En ce sens,
tout geste artistique est un geste “archaïque” qui sollicite un fond obscur
et immémorial dans la présence manifeste, comme la main de Lascaux
qui se tient originellement à l’interstice de la matière et du sens, de la
nature et de la signification. Ce qui fait souvent défaut dans l’art des
contemporains est le sentiment de la caducité des formes du monde, le
spleen baudelairien, cette claire conscience désespérée de la fragilité
211
�des choses qui sont en train de passer sous l’état de marchandises, dans
un échange purement quantitatif qui entraîne la “maladie du sens historique”, comme l’appelle Nietzsche dans la seconde des Considérations
inactuelles “De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie” de
1874, incapable de comprendre le sens du passé et de la tradition en ce
qu’elles recèlent de grand et d’utile pour la vie sinon sous la forme de
l’histoire cumulative et de la citation vide. L’éloge permanent de la vanitas semble avoir perdu totalement la mémoire du sens religieux du
terme et de sa traduction comme présence de l’invisible dans le visible
de la peinture baroque, au profit de son icône désacralisée4, du retour
permanent sur soi du geste artistique, qui signale d’abord la perte de la
puissance germinative du sens, d’où la dimension onaniste du geste
artistique qui s’affiche en tant que tel, comme dans l’aquarelle de Bjarne
Melgaard “Sperme sur la tombe de Paul Gauguin”, accompagnée de ce
commentaire : “Peu importe que ce Nordique qui a longtemps vécu dans
l’hémisphère Sud ait joint l’acte à la parole. Tout est dit avec le sacrilège
qui libère la semence de la fécondité. Splendide incarnation d’un mythe
fondateur5.”
Parmi les artistes présents à la Biennale, Andréas Dettloff expose la
série des crânes qui rappellent le culte des ancêtres de la civilisation
océanienne, affublés des marques de la civilisation contemporaine : logo
du Coca-Cola, slogans publicitaires et autres griffes qui figurent les
étranges idoles de la société contemporaine. Par rapport à l’homme
inséré dans l’univers du mythe vivant et qui avait su se protéger de l’irruption du sacré par l’invention de formes, de rites qui gardaient séparé
les deux dimensions du “profane” et du “sacré”, Andréas Dettloff montre la réduction à une seule dimension de l’existence humaine, la présence perpétuelle dans chaque chose, fut-elle chargée du sens du tremendum comme la tête de mort, du chiffre de la marchandise. La tête
d’un grand yipwon en bois du peuple Yimam de la Nouvelle-Guinée,
figure de la divinité de la guerre et de la chasse enduite de sang des victimes, que l’on emportait pour attaquer l’ennemi et que l’on gardait
ensuite dans la Maison des hommes, est remplacée par l’effigie de la
souris hollywoodienne Mickey Mouse. Cette même substitution nous la
trouvons dans la série “Le Grand Rêve américain”de l’artiste colombien
212
�N° 289/290/291 • Décembre 2001
Nadin Ospina, présent également à l’exposition de la Cinquième
Biennale de l’Art contemporain de Lyon, qui introduit la figure de la souris américaine dans les céramiques et les sculptures d’inspiration précolombienne. L’ironie signale que les figures hétérogènes du monde
sont réduites aux images stéréotypées de Disneyland, que le temps est
reconduit a la seule catégorie grammaticale du présent. Figure clé de
l’ambiguïté, l’allégorie montre l’inflation du visible et la rupture de l’unité du retrait et de l’apparition, du jeu d’invisible et de visible qui fait
monde, tout en subissant la fascination pour cette puissance d’homogénéisation et de bouleversement perpétuel au cœur du projet de l’histoire
contemporaine. Le dessin d’Andréas Dettloff de la tortue tatouée qui
remonte des profondeurs, fait émerger en nous le souvenir des phrases
de Melville : “Même la tortue, aussi mélancolique et sombre que puisse
être son dos, possède un côté clair, sa plaque ventrale étant parfois d’un
jaune pâle. De plus, chacun sait que si vous mettez la tortue sur le dos,
vous exposez ce faisant son côté clair sans qu’elle ait la possibilité de se
retourner elle-même. Mais après que vous avez fait cela, et parce que
vous l’avez fait, vous ne devriez plus jurer que la tortue a un côté sombre. Profitez du côté clair, maintenez-la perpétuellement sur le dos si vous
le pouvez, mais soyez honnête et ne niez plus le côté sombre” (Les
Encantadas). L’ironie de Melville vise la volonté de la culture moderne
de réduire les images du monde à des stéréotypes à une seule dimension
et infiniment reproductibles, l’oubli du côté sombre et nocturne du réel
indissociable de sa manifestation lumineuse. L’ironie douce-amère de
Dettloff concerne la logique de l’homme d’aujourd’hui qui utilise les
marques à travers lesquelles les générations passées se sont confrontées,
au prix de la sueur, du sang et du sacrifice, à la puissance redoutable de
la nature dont témoigne l’histoire divine et la genèse de la conscience
qu’est la mythologie, comme s’il s’agissait d’un matériau à sa disposition, d’une abstraction linguistique et formelle. Dans le monde du mythe
vivant la tortue n’appartenait pas d’abord et essentiellement à la “nature,
mais était le symbole-fondement du monde, et le tatouage qu’Andréa
Dettloff inscrit sur sa carapace vient redoubler et surcharger le symbole
et par là-même il signale l’appartenance de l’animal non plus à un espace des signes mémoriels, à un monde complexe de renvois dans lesquels
213
�toute présence prend sens et fonction mais à celui de l’ornement, de la
dérive des signes d’appartenance à des signes d’appropriation, du passage de l’espace sacré à l’espace culturel. La critique à l’esprit qui
conserve l’œuvre uniquement comme “objet esthétique”, privé de
“monde” au profit de ses substituts virtuels, concerne d’abord la culture
occidentale qui s’approprie des symboles des autres cultures et s’érige
en dépositaire de l’histoire universelle, au lieu de partager véritablement
sa ressource majeure : son sens de l’être comme déclinaison et passage,
du prolongement au-delà de l’existence individuelle des traces communes. Elle concerne également la quête d’identité exprimée par le tatouage, prise entre la revendication mémorielle et le signe ancestral désormais privé de profondeur, qui devient un signifiant erratique indécis
entre l’affirmation de l’individualité du goût et l’appartenance communautaire, manifestation à même la peau de la marque de la “foule solitaire” et grégaire plutôt qu’acte d’inscription dans la tradition. Comme
l’écrit Tériade, l’ami et l’interprète de Matisse, “la peinture n’a que sa
peau, une peau qui ne la couvre pas, comme elle le voudrait faire croire,
mais une peau qui la fait elle-même entièrement. La peau de la peinture
a la saveur d’une peau humaine. Elle en a la diversité, sa densité, sa puissance simulée de profondeur. Elle possède sa vertu d’être le contraire
d’une apparence, c’est-à-dire la manifestation qualifiée et responsable
de l’homme, son point de contact extrême et vibrant avec la vie ambiante6.” La peau de la peinture ce n’est pas une surface qu’il faudrait ôter
pour atteindre la “substance”, le sens véritable, pas plus qu’une coulée
de cire sur laquelle projeter les “signes culturels”, c’est la peau même
des choses qui recèle la profondeur et accueille tous les désirs qui se
lovent et se protègent dans cette apparence, qui restitue la marque de la
souffrance à l’œuvre dans la manifestation sensible. La peinture moderne, disons pour aller vite depuis 18637, depuis la naissance de
l’Impressionnisme et dans ses moments d’intensité, a décidé d’exposer
sa propre déchirure, pour en révéler les plages intimes, les couleurs
recroquevillées et brûlées, afin d’acquérir un style nouveau de rapport
au passé : l’être-à-nu-du-monde, enjeu renouvelé de l’art aujourd’hui,
lorsque la continuité de la tradition semble faire totalement défaut et
vient au premier plan le passé comme “citation”.
214
�Exposition Paolozzi au Musée de l’Humanité à Londres en 1954
�Amener les cultures à rivaliser les unes avec les autres est le mode
souverain d’échapper à la globalisation qui réduit au néant les origines
authentiques de l’existence humaine, ses arkhai : la nature commune
des nations, qui va de pair avec leurs diversité et disparité. Il s’agit de
sauver la tradition non pas comme rapport réactif au passé mais comme
héritage du présent, de sauver les phénomènes, non comme les images
conventionnelles des cultures hétérogènes mais comme les enjeux d’une
communauté du sens à venir. C’est en ce sens que nous voudrions lire le
drapeau allemand en tissu à fleurs tahitien d’Andréas Dettloff, non pas
comme le résultat de l’ironie qui sépare et manipule mais comme le
“monogramme intérieur”, marque reconnaissable du sourire complice
des racines natales et des formes librement rencontrées et restituées
plastiquement. Voici encore à l’œuvre, timidement malgré les allures
provocatrices, le pouvoir “poétique” de l’art, pouvoir inaugural, “car,
comme l’écrit Platon, le commencement est aussi un dieu qui, tant qu’il
demeure parmi les hommes, sauve tout” (Lois, 775e).
Riccardo Pineri
NOTES
1 Partage d’exotismes, Réunion des Musées Nationaux, Seuil, 200, vol.1, p. 14.
2 W. Benjamin, Schriften, Francfort-s-M., Surkamp Verlag, 1955.
3 C. Lévi-Strauss, Regarder, écouter, lire, Paris, Plon, 1993.
4 L’exposition”Lost Magic Kingdoms” du sculpteur britannique Eduardo Paolozzi au Museum
of Mankind de Londres, en 1954, peut être vue comme moment de bascule dans l’histoire
muséographique, où le Divers est reconduit sous le signe indifférencié de “l’échange culturel”,
à travers le mélange d’objets de collections de musée, de curios pour le touriste, d’objets utilitaires. La couverture du catalogue de l’exposition (1985) montre, parmi d’autres objets primitifs rassemblés dans un nouveau “cabinet de curiosité”, un crâne. L’arkhé primitive, la différence du vivant et du mort, ne soulève plus de questions, mais prend place uniquement dans une
contiguïté physique avec d’autres objets. La fin du “primitivisme” et l’oubli de la différence
reconduite la plupart du temps à un slogan publicitaire et à une revendication massive et programmée du souvenir, caractérisent la tendance de la culture occidentale qui revendique les
labels de “post-moderne”, “post-coloniale”, “post-historique”.
5 Partage d’exotismes, vol. 2, p. 30.
6 Tériade, Ecrits sur l’art, Adam Biro, 1996, p. 474.
7 G. Picon, 1863 Naissance de la peinture moderne, Gallimard, 1988.
216
�DROIT DE REPONSE
Contre-sens et malveillance
Dans le petit monde de la recherche scientifique, il est un jeu où le dernier qui
parle est, provisoirement, sûr de gagner, c’est celui de la bibliographie. En effet, personne ne peut prétendre avoir tout lu sur un sujet donné : il est donc facile de brandir
tel ou tel titre en disant : «Comment ? Mais vous êtes nul(lle), vous n’avez pas cité cette
étude, pourtant fondamentale !», mais il est bien peu élégant que ce soit l’immodeste
imprécateur qui évoque ses propres travaux, aussi incontournables soient-ils.
C’est en outre une attitude bien imprudente, car est-il bien sûr lui-même d’avoir
cité tout ce qui devait l’être ? Le donneur de leçons court alors le risque se voir
reprocher légèreté et manque de rigueur. Ainsi, Jean Guiart, dans le dernier numéro
du BSEO (n° 288, mars 2001, pp. 150-155), me reproche d’ignorer son Espiritu
Santo de 1958, ajoutant : «Ces études en anglais, dont celles du père Celsus Kelly,
ne sont citées par l’auteur que pour une partie d’entre elles, les plus connues, et
encore pas toutes. On en trouve une liste détaillée dans sa bibliographie, mais elle
ne les utilise guère dans le corps de son texte, ce qui est regrettable.» Non seulement
ce n’est pas exact mais, dans sa Découverte de l’Océanie1, le nom de Celsus Kelly
n’apparaît que pour une seule référence (La Austrialia del Espíritu Santo, 1966),
quand il a également publié en 1965 un Calendar of Documents (Spanish Voyages
in the South Pacific…) de 470 pages, et les six volumes de Austrialia Franciscana,
de 1962 à 1974 : ignorait-il leur existence ?
En fait, nous assistons là encore à une énième représentation de l’éternel combat entre la passion et la raison : Jean Guiart s’est laissé emporter par la première,
qui laisse toujours peu de place à la seconde, et n’a pas pris le temps de lire mon
Paradis Terrestre, ni de chercher à comprendre en quoi consistait mon travail. Il lui
a suffi de lire qu’il s’agissait des Espagnols pour qu’il voie rouge. Il faut en outre supposer qu’il ne l’a lu que très partiellement, puisque ses remarques ne portent que sur
ce qui, dans la troisième partie, concerne la Mélanésie : il est pour le moins abusif
d’intituler son article «Compte-rendu d’ouvrage».
Je dois donc préciser que ce livre est le résumé d’une partie de ma thèse de
doctorat2, soutenue en octobre 1998 à l’Université Française du Pacifique. J’y étudie
différents aspects de trois voyages espagnols menés à partir du Pérou (le deuxième
eut lieu en 1595 et le dernier en 1605-1606 — non en 1585 et 1601, comme on peut
le lire dans la Découverte de l’Océanie3), à partir de la consultation de documents
authentiques, que ma formation d’hispaniste me permettait de lire dans le texte —
c’est sans doute parce qu’il ignore la langue espagnole que Jean Guiart n’en cite
aucun. Mais il est étonnant de lire sous sa plume que «la méthode scientifique eût
consisté à faire partir l’analyse […] du point atteint par les auteurs britanniques […
] En principe, c’est ainsi que l’on écrit l’Histoire.» : curieuse conception du travail
scientifique. Sans négliger ce qu’avaient écrit les chercheurs britanniques, si chers à
mon critique, je n’allais pas leur donner la priorité sur les sources.
Le but de ma recherche n’était pas de retracer l’itinéraire de ces trois voyages :
cela, effectivement, «était très bien connu», et ne présentait aucun intérêt nouveau :
217
�c’est pourquoi, si le livre de Colin Jack Hinton, par exemple, qui a répété «dans un
yacht à voiles toutes les allées et venues des Espagnols aux Salomon, de façon à
réaliser le repérage de leurs atterrages précis depuis la mer», figure bien dans ma
bibliothèque personnelle, je n’avais aucune raison de le mentionner particulièrement.
En déduire que j’ai fait preuve de malhonnêteté intellectuelle est particulièrement
scandaleux : Guiart m’accuse de « présenter les résultats d’autrui comme les [miens]
propres et sans les citer dans le corps de [mon] discours», ajoutant :
«L’identification des îles connues par les marins de l’île de Taumako, page 308, est
présentée comme effectuée par l’auteur. Ces mêmes identifications se retrouvent
dans un dévelopement sur le même sujet par Richard Feinberg datant de 1995, non
cité…». Pourtant, quand je lis des toponymes tels que Malicolo / Manicolo, Tucopio
/ Tucopia, Pile / Pilen, Pupan /Nupan, Pouro, Guantopo / Guaytopo dans la traduction
française d’une Requête de Quirós4, je n’ai pas besoin de Feinberg pour estimer que
Malicolo ou Manicolo font sans doute référence à Vanikoro, ou que Pilen et Nupan
évoquent probablement les îles de Pileni et de Nupani, par exemple. Affirmer le
contraire relève d’une malveillance qui frôle la calomnie et la diffamation, et conclure
que « pareil travail d’interprétation ne se réalise jamais en un seul jour » est un peu
léger en ce qui concerne ce cas précis.
C’est bien la malveillance qui caractérise tout l’article de Jean Guiart au sujet
de mon étude. D’une part, la comparaison avec «une bande dessinée de la série Guy
L’Eclair», inutilement blessante, ne grandit pas son auteur, quelles que soient les
qualités de la dite référence. De l’autre, en procédant à l’assimilation systématique
entre mes recherches et leur objet, Jean Guiart se montre d’une totale mauvaise foi,
prétendant que j’aurais «aimé donner une meilleure image des navigateurs espagnols […] Issus des colonies sud-américaines créées sur des torrents de sang
indien, ces gens étaient aussi lâches qu’ils pouvaient être implacables ». L’outrance
des « torrents de sang indien» — que ne firent bien entendu jamais couler d’autres
nations en des temps plus modernes — révèle un a priori incompatible avec le travail
du chercheur en Histoire, comme si le rôle de celui-ci était de juger des événements
passés du haut de la mentalité d’aujourd’hui, et comme s’il était interdit de s’interrroger sur certaines affirmations politiquement ou religieusement correctes, pour
paraphraser une expression à la mode. Cette remarque me conduit à évoquer la tristement célèbre Légende Noire, qu’évoque le professeur Jacques Heers, parlant de
«ce beau zèle qui a toujours poussé […] les auteurs anglo-saxons et même français
à dénigrer systématiquement les entreprises maritimes et coloniales des Ibériques,
[…] acharnés à leur opposer sans cesse les vertus de leurs colons puritains et courageux.5» On ne saurait mieux dire, et tout esprit rationnel voit bien la lâcheté qu’il y
avait à s’embarquer à travers une mer inconnue, sur des navires inconfortables et ne
disposant que de maigres réserves de vivres et d’eau douce. On pourrait illustrer la
remarque de Jacques Heers d’autres citations de Jean Guiart, selon qui les
Espagnols tuèrent «quelques “natifs” pour manifester leur mauvaise humeur […],
firent […] présent au Pacifique sud des blattes qui hantaient leurs navires»,
Mendaña ayant péri «à la suite d’un de ces conflits violents que les Espagnols ne
pouvaient s’empêcher de provoquer là où ils passaient», quand en réalité il mourut
de «fièvres tropicales»6.
Cette entreprise de dénigrement systématique s’étend aux résultats de ces
voyages dont, affirme Jean Guiart à la suite d’innombrables auteurs, «le secret […]
218
�N° 289/290/291 • Décembre 2001
a été bien gardé […], et les informations données sur la situation des îles découvertes étaient souvent faussées avec intention»7 : c’est ignorer, par exemple, les travaux
du chercheur anglo-saxon Celsus Kelly qui, dans son Calendar of Documents…8, fait
l’inventaire des éditions réalisées entre 1610 et 1620, en allemand, anglais, français,
latin, portugais et hollandais, de la fameuse Huitième Requête de Quirós. Conjuguée
au manque de rigueur, elle lui fait utiliser le conditionnel passé au sujet du «prix que
[les Océaniens] auraient eu à payer si les Conquistadores s’étaient installés chez
eux», et le mène à des comparaisons a-historiques entre «ces arquebusiers massacreurs» et les «traders isolés» du début du XIXe siècle, ou encore entre les expéditions des XVIe-XVIIe siècles et celle de la Korrigane, effectuée en … 1934.
La malveillance est présente à chaque paragraphe : ainsi, si je fournis l’inventaire des marchandises embarquées, c’est «sans dire que [j’en aurais] compris
l‘importance». J’aurais donc dû écrire que «les Espagnols […] s’étaient encombrés
d’une masse de verroterie, de colifichets et de babioles […] ils n’avaient pas pris
assez de haches, de couteaux». C’est ignorer, là encore, les réalités de l’époque :
comme il était alors interdit de «donner des objets en fer aux infidèles», Quirós
demanda l’autorisation morale à l’archevêque de Lima de trangresser cette règle, ce
qui lui fut accordé, et il en emporta tant qu’à l’arrivée à Acapulco, il avait encore «300
couteaux et une quarantaine de machettes» ; quant aux «babioles», il en avait fait
acheter au Pérou pour une valeur de 500 pesos, ce qui représentait 15 mois du salaire du fonctionnaire embarqué sur son navire9 — même si les fonctionnaires se sont
souvent plaints d’être mal payés, ce n’était pas rien…
La malveillance, encore, fait faire à Jean Guiart une lassante énumération des
observations espagnoles sur les armes utilisées ou sur les plantes cultivées, émaillée
d’expressions venimeuses et condescendantes telles que : «Mme Baert ne s’est pas
donné les moyens…, […] Mme Baert ne semble pas savoir que…, […] Mme Baert
croit, comme toute la littérature coloniale française…». Sans doute par déformation
professionnelle, il fait passer un examen d’ethnologie océanienne aux explorateurs
Espagnols, à qui il distribue quelques bons points : ils ont bien vu qu’ «à Santo, les
champs d’ignames, de bananiers et de cannes à sucre sont entourés effectivement
d’épaises palissades», que «les puits tels que ceux décrits à Santa Cruz sont connus
dans tous les points du Pacifique établis dans la même position», que «A
Guadalcanal, comme partout en Mélanésie, […] les fosses en terre contiennent des
fruits de l’arbre à pai» (précision peut-être intéressante, mais hors de propos,
puisque Quirós n’en parle qu’au sujet des Marquises), ou qu’ « il est intéressant d’avoir l’indication que les métiers à tisser des îles Santa Cruz étaient déjà en place au
passage des Espagnols».
Mais le professeur attribue aussi beaucoup de bonnets d’âne, destinés indistinctement aux Espagnols, «bien piètres observateurs» — si l’on tient compte de la
brièveté de leur séjour dans les différentes îles, il est évident qu’ils «n’eurent pas le
temps» de se livrer à des enquêtes approfondies, mais il est dérisoire de le leur
reprocher — et au chercheur qui étudie ces observations. J’avais pourtant précisé
dans l’introduction (p. 194) : «Ces récits […] nous renseignent sur les îles […] et
sur leurs habitants, à une période antérieure de près de deux cents ans aux grandes
expéditions du XVIIIe siècle, mais il ne faut pas en exagérer la valeur ethnographique :
il n’est sans doute rien dans ce qu’ont observé leurs auteurs qui n’ait été décrit,
219
�analysé, représenté — mieux et plus en profondeur — par les scientifiques et les
artistes des voyages de Cook, par exemple, et notre connaissance des temps préeuropéens du Pacifique doit certainement bien plus à ceux-ci qu’à ceux-là. Mais ils
nous renseignent aussi sur ceux qui les ont rédigés — et c’est presque leur intérêt
principal…» Mon travail consistait à étudier ce qu’ils avaient vu ou cru voir, non à faire
un exposé des connaissances ethnologiques actuelles sur les peuples du Pacifique, ni
à procéder à une démolition systématique des observations espagnoles, comme le
fait Jean Guiart dans son article, et dont je ne prendrai que quelques exemples.
«Voir page 228 des patates douces à Santo […] est une aimable plaisanterie»:
la remarque, si elle est pertinente, est à adresser à Catoira, à Mendaña et à Quirós
qui, venant du Pérou, ne savaient probablement pas de quoi ils parlaient — ils écrivirent d’ailleurs prudemment que les tubercules qu’ils avaient vus «ressemblaient
aux patates douces du Pérou», qu’ils «étaient plus petits et meilleurs que les patates
douces» ou qu’ils «avaient le même goût». «Il n’y a pas d’huile tirée du tronc d’un
arbre» : je ne fais que citer les propos de Quirós, qui parle «d’un arbre dont les indigènes avaient entaillé le tronc, obtenant ainsi une liqueur qui ressemble beaucoup à
l’huile de sapin : on trouva des calebasses remplies de cette huile ou d’une autre
semblable» : il aura eu la berlue. Toujours aussi péremptoire, Jean Guiart m’accuse
de ne pas faire de différence entre «le fruit du pandanus […] et le fruit de l’arbre à
pain, aisément confondus sur le papier […] malgré la différence d’échelle» et, ajouterai-je, malgré la description que fait Quirós des «feuilles de cet arbre, grandes et
très découpées, comme celles des papayers», ce qui ne fait pas clairement penser à
celles du pandanus. Quant à la confusion entre les lances et les sagaïes, ou entre les
casse-tête et les massues, elle est le fait des auteurs de récit. Et le professeur a beau
affirmer que «les boucliers des Salomon ne sont pas en bois, mais en vannerie », il
est tout de même troublant que plusieurs chroniqueurs en aient vu « en bois noir,
bien sculptés», «en bois, comme ceux d’Espagne» ou «en bois, très joliment sculptés en demie-bosse » : encore un cas de berlue à répétition.
On ne peut nier que les observations des Espagnols nous renseignent d’abord
sur eux-mêmes : s’il est vrai que les flèches n’étaient «jamais trempées dans un poison végétal» ou que «le passage de Quirós sur les porcs castrés à Santo est
inexact», l’intérêt de ces mentions dues à Prado et à Quirós est qu’elles révèlent leur
état d’esprit, leurs peurs et leurs croyances. Ceci s’applique évidemment aux «intrigues [caractéristiques] du premier contact, [qui se sont reproduites] partout» —
mais il n’entrait pas dans mon travail d’écrire l’histoire comparée de ces premiers
contacts, déjà bien connue — ou aux remarques sur les cheveux blonds et le teint
clair de nombreux Océaniens, faites par des chroniqueurs attachés aux canons européens de la beauté physique. Ajouter «Grâce au ciel, ils n’ont pas cru voir en plus
des yeux bleus» ne traduit que «mauvaise humeur»…
Jean Guiart enfourche enfin un cheval bien connu, et passablement éculé, «ce
qui a toujours été la motivation principale des Espagnols : la recherche de l’or», autre
façon de dénigrer ces expéditions, suggérant sans doute que les vertueux «traders»
anglo-saxons donnés en exemple à la page 150 n’étaient mus que par la curiosité
intellectuelle. Qu’en est-il des « prospecteurs originaires des régions aurifères
d’Espagne» que Mendaña aurait emmenés ? Bien que le mot «prospecteur» évoque
des réalités plus récentes et plus techniques, il faut savoir que, parmi ceux qui sont
nommément cités, Juan Moreno était flamand, et García Tarifeño «avait cherché des
220
�N° 289/290/291 • Décembre 2001
mines et vécu dans des terres à or» — piètres références. En fait, Mendaña —
homme de bonne famille, dont l’épouse possédait de vraies mines au Pérou — aurait
plus facilement pu assouvir cette fameuse «soif d’or» en restant chez lui qu’en passant 25 années de sa vie à tenter de retourner aux Salomon. Mais les clichés sont ce
qu’ils sont.
Citons encore la Découverte de l’Océanie, où le professeur, qui me reproche
ignorance, confusion et imprécision, fait naviguer le galion de Manille entre les
Philippines et le Pérou, au lieu du Mexique (ce qui est rétabli plus loin), au sujet
duquel il n’est pas exact de dire que sa route « était [calculée] très au nord de façon
à […] profiter des vents régnants qui, à cette latitude, tournaient à l’ouest…» : c’est
ignorer que la navigation d’Acapulco aux Philippines se faisait dans l’alizé, vent arrière, à latitude à peu près constante, et que seul le retour (route découverte par Fray
Andrés de Urdaneta en 1564) nécessitait de monter jusqu’à 40° nord, pour trouver
les grands vents d’ouest qui ramenaient les navires vers le continent américain. Si
les Espagnols organisèrent «à partir du Pérou un certain nombre de voyages de
découverte», l’imprécision aurait été évitée en notant qu’il ne s’agit que des trois
expéditions que j’ai étudiées. On relèvera encore des erreurs indignes d’un chercheur : le nom de Mendaña, qui est écrit systématiquement Mendafla, les causes de
sa mort, le toponyme «Marquises» choisi «en l’honneur de la marquise de
Mendoza», malgré ce qu’écrit Quirós dans son grand récit10, ou les dates des deuxième et troisième voyages, etc., ce que tout individu un peu curieux trouverait en lisant
les sources — n’est-ce pas ainsi que l’on écrit l’Histoire ?
Annie Baert
NOTES
1 Le Rocher-à-la-Voile / Haere Po, 2000, pp. 236-277.
2 Annie Baert : Les voyages de Mendaña et de Quirós en Océanie (1567-1569, 1595, 16051606), 2 vol., Presses Universitaires du Septentrion, 2001.
3 ibid., pp. 245 et 84.
4 De Brosses : Histoire des Navigations aux Terres Australes, 1756, I, pp. 334-338.
5 Jacques Heers : Christophe Colomb, Hachette, 1ère édition 1981, pp. 113-114.
6 La Découverte de l’Océanie, op. cit., pp. 80-82.
7 ibid.
8 op. cit., pp. 235-251.
9 Pedro Fernández de Quirós : Requêtes n° 13 et 15, in Memoriales de las Indias Australes,
Historia 16, Madrid, 1991, pp. 124 et 131-132. Et : traduction en anglais de l’inventaire de la
capitane in Kelly : La Austrialia del Espíritu Santo, Hakluyt Society, 1966, II, pp. 333-340.
10 Histoire de la Découverte des Régions Australes (Salomon, Marquises, Santa Cruz,
Tuamotu, Cook du Nord et Vanuatu), L’Harmattan, 2001.
221
�Le mot du Président
Ce n’est pas parce que la plaque du Pacifique dérive vers le Japon
à la vitesse d’une dizaine de centimètres par an que l’archéologie polynésienne dérive vers une archéologie à la Shinichi Fujimura1...
Bien au contraire !
L’archéologie n’a-t-elle pas toujours été, depuis 1917, avec le
recueil de la tradition, l’un des grands thèmes de nos Bulletins? N’estelle pas l’une des missions dévolues à notre Société ? D’abord dans le
cadre du musée de Papeete, puis au Centre Polynésien des Sciences
Humaines avec son Département Archéologie jusqu’en l’an 2000, et du
Musée de Tahiti et des îles aujourd’hui ?
Ce Papatumu, du nom de la grande fondatrice de la terre - et du
passé -, propose une réflexion sur l’archéologie et la tradition, sur leur
histoire passée, bien sûr, mais surtout sur leur avenir.
1 Shinichi Fujimura a commencé les fouilles qui l’ont rendu célèbre au début des années 70.
Archéologue à “la main divine”, il avait trouvé en 1981 les plus anciens objets jamais découverts au Japon, datant de -40 000 ans, étayant ainsi le mythe des origines sur des faits historiques — avant d’être surpris en octobre 2000 en train d’enterrer des artéfacts sur des sites du
nord de l’archipel (parfois confectionnés par lui-même, certains auraient dû témoigner d’une
occupation du sol nippon encore plus ancienne, -600 000 ans...)
Comme l’écrivait Philippe Pons dans le Monde du 7 novembre 2000, “dès les années 20, le
Japon a pris en main sa recherche archéologique, et celle-ci est aujourd’hui avancée. Il s’est
doté, en outre, dans les années 70, d’une législation qui permet de prendre en charge les
recherches par des aménageurs publics ou privés du territoire. Le travail archéologique est si
intense dans l’archipel que le problème est moins la fouille que la valorisation des découvertes.
L’archéologie y est très populaire, et les musées, en cherchant à donner aux sites un caractère
ludique, attirent des visiteurs de tous âges. Répondant enfin à une quête des origines qui
tenaille la plupart des Japonais, elle est porteuse d’un enjeu politique : ses découvertes mettent
à mal la construction d’une identité nationale nippone fondée sur le mythe de l’homogénéité
raciale et culturelle.”
222
�N° 289/290/291 • Décembre 2001
Quel passé voulons-nous ?
Restaurer tel ou tel monument, tel ou tel document, les rendre
accessibles ou disponibles, bien sûr, mais pour quelle vision de notre
passé ? Ou quelle révision ? Et quel moment du passé choisissons-nous
de choisir - ou d’ignorer et d’enterrer - et pour quelles raisons ? Y
aurait-il là aussi, comme sous d’autres latitudes, les âges antique, moyen
(médiéval ?), classique, romantique, post-moderne d’une reconstitution ? Spectacle destiné à quelles communautés insulaire ou touristique ?
Qui choisit pour qui ?
Enfin, les choix d’aujourd’hui n’obèrent-ils pas les choix de demain
ou d’après-demain pour les archéologues du futur ?
Ce vaste débat qui nous fait voyager dans presque tous les archipels
de la Polynésie française mérite bien toute sa place dans ce numéro
spécial, tout comme la vie de la Société des études océaniennes, ce
“nouveau style” insufflé par les élections d’un nouveau Conseil d’administration et d’un nouveau bureau.
Nous souhaitons de joyeuses fêtes et une bonne année 2002 à tous
nos membres et à tous les lecteurs du Bulletin, la réalisation de leurs
projets et même de leurs rêves !
Robert Koenig
223
�PUBLICATIONS DE LA SOCIETE
DES ETUDES OCEANIENNES
Prix réservés aux membres
En vente au siège de la Société,
aux Archives Territoriales.
•Dictionnaire marquisien “Dordillon 1904”
•Dictionnaire de la langue tahitienne,
par Tepano Jaussen (9ème édition)
•Catalogue des titres parus aux Bulletins de la S.E.O.
1917 - 1997
1.500 FCP
1.500 FCP
1.500 FCP
•Etat de la société tahitienne à l'arrivée des Européens,
par Edmond de Bovis
1.000 FCP
•Journal de James Morrison, second maître à bord de la Bounty,
traduit par Bertrand Jaunez
1.500 FCP
•Les cyclones en Polynésie française (1878-1906),
par Raoul Teissier
1.000 FCP
•Chefs et notables des Etablissements français d'Océanie
au temps du Protectorat (1842-1880),
par Raoul Teissier
1.000 FCP
•Colons français en Polynésie orientale,
par P.-Y. Toullelan
1.000 FCP
•Les Etablissements français d'Océanie en 1885
(numéro spécial 1885-1985)
1.500 FCP
•Moruroa, aperçu historique 1767-1964,
par Christian Beslu
1.000 FCP
•Généalogies commentées des arii des îles de la Société,
par Mai'arii
1.000 FCP
•Tahiti au temps de la reine Pomare,
par P. O'Reilly
1.500 FCP
•Mémoires de Marau Taaroa,
par Takau Pomare
1.500 FCP
•Tahiti 40,
par Emile de Curton
1.000 FCP
•Archéologie des Nouvelles-Hébrides,
par José Garanger
3.000 FCP
•Alexandre Salmon et sa femme Ariitaimai,
par Ernest Salmon
1.500 FCP
•Collection des numéros disponibles des Bulletins de la S.E.O. : 200.000 FCP
��Pétroglyphe du tohua Kamuihei,
Hatiheu, Nuku Hiva
Dessins de couverture : Ti’i de Papenoo : M. Eddowes • Pétroglyphe : P. Ottino
ISSN 0373-8957
�
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La Société des Études Océaniennes (SEO) est la plus ancienne société savante du Pays. Depuis 1917, elle publie plusieurs fois par an un bulletin "s’intéressant à l’étude de toutes les questions se rattachant à l’anthropologie, l’ethnographie, la philosophie, les sciences naturelles, l’archéologie, l’histoire, aux institutions, mœurs, coutumes et traditions de la Polynésie, en particulier du Pacifique Oriental" (article 1 des statuts de la SEO). La version numérique du BSEO dispose de son ISSN : 2605-8375.
Identifier
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2605-8375
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Établissement
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Bulletin de la Société des Études Océaniennes numéro 289-290-291
Description
An account of the resource
Papatumu - Spécial archéologie
- Pierre Vérin : Papatumu 2
- Yosihiko H. Sinoto : Questions de restauration : le cas des marae des îles de la Société 5
- Yosihiko H. Sinoto : Introduction à une bibliographie océanienne 33
- Mark Eddowes : Transformation des pratiques religieuses : les cultes tutae auri et manaia dans la haute vallée de la Papenoo, île de Tahiti 37
- Mark Eddowes : Origine et évolution du marae Taputapuatea aux îles Sous-le-Vent de la Société 76
- Pierre Ottino : Des tohua et une histoire de koika à Nuku Hiva, îles Marquises 114
- Barry V. Rolett : Redécouverte de la carrière préhistorique d'Eiao aux îles Marquises 132
- Jean-Michel Chazine : De quelques objets et cas originaux des Tuamotu et de Reao en particulier 145
De la vie de la Société ...
- Constant Guéhennec : Echos de l'AG du 20 juin 2001 et de la réunion du CA du 27 juin avec l'élection d'un nouveau bureau de la SEO 158
- Jean Guiart : Lecture critique et contrastes océaniens de Eric Conte : 2000, L'Archéologie en Polynésie française, Esquisse d'un bilan critique 163
- Ricardo Pineri : L'art comme archéologie du contemporain 207
- Annie Baert : Droit de réponse : contre sens et malveillance 217
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Société des Études Océaniennes (SEO)
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Type
The nature or genre of the resource
Imprimé
Identifier
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PFP 3 (Fonds polynésien)