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BULLETIN
DE M
SOCIETE
DES ETUDES
OCENNIENNES
N° 217
TOME XVIII
—
N° 6 / Décembre 1981
Société des
Études
Océaniennes
�Société des Études Océaniennes
Fondée
Rue
Lagarde
-
en
1917.
Papeete, Tahiti.
Polynésie Française.
B.P. 110
-
Tél. 2 00 64.
Banque Indosuez 21-120-22 T
—
C.C.P. 34-85 PAPEETE
CONSEIL D'ADMINISTRATION
M. Paul MOORTGAT
Président
Me Eric
Vice-Président
LEQUERRE
Mlle Jeanine LAGUESSE
Secrétaire
M.
Trésorier
Raymond PIETRI
assesseurs
M. Yvonnic ALLAIN
Me Rudi BAMBRIDGE
Mme Flora DEVATINE
M. Roland SUE
MEMBRES D'HONNEUR
M. Bertrand JAUNEZ
R.P. O'REILLY
M. Yves MALARDE
M. Raoul TEISSIER
Société des
Études
Océaniennes
�BULLETIN
DE LA
SOCIÉTÉ DES ÉTUDES OCÉANIENNES
(Polynésie Orientale)
TOME XVIII
-
N° 6 / Décembre 1981
SOMMAIRE
Les
-
à
-
-
-
changements lexicaux
onomastique en tahitien
cause
Conscience du temps et
chez les Océaniens
957
éducation
Les navires européens de
985
la carte de Tupaia
COMPTE RENDU :
The Polynesian Journal of Captain
H.B. Martin
Vaitiare
Conscience du temps et Éducation
chez les Océaniens
Kiribati
Outre-Mer Français et
975
-
-
-
-
-
Exploitation des Océans
Société des
992
994
997
998
1002
Études
Océaniennes
��957
Les
à
cause
changements lexicaux
onomastique en tahitien*
En février 1926 fut publié un article d'Edouard Ahnne intitulé
"De la coutume du "Pii" et des modifications qu'elle apporta au
vocabulaire tahitien". Prenant pour source de matériaux les notes
de John Muggridge Orsmond, Ahnne décrivit une coutume
explicitement appelée pii par laquelle le nom d'un ari'i ou
personnage de haut-rang était considéré comme /tapu/1 et par
laquelle les gens du commun n'étaient pas autorisés à prononcer les
syllabes composant son nom. En d'autres termes la séquence de
sons dans le nom du ari'i était supposée éliminée du discours de ses
sujets, le châtiment pour un manquement à cet interdit était le
supplice du pal.
Comme cet interdit restait en vigueur toute la vie du ari'i concerné
et que quelques uns des ari'i changeaient de nom assez fréquem¬
ment, et comme par ailleurs les noms tahitiens sont généralement
composés de mots de la langue usuelle, on conçoit qu'une telle
coutume ait pû avoir de profonds effets sur le vocabulaire d'un
peuple. Ahnne cite de nombreux exemples de mots réputés avoir
subi cet interdit et du vocabulaire nouveau qui leur a été substitué.
En Août 1927, Mme Marau Taaroa Salmon (Marau i Tahiti,
Reine Douairière de Pomare V), en un français élégant, fit une
longue réponse polémique à Ahnne, dans laquelle elle reprit point
par point, les questions de langue et d'histoire soulevées par
Ahnne, critiquant ses conclusions et les réfutant pour la plupart.
Elle même et Ahnne assimilaient pii avec /pi'i/ "appeler", et elle
donnait une définition très exacte de ce mot précis tel qu'elle le
connaissait, démontrant d'une manière assez convaincante qu'il ne
pouvait pas avoir été le nom de la coutume en question.
(1) Dans la mesure du possible j'ai essayé de donner une transcription phonématique ou
quasi-phonématique de toutes les données polynésiennes figurant dans le texte. Pour
distinguer les formes orthographiques des formes phonologiques j'ai utilisé les italiques pour
les premières et mis les dernières entre des traits de fraction /
/. Tout ce qui est entre les
traits de fraction ou des crochets [
] dans cet article est de mon ressort et j'en accepte la
complète responsabilité. La plupart des transcriptions phonématiques résultent
d'observations directes, quelques autres de déductions.
Société des
Études
Océaniennes
�958
d'envisager cette coutume sous des aspects
qui, de manière évidente, me paraissent peu indiqués et
qui montrent aussi que malgré sa vaste connaissance de la langue
tahitienne et malgré ses profondes facultés de compréhension, le
tahitien qui lui était familier était bien plus récent que celui qui
était parlé du temps où Orsmond faisait ses observations. Sa
connaissance de l'histoire semblait remonter à l'époque de
Pomare I et Pomare II, et bien entendu sa connaissance des
généalogies allait bien au-delà.
Elle rejetait les affirmations de Ahnne au sujet du châtiment
pour infraction au tabou de la manière suivante :
Marau proposa
nombreux
supplice [l'empalement] était réservé spécialement aux vaincus de guerre
comme on pourrait le comprendre, d'après l'article "pii", à titre de
châtiment ordinaire, s'appliquant à toutes sortes de cas. La punition infligée pour
un lapsus linguae, tel que je
comprends le mot, était le supplice appelé "hoi-pu"
[? /ho'i-pu:/] qui consistait dans l'obligation de réciter exactement un certain
nombre de fois, sans se tromper, cent fois ou plus, les noms consacrés. Si on
faisait une faute dans la récitation du "hoi-pu", le délinquant était puni par
l'enlèvement d'un œil ou des deux. Les yeux de la victime étaient offerts à l'ari'i
dont le nom avait été injurié par l'emploi des syllabes prohibées.
C'est de ce supplice que vient le nom de "Aimata" /'ai-mata/ qui veut dire
droit de manger l'œil.
Ce
et
non,
1931, Ahnne publia un complément non polémique
lequel il faisait une brève comparaison entre le pii tahitien et
une coutume analogue de Madagascar.
En 1948 parut un article de Charles Vernier intitulé "Les
variations du vocabulaire tahitien avant et après les contacts
européens" dans lequel il résumait brièvement le premier article de
Ahnne, en grande partie par des citations, mais il ne mentionnait
pas la très savante réfutation de Marau. L'article de Vernier
concerne surtout le vocabulaire nouveau provenant de l'hébreu et
des langues européennes.
En 1953, dans un article important et bien connu intitulé "Les
relations internes parmi les langues et dialectes polynésiens",
Samuel H. Elbert disait, prenant Vernier comme source :
En mai
dans
changement à Tahiti a été exceptionnellement rapide et ceci peut être
un procédé tahitien consistant à rendre tabou les mots après la mort
d'un chef du même nom [Sic! pendant la durée de sa vie]. Par exemple, le nom
ancien de l'eau était vai, mais après la mort [sic] d'un chef appelé Vai (?) le nom de
l'eau fut changé en pape. (Le nom de la capitale Vai-'ete fut de même changé en
Pape-'ete). De façon analogue, les noms des nombres deux et cinq furent changés,
ainsi que tous les mots ayant en commun le morphème tu ou tout simplement ce
Le
attribué à
son.
J'ai cité littéralement Elbert parce que son texte semble
représenter la formulation finale d'un mythe savant et semble être à
Société des
Études Océaniennes
�959
l'origine de nombreuses affirmations semblables faites par la suite.
Le Révérend John Muggridge Orsmond arriva à Tahiti en
1817, vingt ans après le groupe des premiers missionnaires de la
Société des Missions de Londres arrivés sur le Duff en 1797. Il
avait eu des compagnons de voyage tahitiens, pendant son long
trajet de Londres à Tahiti via Sidney et dans une certaine mesure il
parler le tahitien à son arrivée. Orsmond demanda à
Henry Nott de l'aider à perfectionner sa connaissance du tahitien,
mais il lui fut répondu de ne pas demander l'aide des missionnaires,
savait
mais d'aller à la source, de s'adresser
aux
Tahitiens. Orsmond,
coutumier du fait,
prit ceci comme une rebuffade personnelle. En
fait, Nott, surmené et très fatigué, ne se sentait de taille à aider un
nouvel arrivant jeune et vigoureux qui était tout à fait capable de se
tirer d'affaire par lui-même. Mais il suivit le conseil de Nott et se
lança dans les documents écrits, enquêtant auprès des spécialistes
en toutes catégories du pays. Il était probablement le
plus
intellectuel des anciens missionnaires et le plus académique, mais
Nott sut approcher de plus près la langue et le cœur des tahitiens.
Orsmond essaya effectivement de donner de son mieux un compterendu scientifique de ses observations, mais la force de ses préjugés
religieux et ethnocentriques était telle (je dirai jusqu'au fanatisme)
que même dans une traduction littérale d'un texte en langue locale
il ne pouvait s'empêcher de glisser ses remarques personnelles et ses
sarcasmes.
Les notes d'Orsmond
sont
quelque
qui sont la base de l'article de Ahnne
mystérieuses quant à savoir ce qu'elles étaient
ce qu'elles sont devenues. Si elles datent des
peu
exactement et
alentours de 1837, comme l'affirme Ahnne, elles constituent une
version augmentée ou développée (comme le dirait Orsmond) de
notes antérieures. Celles qui suivent ci-dessous sont peut-être
quelque peu fragmentaires et proviennent d'un essai d'Orsmond
appelé "Réception de l'Évangile...". La critique interne du
document le situe entre les dates de 1819 et
1821 et
comme
la
phraséologie est à peu près la même que celle de Ahnne, il est
probablement, au moins en partie, la source essentielle de ce
dernier écrit. Je cite tout ce qui me paraît pertinent2 :
Pii. Coutume. Il existe
un orgueil détestable chez les barbares et le désir de
distingué était un sentiment dominant parmi les Tahitiens. Le nom
devait rester unique, le pii permettait à un chef de changer son nom à plaisir et
changer tout mot qui contenait une syllabe semblable à celle qui composait son
porter un nom
nom.
(2) Cité d'après un double en possession du Dr Niel Gunson, Université Nationale
Australienne à Canberra,
Sydney. Le texte est
en
qui l'a probablement obtenu de la Bibliothèque Mitchell à
partie en tahitien, traduit par mes soins pour le Dr Gunson.
Société des
Études
Océaniennes
�960
De Teu l'époux et Opiripoa l'épouse naquit un fils (Tunuiae te atua)
/tu:-nui-e-'a'a-i-te-atua/ qui est Vairaatoa /vai-ra'a-toa/.
Bientôt Vairaatoa transmit son autorité à Tunuie te atua qui est le Pomare
régnant actuellement. Vairaatoa fut pris d'une toux assez grave pendant une nuit
(Po/nuit mare/toux) et suivant la coutume tahitienne il abandonna le nom de
Vairaatoa et fut appelé du nom de la maladie dont il souffrait (Po mare) /po:mare/. Il donna ce nom à son fils qui a été et est toujours le protecteur et l'ami des
missionnaires, un ami avare qui boit sec... Tunuiae te atua subsiste comme
grand/nom mais Pomare est un nom de circonstance utilisé quotidiennement,
généralement, et familièrement.
De tous les missionnaires qui vinrent à bord du Duff Mr Nott est celui qui
parle le plus volontiers et le plus facilement le dialecte Tahitien. Mr Bicknell vient
ensuite, puis Mr Elder (Arara), mais pour le moment, en raison de leur
méconnaissance de la langue les autres confrères ne font pas de tentative pour
parler. Depuis mon arrivée, je n'ai jamais entendu MM Hayward, Wilson et
Henry tenter de s'adresser aux gens, bien qu'on dise qu'après 20 ans de résidence
ils soient sur le point de commencer.
Il y aussi une note finale peu claire qui semble dire qu'il y
deux mots Moa /mo'a/ et Raa /ra'a/ signifiant tous les
avait
deux
"sacré, interdit", l'un ayant été substitué à l'autre en raison du pii
(apparemment mo'a remplaça ra'a), et qu'il y avait aussi un autre
mot, Rahui /ra:hui/, signifiant "interdire".
J'ai passé en revue tous les textes tahitiens à ma disposition et
je n'ai pû trouver un seul exemple d'utilisation de pii (ou de
mention de
anciens" de
Teuira Henry, publié en 1928, une source classique établie à partir
des notes d'Orsmond, je ne trouve aucune référence directe à cette
coutume, bien qu'elle mentionne un cas de changement temporaire
de vocabulaire causé par le nom devenu tabou d'un ari'i3.
Malheureusement son exemple est incorrect.
Il est possible que dans les actes ou les archives de la Société
des Missions de Londres se trouve quelque mention de cette
coutume ; je n'ai malheureusement pas la possibilité de les
consulter à l'occasion du présent article. Toutefois, il en est fait
mention dans le "Dictionnaire tahitien et anglais" de la Société,
datant de 1851, mais en tant que Pi et non Pii.
quelque chose d'analogue) pris dans
cette
coutume.
Pi
Dans
le
'Tahiti
ce sens,
aux
ni
aucune
temps
/pi:/
s. la coutume consistant à interdire l'usage d'un mot, ou syllabe
après avoir été pris comme nom ou partie du nom de quelque chef,
qu'un autre mot qui lui était substitué prenait sa place ; ainsi rui /ru'i/ pour
devenu sacré
alors
(3) "Aux temps anciens le fruit de l'arbre à pain était
toujours appelé 'uru (tête) jusqu'à ce
qu'un roi de Raiatea nommé Mahoru, prenne ce nom il y a bien longtemps et alors il fut
appelé maiore ; mais progressivement le nom de maiore disparut et 'uru redevint le nom
courant du
fruit". Noter que
le mot
/uru/ "fruit de l'arbre à pain" bien
de cette identification
"tête" était /uru/ qui n'est pas homophone de
quelques jolies histoires aient été composées à partir
pour
que
graphique.
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Études
Océaniennes
�961
po
/po:/, et hota /hota/
nom
pour mare
de l'ancien roi Pomare
/mare/,
ces
deux mots formaient
en
effet le
/po:mare/.
Tepano Jaussen dans sa "Grammaire et dictionnaire de la
langue maorie : dialecte tahitien" de 1898, donne l'entrée suivante,
provenant probablement de la précédente :
Pi
/pi:/ s. prohibition d'un mot consacré comme nom d'un roi. Cette
défigura la langue tahitienne, par le fait qu'il était nécessaire de
remplacer les mots prohibés. Po /po:/, devint rui /ru'i/ ; mare /mare/, hota
/hota/ ; vai /vai/, pape /pape/ ; hou /hou/, api /'a:pi:/ ; tu /tu:/, tia /ti'a/, mate
/mate/, pohe /pohe/.
coutume
Je n'ai pas l'intention de
étant donné qu'il y a si peu
faire ici une étude comparative ; mais,
de renseignements sur l'emploi de ce
mot en tahitien, j'ai passé en revue les textes concernant la
Polynésie en général pour essayer de lui donner substance et vie.
Les seuls éléments que j'ai pû trouver et qui semblent s'y rapporter
sont les
suivants
:
Le "Dictionnaire de la
Stephen Savage publié
en
langue maorie de Rarotonga" de
1962 mentionne :
pi /pi:/ n. la levée du tapu (le caractère sacré) d'un nouveau filet de pêche, ce
qui signifie en fait l'accomplissement ou l'observance d'une sorte de cérémonie de
baptême pour un nouveau filet utilisé pour la pêche, akapi /'akapi:/ v.t.
accomplir la cérémonie consistant à lever le tapu d'un nouveau filet de pêche.
Raymond Firth, dans "L'économie polynésienne primitive",
(1939, p. 203), écrit à propos de Tikopia :
Le second type
d'interdit est réalisé principalement par une marque
rituel pour l'amener dans la sphère du tapu. Si
par exemple, un homme désire en réserver les fruits à son propre usage, il attache
quelques feuilles de sagou sur le tronc. Ceci est un signe indiquant à tous qu'un tel
arbre ne doit pas être touché. Ceci s'applique spécialement aux parents et amis
dont on peut attendre d'ordinaire qu'ils cueillent les fruits sans en demander la
permission par avance au propriétaire. Ce signe est appelé un pipi (probablement
/pi:pi:/), ce qui est une forme du mot /?/'(très certainement /pi:/), bloquer, c'est en
fait une indication que la permission est retirée. Il peut être placé par un chef ou
un particulier quelconque. On cherche parfois à obtenir le même résultat en
disposant des branches en travers du sentier ou en obstruant le passage dans la
haie de la plantation.
matérielle mais il n'existe pas de
Par souci de
commodité, j'utiliserai désormais l'orthograhie
désigner la coutume, que cette orthographe ait ou
non une justification historique.
Le lecteur peut sç demander pourquoi, je rejette, comme
Marau, l'interprétation de Ahnne qui assimile ce nom avec le mot
/pi'i/ "appeler" ("to call" en anglais) et, en admettant que nous
avons raison, pourquoi Ahnne en aurait donné une interprétation
erronée. La réponse à la première question est que du point de vue
Pi
/pi:/
pour
Société des
Études
Océaniennes
�962
tahitien, elle apparaît tout simplement comme une absurdité
sémantique. L'anglais "to call" et le français "appeler" ont tous
de la voix
de "donner un
possède que le
premier sens. Le deuxième est rendu par /topa/ ou /tapa/
(variantes dialectales), et / ma'iri/, à une certaine époque, et encore
aujourd'hui dans les textes littéraires, /ma'iri/ était apparemment
un
mot de remplacement pour /topa/ /tapa/ en raison d'un
tabou ; tous ces mots possédant le sens premier de "tomber".
Il y a un sens dans lequel /pi'i/ est utilisé en relation avec des
deux le
sens
premier "d'émettre
un son
(fort)
au moyen
pour attirer l'attention" et comme sens secondaire
nom". Ceci n'est pas vrai du tahitien /pi'i/ qui ne
et ceci est tout à fait conforme avec une des affirmations de
Orsmond citée plus haut : "Tunuiae te atua subsiste comme
noms,
grand/nom, mais Pomare est un nom de circonstance..."
L'équivalent tahitien d'un "nom de circonstance" serait "e i'oa pi'i
noa", "simple nom d'adresse", quelquechose comme un "surnom".
Il y a beaucoup d'expressions analogues mettant en oeuvre le mot
/pi'i/, ainsi : e pi'i hia 'o:na, ('o) Po:mare, e'ere ra: ito:nai'oa mau
"il est appelé Pomare, mais ce n'est pas son vrai nom".
Toutefois, si c'est de telles phrases que Orsmond a tiré "une
coutume appelée Pii", le tout devient banal et sombre dans le
ridicule. Certes, Orsmond n'était que depuis deux ans à Tahiti
quand il procédait à ses observations et bien d'autres auteurs qui
restèrent beaucoup plus longtemps ont commis des erreurs encore
plus ridicules. Ainsi donc cette éventualité ne peut pas être écartée
à priori, mais ce qui me paraît plus vraisemblable, c'est qu'il
existait deux mots /pi:/ et /pi'i/ et que Orsmond était encore assez
néophyte pour les confondre en un seul mot. De tels amalgames,
par confusion graphique de mots phonologiquement différents,
n'ont cessé de se produire dans l'histoire des études tahitiennes.
L'explication de la manière dont une telle assimilation erronée
aurait pû apparaître réside en partie dans la sémantique du français
et de l'anglais dont il a été question plus haut et, en partie aussi,
dans l'histoire de l'orthographe. Dans l'orthographe tahitienne
commune, un mot écrit pii pourrait représenter les séquences de
phonèmes suivantes : /pi'i/, /pi:'i/, /pi'i:/, /pi:'i:/. Du point de vue
des faits, la seule séquence attestée de cette série est la première,
/ pi'i/. Pour Ahnne, ou Vernier ou même Marau, la séquence de
lettres p i i n'a pas d'autres références possible. / pi'i/, "appeler"
provient de /pingi/ et possède un homonyme signifiant "grimper"
qui provient de / piki/ et semble avoir été en usage entre 1767 et
1821 mais il a apparemment échappé à l'attention des mission¬
naires. Ceci est prouvé par le fait que les chats, quand ils venaient
d'être introduits, furent appelés /'u:ri: pi'i fare/, "chien qui grimpe
—
Société des
Études
Océaniennes
�963
les
maisons", abrégé plus tard en /pi'i fare/ et maintenant
remplacé par /mi:mi:/, d'après l'appellation
française, en dépit d'étymologies populaires comme celle de
Vernier, "pii-fare, celui-qui-appelle-dans-la-maison". Ensuite, il y a
quelque indice pour que le mot ait été transmis aux Australes par
des missionnaires Tahitiens locaux peu avant la mort de Pomare II
en 1821, où il est encore en
usage, dans cet archipel qu'on pourrait
appeler l'arrière-pays tahitien.
"grimper" ne convient pas mieux à notre propos que
"appeler". Toutefois, la façon dont la rationalisation étymologique
sur
communément
surmonte tous les obstacles
mérite d'être montrée. A
une
certaine
époque les Tahitiens avaient un passe-temps appelé pi'i-mato,
"escalade des falaises" qui m'a été expliqué avec
beaucoup de
détails par un tahitien. Ceci consistait d'après lui à se tenir debout
devant une falaise, en déclamant dans sa direction des vers
rythmés
(pa:ta'uta'u) ou des prières en vers ('upu); de façon que l'écho les
renvoie. Il prétendait que c'était un moyen de jeter des sorts très
puissants (possédant du manà).
Mais peut-être /pi'i/ de /piki/ "grimper" convient-il,
Kenneth Emory écrit au sujet d'une coutume de Kapingamarangi
:
Une section de feuille de cocotier enroulée autour d'un arbre le réserve à
l'usage exclusif de son propriétaire. Un tel signe est appelé un piki (une chose qui
s'aggrippe), et l'action consistant à le mettre en place est également connue sous ce
vocable. Anciennement, s'il arrivait que quelqu'un montât sans permission dans
un arbre réservé, il risquait le châtiment des dieux. Bien
que cette crainte ait
pratiquemment disparu, ce signe est encore en usage et respecté. Je remarquai son
embarras sur le visage de Hetata quand je lui demandai quel était le châtiment
réservé à ceux qui violaient un signe de piki. C'était une petite feuille de cocotier
attachée sur un bâton en bordure d'un terrain où on ne devait pas prendre de
coco. Sa seule réponse fut : "mais
pourquoi enfreindre le tabou ?"
Citation à comparer
à celle de Firth au sujet de pipi.
Répétons le, la rationalisation étymologique, habilement
utilisée, donne l'illusion de résoudre n'importe quelle énigme de
vocabulaire ou presque.
Pour compléter le tableau et donner au lecteur l'occasion de
pratiquer l'étymologie pour son propre compte, ajoutons qu'il y a
deux mots, /pi:/, en tahitien qui sont bien connus mais dans
lesquels les dictionnaires ne s'étendent pas suffisamment, si bien
que je composerai mes propres entrées :
/pi:/ verbe d'état, adjectif : jeune, non développé, immaturé,
vert, se dit de plantes et des fruits et au sens figuré de l'intelligence.
Pour les petits animaux et les oiseaux il prend habituellement une
forme composée /pi: nia/. Le composé /'a:pi:/ est maintenant le
terme général pour "jeune, nouveau", il est, semble-t-il, substitué à
Société des
Études Océaniennes
�964
l'ancien
/hou/, mais pas dans tous les cas. (Prétendument une
substitution du type pi, mais j'en doute).
'aita e faufa'a teri:ra, e ra:'au pi: ia, "ce n'est pas bon, c'est un
bois jeune".
'aita e aura'a te fe:'i: pi: 'ia 'amu, "les fruits encore verts du
plantain ne sont pas bons au goût quand on les mange",
e pi:nia moa, "c'est un poussin, un petit de gallinacé".
e moa pi:nia, "c'est un poussin, un gallinacé jeune",
e ta'ata 'a.pi: 'o:na, "c'est un homme jeune",
e tano teri:ra 'ohipa na: te u'i 'a:pi:, "ce travail convient à la
jeune génération".
e tipi 'a:pi: ta:na i noa'a mai, "il a eu un couteau neuf',
e mea fa'ahiahia te parau 'a:pi:, "la nouvelle est extraor¬
dinaire".
/pi:/, verbe actif, "éclabousser, asperger, faire gicler".
/pi:pi:/, "asperger".
pi: 'o:na i to:na mata i te pape 'ia 'ore te va:re'a ta'oto, "il
s'aspergea les yeux avec de l'eau pour faire passer son envie de
dormir".
'a: pi:pi: i te 'ahu i te pape 'a
vêtements et ensuite repasse les".
e
'auri atu ai, "asperge d'eau les
pi:pi: ma:tou i te tiare 'ia 'ore ri'i te ahu o te mahana, "Nous
les fleurs quand la chaleur du soleil de la journée se sera
arroserons
atténuée".
Pour revenir à la variation entre pii et pi, son explication
réside dans le fait que l'orthographe tahitienne n'était pas vraiment
normalisée au moment où Orsmond faisait ses observations. Les
missionnaires avaient d'abord essayé d'orthographier le tahitien
comme si c'était de l'anglais. Le procédé se révélant tout à fait
inadéquat pour les voyelles, ils mirent au point un système à cinq
voyelles mais utilisèrent Ee pour ce qui maintenant s'écrit Ii et
l'epsilon
grec pour ce qui s'écrit maintenant Ee. Pendant la
deuxième décennie du XlXè ils en arrivèrent approximativement à
qui est actuellement en usage. Le manque d'un moyen d'indiquer
quantité vocalique et l'occlusive glottale était (et reste encore)
source de difficultés, Orsmond tout particulièrement continua ses
essais. Les tahitiens ont parfois tenté d'indiquer les voyelles
longues en les doublant. Par exemple, le mot pour "récipient" est
/fa:ri'i/. Dans quelques écrits anciens il est noté farii, ailleurs
faarii. On sait que plus tard des lettrés locaux ont dit que le mot
pour "récipient" est en réalité (c'est-à-dire : était anciennement)
/fa'ari'i/. Dans ses notes ultérieures, Orsmond essaya effecti¬
vement d'indiquer à la fois la quantité vocalique (généralement à
l'aide de macrons) et l'occlusive glottale (au moyen d'une sorte
ce
la
Société des
Études
Océaniennes
�965
d'image miroir de la lettre arabe, le hamza, pour la raison, je
suppose, que l'arabe est écrit de droite à gauche). Ceci fut, par la
suite, interprété à tort comme un accent circonflexe, ce qui créa
une confusion car les
français utilisèrent l'accent circonflexe au lieu
du macron pour indiquer les voyelles longues. Mais il fit de très
nombreuses fautes. De toute manière, en ce qui concerne les notes
d'Orsmond, pii aurait pû tenir lieu de l'une ou l'autre des
transcriptions phonématiques /pi:/ ou /pi'i/.
un /ho:'e/
ho^e
hoê
hoe
ho'e ~ hoe
rame, ramer /hoe/
hoe
hoe
(hoê)
Voilà donc les seuls
donner à propos
renseignements
du mot Pii
ou
Pi. En
ce
ou presque que
qui
je puis
la coutume
dit grand chose sur ce
concerne
elle-même, aucune de mes sources ne nous
qui se passait en réalité, et le peu qui est dit, est largement gratuit
étant probablement une interprétation après coup. Sur un certain
nombre de points, peut-être est t-il possible de tirer des conclusions
certitude.
avec
Le nom d'un ari'i était automatiquement /tapu/ et aucune
cérémonie n'était nécessaire à cet effet. Je suppose qu'il y ait pû
avoir des moments de l'histoire où ceci n'était pas vrai, mais s'il en
a
été ainsi c'était à
une
époque pré-tahitienne.
Bien que Ahnne compare le Pi avec l'interdiction hébraïque de
prononcer le vrai nom de Jéhovah, le Pi est en fait plus proche de
l'interdiction de faire usage des mots Dieu, Diable, etc... sauf
noms personnels. Autrement dit, il
n'y avait pas d'inter¬
diction à rencontre de l'usage du nom, mais à l'encontre de l'usage
des sons du nom dans un autre contexte.
comme
Toutes les cérémonies concernant le Pi étaient
rapport avec l'adoption d'un nouveau
nom par
sans
doute
en
le ari'i Marau écrit
:
Il
ne faut pas non plus imaginer que changer un nom
[royal] ou modifier un
faisait à la légère. Ces questions étaient proposées et discutées d'abord dans
le Conseil de la famille royale, lequel examinait l'opportunité de la mesure. Cette
mot se
question était ensuite transmise à un Conseil suprême composé de trois membres,
à savoir : le roi, (le ari'i), un des Hiva (la garde royale) qui était un Prince, chef
d'armée, etc..., le tahu'a ou grand prêtre qui portait le nom de Teao (la lumière).
Ce Conseil rejetait la mesure ou l'homologuait. Cette décision si elle était
homologuée, était ensuite consacrée sur le "marae", et devenait par l'effet de cette
cérémonie une loi qui s'imposait à tous.
Orsmond et Ahnne avaient tous deux laissé entendre que les
Tahitiens changeaient de nom pour des raisons très futiles, et ils
donnaient une explication plutôt simpliste de la raison qui avait
fait adopter le nom de Pomare.
Société des
Études
Océaniennes
�966
La force de
assez
ce
/tapu/ et les réactions qu'il engendrait sont
Ahnne dans ce qui suit :
bien illustrées par
où écrivait Orsmond, c'est-à-dire vers 1837, bien que la coutume
fût plus rigoureusement observée, les effets s'en faisaient encore sentir :
Nombre de mots avaient été modifiés, défigurés ou détournés de leur signification
primitive. Le nom des rois était encore universellement respecté et considéré
comme sacré. C'est ainsi que les Missionnaires ayant construit à Moorea une
goélette, le bruit avait couru qu'elle porterait le nom de Pomare. Le jour où ce
bateau devait être lancé, les Indigènes se rassemblèrent par centaines armés de
haches pour le mettre en pièces et on fut obligé de changer son nom. Orsmond cite
encore le fait suivant : Un vaisseau espagnol, en route pour les Tuamotous où il
allait chercher des perles relâcha à Papeete. Espérant avoir plus de succès auprès
des Indigènes, ses armateurs l'avaient baptisé "Pomare". Ce nom était inscrit à la
poupe et figurait également sur toute la vaisselle et l'argenterie du bord. On eut
beaucoup de peine à empêcher les Tahitiens de saisir et de mettre en pièces ce
bateau qui s'enfuit aux Pomotous ou d'ailleurs il ne reçut pas meilleur accueil, les
habitants de ces îles ayant toujours été de chauds partisans du roi Pomare.
Au temps
du
pii,
ne
Ce
qui précède donne un aperçu de l'influence des Pomare aux
suggère que le tabou onomastique y était en vigueur,
tout au moins en ce qui concerne les noms de la famille Pomare.
Pomare I commença son ascension politique en imposant sa loi
aux Tuamotu, qu'il revendiqua comme terre ancestrale. C'est une
chose importante, car il y a une relation évidente entre les
changements du vocabulaire de base à Tahiti et aux Tuamotu (les
deux semblent battre en brèche les lois établies par les lexicostatisticiens) ; bien souvent le mot de remplacement en Tahitien est le
cognât du terme familier de même réfèrent en dialecte des
Tuamotu, et bien souvent, quand ceci n'est pas vrai, les termes de
Tuamotu et
même réfèrent
en
tahitien et
en
dialecte des Tuamotu sont l'un et
l'autre
divergents par rapport au terme du polynésien général. Ceci
étant, la question reste posée de savoir si le tabou du nom de
Pomare s'était étendu aux dialectes des Tuamotu, ou si les dialectes
des Tuamotu constituaient la langue source où étaient choisis les
remplacement. Ce dernier passage semblerait confirmer la
première des possibilités. Mais alors, il serait difficile de
comprendre d'où venaient les mots (ou séquences de sons)
nouveaux. Dans quelques cas, un synonyme, un équivalent
métaphorique ou peut-être une variante dialectale ont pû être
choisi, mais les données disponibles sont insuffisantes pour faire
vraiment apparaître des cas de synonymie ou de métaphore dans
les langues de Tahiti et des Tuamotu avant 1803 (époque où se
produisirent la plupart des changements durables), excepté par de
douteuses déductions à partir de données plus récentes.
Sans entrer dans des détails à propos des dialectes des
Tuamotu, je mentionnerai simplement la possibilité qu'ils soient
mots de
Société des
Études
Océaniennes
�967
de vocabulaire tahitien
nouveau et la
possibilité que la
importée des Tuamotu. Mon opinion n'est
pas que telle ou telle chose s'est produite, je ne le sais pas. Je
donnerai cependant quelques exemples pour illustrer mon propos :
Le polynésien général vai "eau" (douce, généralement)
correspond au tahitien /pape/ et au Tuamotu /komo/.
Le polynésien général fetu: / hetu: "étoile" correspond au
tahitien /feti'a/ et au tuamotu /hetika/ et /fetika/, en relation avec
le /tapu/ portant sur le nom /tu:/, /fetu:/ est attesté en très vieux
tahitien de même que /fetu:/ ou /hetu:/ dans les dialectes anciens
une source
coutume du
Pi ait été
des Tuamotu.
Le
polynésien général rua, "deux" correspond au tahitien
au tuamotu / ite/.
Le polynésien général rua, "trou" correspond au tahitien
/a:po'o/ et au tuamotu /maite/ et /rua/.
Le polynésien général -fatu, "pierre" correspond au tahitien
/'o:fa'i/ et au tuamotu /ko:nau/.
J'ignore quelles conditions scientifiques peuvent en être tirées,
mais le fait mérite d'être noté que le type vocabulaire le plus affecté
/piti/ et
a
été le vocabulaire de base de Swadesh.
Venons en maintenant à une très
importante question
l'existence de pratiques
analogues dans d'autres parties de Polynésie. Quelque chose de
tout à fait analogue semble avoir été observé même récemment à
Samoa4, bien qu'il ne lui soit pas donné de nom et que ce ne soit
pas à proprement parler une institution. Cependant, il en résulte
très peu d'effets durables sur le vocabulaire de langue de Samoa
semble-t-il. On peut se demander pourquoi le Pi a pû affecter le
vocabulaire de manière aussi durable à Tahiti et pas ailleurs. La
raison fondamentale en est très simple. Jusqu'à l'avènement des
Pomare, après l'arrivée des Européens, les ari'i étaient nombreux et
gouvernaient de petits domaines, ou tout au moins y exerçaient
une autorité de quelque sorte. Aucun ari'i n'avait
jamais régné sur
toute l'aire de la langue tahitienne ou même sur une fraction
importante. Si bien que le tabou du nom d'un ari'i était limité à une
petite partie de la population de langue tahitienne placée sous son
autorité et seulement pour la durée de sa vie. Après sa mort, le
terme frappé de tabou, se réintroduisait graduellement de
d'histoire. Il existe des preuves de
l'extérieur.
(4) Il est évident d'après cette brève indication, que si l'on voulait faire une étude
comparative de ce genre de coutume, un travail important devrait être fait sur la langue de
Samoa. La coutume décrite ici est presque exactement celle du Pi ; il y a un autre trait de la
langue de Samoa qui peut être pertinent : l'utilisation d'un vocabulaire différent par les chefs
et par le peuple. Ceci (ou plutôt quelque chose d'analogue) est mentionné et illustré pour le
tahitien, à la fois par Ahnne et Marau, mais ceci n'est pas mon propos.
Société des
Études
Océaniennes
�968
politique habile et opportuniste qui
rapidement comprit que les pays d'Europe avaient chacun leur chef
d'état, et que les Européens supposaient qu'il en était de même à
Tahiti. Il leur fit donc entendre qu'il représentait l'autorité légale
mais était en butte à des usurpateurs en puissance. Il ne fut jamais
capable de mener l'opération à son terme, mais son successeur
Pomare II y parvint par la bataille de Fei Pi /fe:'i: pi:/ en 1815.
Bien entendu, les missionnaires ne furent pas vraiment dupes de ce
subterfuge mais ils trouvèrent opportun d'agir comme s'ils
Pomare I fut
un
homme
l'étaient.
Pomare II
naquit peu de temps après l'arrivée des premiers
explorateurs européens et il fut élevé au moment où prenait forme
le procédé d'écriture du tahitien. Il maîtrisa chacune des nouvelles
orthographes au fur et à mesure qu'elles étaient expérimentées et il
écrivit le tahitien bien mieux qu'aucun de ses mentors et au surplus
dans une meilleure calligraphie. Le mouvement missionnaire à ses
débuts s'organisa entièrement autour de sa personne, d'abord à
cause de son rang, mais aussi en raison de ses talents intellectuels et
linguistiques.
Malheureusement, mais inévitablement, Orsmond ne put
concilier les capacités intellectuelles de Pomare II avec sa
dépravation morale. En fait, longtemps encore après la mort de
Pomare II en 1821, Orsmond dédaignait tout ce qui était tahitien à
l'exception de la langue de l'éloquence et peut-être, dans une
certaine mesure, des arts et des techniques. Toutefois il faut bien
reconnaître que son opinion de ses confrères missionnaires de la
Société des Missions de Londres n'était guère meilleure.
Bien des termes figurant sur la liste des mots affectés par le Pi,
étaient des noms de Pomare I. Suivant l'usage, après sa mort, le
/tapu/ aurait pû progressivement perdre de sa force et c'est ce qui
arriva jusqu'à un certain point. Mais Pomare II avait eu l'occasion
très particulière de collaborer à l'élaboration d'une langue littéraire
modèle en tahitien et de la pourvoir d'un corpus littéraire
important et solide : certaines parties de la bible et des codes de lois
de son temps qui tracèrent la voie et établirent des modèles pour
d'autres œuvres ultérieures, religieuses, juridiques et littéraires. De
plus,, une correspondance épistolaire fut entretenue en tahitien à
cette époque, en particulier avec les missionnaires ou en relation
avec le travail missionnaire ; la plupart des correspondants étaient
très attentifs à suivre les préceptes linguistiques de Pomare, parfois
même de manière obséquieuse. Quelques uns, notamment un
ancêtre de Marau, exprimèrent leur opposition à la domination des
Pomare par leur indépendance verbale, allant jusqu'à l'insolence
pure et simple.
Société des
Études Océaniennes
�969
Il y a une
question
que je n'ai pas traitée à dessein car il eût été
allonger démesurément ma bibliographie et
sans tenir pour vrais des faits
improuvables. Il s'agit de savoir dans
quelle mesure le vocabulaire de remplacement fut accepté et pour
difficile de le faire
sans
combien de temps.
Pour notre exemple souvent cité de /ru'i/
remplaçant /po:/,
"nuit", et /hota/ remplaçant /mare/, "toux", la chose est assez
claire, /hota/, "tousser" est accepté de manière générale
depuis lors
/mare/ n'est connu que de quelques spécialistes. Il n'y avait
simplement aucune raison de s'opposer au changement : un mot
et
vaut
l'autre.
Le passage de /po:/ à
le plus élémentaire de
/ru'i/ a connu un sort différent. Dans le
"nuit", / ru'i/ donnait toute satisfaction
et il est encore très connu bien que ce ne soit
pas un terme utilisé
familièrement, mais seulement dans un contexte religieux ou en
vue d'un effet littéraire. On le dit être "le vrai mot ancien",
/po:/
était un terme chargé de connotations, un mot fondamental de la
littérature orale apprise par cœur, aussi bien qu'un mot essentiel de
la pensé religieuse et philosophique tahitienne. Il était indis¬
pensable à la culture tahitienne et fut rapidement remis en usage et
a survécu jusqu'à nos
jours sans trop de dommage. C'est
actuellement le terme familier en usage pour "nuit".
Un autre exemple intéressant est celui de /rua/, terme
homonymique signifiant à la fois "deux" et "trou". Je ne peux pas
donner les raisons qui font qu'il était tabou, mais ses occurences
dans les textes le démontrent. Des mots de remplacement furent
substitués : /piti/ dans le sens de "deux" et /a:po'o/ dans le sens de
"trou". Ce sont les termes ordinaires d'usage courant mais
/rua/
est bien connu, en particulier
avec le sens de "deux".
Dans ce dernier cas, il se produisit un effet secondaire assez
inhabituel : pendant une courte période on essaya d'éliminer /rua/
du pronom duel de la deuxième personne
/'o:rua/ ; le mot de
remplacement était /'o:piti/ ce qui semblerait montrer que les
sens
tahitiens étaient à même d'en extraire le sémantisme de dualité.
Entendons par là qu'un nouveau mot tel que /'o:a:po'o/ ne fut pas
forgé, mot qui, incidemment,
se rencontre avec le sens de
"creusement d'un trou, creuseur de trou". Il est assez amusant de
lire des lettres écrites à l'époque où les correspondants commen¬
çaient vaillamment par écrire opiti, puis rapidement s'oubliaient et
écrivaient orua, enfin, se reprenaient et écrivaient de nouveau opiti.
Mais orua paraît avoir été fondamental pour la grammaire, et opiti
n'est même plus connu aujourd'hui.
Le changement de /vai/ en /pape/ est plus difficile à suivre et
il ne m'apparaît pas clairement qui était le roi Vai. Si c'était Vai-
Société des
Études
Océaniennes
�970
ra'a-toa
(Pomare I), alors il y a une sorte d'énigme, car le /vai/ ici
signifie pas "eau" mais "exister, se trouver à" et /vai-ra'a/
signifie "emplacement". Ce deuxième /vai/ est encore en usage et
je n'ai pas de preuve qu'il ait jamais changé. Dans le sens de "eau,
étendue d'eau", /vai/ se rencontrait très fréquemment dans les
noms de lieu, habituellement au début du nom. Le passage à
/pape/ semble avoir été assez complet, bien que n'affectant peutêtre pas toute l'aire linguistique tahitienne, et /vai/ est encore bien
connu, /vai/ est réputé appartenir aux Iles-sous-le-Vent et /pape/
aux Iles-du-Vent, mais je pense que ceci est en partie un mythe. Il
pourrait sembler que, comme linguiste, j'ai abordé le sujet par la
fin et que la démarche normale eût été de donner une liste de mots
transformés par le Pi, et de montrer exactement quelles parties du
vocabulaire furent affectées et de quelle façon, et peut-être à quelle
époque. Au lieu de cela, je donne l'impression de m'être érigé en
critique de l'histoire et de l'ethnologie. Il est tout à fait vrai que je
ne suis pas antiquaire et que je ne me sens pas à mon aise qu'en
présence de données que je peux vérifier en première main, in vivo
et non in vitro ; par le passé, j'ai toujours laissé l'histoire aux
historiens et l'ethnologie aux ethnologues. Dans le cas présent,
j'avais déjà préparé plusieurs études sur la variation et le
changement dans les langues de Tahiti et des Tuamotu et j'en
arrivai à m'intéresser à la possibilité de caractériser les types de
changements et de variations : variantes dialectales, variantes
stylistiques, changements dûs au tabou par euphémisme, aux
substitutions argotiques, ou aux métaphores, et l'une des
principales catégories me paraît être les substitutions à cause
onomastique. Mais bien que ce type de changement eût été pris en
considération par différents spécialistes compétents, je ne pouvais
pas trouver de description de première main des processus
concrets, de ce qui se passait en réalité. Alors je me mis à la
recherche de textes qui m'étaient accessibles, d'où les résultats que
je viens d'exposer. Je puis seulement souhaiter que le lecteur soit
moins déçu que je ne l'ai été.
Pour les listes de mots, je renvoie le lecteur à Ahnne et à la
critique de Marau. En dehors de la liste du Pi, il y a aussi une liste
des mots que seule la famille royale pouvait utiliser, accompagnée
des mots de remplacement nécessaires aux gens du commun.
A propos du vocabulaire de base assez étrange des Tuamotu,
Bruce Biggs (1965, p. 377) dit : "Il est apparu une sorte de légende
linguistique suivant laquelle il y a un mystérieux élément nonpolynésien dans la langue des Tuamotu". Je pense que le terme de
légende linguistique est très juste et s'applique à beaucoup de
jugements stéréotypés sur les langues polynésiennes, jugements qui
ne
Société des
Études
Océaniennes
�971
passent pour des opinions scientifiques.
Le mythe est habituellement conçu comme un aspect de la
pensée primitive qui tout en ayant un intérêt anthropologique et
littéraire, convenait à nos ancêtres mais n'est pas à hauteur de
notre dignité. En réalité, l'élaboration d'un mythe est
une forme
fondamentale de l'abstraction humaine, aussi normale pour les
êtres humains que le chant, la prière, la danse, la conversation ou la
recherche des poux. Il est vrai que la civilisation et le manque de
naturel semblent étouffer certaines de ces activités, pour
le meilleur
ou
le pire, et
pour
avec
des résultats incertains.
Le plan de recherche suivi dans cet article peut, je le crois,
aider à mettre en évidence quelques uns des caractéristiques des
attitudes face à l'abstraction, et des "conceptions relatives à la
vérité et à
l'exposé des faits".
Par
exemple, les Américains et les Français (pour ne
qu'eux) sont, ou ont été, "fascinés par l'orthographe".
Orthographier correctement un mot c'est avoir accompli quelque
chose et avoir énoncé une vérité. Pour ce genre de personne c'était
faire œuvre de science d'informer le monde que le mot taboo (en
français, tabou) devait être orthographié avec un "p" au lieu d'un
"b" parce qu'il n'y a pas de "b" en polynésien. Et les chercheurs
français n'ont jamais bien compris pourquoi les Anglais enten¬
daient "b" en premier lieu. Actuellement, du point de vue de la
phonématique, le tableau paraît très différent ; il n'y a pas
d'opposition entre "b" et "p" dans le type de langue polynésienne
en cause, si bien que le symbole utilisé importe peu
pourvu qu'il n'y
en ait qu'un seul. La distinction
anglaise entre "b" et "p" n'était pas
et n'est pas la même que pour le français "p" et "b", avec pour
résultat qu'un français est beaucoup moins enclin qu'un anglais à
mentionner
entendit
une
occlusive bilabiale tahitienne
ailleurs,
au moment
avaient
eu
prendre plus
a pû avoir
comme
"b" ; par
où les français s'y intéressèrent, les Tahitiens
suffisamment de
linguistiques variés pour
moins conscience d'une opposition "b"-"p", ce qui
pour effet de réduire la latitude articulatoire de
contacts
ou
l'occlusive bilabiale
en
tahitien.
L'agencement du précédent paragraphe est d'ailleurs my¬
thique en lui-même, mais je ne pense pas que cela le rende pour
autant inexact ou sans valeur. J'ai donné deux images différentes
des vérités ou des faits. Je trouve plus de sens à la vision
phonématique des faits qu'à celle qui est "littérale", mais toutes
deux sont des types d'abstraction d'une réalité donnée et d'autres
types sont possibles. Une description phonétique serait tout à fait
différente.
Société des
Études
Océaniennes
�972
Le chercheur ou le scientifique sur le terrain, l'observateur de
première main, est toujours confronté au même problème : qu'est
ce qui, précisément, constitue une
description adéquate ? Il doit se
fier à son propre jugement. La seule chose dont il peut être à peu
près sûr c'est que s'il accepte un quelconque modèle à priori, un
ensemble de règles ou une théorie de l'observation, il est très
probable que dix ans plus tard le monde savant jugera sa
description de peu de valeur. [Ce laps de temps s'est déjà écoulé
pour le présent article qui a paru en 1967 en anglais.]*
Par contre, s'il décrit tout ce qui concerne son domaine
particulier d'intérêt en fonction de sa propre échelle de valeurs, les
chercheurs à venir
préter suivant leur
seront
propre
vraisemblablement à même de l'inter¬
inclination et
son
travail pourra avoir
un
intérêt durable.
Néanmoins,
un
des objectifs essentiels de l'effort humain,
devrait être, me semble t-il, de trouver une solution à ce problème,
et la seule façon d'y parvenir est d'accroître et de rendre
objective la
prise de conscience par l'homme de sa propre nature. Mon
intention a été ici de faire part de quelques modestes intuitions.
Ralph Gardner WHITE
Traduction de M.
Y. Lemaitre, de l'Académie
que nous remercions
Tahitienne,
très vivement.
*
La version anglaise a paru en 1967 dans le volume : POLYNESIAN CULTURE
HISTORY, Essays in Honor of Kenneth P. Emory Bernice P. Bishop Museum Special
Publication 56
Société des Etudes Océaniennes
�973
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Société des Etudes Océaniennes
�■
.
Société des Études Océaniennes
�975
CONSCIENCE du TEMPS
chez les OCÉANIENS.
ÉDUCATION
et
De la thèse de P. Houdée "Conscience du Temps et Éducation
chez les Océaniens", dont nous publions un compte-rendu dans le
présent N°,
extrayons les pages suivantes, consacrées
de la compréhension de la notion de Temps.
nous
divers aspects
aux
A. Le temps vécu de façon ponctuelle.
Cette "absence d'intérêt spontané à l'égard
du temps", ce vécu
semble rejoindre
l'attitude fondamentale des Océaniens francophones vis-à-vis du
Temps. Mélanésiens et Polynésiens vivent au jour le jour "sans se
casser la tête ; demain le soleil se lèvera bien".
ponctuel dans "des instants significatifs"
1
-
nous
MÉLANÉSIENS
Reprenons quelques-unes de
nos
"Si l'activité de la société tribale
constatations.
nous
semble
désespérément
nonchalente, c'est que nous avons perdu la notion réelle du
Temps... Le Mélanésien vit au jour le jour ; il ne se soucie pas du
lendemain... Les divisions du temps naissent de l'expérience
personnelle (du Canaque)... Il n'y a pas de rapport établi entre le
temps de l'action et le sujet parlant. Le sujet emploie une forme
verbale sans idée de temps. Le verbe est invariable... L'action est au
présent, on est toujours au présent. Volontiers l'indigène pourrait
dire : ce qui est en dehors de moi, de l'action et de l'événement où je
puis me transporter, n'existe pas".
POLYNÉSIE
Nous avions signalé
2
-
le "spontanéisme", si caractéristique du
Polynésien, le fait de vivre sans se presser au rythme de chaque
jour. "Les habitants de Rapa se préoccupent rarement de dater
avec précision les faits... Ils n'ont
qu'une idée très vague de leur
âge". Aussi pouvions-nous synthétiser le comportement du
Polynésien par rapport au Temps : "vivre l'instant présent là où
l'on est".
Société des
Études
Océaniennes
�976
Pour les Océaniens, chacun est plongé dans le temps qui se vit
présent : présent de la vie à cueillir, présent des activités à
entreprendre, présent des relations à épanouir dans la civilisation
au
orale.
Comme chacun le
souligne, c'est sur ce point précis qu'il y a la
plus profonde divergence entre l'appréhension du temps par un
Européen et un Océanien.
Ainsi la constatation psychologique de J. Montangero sur
l'absence de motivation et d'intérêt des enfants à l'égard de la
durée,
se
trouve-t-elle pleinement dans l'attitude socio-culturelle
des océaniens vis-à-vis du temps. Est-ce à dire, comme nous
l'entendons fréquemment soutenir, que les Mélanésiens et, surtout,
les Polynésiens sont des "peuples-enfants" ? C'est sans doute aller
peu vite et limiter la culture à un seul élément, capital certes,
mais non exclusif et peut-être exagéré dans notre civilisation
un
technicienne.
B. Schèmes d'estimation variés et fluctuants.
L'immersion des Mélanésiens et Polynésiens
dans les
des jours qui se suivent ne peut qu'entrainer
variations d'appréciation selon les points de vue et fluctuations
selon les individus. C'est un aspect très sensible dans l'éducation,
où deux modèles culturels sont confrontés ; la "déstabilisation"
psychologique et sociale des océaniens a été soulignée précé¬
demment. Les enfants et leurs parents sont affrontés à des schèmes
nouveaux d'appréciation du passé et de l'avenir, divers et souvent
opposés.
multiples
1
-
nuances
MÉLANÉSIENS
avons étudié les
Nous
profondes différences d'estimation du
temps par rapport au travail ou à l'accueil des hôtes pour une fête.
Rappelons quelques témoignages. "Dans la tribu nul ne connait
l'existence du réveil, mais après avoir été saisis par l'humidité de la
rosée matinale, la vie renait peu à peu... Le canaque, dans
l'entreprise, n'est que de passage. N'est-il pas sorti de la tribu pour
une raison pécuniaire
précise ? Aussitôt le problème résolu, il
s'empressera de rentrer chez lui... Cette conception de l'activité
professionnelle confère (au Mélanésien) une attitude de dilettan¬
tisme et d'instabilité". Maurice Leenhardt soulignait trois
références du Temps chez les Mélanésiens : l'alternance des saisons
et des lunes pour les phénomènes extérieurs, les manifestations
agricoles et rituelles
pour son existence.
pour
le calendrier, l'expérience personnelle
Société des
Études
Océaniennes
�977
2
-
POLYNÉSIENS
D'après l'étude d'A. Hanson, "le Rapa représente succes¬
sivement quatre personnes différentes tout au long de
sa vie : petite
enfance, enfance, adolescence, âge adulte... Cependant l'âge réel ne
correspond guère à ces étapes... Chaque période est définie par une
façon particulière d'agir et une certaine attitude". Les datations
précises, les chronologies, et toutes les mesures sont négligeables et
sans grande
importance. L'appréciation du temps reste floue,
puisque c'est le comportement concret qui est important. D'ailleurs
les événements passés et présents sont
classés, non par rapport à
des dates et des époques, mais
par rapport aux lieux où ils se sont
déroulés et
aux
personnes
impliquées.
Ainsi, le trait essentiel des Océaniens pour apprécier le temps,
c'est le concret. La précision des
chronologies, la profondeur de
champ historique, l'objectivité rigoureuse des événements sont
l'affaire des spécialistes. Cela n'existe guère
dans l'attitude
culturelle générale. L'appréciation de la durée, la fixation des faits
sont objet de nombreuses discussions et d'estimations fort variées
et imprécises. Les rythmes des
personnes et des groupes sont divers
et particuliers.
C'est
un
constatations
point de convergence entre nos observations
psychologiques de J. Montangero.
et les
C.
Développement irrégulier par tension dialectique.
Parmi les éléments moteurs du développement de la notion de
durée, le même auteur reprend le concept piagétien d'équilibration.
Les modes d'estimation des durées relatives aboutissent à des
"tensions dialectiques, à des contradictions et des balancements
jugements différents qui poussent le sujet à dépasser ces
incohérences". Essayons de découvrir si ces "tensions et ces
contradictions" ont une importante, vis-à-vis du temps, pour les
Océaniens.
entre
1
MÉLANÉSIENS
Ce sentiment de tension interne est
-
vigoureusement ressenti et
exprimé actuellement par les Mélanésiens. Dans le domaine
scolaire, en particulier, il est clairement perçu ; il s'exprime par le
terme de
"déstabilisation" socio-culturelle. Nous
en avons
donné
des
témoignages, parfois agressifs. Les résultats scolaires montrent
l'importance de cette distorsion culturelle dans laquelle le temps
joue un grand rôle.
Cette tension interne entre deux conceptions du temps à vivre
clairement dans le comportement économique et la
vie de travail, où les incompréhensions sont
profondes.
se
trouve très
Société des
Études
Océaniennes
�978
"Les contradictions et les balancements" entre les deux
univers culturels mélanésiens et européens aboutissent à ce que les
divers témoins nomment "des hommes assis entre deux chaises".
Nous
la profondeur de ce sentiment de frustration et
l'agressivité exprimée devant cette situation de n'être ni du temps
mélanésien ni du temps européen.
avons
vu
POLYNÉSIENS
Si ce sentiment de tension interne devant deux modèles de
durée ne s'exprime pas actuellement en Polynésie de façon aussi
2
-
agressive et publique que chez les Mélanésiens, nous devons
remarquer que les Polynésiens ont une conscience très vive de la
"déstabilisation" socio-culturelle où ils sont plongés.
Nous avons vu que cette tension est fortement perçue dans le
domaine, scolaire, où elle est aggravée par la dispersion des îles. Le
maintien et le développement de la langue Tahitienne, parlé par
80% de la population et reconnue comme langue officielle, accroit
la distorsion entre les deux cultures.
A
l'évidence, les résultats scolaires sont là pour montrer la
profondeur et les dégâts de cette "tension dialectique".
L'incompréhension naturelle entre Polynésiens et Européens
sur la manière de percevoir et
d'utiliser le temps en est un élément
essentiel, tant sur le plan social que pour chaque individu, comme
notre étude l'a
montré.
Ces contradictions à
l'égard des deux conceptions du temps
important dans le domaine socioéconomique, où la présence des Polynésiens est faible. De plus il
convient de signaler les conséquences graves de ces tensions
ont
un
retentissement
culturelles dans la famille.
En
effet, "la famille élargie" est la base de la vie sociale ; tout
compris dans ce contexte affectif de "l'esprit de groupe"
beaucoup plus que par réflexion personnelle. En même temps,
l'attrait pour les nouveautés et la facilité adaptative des Poly¬
nésiens, déterminent un comportement "à la manière des Blancs"
plus par imitation extérieure que par compréhension réelle. Cela
est renforcé par la réussite des "demis", de plus en plus nombreux
et actifs dans les divers secteurs socio-économiques. Aussi la
crainte est-elle sérieuse d'être marginalisé. Une certaine honte
diffuse existe à l'égard du savoir ancestral. Les habitants des îles
constatent que c'est en ville que s'élabore le progrès ; aussi ne
retiennent-ils pas leurs enfants sur place et le fossé se creuse-t-il
rapidement entre les générations, d'autant plus profond que la
scolarisation généralisée est récente.
est
Société des
Études
Océaniennes
�979
Ainsi
trouve t-on dans la même
situation qu'à l'égard des
le pasteur Raapoto parle de "no man's land entre
deux sociétés", ce qui revient aux "hommes assis entre deux
chaises" décrits par l'ensemble des observateurs.
se
Mélanésiens
3
A
-
;
RÉSULTATS
quoi aboutissent
viennent-elles ? Nous
ces
"tensions dialectiques" et d'où
signalé pour la Calédonie, comme
pour la Polynésie, le caractère brutal et explosif de l'irruption du
monde moderne de type scientifique et technique
par suite de
"booms" économiques : celui du nickel en 1969, celui de
avons
l'implantation du C.Ë.P. en 1964. L'arrivée massive et en peu de
temps d'un monde européen, souvent d'un haut niveau de
formation technique, a transformé une évolution naturelle et lente
de ces îles en mutation brutale. Cette mutation générale est très
frappante quand on la compare aux îles voisines, de même ethnie,
qui n'ont pas subi ces "booms" : Vanuatu, Fidji, Salomons pour le
monde mélanésien ; Samoa, Tonga, Cook pour le monde
Polynésien.
Le résultat de cette situation de déséquilibre est l'existence de
trois groupes de personnes. La grande masse, qui vit en marge de la
nouvelle société, selon ses modèles et conceptions traditionnelles,
tout en bénéficiant de certaines retombées et
d'équipements
collectifs (Écoles, hôpitaux, infrastructures, argent...), mais qui se
sent agressée par cette civilisation ; une petite élite,
qui entre
pleinement dans la société scientifique et technique mais qui reste
très faible chez les Mélanésiens, fort réservés à l'égard des
nouveautés, alors qu'elle est plus développée chez les Polynésiens,
en particulier chez les "demis" attirés
par la vie moderne. Enfin, il
se fait jour actuellement, chez les Mélanésiens comme chez les
Polynésiens, un courant qui voudrait assimiler, avec sagesse et
lenteur, dans une évolution maîtrisée, ces "tensions" qui ont déjà
abouti à quelques explosions de rejet. C'est évidemment dans cette
voie que les populations pourront "dépasser les incohérences" liées
aux
"contradictions et balancements"
sur
la vision du temps.
Pour conclure cette
analyse sur le "développement irrégulier
tensions dialectiques" du Temps, nous aimons citer une
remarque de A. Hanson dans son étude sur la population de Rapa.
"Le changement social à Rapa naquit moins de l'imposition de lois
et d'institutions extérieures
que d'ajustements internes. Ce n'est pas
l'histoire d'une communauté prostrée, artificiellement réanimée,
que nous avons retracée, mais bien celle d'une société traditionnelle
gardant sa vitalité dans des conditions catastrophiques et qui a su
forger un nouvel équilibre écologique et social".
par
Société des
Études
Océaniennes
�980
Nous sommes très frappé par la convergence entre cette
conclusion d'un ethnologue et les résultats de J. Montangero,
reprenant Piaget, sur l'adaptation au Temps et la coordination des
durées par "équilibration interne". Cela semblerait confirmer le
"caractère légitime et utile du parallèle entre
sociogénèse et
psychogénèse". Les
perspective.
Les
remarques
de M. Leenhardt rejoignent cetjte
résultats de l'action de F.
Luneau montrent aussi la
justesse de
cette vision. A partir d'une attitude de respect et d'un
confiance, favorisant "l'équilibration interne" par
assimilation progressive des changements, des Mélanésiens de plus
en plus nombreux
prennent en main les divers secteurs de leur vie :
Éducation, Politique, développement social, économie, vie
religieuse. Comme le faisait remarquer le Père Luneau à l'occasion
de l'ordination des deux premiers prêtres mélanésiens, en 1946 : "le
noir indigène n'est plus le sauvage canaque d'autrefois". Après une
époque de tensions culturelles maximales, correspondant à
l'aprèsguerre et au développement économique des années 1960, de
l'intérieur apparait un nouvel équilibre entre lés racines ancestrales
et les floraisons modernes ; un nouveau
type d'Océaniens surgit,
adapté à ce nouveau contexte culturel.
climat de
D. Interactionnisme et données
connexes.
Ayant choisi d'aborder l'étude de la notion de Temps d'un
"point de vue culturel et affectif', il nous semble utile d'étudier "le
point de vue interactionniste qui tente de tenir compte à la fois du
sujet connaissant et de l'objet de connaissance... devant un éventail
de situations". En particulier, les îles du Pacifique étant de
civilisation orale, nous rejoignons les remarques de J. Montangero
sur "les conduites verbales et le
langage". Quant, en plus, comme
c'est le cas pour les Mélanésiens et les Polynésiens, les sujets vivent,
pensent et s'expriment en d'autres langues que le Français,
"l'incompréhension et les déformations" peuvent amener à de
grandes difficultés d'interprétation, aggravées par le caractère
mouvant de la durée qui s'écoule et les tensions socio-culturelles
qui caractérisent la situation actuelle en Calédonie et en Polynésie.
Si ce contexte amène des limitations sérieuses à notre étude, si cette
situation globale suscite des réserves sur une généralisation hâtive
de nos travaux, du moins ne détruisent-elles pas la valeur de notre
approche d'un problème particulièrement aigu et complexe :
comment vivre des temps différents à la même
époque et dans un
même lieu, qui, de plus
est une île !
Regardons l'interaction du temps avec le milieu, d'une part, et
ses relations avec
quelques notions connexes, d'autre part.
,
Société des
Études
Océaniennes
�981
1
-
LE TEMPS ET LE MILIEU
a) MÉLANÉSIENS. Dans le domaine scolaire, en raison des
questions inévitables et brûlantes sur la finalité de l'École par
rapport aux Mélanésiens, les divers aspects du Temps sont en
interaction
milieu culturel et l'environnement
constante avec le
socio-politique
et économique.
Dans le comportement général, nous avons vu
que
réfère aux saisons et que ses rythmes viennent de
le temps se
l'expérience
personnelle, autour du calendrier de l'igname.
b) POLYNÉSIENS. Dans le domaine scolaire, la confrontation
entre la culture
polynésienne, exprimée, pour la grande majorité de
population par la langue Tahitienne, et l'École de culture
française met aux prises deux conceptions du temps fort éloignées
la
l'une de l'autre.
Cette interaction s'enracine dans
vision
générale du temps
Polynésiens, nous avons développée à partir de
divers témoignages.
Pour les Océaniens, le temps est l'air que l'on respire, le milieu
qui porte et fait vivre ; il est indissociable du milieu. A quelque
point de vue que l'on se place : éducatif, professionnel, culturel,
économique, politique, religieux... milieu de vie, conception de la
vie et temps sont étroitement mêlés et en interaction constante.
Comme nous l'avons déjà souligné, c'est sur ce point précis
que se
vit la plus profonde et permanente
incompréhension entre
européens et océaniens.
une
que, propre aux
2
-
TEMPS ET NOTION CONNEXES
a) ESPACE
La terre, les
lieux, l'espace sont des réalités primordiales pour
les Océaniens. Tout événement est situé. Toute
personne est
enracinée. Tout être est localisé. Le temps est second
par rapport à
l'espace. Autant la précision chronologique est souvent rudimentaire et ressentie comme de peu d'importance, autant il est
impensable de
ne pas
localiser
avec
précision chaque événement.
Nous avons vu l'importance extrême de la Terre pour les
Mélanésiens. Il ne s'agit pas de la Terre en général, mais de tel coin
de terre avec telle grotte, tel arbre, telle source, tel sentier, tel lieu
sacré. La Terre est la mère du mélanésien ; elle est sa vie et son
identité.
A
degré moindre et sous d'autres formes, le Polynésien ne
peut concevoir le temps hors de l'espace où se sont déroulés les
événements. La vie est imprécise par rapport aux dates et aux
connexions des événements entre eux ; elle est très précise
par
un
Société des
Études
Océaniennes
�982
rapport aux
lieux et
aux personnes
qui
y
vivent.
b) CAUSALITE
Il nous semble que "la reconstitution du temps grâce à des
séries causales ordonnant causes et effets" est particulièrement
pour comprendre le temps des océaniens. Nous avons
étudié la très grande difficulté, sensible surtout chez les Poly¬
importante
prévoir l'avenir et développer une imagination
les océaniens, demain n'existe
pas. Ce qui existe c'est un passé, sous forme de "racines" de leur
existence par l'intermédiaire des parents et des grand-parents qui
relient aux ancêtres. Aujourd'hui est un effet d'un hier immédiat,
qui puise sa source dans la rivière souterraine et mystérieuse des
temps anciens indéterminés. Mais aujourd'hui n'est que très peu
orienté vers demain et encore moins responsable et constructeur de
l'avenir. Il n'est pas une réunion ou une rencontre où nous ne
nésiens,
pour
créatrice. Fondamentalement pour
découvrions cette réalité culturelle dans l'éducation, les familles, le
travail, la vie collective et religieuse. C'est la grande difficulté à
laquelle se heurtent les divers responsables des services. Les
témoignages et l'analyse qui précédent nous ont montré divers
aspects de cette mentalité.
Aussi les professeurs d'histoire éprouvent-ils des difficultés
considérables à faire saisir le déroulement historique, l'épaisseur du
temps, les durées relatives et absolues. Dès que l'on dépasse la
génération des grand-parents, tout est sur le même plan ; celui des
ancêtres où "mille ans est comme un jour et un jour comme mille
ans".
Cette difficulté s'enracine aussi dans l'absence d'intérêt des
pour l'exactitude des chronologies et la précision des
chiffres, attitude si caractéristique des "hommes Blancs". Pour le
Mélanésien, M. Leenhardt avait souligné combien "toute action se
déroule au présent", sans qu'il soit nécessaire de dater avec
précision les événements racontés. P. O'Reilly écrit que "les
habitudes mentales (des étudiants mélanésiens) répugnaient à la
précision ; l'effort répété les rebutait, ainsi que le raisonnement et
la pensée abstraite. Ils se bornaient à l'immédiat : la nourriture, la
case, la pirogue, la pêche et la chasse. A quoi bon s'occuper d'autre
Polynésiens
chose ? C'était trop
difficile".
l'évidence, les Océaniens n'ont pas le sens historique ; le
passé sombre vite dans la nuit, où toutes les étoiles paraissent à la
même distance ; l'avenir est un mystère qui appartient aux cycles
A
des saisons et
nouveau
au
soleil
qui
se
lève chaque matin, donnant
à cueillir.
Société des
Études
Océaniennes
un
jour
�983
E. Modes
"logique" et "physique".
Montangero faisait de ces deux modes "logique" et
"physique" d'appréciation du Temps l'hypothèse centrale de sa
recherche. Le temps peut être découvert à partir du contenu des
événements (mode "physique") ou à partir des ordres de succession
de ces événements (mode "logique").
J.
1
-
MODE
Tout
"PHYSIQUE"
qui précède et les témoignages indiquent clairement
que les océaniens sont essentiellement sensible "aux contenus des
événements" ; ce sont des esprits concrets. Les langues océaniennes
sont des langues descriptives et imagées ; elles s'expriment en un
langage concret et non abstrait. Nous avons vu que cela était une
cause importante des "échecs scolaires" des océaniens.
D'une manière générale, ceux-ci organisent leur temps de
manière ponctuelle, immédiate, en fonction de la tâche actuelle à
entreprendre, du résultat à court terme à obtenir. Le temps est
réfléchi et appréhendé à l'intérieur d'une action qu'ils sont en train
de vivre. D'où la difficulté extrême, pour entreprendre des actions
à long terme, de coordonner trop d'éléments, de synchroniser
plusieurs facteurs. Ils vivent des "aujourd'hui" successifs, sans
persévérance ni coordination prolongée, surtout pour les
Polynésiens.
2
ce
MODE "LOGIQUE"
Il est bien évident qu'une
-
élite, en particulier dans les milieux
polynésiens "demis", s'initie aux relations abstraites entre les
événements. Une part importante de la population comprend de
plus en plus clairement que leurs enfants ne peuvent vivre de la vie
coutumière et ancestrale, même s'il existe un noyau favorable au
retour pur et simple au passé.
Mais il est bien net, comme nous l'avons vu dans ce chapitre,
que
"les ordres de succession des événements" ne peuvent se
les lieux de ces événements et
qui sont intervenues pour les
réaliser sans une relation précise avec
avec les diverses causalités concrètes
faire exister en ces lieux.
A notre
avis, ce n'est pas par un jeu de relation de logique
abstraite, qu'on pourrait progressivement éduquer le sens du
temps, mais par une insertion vitale, concrète et patiente, qui
mettrait en liens les divers éléments qui constituent la durée, dans
une croissance lente à l'image de celle du cocotier, "arbre de vie"
des océaniens.
Au terme de cette étude fondée sur les travaux
de J. Montangero, nous ne pouvons dire si "le
Société des
Études
Océaniennes
psychologiques
parallèle entre
�984
psychogénèse et sociogénèse" est "légitime" dans le cas de
l'expérience du temps, tel qu'il est vécu par les Océaniens. Nous
pensons néanmoins qu'il nous a été fort "utile" et s'est avéré
éclairant. Il est bien évident que, si la psychogénèse de la notion de
durée chez l'enfant fut précieuse, cela ne signifie en aucune façon
une sorte de réduction tout à fait injuste, des Océaniens à des
"enfants". Une civilisation ne se réduit pas au seul facteur temps,
même si celui-ci est devenu prépondérant dans le monde
d'aujourd'hui. Pour s'en convaincre, il suffit de voir les grandes
difficultés d'adaptation des européens aux conditions de vie des îles
et atolls pour découvrir que les océaniens ont développé d'autres
qualités et une civilisation qui ne laissent pas indifférents les
touristes de passage, et encore moins ceux qui ont l'occasion de
partager la vie des Mélanésiens et Polynésiens. Ils n'ont pas
développé le sens historique que nous avons perfectionné, c'est
certain. L'absence de profondeur de champ pour situer exactement
les divers plans du passé, le manque de motivation profonde pour
l'avenir et la grande difficulté pour prévoir et persévérer sont des
points d'incompréhension théorique et pratique importants dans la
rencontre, voire l'affrontement, des cultures dans le Pacifique
francophone. Pour arriver à intégrer dans la psychologie collective
Tespace-temps" qui n'est pas postulé par le milieu naturel et la
culture des océaniens, mais nécessité de l'extérieur par l'irruption
récente et brutale du monde moderne, il faut d'abord beaucoup de
sympathie et de respect affectif, comme l'a souligné J. Montangero
lui-même. Ensuite, de l'intérieur avec les océaniens eux-mêmes et
non de l'extérieur, pour eux, selon les
remarques d'A. Hanson, il
est possible, comme nous en faisons l'expérience depuis 1973, de
développer progressivement, à partir des événements et des besoins
concrets, une compréhension des divers aspects du Temps.
Société des
Études
Océaniennes
�985
LES NAVIRES EUROPÉENS
DE LA CARTE DE TUPAIA
Une tentative d'identification
TRADUTTORE-TRADITORE
de
:
jamais peut-être (°) ce jeu
italiens n'a aussi bien illustré l'histoire de Tahiti et des îles
moment où la parole polynésienne rencontre l'écriture
mots
qu'au
anglaise...
Ainsi
lorsqu'en 1769 Tupaia s'adresse à Cook et à ses
va-t-il être retenu de ce qu'il dit ? En transcrivant
en anglais les sons tahitiens, les
officiers et hommes de science de
l'Endeavour (°°) ont fait ce que font encore tous ceux qui sont
confrontés pour la première fois à une langue étrangère : ils trient
ce qu'ils entendent et leurs oreilles n'entendent
pas tout, ils
couchent par écrit ce qu'ils peuvent saisir, transcrivent leur
alphabet, agglutinant ou découpant des groupes de mots selon leur
grammaire : bref, ils écrivent ce qu'ils entendent à leur image. En
toute bonne foi.
compagnons, que
Cette
document
rencontre
de 1769 est celle de la tradition orale et du
historique, c'est-à-dire deux manières différentes de se
passé, de le raconter et de le vivre.
En notant à leur façon ce que leur disait Tupaia, Cook et ses
compagnons ne pensaient sûrement pas qu'un jour des spécialistes
se livreraient à un examen
approfondi de leurs efforts dans l'espoir
de pouvoir résoudre les différences d'opinion en ce qui concerne le
passé polynésien (°).
Plus de deux siècles après avoir été prononcées, ces paroles
tahitiennes fixées en anglais nous sont renvoyées : comment les
comprendre ? quelle forme académique leur donner ? que nous
disent-elles maintenant ? Nous vous proposons une adaptation très
résumée de l'article de Robert Langdon paru dans le Journal of
Pacific History (volume XV, 4ème partie, octobre 1980,
p. 225-232).
référer
(°)
(°°)
au
Sauf
:
:
en ce
qui
concerne notre
adaptation très libre de l'article de R. Langdon.
Aucun n'était- linguiste et la linguistique
(°) : Cf. Danielson/Langdon
n° 213, p. 772-777.
:
BSEO n° 197,
Société des
Études
en tant que
p.
665-672
;
telle n'existait
pas encore.
n° 200, p. 15-22 ;
Océaniennes
�986
la première fois Tahiti en 1769, Cook y
de Raiatea, Tupaia : il le décrit comme "une
En visitant pour
rencontra un sage
très intelligente" qui connaissait "plus que quiconque... la
géographie des îles..., leurs produits, les lois, la religion et les
coutumes de leurs habitants". Les connaissances et les aptitudes de
Tupaia étaient d'ailleurs telles qu'au terme de son séjour de quatre
mois à Tahiti, Cook l'emmena à bord de Y Endeavour en tant que
surnuméraire et pilote - un poste que Tupaia occupa jusqu'à sa
mort à Batavia dix-huit mois plus tard (1). Tupaia ne fit pas
seulement part à Cook et à ses compagnons de ses connaissances, il
fit au monde un don remarquable : une carte avec Tahiti au centre
entourée des nombreuses îles qu'il connaissait pour les avoir
visitées ou par ouï-dire. Il exista au moins deux exemplaires de
cette carte. L'un fut la propriété d'un officier qui avait navigué avec
Wallis puis Cook, Richard Pickersgill : il a disparu. L'autre, tracé
peut-être par Cook lui-même, fut la propriété de Joseph Banks, le
naturaliste de Y Endeavour et se trouve à la Bristish Library. Les
deux exemplaires de la carte de Tupaia servirent en naturaliste
J.R. Forster en 1775 au retour du deuxième voyage de Cook dans
le Pacifique : il les fondit en une seule carte dédiée "à l'habileté et à
la connaissance géographique des habitants des îles de la Société".
Il la publia en 1778 dans ses "Observations faites pendant un tour
du monde" en commentant les soixante-dix-neuf îles qu'elle
mentionnait. Forster souligna le fait que Tupaia était un
géographe-né qui percevait vite "la signification et l'utilisation des
cartes" et qui "donna bientôt des directives pour en faire une". Il
désignait pour cela toujours "la partie du ciel où chaque île était
située, donnant en même temps sa taille plus grande ou plus petite
par rapport à Taheitee, disant si elle était haute ou basse, habitée
ou non". De plus Tupaia ajoutait parfois "des remarques
personne
étonnantes" sur les îles. Pour Forster les deux versions de la carte
de Tupaia coïncidaient en général, mais quelques îles pourtant
connues n'y figuraient pas ; en outre quelques noms étaient
orthographiés différemment parce qu'il n'y avait personne dans le
les précédents qui écrivit le même nom de la
dernier voyage ou
même façon" (2).
Puisque la version Pickersgill de la carte semble perdue, nous
pas comment elle pouvait différer de celle de
Cook/Banks. On peut cependant relever des différences entre la
carte publiée par Forster et le manuscrit de Cook/Banks. Entre
ne
savons
(1) : J.C. Beaglehole, the Journals of Captain Cook on his Voyages of Discovery : The
Voyage of the "Endeavour" 1768-1771 (Cambridge 1955) 117, 441 et suivantes.
(2) : J.R. Forster, Observations made during a Voyage Round the World on Physical
Geography, Natural History and Ethic Philosophy (Londres 1778) p. 511-524.
Société des Etudes Océaniennes
�987
cinq îles de ce dernier sont écrites en "pidgin
de ces légendes indiquent que des navires
européens auraient visité ces îles longtemps avant Cook. De plus,
pour trois d'entre elles, apparaissent de petits dessins de navires
européens fournissant ainsi une information inattendue.
Les trois îles comportant à la fois des légendes et des dessins
sont OTAHEITE (Tahiti), ULIETEA (Raiatea) et OANNA
(apparemment Anaa - bien que Forster et d'autres l'aient identifiée
autrement). L'île avec une légende sans dessin est
"OHEVATOUTOUAI" (apparemment l'une des Marquises) ; elle
ne se trouve pas dans la version de Forster ni dans ses remarques ;
pour le reste Forster commentait ainsi les légendes des navires
européens : "O-TAHEITE : nommée par le capitaine Wallis, île du
roi Georges et Taïti par Mr. de Bougainville. Tupaia fait
remarquer qu'au temps de son arrière-grand'père (Medooa no the
Tooboona) un navire hostile (Pahee-toa) s'y trouvait...
"O-RAIETEA (i.e. ULIETEA) : est une île haute aperçue par le
capitaine Cook en premier. Mr. de Bougainville en entendit parler
et la nomma AIATEA... Tupaia dit que du temps de son
grand'père, un bateau ami y était allé mais dont nous n'en avons
aucune connaissance en Europe...
"O-ANNA : est une île basse, un bateau y fit naufrage et quelques
marins périrent, d'après Tupaia..."
Depuis la re-publication de la version Forster de la carte de
Tupaia par le linguiste Horatio Hale, en 1846, cette dernière fut
reproduite fréquemment et plusieurs auteurs ont discuté la position
et l'identité des îles qu'elle mentionne (3).
Mais ce n'est qu'en 1955 que la version Cook/Banks fut
publiée pour la première fois. A partir de cette date seulement, on
remarqua les informations apportées par Tupaia selon lesquelles
des navires européens auraient visité cette partie du monde avant
autres, les légendes de
tahitien" (°) : quatre
Cook. Cette carte se trouve dans un recueil de cartes de Cook
éditées par un cartographe renommé, R.A. Skelton. L'éditeur de
Cook, J.C. Beaglehole, fit quelques remarques sur ces mystérieux
navires (4) : voici les 4 légendes qui leur semblent associés :
Otaheite : Meduah no te tuboona no Tupia pahei toa
Ulieta : Tuboona no Tupia pahei tayo
Oanna : Tupia tata no pahei matte
(°)
:
"pidgin tahitian" (R. Langdon).
(3) : D. Lewis, We the Navigators (Canberra 1972) p.
(Christchurch 1969) p. 15-18.
(4)
:
R.A. Skelton, The Journals of Captain James
292
Cook
;
-on
R. Duff, No sort of iron
his Voyages of Discovery :
Cook and his Officers and Reproduced from the Original
Manuscripts (Cambridge 1955). La carte de Tupaia est l'illustration XI et les commentaires
de Beaglehole se trouvent p. VIII.
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Société des
Études
Océaniennes
�988
Ohevatoutouai
Brittane
Maa te tata
:
pahei rahie ete te pahei
no
Beaglehole ne leur accorde "qu'une confiance toute relative"
qu'elles furent "rédigées en anglais d'après ce que des Anglais
crurent entendre" et parce qu'ils avaient "appris assez de tahitien
pour s'en servir avec quelques libertés mais aussi quelques
inexactitudes". Ainsi, pour lui, on ne dit pas en bon tahitien "pahi
taio" pour signifier "bateau ami" même si "pahi" signifie bateau et
"taio" ami. Beaglehole transcrivit en orthographe moderne les
quatre légendes et les traduisit ainsi :
Tahiti : Metua no te tupuna no Tupaia pahi toa : (au temps
du) père du grand'père de Tupaia un bateau hostile.
Raiatea : Tupuna no Tupaia pahi taio : "(au temps du)
grand'père de Tupaia un bateau amical".
Oanna : Tupaia taata no pahi mate : "Tupaia (dit) les
parce
hommes du bateau furent tués".
Ohevatoutouai
Malgré
:
Maa te taata, pahi rahi, iti te pahi no
Brittane : "la nourriture (sont) les hommes,
les canoës grands, petits (par rapport au)
navire de Bretagne.
remarques concernant les légendes, Beaglehole
davantage ce que Tupaia voulait dire. Son échec a
peut-être une triple origine. D'abord sa traduction de tupuna par
grand'père n'est pas correcte. Tupuna signifie bien sûr grand'père
mais son premier sens -d'après le dictionnaire de Davies de
1851- (5) est ancêtre (ou, bien sûr, ancêtres).
Ensuite Beaglehole aurait dû toujours traduire le mot "pahi"
par bateau ou navire et non par canoë en parlant d'Ohevatoutouai
bien qu'aucun dessin de navire européen ne figure à côté de cette île
dans la carte Cook/Banks. Enfin Beaglehole ne semble pas
accorder assez d'importance au fait que quatre siècles avant qu'il
n'écrive, un navire espagnol dont l'histoire avait été oubliée
pendant longtemps, avait vogué dans les eaux du monde de Tupaia
et que les Tahitiens auraient pu en avoir eu connaissance par la
tradition bien avant que les Européens ne puissent faire de même
d'après leurs propres documents historiques.
L'histoire longtemps oubliée de ce navire était celle de la
caravelle San Lesmes. Elle avait quitté l'Espagne en 1525 avec six
autres pour chercher des épices aux Indes Orientales : quatre
franchirent le détroit de Magellan le 26 mai 1526 et quelques jours
plus tard la San Lesmes disparut dans une tempête.
En 1929, on découvrit sur le récif d'Amanu quatre canons du
type utilisé en Europe avant 1550 : l'un d'eux fut placé au Musée de
ses
n'éclaircit pas
-
(5)
:
J. Davies, A Tahitian and English Dictionary (Papeete 1851).
Société des
Études
Océaniennes
�989
(6). Deux autres retrouvés en 1969, devaient
le point de départ de sa théorie exposée dans
son livre "The lost caravel" selon laquelle l'équipage du San
Lesmes aurait joué un rôle tout à fait significatif dans la préhistoire
de la Polynésie (7).
Tahiti d'où il disparut
donner à R. Langdon
Les déductions de l'auteur ne furent pas influencées par les
affirmations de Tupaia.
De nouvelles données ont conduit à réviser la littérature
de Tupaia, et ainsi la version Cook/Banks ne
transmettrait pas seulement un témoignage oral sur les faits et
gestes de l'équipage du San Lesmes mais encore sur l'expédition de
concernant la carte
Marquises en 1595. Une première fut la découverte
comparative des langues polynésiennes, du sens
premier de "tupuna", ancêtre (8). Une deuxième, fut celle d'une
tradition orale sur le passage à Tahiti d'un navire européen, de
"nombreuses lunes" avant Cook : elle fut publiée en décembre 1802
dans le Theological Magazine, and Review par le révérend J.F.
Cover, l'un des missionnaires du Duff qui écrivait (9) :
"Il serait juste d'observer qu'en ce qui concerne le premier
navigateur à avoir découvert les îles, tous les habitants sont
unanimes à dire qu'un navire hostile entra dans une baie du
sud-est de Tahiti il y a un très grand nombre de lunes de
cela... Comme ce récit est transmis de générations en
générations, il semble que les Tahitiens ont perdu quelques
Mendana
aux
lors d'une étude
détails de cet événement...".
Nous
pourrions alors suggérer les interprétations suivantes
apparaissent sur la
pour comprendre les légendes et les dessins qui
version Cook/Banks de la carte de Tupaia.
1°) Ohevatoutouai est, comme le voyait Beaglehole, l'une des
Marquises, celle de Tahuata - imaginez Ohevatouata ou
Ohevatoutouata
où les quatre navires de l'expédition Mendana
-
(6)
Beaglehole commentait la carte de Tupaia de nombreux écrits
avaient déjà paru : G. Pinchot, To the South
(Londres 1930) p. 486-7 ; S. Russel, Tahiti and French Oceania (Sydney 1935) p. 173
que dans les 3, 4, 5 et 6è éditions du Pacific Islands Year Book des années 1939, 1942,
: en
1955
concernant
Seas
ainsi
au
moment où
la découverte d'un canon à Amanu
1944 et 1950 concernant Amanu.
(7)
R. Langdon, The Lost
:
Caravel (Sydney 1975).
(8) : le Dr D. Tryon collabora à cette étude comparative dans le cadre du département de
Linguistique de l'École des Recherches et Études du Pacifique à l'Université nationale
d'Australie : consacrée à la langue de l'île de Pâques et ses implications sur la préhistoire de
la Polynésie. Elle s'intitule The language of Easter Island : its development and Eastern
Polynesian relationships, sous presse, Institute for Polynesian Studies, Laie, Hawaii.
(9)
:
J.F. Cover (Description
décembre 1802 p.
Niel Gunson.
of Otaheite), The Theological Magazine, and
488. L'attention de R. Langdon sur ce passage
Société des
Études
Océaniennes
Review,
avait été attirée par le Dr
�990
séjournèrent quinze jours en 1595 : l'un d'entre eux fut décrit dans
un récit qui parvint aux Iles de la Société comme étant beaucoup
plus grand que Y Endeavour de Cook. L'expression "maa te taata"
n'a rien à voir avec le cannibalisme, comme l'interprétait
Beaglehole ; elle signifierait plutôt que les hommes de Mendana
vinrent à terre chercher de la nourriture ainsi qu'en témoignent les
documents historiques (10). Alors l'affirmation de Tupaia, "maa te
taata, pahi rahi, iti te pahi no Brittane", pourrait être traduite par
les mots suivants : "nourriture les hommes (cherchèrent),
bateau (x) grand (s), petit le navire d'Angleterre (en compa¬
raison)".
2°) Oanna est bien-sûr l'atoll d'Anaa et non l'île de Makatea
comme le croyait Beaglehole : Tupaia avait clairement indiqué
qu'il s'agissait d'une île basse. Or Makatea se trouve sur la carte de
Tupaia sous le nom de Maataah manière dont les Tahitiens
pouvaient prononcer ce mot aux XVIIIè et XlXè siècle en sautant
la lettre k (11) ; par ailleurs, aucune île proche de Tahiti autre
qu'Anaa, n'a de nom ressemblant à Oanna. Ainsi la légende sur la
carte Tupaia "taata no pahi mate" ne peut que se référer à Anna et
avoir deux significations : (I) "Tupaia (dit que) les hommes du
navire (furent) tués (ou blessés)" ou encore (2) "Tupaia (dit que) les
hommes du navire tuèrent (ou blessèrent) (les gens à terre)". Elle
pourrait évoquer le passage du San Lesmes à Anaa et fournir une
nouvelle information sur une dispute qui aurait éclaté entre son
équipage et les habitants.
3°) La traduction de la légende concernant Raiatea devrait
être : "(à l'époque des) ancêtres de Tupaia un bateau ami (arriva)".
Il pourrait encore s'agir du San Lesmes - seul choix possible - ce
qui tendrait à prouver le passage du navire à Raiatea : et puisqu'il
est qualifié d'amical, l'affirmation de Tupaia donnerait plus de
force à la théorie de son équipage séjournant à Raiatea pendant
quelque temps et en bon termes avec les habitants.
4°) L'affirmation de Tupaia concernant Tahiti associée à la
traduction enrégistrée par Cover pourrait ajouter un nouveau
chapitre à l'histoire du San Lesmes reconstituée-dans le livre de R.
Langdon, "La Caravelle Perdue". Allant d'Anaa vers Raiatea, le
San Lesmes aurait fait escale à Tahiti et d'après Cover, peut-être à
Tautira, le meilleur ancrage au sud-est de l'île ; mais la rencontre
-
(10)
:
C. Markham, The Voyages of Pedro Fernandez de Quiros, (Londres 1904)
p.
21 à
29.
(11)
: Voici les prononciations successives de Makatea par les Tahitiens telles qu'elles ont
enregistrées jusqu'en 1839 : par Bougainville "Oumaitia" ; par Parkinson, Gayangos et
Rodriguez "Matea" ; par Hervé "Mathea" ; par Turnbull "Matia" ; par Elder et Wilson
"Mataa" ; par Walker "Maeteea" et par Wilkes "Metia".
été
Société des
Études
Océaniennes
�991
les habitants aurait été violente d'où cette
d'hostilité d'après Tupaia.
avec
qualification
Ainsi parce que cette information de la visite des quatre "pahi"
d'après la carte de Tupaia, aurait mis plusieurs décennies avant
d'atteindre Raiatea et de faire ainsi partie de la légende de cette île,
il se peut que Tupaia ait cru que quatre navjres aient séparément
visité son monde à des époques différentes. En effet, en ce qui
concerne sa propre île, Tupaia dit que l'arrivée du navire aurait eu
lieu du temps de ses tupuna ou ancêtres. Mais pour ce qui est de
Tahiti, il se sert - ou on dit qu'il se sert - du mot de "metua no te
tupuna", c'est-à-dire "parent(s) des ancêtres". Voulait-il désigner
ainsi une période plus reculée ? Ce qui est certain c'est que tous les
"pahi" de sa carte peuvent être maintenant expliqués
rationnellement
si l'on estime que les 50 à 70 hommes du San
Lesmes n'aient pu disparaître sans laisser la moindre trace (12).
L'arrivée du San Lesmes dans les eaux polynésiennes deux siècles
et demi avant Cook, un siècle trois-quart avant Mëndana,
rapportée par Tupaia, témoigne d'une façon frappante de la force
-
de la valeur de la tradition orale aux îles de la Société dans la
deuxième moitié du dix-huitième siècle.
La carte de Tupaia permet ainsi d'expliquer pourquoi les sages
des îles de la Société purent prédirent que des gens viendraient à
bord d'un "pahi" sans balancier. Le missionnaire W. Ellis
et
une prophétie attribuée à Maui : "lorsque les habitants
virent pour la première fois ces (navires) ils furent étonnés par leur
taille gigantesque, leur aspect imposant et les extraordinaires
enregistra
se trouvaient à bord. Ils furent d'abord amenés à
croire que ces bateaux étaient des îles peuplées d'êtres surnaturels.
Mais par la suite en s'approchant ou en s'aventurant à monter à
appareils qui
c'étaient des assemblages de charpentes flottant
par les vents du ciel ; ils affirmèrent à
la prédiction de Maui était accomplie et que les
bord, ils virent que
à la surface des
eaux et mus
l'unanimité que
canoës
sans
balanciers étaient arrivés" (13).
Koenig
point de vue : ainsi Bengt
chapitre entier au San Lesmes dans le Memorial Polynésien tome 1
p. 24 à 29 pour conclure : "il y a toute raison de croire que les survivants (du San Lesmes)
ont bien subi le sort habituel de tous les naufragés dans ces îles peuplées d'anthropophages".
P. Bellwood écrit dans "The Polynesians" (Londres 1978 p. 26) que la théorie des ancêtres
basques de nombreux polynésiens est "étonnante mais inacceptable".
(12): tous les lecteurs de "The Lost Caravel" ne partagent pas ce
Danielson
consacre un
(13) : W. Ellis, Polynesian Researches 2è édition Londres 1831 tome I p. 382 à 384. Cette
prédiction fut aussi notée par Orsmond et publiée par sa petite-fille, Teuira Henry, dans
Ancient Tahiti (Bulletin 48 du Bishop Museum, Honolulu 1928, p. 430-431).
Société des
Études Océaniennes
�992
THE POLYNESIAN JOURNAL of Captain
in command of H.M.S Grampus - 50
Henry Byam Martin, R.N.
Hawaii and on station
1846-1847 Peabody Museum of
guns, at
in Tahiti and the
Society Islands Salem, Salem Massachusettes, 1981.
Longtemps oublié dans les archives de la British Library, le Journal
élégante édition du Peabody
aquarelles et épures au lavis,
récemment redécouvertes, que l'auteur lui-même réalisa
pendant sa
d'H.B. Martin revient au jour dans une
Museum de Salem, illustrée par les
mission aux Iles de la Société.
Fils d'un héros des guerres contre Napoléon et entré dès
l'âge de 12 ans
au
Royal Naval College, Henry Byam Martin (1804-1865) devint à la fois
un brillant marin, un artiste
plein de talent, un écrivain accompli et un
homme fort cultivé parlant et lisant plusieurs langues, dont le Français.
C'est en février 1846 que H.B. Martin
prend le commandement de la
frégate Grampus dont il
a
d'ailleurs
une
piètre opinion, bien qu'il
en
ait
lui-même surveillé les travaux de rénovation,
"je doute, dit-il, qu'un
navire aussi mal équipé ait quitté un chantier naval
anglais
depuis vingt
soit, il laisse Plymouth derrière lui, le 16 février 1846,
pour se rendre, via le cap Horn, aux Iles Sandwich (Hawaï) où l'amiral
Sir G. Seymour, qui surveille les intérêts
britanniques dans le Pacifique,
ans".
Quoiqu'il
en
l'attend avec d'autres ordres.
En effet, depuis la guerre de 7 ans (1756-1763),
Anglais et Français
rivalisent à propos des terres du Pacifique.
L'Angleterre a annexé le continent Austral après la découverte de Cook
et a devancé la France, de
peu, en Nouvelle-Zélande. Les Français, quant
à
eux,
ont
réussi à s'emparer des Marquises mais lorsque
Dupetit-Thouars établit un protectorat français sur Tahiti et que
préciser les prétentions françaises sur les Iles Sous le
Vent, l'Angleterre inquiète envoie, pour un an à Papeete, le Grampus
commandé par H.B. Martin afin de veiller aux intérêts
britanniques et de
surveiller les événements. Cette présence du vaisseau anglais est d'autant
mieux accueillie par les chefs locaux que la Reine Pomare, conseillée
par
les missionnaires protestants et réfugiée
à Raiatea, souhaite obtenir la
protection de la Reine Victoria contre les Français catholiques.
Les autres chefs sont également, pour la plupart,
peu favorables à la
France qui, maladroitement, essaye de soumettre les rebelles
par la force
ou en
confisquant leurs terres.
commencent à se
La révolte gronde, des camps retranchés
se créent dans les vallées, des
combats éclatent à Taiarapu, Mahaena, Papenoo
et Punaauia. Le
sentiment anti-français est largement entretenu
par
les missionnaires
protestants qui voient d'un mauvais œil progresser le catholicisme, épaulé
le Protectorat, et monter une nouvelle élite d'origine française.
Bruat, premier Gouverneur français du Protectorat a été installé un an
avant l'arrivée de Martin
qui ne partage pas, à son endroit, l'antipathie
déclarée de Sir G. Seymour : "en résumé, dit-il,
je lui serrerai la main où
que je le rencontre". Il n'en dira pas de même de son successeur Lavaud
qu'il considère comme un homme "commun et ordinaire".
par
Société des
Études
Océaniennes
�993
Après avoir joué
un
rôle de médiateur dans différentes affaires
opposant Bruat et les colons ou militaires anglais, Martin est pressenti
comme intermédiaire entre le Gouverneur, qui pourtant se méfie encore
de lui, et la Reine Pomare.
Le Capitaine propose même de la ramener à Tahiti sur le Grampus, mais
la Reine doit rentrer à Tahiti sur un vaisseau français. Martin tente donc
de convaincre Pomare de regagner Tahiti où celle-ci craint d'être traitée
prisonnière, crainte d'ailleurs entretenue par ses conseillers pro¬
Martin a en fait peu d'estime pour cette femme dont la seule
préoccupation, d'après lui, est la sauvegarde de ses biens personnels et sa
garde à Tahiti, d'où les adjectifs dont il la qualifie : égoïste, peu
intelligente, tyrannique et capricieuse. Après le retour de Pomare, Martin
poursuit sa mission auprès des chefs Tapoa de Bora-Bora et Tamatoa de
Raiatea qui continuent à résister aux Français et demandent à Martin
d'obtenir pour eux une protection de l'Angleterre. Une fois encore ce
dernier préconise la conciliation dans le maintien, toutefois, de
l'indépendance vis-à-vis de la France. Cependant lorsque l'indépendance
des Iles sous le Vent sera consacrée, Martin doutera de la permanence de
celle-ci, faute pour les insulaires d'avoir compris ce qu'elle signifiait
en
testants.
réellement.
L'intérêt du Journal de Martin, réside, pour la plus grande part, dans la
vision "du côté britannique" qu'il donne des événements et tractations
ainsi que dans son opinion sur les chefs locaux et autorités françaises qui
marqué cette période délicate consécutive à l'imposition du
son jugement, parfois, critique sévèrement les agissements
français ou le comportement des chefs, H.B. Martin semble avoir joué
plutôt un rôle de médiateur entre les deux parties sans avoir exploité un
sentiment anti-français qui pouvait servir les intérêts anglais. Sur le point
de quitter Tahiti, il ne reconnaît d'ailleurs qu'un défaut à la France, celui
"d'avoir pris ce que les Anglais considéraient comme leur depuis
longtemps". Mais il en rend responsable la politique à courte vue de
l'Angleterre. Outre les événements historiques qu'il rapporte et
commente, Martin fait aussi, au long de son Journal, de nombreuses
remarques ethnologiques fort intéressantes sur les coutumes du pays et le
comportement des insulaires face aux Français, aux missionnaires ou à la
religion protestante qui perd déjà de son influence dans les luttes avec les
catholiques.
ont
Protectorat. Si
C. Langevin-duval
Société des
Études Océaniennes
�994
Vaitiare. Humeurs.
Papeete, Polytram, 1980. 190
Avant même toute
satisfaction de l'œil. Il
lecture,
suscité
on
feuillette
toutes
ce
p.,
petit
15
cm
ouvrage avec une
les attentions des
typographes de
l'imprimerie Polytram à Papeete qui ont imposé leur composition sur un
papier d'une délicate couleur de tabac blond, y insérant, de ci de là, en tête
des différents chapitres, l'image de quelques brins de ces fougères locales
si caractéristiques des landes pentues de l'île. Et quelle jolie
couverture qui
marie pétales de fleurs à ces colliers de coquillages que les doigts experts
a
des femmes tahitiennes excellent à composer.
Mais pénétrons dans ce gracieux in-dix-huit. Pieds, rimes et mètres,
coupes et césures, tous les carcans de la poésie classique ont été gentiment
lancés par-dessus les moulins. Adieu ! dactyles. Adieu ! spondées. Adieu !
Sacro saintes règles d'antan. Nous n'avons plus que faire de ces vieilles
barbes.
Et que vive la fantaisie :
"Et ressortent
les racines
de l'arbre mûrissant
Et souffle
le vent
qui retourne la terre
retourne mon balancier..."
Mais derrière cette désinvolture transparaît l'éternel problème de la
difficulté d'être soi-même :
"Je ne suis
qu'une voix
dans la nuit
une
voix solitaire
qui crie :
j'existe !
je suis là !..."
"C'est le cri
d'un oiseau
du
"pari"
ne sait
de quel côté
se porter"
qui
On le
répétera :
"L'appel sourd
de la terre
qui m'exhorte
"Sois toi-même !"
Désoriente
et bouscule
mon
fragile équilibre..."
Société des
Études
Océaniennes
�995
"pas
mûre
prendre la
assez
pour
pas assez
mer,
forte
le cap..."
pour passer
"je
à
ne
me
cherche pas
distinguer,
mais à être moi-même".
On
ne
soi-même que
dans la musique de
rythme enfantin,
musique nous enseigne
sent
se
"Par
ma
son
île.
son
à danser notre vie
et nos vains sentiments,
libérant notre esprit,
libérant
notre corps,
des
angoisses et des cris
qui nous viennent en naissant..."
On
soi-même qu'au "Pari" battu
qui y souffle
et vous frappe à la face,
vous ouvre le regard
ne se sent
par
les
vagues :
"le vent
sur
d'autres horizons
horizon
du
On
:
limite
présent à venir,
horizon
du
sans
sans
retour
passé toujours présent".
soi-même que
"Tiens ! Voilà la pluie !
ne
se
sent
Elle est
dans la pluie du bout de la presqu'île.
triste,
Mais elle fait
partie de moi
pourquoi je l'aime...
pluie tombe goutte à goutte
Et c'est
La
Me ramenant
Oh !
ma
vers
le "Pari"
verte vallée !
Chaque fois qu'il pleut,
Mon enfance revit
Et meurt de
nouveau...
Chaque fois qu'il pleut
Le passé ressuscite
Et meurt de
Confortant le
nouveau
présent".
Il y a aussi, dans ce recueil, des pages très tendres.
Elles trouveront leur écho dans les cœurs aimants :
"Ne ferme pas
Ton cœur au mien
Qui gémit
en
silence.
Société des
Études
Océaniennes
�996
Il
demande
ne
Qu'un
Il
de chaleur,
peu
demande
ne
Qu'un
d'amour.
peu
Ne ferme pas
Ton cœur au mien
Qui gémit
Il
en
silence.
demande
ne
Qu'à vivre
Il
ne
demande
Qu'à vivre
Ouvre
pour
toi...
ton cœur au
Qui t'appelle
Les textes de
en
mien
silence...
recueil traduisent les
préoccupations d'une jeune
épouse, d'une jeune mère, dans laquelle beaucoup se reconnaîtront. Ils
nous entraînent dans un
voyage intimiste qui va de la révolte de la
jeunesse éprise d'absolu au temps du bonheur simple.
ce
"Je serai
le balancier
de ta
pirogue
pour le restant
du voyage
pour le restant
du chemin
Sans
ma
toi,
vie
n'a pas
de
sens
Sans toi,
je ne suis
qu'un bois flottant".
Nous remercions Vaitiare de
avoir permis de l'accompagner un
double origine, puisqu'elle est à la fois
vahine tahitienne et femme popaa. Vous l'aurez reconnue si je vous
confie, dans le creux de l'oreille, qu'elle enseigne l'espagnol dans une
temps. Vaitiare réunit en elle
nous
une
institution de Papeete.
Patrick O'REILLY
Société des
Études
Océaniennes
�997
-
Conscience du Temps et Éducation chez les Océaniens Thèse soutenue en vue du doctorat de l'Université de Sciences de
/'Éducation. Université de Lyon II.
Le
jury, présidé par Jean Guiart, professeur au Museum de Paris,
Guy Avanzini, Directeur du Laboratoire de Pédagogie
Expérimentale de Lyon II (patron de la thèse) et de Maurice Manificat,
sociologue de Lyon II, a souligné l'originalité et l'intérêt de cette
recherche sur "Conscience du Temps et Éducation chez les Océaniens".
C'est la première fois qu'un tel sujet est traité.
La question du Temps, rarement étudiée en pédagogie, est au cœur
des mutations de notre monde en évolution très rapide ; elle constitue
souvent un des nœuds importants de
l'incompréhension entre les divers
groupes humains, chacun vivant le temps qui passe et l'utilisant à sa
assisté de
manière
lointaine
et
selon
et
des contraintes
mentalité, souvent enracinée dans une culture
professionnelles rigoureuses.
Il se trouve que nos îles du Pacifique présentent une sorte
"d'échantillon caractéristique" bien typé et isolé pour étudier ces
questions : la jeunesse d'une population constituée de plus de 50% de
moins de 20 ans, la diversité des ethnies et des cultures, la scolarisation
généralisée selon le système français très unifié, le bouillonnement présent
du Pacifique, la mutation profonde vécue par les Églises, en particulier
l'Église Catholique d'après le Concile Vatican II...
La Conscience du Temps portée par les divers groupes ethniques a
semblé à l'auteur un des points importants à étudier, pour saisir ce qui se
passe dans les T.O.M. du Pacifique dans le but de faire des propositions
éducatives en tous domaines, aussi bien scolaires que culturels ou
religieux. D'où, après avoir situé la question et s'être situé comme
éducateur et missionnaire présent dans le Pacifique depuis 1973, il essaie
d'observer avec précision les données scolaires, divers comportements
quotidiens et ce que disent des "témoins" aussi importants que le Pasteur
M. Leenhardt, le Père Luneau ou A. Hanson. Il se dégage, à partir de la
vie dans les îles, une certaine compréhension à l'égard de la manière dont
le Temps est perçu et utilisé par les divers groupes.
Ceci amène à analyser ce vécu d'un point de vue psychologique, puis
pédagogique dans la ligne de l'Éveil, et enfin religieux à la lumière de la
Bible. Les deux derniers chapitres sont consacrés à faire de nombreuses
propositions et suggestions pédagogiques de tous ordres, ce qui est le but
essentiel de cette recherche qui est didactique et missionnaire. L'auteur a
fondé ces diverses actions à entreprendre pour une meilleure gestion du
Temps et une plus heureuse connivence dans nos îles, sur trois fondations
principales : l'éducation à la responsabilité, l'éducation à la totalité et
sa
l'éducation à l'événement.
Ces propositions, fondées sur 25 ans de services pédagogiques variés
dont 8 en Océanie, ont trouvé un écho favorable dans le cadre des
recherches éducatives entreprises actuellement par l'Université Française,
particulier Lyon II, et elles rejoignent de nombreuses études et divers
projets actuels. Alors il est permis d'espérer que ce travail, qui a demandé
en
Société des
Études
Océaniennes
�998
3 années de rédaction
au milieu des autres
occupations au service de la
Polynésie dans le cadre de la Mission Catholique, ne sera pas "qu'une
voix qui crie dans le désert" et qu'il aidera, à sa manière, à
préparer
l'avenir des Océaniens.
KIRIBATI
Indépendant depuis 1979, le nouvel État du Kiribati comprend les
archipels micronésiens des îles Gilbert et Phoenix, série d'atolls situés de
part et d'autre de l'équateur, ainsi que les îles de la Ligne, inclues
géographiquement dans le triangle polynésien. La mythologie des îles
Gilbert renvoie à une source de peuplement située à Samoa. Le mythe
raconte en effet que des esprits créateurs émigrèrent vers le Nord,
depuis
un "arbre de vie" localisé à Samoa
; ils formèrent plusieurs îles sur leur
chemin avant de créer Tungaru, c'est-à-dire les îles Gilbert. Ces
esprits
engendrèrent une descendance, êtres d'abord mi-esprits mi-hommes qui
devinrent, par la suite des êtres humains, ancêtres des habitants actuels.
D'après les études récentes, une migration de Samoa aux îles Gilbert est
effectivement intervenue il y a 500 ou 600 ans, époque à laquelle la
Polynésie Orientale avait déjà été entièrement atteinte par des groupes
migratoires, probablement passés, eux aussi, par Samoa. Aux îles
Gilbert, cette migration récente, à laquelle la tradition fait allusion, ne fut
certainement pas la première ; en effet, les recherches archéologiques
attestent d'une implantation vieille de 3000 ans, date qui
correspond
apparemment à l'avancée des grands mouvements migratoires du Sud-Est
asiatique qui peuplèrent les îles de Polynésie entre 1500 avant J.C. et la fin
du premier millénaire. Cette origine est notamment confirmée
par la
végétation des îles Gilbert dont la plupart des espèces provient de ces
régions. Cependant l'hypothèse de l'origine sud-asiatique, qui semble
contredire la tradition de l'origine samoane, ne l'exclue pas car il se peut
qu'outre la migration samoane récente, Samoa ait été à une époque
reculée un foyer de diffusion de peuplement pour les îles Gilbert comme
ce fut le cas
pour la Polynésie Orientale.
La société traditionnelle des îles Gilbert est fondée
base, le Kaainga, petit
sur une
cellule de
de familles étendues, utu,
remontant à un ancêtre commun, sorte de clan, localisé sur une terre sur
laquelle chaque famille membre édifie sa maison. Si ce principe vaut pour
tout l'archipel, il existe une différence culturelle au niveau de
l'orga¬
nisation politique entre les îles du Nord et les îles du Sud. Dans la partie
Nord de l'archipel, les Kaainga, bien qu'entités indépendantes et
théoriquement égales entre elles, reconnaissent la prééminence de certains
Kaainga, considérés comme souches des autres et aussi en raison des
pouvoirs magiques supérieurs qui leur sont attribués et se manifestent en
*
KIRIBATI
-
groupe exogame
Aspects of History
-
(Published by The Ministry of Education - Tarawa 1979). Ouvrage écrit par une équipe
d'étudiants et professeurs des îles Gilbert à l'occasion de l'indépendance du Kiribati
en
1979.
Société des
Études
Océaniennes
�999
particulier lors des préparatifs des guerres. Certains grands chefs
émergèrent ainsi dans l'histoire et soumirent les chefs des autres Kaainga.
Le chef du Kaainga est généralement l'homme le plus âgé du groupe, il
distribue le travail, assure l'ordre et diverses autres tâches concernant le
kaainga. Les différentes familles qui constituent le kaainga partagent une
maison de réunion, maneaba, foyer politique, social et maison
cérémonielle des hôtes du kaainga. Chaque kaainga possède en commun
une cuisine, un grenier à noix
de coco et une maison spéciale où les filles
laissent blanchir leur peau avant leur mariage, les maisons à dormir sont
en revanche individuelles. Dans les îles du Sud,
chaque kaainga possède,
non pas une maison de réunion, mais un
siège, boti, dans le maneaba du
district où l'assemblée des anciens, unimane, prend les décisions
concernant un groupe de kaainga. Ici, traditionnellement, les chefs sont
interdits et les anciens tous égaux. Cette organisation, apparentée au fono
samoan, semble cependant être moins strictement hiérarchisée, bien
qu'un chef cérémoniel règle, comme le tulafale samoan, le protocole et
l'ordre de parole entre les membres de la réunion.
Chaque kaainga est autonome
territoire. Cette unité territoriale
subsistance,
économiquement
est non
sur son
seulement
sa
propre
de
source
les produits de la mer, mais aussi une garantie de
signe de richesse et de prestige pour le kaainga. C'est
pourquoi la terre reste une des principales causes de conflit, notamment
dans le Sud où la rivalité entre les chefs était affaiblie par l'égalité de tous
au maneaba. Une des sentences traditionnelles les
plus sévères pour un
criminel est la confiscation de sa terre. Celui-ci doit payer son crime soit
par sa mort, soit par le système de la compensation, c'est-à-dire du don
sécurité
avec
et un
d'une terre à la famille de la victime. La terre circule
ainsi, soit
héritage, soit par don, accompagnant par exemple une adoption, soit
la compensation qui met alors un terme au cycle de la vendetta.
par
par
L'enfant
appartient au kaainga de son père comme à celui de sa
qui renvoit à une filiation indifférenciée avec cependant une
prééminence patrilinéaire puisque la résidence des enfants est patrilocale
et celle des épouses, virilocale. Les mariages sont traditionnellement
arrangés par les parents, frères, sœurs ou premiers cousins du couple, le
futur conjoint devant appartenir à un autre kaainga, voire à une autre île.
La jeune fiancée va vivre dans le kaainga de son futur mari qui l'épouse à
sa puberté. Sa virginité reste ainsi sous la surveillance de sa belle-mère.
Les habitants des îles Gilbert pratiquent aussi fréquemment une
polygamie sororale ; en outre les chefs peuvent prendre des épouses dans
différentes familles, coutume qui ne tardera pas à être assimilée par les
premiers Européens qui s'établiront dans les îles.
mère,
ce
Au niveau de la
religion traditionnelle, la croyance dans les esprits
générale, mais chaque kaainga ou chaque île adore un esprit
principal (tortue, requin etc...) et il est défendu à ce groupe de tuer ou de
consommer son totem. Cette religion à caractère animiste s'accompagne
de nombreuses pratiques magiques effectuées dans les différentes
semble être
situations de l'existence.
Société des
Études
Océaniennes
�1000
Ce bref tableau de la société traditionnelle du Kiribati
incontestablement
montre
parenté de ses structures avec les sociétés de
Polynésie occidentale, Samoa en particulier, avec cependant une
conception socio-politique plus égalitaire qui peut être liée, pour une part,
à l'adaptation géographique et aux difficultés du milieu environnant. Il
est assez significatif en effet de
remarquer que les îles basses des Tuamotu
avaient, elles-aussi, développé des systèmes hiérarchiques moins rigides
que les royaumes des hautes îles polynésiennes.
une
L'histoire du contact culturel avec les occidentaux est relativement
brève puisqu'elle débute vers 1830, avec le passage
des premiers
très similaire à l'histoire coloniale
polynésienne. Les baleiniers nouent des échanges avec les insulaires et
commencent à troquer hameçons en fer, tabac et alcool contre de la
nourriture. Si certains se livrent à des abus dans les
îles, d'autres s'y
installent, s'unissent avec des autochtones et deviennent les premiers
initiateurs des nouvelles techniques et les médiateurs entre les insulaires et
les nouveaux visiteurs, les trafiquants, venus en quête d'huile de noix de
coco, de bêches de mer et de carapaces de tortue. Plusieurs d'entre eux
s'implantent dans les îles du Nord plus favorisées. Le développement des
plantations à Fiji, Samoa et Tahiti amène, entre 1860 et 1890, des
recruteurs de main-d'œuvre qui sévissent en
particulier sans les îles du
Sud, plus pauvres.
baleiniers.
Elle suit
un
processus
Le recrutement se fait parfois de force dans les débuts et les
missionnaires s'insurgent contre ces abus. La nouvelle religion a en effet
été introduite vers 1852, avec d'abord peu de succès. Vers 1870,
les
missionnaires de la London Missionary Society sont
cependant
fermement implantés dans les îles du Sud à tel point qu'une animosité
particulière accueille les catholiques qui doivent alors aller
tenter leur
chance dans les îles du Nord. Vers la fin du XIXème siècle, le travail des
missionnaires est ralenti par un état de guerre presque constant. Outre les
problèmes de terre, les rivalités
à feu
avec
entre les chefs et l'introduction des
aussi l'aide effective de
plusieurs européens
armes
les nouveaux
clivages religieux ne font que raviver les vieilles querelles de prestige sous
le couvert du fanatisme. Cependant les
Anglais profitent d'une
conjoncture favorable pour s'établir dans l'archipel puisque les insulaires
espèrent, avec leur aide, se délivrer de la tyrannie qu'exercent les
vainqueurs sur les vaincus et aussi récupérer leurs terres perdues lors des
guerres civiles. La nouvelle organisation politique, mise en place par
l'Angleterre, utilise adroitement les chefs et les conseils locaux : dans le
Nord le grand chef devient le chef administratif de l'île, son
rang et son
prestige étant les meilleures garanties de l'obéissance du peuple. Dans les
îles du Sud, les chefs administratifs sont choisis selon leurs mérites
parmi
les membres du maneaba. Les kaainga sont réorganisés en
villages sur des
terres acquises par le Gouvernement, ce
qui est relativement bien accepté
car cela permet notamment de se réunir
plus facilement et d'avoir un droit
de résidence sur une autre terre que la sienne. Des lois, dont certaines ne
font que recouvrir les règles traditionnelles, codifient le
système. L'école
-
Société des
Études
Océaniennes
-
�1001
apparaît, les services médicaux s'organisent parallèlement et les insulaires
reconnaissent les avantages d'une société qui leur apporte la paix, la
sécurité, un habitat plus sain, et des soins médicaux. Mais le lucratif trafic
des armes et de l'alcool s'intensifie et entraîne des conséquences néfastes.
Le besoin d'argent augmente pour acquérir les nouveaux biens de
consommation et la population, grâce aux soins médicaux et fautes des
moyens traditionnels de contrôle, s'accroît. C'est alors que le Gouver¬
nement encourage l'émigration vers des régions peu ou non peuplées
comme les îles Phoenix (1938-1940), implantation vouée d'ailleurs à
l'échec en raison du manque d'eau et de l'isolement. Les nouvelles
migrations vers les Salomons et les îles Ellice seront plus fructueuses. Les
émigrants, d'abord considérés comme des parias démunis de terre, seront
alors considérés, enviés et l'émigration se développera.
La guerre sévit avec une particulière violence aux îles Gilbert avec la
présence des Japonais qui n'hésitent pas à se livrer à des massacres dans la
population. Ils sont suivis par les Américains qui distribuent gratuitement
à la population biens et objets de toutes sortes. Un sentiment très
favorable naît alors à leur égard et le Gouvernement Anglais a beaucoup
de mal à reprendre les choses en main après la guerre, d'autant plus qu'il
ne cherche pas à trop développer le niveau des îles. Une politique
d'urbanisation se fait jour et Tarawa devient le centre administratif de
l'archipel, mais les autres îles évoluent plus lentement. Les insulaires
recherchent de l'argent immédiatement dépensable à travers la vente de
leur coprah, du poisson séché ou des objets de l'artisanat. Il arrive même
que l'on troque sa terre contre une motocyclette ! Tarawa, foyer d'emploi,
engendre aussi les problèmes inhérants aux zones urbanisées. Enfin, les
vieux des maneaba, déphasés, commencent à écouter les jeunes qui
n'étaient autrefois pas autorisés à prendre la parole dans les conseils.
Un gouvernement autonome est
Un
an
constitué
aux
îles Gilbert
en
1977.
auparavant les Iles Ellice avaient accédé à l'indépendance en
prenant le nom de Tuvalu. Après le départ des gens d'Ellice de Tarawa,
des emplois se trouvent vacants, mais cela ne solutionne pas tous les
problèmes. L'île de Banaba, où se trouvent des mines de phosphate, essaie
vainement de faire sécession mais les habitants des Gilbert
revendiquent
propriété de l'archipel tout entier. L'indépendance
des îles Gilbert et Phoenix est enfin proclamée en 1979 et le nouvel État
prend le nom de KIRIBATI.
les
phosphates
Il existe
comme
Kiribati
une expression, qui a d'ailleurs son équivalent
Pacifique occidental : "te katei ni kiribati" qui
signifie l'identité, le mode de vie et de pensée Kiribati. Les habitants du
Kiribati semblent avoir su, malgré la période de contact et l'attraction
vers un nouveau mode de vie, conserver certains traits de cette identité qui
se manifeste d'abord au niveau de la langue, support de la pensée Kiribati.
L'échelle des valeurs et les comportements restent aussi profondément
marqués par la tradition : les liens de parenté et les relations sociales
demeurent hautement valorisés ; la terre garde sa valeur de prestige ; les
au
dans les territoires du
Société des
Études
Océaniennes
�1002
spécialisations et la connaissance des anciennes techniques confèrent
dignité et prestige à ceux qui les maitrisent. Le maneaba traditionnel est
encore le foyer actif de la solidarité sociale et est devenu le symbole de
l'identité du peuple Kiribati ; le système politique actuel a amalgamé le
système anglais et celui du Maneaba. Ces quelques exemples, montrent
que "te katei ni Kiribati" demeure une réalité, reste le problème
économique. Le Kiribati pourra-t-il subsister avec ses quelques ressources
actuelles, constituées essentiellement du coprah et du phosphate ? Sa
force est de puiser les solutions du présent dans les racines de son passé et
d'assurer ainsi une continuité de son histoire, malgré la période de
rupture. Les auteurs, optimistes, de KIRIBATI se disent prêts à retourner
à un système de subsistance ancien si cela peut garantir l'indépendance de
leur pays. Mais le concept "te katei ni Kiribati" est-il aussi profondément
ancré dans les nouvelles générations qui n'ont connu que la société
nouvelle, celle des biens de consommation ? Le risque demeure d'une
nouvelle dépendance économique pour ce pays dépourvu de richesses, et
qui peut difficilement retourner à une phase antérieure de développement.
C. Langevin-duval
Outre-Mer Français et Exploitation des Océans. Paris 1981.
Académie des Sciences d'Outre-Mer ; 15 rue Lapérouse ;
ORSTOM, 24
rue
-
200 p.
Paris et
Bayard.
Cet ouvrage
collectif présente un grand intérêt, car il constitue une
au point de nos connaissances sur l'exploitation
présente et future des océans. Les ressources biologiques, minérales
et énergétiques sont passées en revue à la lumière des travaux les plus
récents. On y trouve aussi des sujets plus rarement traités : la
pharmacologie des substances marines, le nouveau droit de la mer, la
très bonne mise
surveillance maritime
et son coût.
En matière de
bibliographie dans le domaine général de la mer,
rappelons qu'il existe un document de base intitulé "La Mer par les livres"
de Nicole Baissas, qui contient 92 pages de bibliographie.
Centre de la Mer et des Eaux-Institut Océanographique-rue St. Jacques.
Paris 5e.
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2605-8375
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Bulletin de la Société des Études Océaniennes numéro 217
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Articles
- Ralph Gardner White, Les changements lexicaux à cause onomastique en tahitien 957
- P. Houdée, Conscience du temps et éducation chez les Océaniens 985
- Koenig, Les navires européens de la carte de Tupaia 975
Compte rendu
- The Polynesian Journal of Captain H.B. Martin 992
- Vaitiare 994
- Conscience du temps et Éducation chez les Océaniens 997
- Kiribati 998
- Outre-Mer Français et Exploitation des Océans 1002
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1981
Date de numérisation : 2017
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