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BULLETIN
DE LA SOCIETE
DES ETUDES
OCEANIENNES
N°303/304 - DECEMBRE 2005
��Bulletin
de la Société
des Etudes océaniennes
(Polynésie orientale)
N°303/304
Décembre 2005
Sommaire
Avant-propos….................................................................................................... p. 2
Robert Koenig
Du féminin singulier au masculin pluriel,
les exploits et les radeaux du Pacifique................................................................ p. 4
Bruno Saura
Champ politique et champ religieux à Tahiti :
développements contemporains........................................................................... p. 10
Allan Hanson
Rapa iti, quarante ans après(traduction de G. Ghasarian)....................................
p. 40
Jean-Paul Forest
Art rupestre contemporain................................................................................... p. 48
Andreas Dettloff
Essai d’une interprétation formelle du tiki........................................................... p. 58
Michel Brun, Edgar Tetahiotupa
Réflexion sur Pō : jour et nuit............................................................................. p. 63
René Calinaud
Conte de Tahania.................................................................................................. p. 86
Heather Young Leslie
Bons baisers de Samoa
Les bonites de Hina et le Tu’iha’angana de Tonga :............................................... p. 92
(Traduction et adaptation Sylvie Maurer et Serge Dunis)
�Avant-Propos
Le comité de lecture a la joie de vous présenter pour ce présent
double numéro de notre bulletin des textes traitants de divers sujets.
C’est ainsi que suite aux médiatiques mi-parcours du Pacifique en
2003 et 2005 par deux dames, Robert Koenig nous convie à lire le propos du capitaine Porter sur les radeaux et catamarans péruviens du
milieu du XIXe siècle.
Bruno Saura nous invite à suivre les développements contemporains des champs politique et religieux à Tahiti lors de l’arrivée au pouvoir d’Oscar Temaru, marquée par le crucifix et la croix à l’Assemblée
de Polynésie, la diabolisation de la personne de Gaston Flosse et le jeûne
spirituel…
Allan Hanson quarante ans après son étude à Rapa iti, narre ses
retrouvailles et nous livre quelques observations ethnographiques.
L’artiste Jean-Paul Forest « coud » des roches in situ dans la vallée
de la Papenoo et s’interroge sur le sens de ces traces vouées à être
« absorbées par la nature. »
Andreas Dettloff, en artiste sculpteur questionne le tiki dans toutes
ses formes.
Edgar Tetahiotupa et Michel Brun, dans une fructueuse et malicieuse
décortication du mot Po nous invitent à un voyage chez les Maori, les
Mangaia, à Hawaii, aux Tuamotu, Mangareva, Rapa-nui, Tonga, Samoa,
Rarotonga, Marquises et chez les Yamato au Japon.
René Calinaud, ayant reçu le conte de Tahania, ancêtre originel
d’une nombreuse descendance, nous l’offre en partage.
�N°303/304 • Décembre 2005
Traduite par Sylvie Maurer et Serge Dunis, Heather Young Leslie
nous présente le mythe de Ta’atu où la pêche à la bonite dans la baie de
Ha’ano, la réclusion rituelle du Tu’iha’angana… s’explique par la légende
de la Samoane Hina et de son amoureux tongien Nganatatafu.
Bonne lecture,
Rendons hommage à deux de nos membres qui jouèrent un rôle
essentiel dans la préservation et la transmission du patrimoine polynésien.
Artiste de grand talent, Henri Bouvier, fondateur du Centre des
métiers d’art, fit revivre la sculpture polynésienne et en transmit l’esprit
de rigueur chez des générations d’élèves.
Donald Marshall, co-auteur avec Stimson du dictionnaire pa’umotu,
sauva de l’oubli les mots et la musique de la précieuse langue de ces
atolls.
Leur œuvre leur survivra au-delà du temps, fertilisant la beauté du
geste des artistes et la magie de la parole insulaire transmise.
Simone Grand
3
�Du féminin singulier
au masculin pluriel,
les exploits et les radeaux
du Pacifique
En marge des exploits féminins en solitaire de ces dernières
années, celui de Maud Fontenoy qui est la première femme à relier à la
rame le Pérou aux Marquises (12 janvier-26 mars 2005), celui de la
première véliplanchiste, Raphaëla Le Gouvello qui, en 2003, a relié Lima
à Papeete (5 août-2 novembre 2003), il ne faut pas oublier Anders
Svedlund, ce rameur néo-zélandais d’origine suédoise qui, en 1974,
avait déjà relié le Chili aux Samoa occidentales1…
Ces exploits individuels sont à lier au grand mythe des voyages collectifs en roseau (comme celui du Uru de Kittin Muñoz qui avait relié
Callao à Taiohae en 1992) ou en balsa pour illustrer et rendre concret les
théories du peuplement des îles du Grand océan à partir des civilisations
amérindiennes : le Kon Tiki en avait été, en 1947 entre Callao et l’atoll
de Raroia aux Tuamotu, la preuve par 9 et par 6 hommes d’équipage2.
1 Parti de Huaco le 27 février 1974 à bord d’un petit canot non ponté de 21 pieds, le Waka Moana (qu’il avait
déjà utilisé en 1971 sous le nom de Roslagena pour traverser l’océan indien et relier Perth, au nord de
l’Australie à Madagascar en 64 jours ! ), sans le moindre instrument de navigation ni de pêche, se nourrissant
exclusivement de farine bio, de miel et de fruits séchés, A. Svedlund passe à Moruroa puis à Rimatara où il
s’arrête : remorqué jusqu’à Papeete par une goélette, il séjourne à Papehue et à Moorea puis continue à
ramer, toujours plus vers l’ouest, vers l’Australie, mais doit s’arrêter à Apia le 9 septembre 1974.
2 Voir BSEO n° 275, spécial Kon Tiki 1947/1997.
�N°303/304 • Décembre 2005
Le courage de ces femmes et de ces hommes, leur utilisation de la
force des courants et des vents nous ont rappelé la description des
radeaux péruviens, faite en avril 1813 par le capitaine Porter3.
« Tandis que nous étions près de la côte (près du port de Paita, sur
la côte nord du Pérou), nous distinguâmes deux petites voiles en mer, et
nous nous en approchâmes sans savoir quelle conduite nous devions
tenir à leur égard; mais nous découvrîmes enfin que c’étaient de simples
radeaux4 ou des catamarans5, marchant à la voile et ayant chacun six
hommes d’équipage.
J’avais un instant cru que ces radeaux étaient des pêcheurs de Paita;
surpris cependant qu’ils s’aventurassent si loin de la terre, car nous en
étions à environ sept lieues6, je fus curieux de les examiner de plus près.
Lorsque nous les eûmes joints, j’appris à mon extrême étonnement qu’ils
venaient de Guyaquil (au centre de l’Equateur) avec des cargaisons de fèves
de cacao, se rendaient à Guacho, port sous le vent de Lima, et qu’ils étaient
en route depuis trente jours. Ils manquaient d’eau douce et n’avaient à bord
pour toutes provisions que quelques plantains pourris. Nous vîmes cependant un grand nombre d’arêtes de poissons sur leurs radeaux, ce qui nous
fit supposer qu’ils pouvaient prendre en abondance les poissons qui sans
doute les suivent pour se nourrir des petites bernacles7 et des algues dont
les poutres de leurs embarcations sont couvertes.
3 Le Journal of a cruise a paru en 1815 puis en 1822 : nous nous appuyons sur la première traduction en
langue française, celle d’Albert-Montémont de 1834 (pp. 44-46), que nous avons librement revue, commentée
voire complétée.
4 Le Dictionnaire de la Marine à voile de 1848 précise: « Au Pérou, on nomme aussi Balzes des radeaux
d’environ 25 mètres de long sur 7 ou 8 de large, formés de madriers d’un bois extrêmement léger, nommé
Balza, d’où dérive leur nom. Ces radeaux portent sur l’arrière une cabane en planche couverte de chaume.
Leur voile, qui est rectangulaire, est manœuvrée par l’effet de bras, de balancines et d’amures, et elle est suspendue à deux pièces de bois attachées en bigue. Ces radeaux gouvernent au moyen de planches nommées
Guares, enfoncées verticalement entre les pièces du radeau, et sur lesquelles l’eau agit par effet de la résistance qu’elle éprouve, ou par celui de la dérive : elles sont au nombre de 5 ou 6, disposées devant et derrière,
suivant la route que l’on veut suivre. On prétend que les Balzes peuvent virer de bord et louvoyer. On les
appelle aussi Jangades ou Jungades. »
5 Le Dictionnaire de Marine de 1820 précise : « Sorte de catimaron ou radeau, dont se servent les
Péruviens ; elles sont construites avec des tronçons d’arbres d’un bois très léger, toujours en nombre impair,
bien roustées ensemble, avec une sorte de liane du pays ; elles vont aussi à la voile. Il y a des balzes de plus
de 60 pieds de long sur 18 ou 20 de large, qui naviguent très bien le long des côtes d’une belle mer. Les principales balzes ont une grande tille faite en planches de cannes. Les Espagnols les appellent balza, du nom du
bois dont elles sont faites. »
6 Une lieue marine équivaut à 5.555 mètres ou 3 milles marins soit un vingtième du degré équinoxial.
7 Espèce de crustacés qui se fixent rapidement aux objets flottant en mer et peuvent ralentir leur course.
5
�On ne saurait imaginer combien ces trains de bois8 sont misérablement construits. Huit solives de vingt-cinq à trente pieds de long, à peine
dépouillées de l’écorce, et trois autres, attachées en travers avec une
espèce de corde en herbe, forment le plancher ; chaque bordé est formé
par deux solives superposées : le pont consiste en quelques pièces de
bois grossières, placées obliquement, qui dépassent chaque bord de
quatre à six pieds, et sont toutes, mais de façon précaire, attachées
ensemble.
A l’avant et à l’arrière sont plusieurs poutres longues de trois à
quatre pieds, fichées entre les solives qui forment le plancher, et tenant
lieu de quille. Un mât pareillement fiché dans les poutres des planchers
est soutenu, en place d’étambrais, par une sorte de cordage allant d’un
bord à l’autre et, par mesure de sécurité supplémentaire, par un étai et
un hauban, toujours placé du côté au vent. A ce mât est hissée une grande
voile de lougre9 en coton.
Leur ancre consiste en une grosse pierre à laquelle est lié un bâton
d’environ seize pouces de longueur servant de jas10, et leur câble est une
corde grossière faite d’écorce ; enfin une simple rame tient lieu de gouvernail, et la cargaison se place ordinairement sur les solives qui forment
le pont ; en guise de cambuse, une petite quantité de terre est jetée sur les
pièces de bois qui dépassent du bordé à l’avant.
Les gens de l’équipage n’ont pas l’air moins misérables que la
machine sur laquelle ils naviguent ; et nous ne fûmes pas peu étonnés et
excités lorsque nous apprîmes que la navigation au radeau de Guyaquil à
Lima, dont la distance est d’environ six cents milles11, malgré le vent
contraire, malgré la rapidité du courant, était très commune, et elle dure
deux mois. Et la meilleure preuve de la tranquillité de cet océan, qui dans
cette partie mérite si justement le nom de Pacifique, c’est que le naufrage
de ces embarcations, si frêles qu’elles soient, y est fort rare.
8 Ou drave, bois flotté par eau, synonyme de radeau.
9 Ou bouret/bourcet, sortes de voiles quadrangulaires ou carrées; fixées sur des mâts assez courts et faciles
à tenir, on peut avoir des voiles d’une surface considérable.
10 Traverse en bois qui sert à tenir une ancre en position verticale.
11 Un mille (ou mile) marin équivaut à 1852 mètres soit la soixantième partie d’un degré de latitude et le tiers
d’une lieue.
6
��Rien, par ailleurs, ne démontre plus évidemment l’état peu avancé
de la civilisation dans lequel vivent les habitants de cette contrée, que de
voir leur obstination12 à conserver des moyens de communication si
défectueux, lorsque des bâtiments plus rapides leur seraient d’une si
grande utilité, lorsque les matériaux pour les construire sont à leur portée
en telle abondance, et que le climat même exige une construction différente mieux adaptée à leurs besoins et qui en outre rendrait complètement nuls les dangers de la mer en fureur. Mais ces peuples sont tellement restés en arrière des autres nations pour les arts et l’intelligence,
que l’extérieur de tous les navires construits sur la côte espagnole de
l’océan Pacifique (à l’exception de ceux construits à Guyaquil) trahit l’extrême ignorance du constructeur aussi bien que celle du navigateur.
Quelques constructeurs européens se sont établis à Guyaquil, ils y
ont construit de grands navires admirés, avec raison, en Europe et dans
d’autres régions du monde ; mais rien, sauf les catamarans, ne semble
plus disgracieux dans leur extérieur et ne semble si peu adapté à la navigation dans cet océan, que ces pauvres vaisseaux employés au commerce
le long des côtes du Pérou. »
Robert Koenig
12 Il nous semble que de nos jours obstination se confonde moins avec tradition.
8
�N°303/304 • Décembre 2005
Bibliographie
DE BONNEFOUX, Pierre-Joseph & PÂRIS, Francis-Edmond, 1856, Dictionnaire de
la Marine à voile, réédition de la Fontaine au roi 1987.
MONTEMONT, Albert. Bibliothèque universelle des voyages effectués par mer ou
par terre dans les diverses parties du monde depuis les premières découvertes jusqu’à nos jours ; contenant la description des mœurs, coutumes, gouvernements,
cultes, sciences et arts, industrie et commerce, productions naturelles et autres.
Revus ou traduits par M. Albert-Montémont, 1834, Paris, chez Armand-Aubrée,
Tome XVI, Voyage autour du monde Livre sixième, dix-neuvième siècle, Chapitre II
(1800-1820) Voyage de David Porter (1812-1814).
PORTER, David :
– 1815, Journal of a cruise made to the Pacific Ocean by Captain David Porter, in the
United States frigate Essex, in the years 1812, 1813 and 1814. Containing descriptions of the Cape Verde Islands, Coasts of Brazil, Patagonia, Chili, and Peru, and of
the Gallapagos Islands ; also a full Account of the Washington group of Islands, the
Manners, Customs, and Dress of the Inhabitants, &c. &c. Philadelphia, published by
Bradford and Inskeep, G. Palmer, printer, 2 vol.
– 1822, Journal of a cruise made to the Pacific ocean, by Captain David Porter, in the
United States frigate Essex, in the years 1812, 1813 and 1814, 2nd ed. Containing
descriptions of the Cape Verde Islands, Coasts of Brazil, Patagonia, Chili and Peru,
and of the Gallapagos Islands ; also a full Account of the Washington group of
Islands, the Manners, Customs, and Dress of the Inhabitants, &c. &c. To which is
now added the transactions at Valparaiso from the period of the Author’s arrival until
the capture of the Essex, and an Introduction, in which the charges contained in the
Quarterly Reeview, of the first Edition of this Journal are examined and exposed, New
York, Wiley & Halstead, 2 vol.
VILLAUMEZ, Jean-Baptiste, 1820-1831, Dictionnaire de Marine, réédition Le
Chasse-Marée/ArMen 1998.
WITCOMB & TIRET, Dictionnaire des termes de marine, Edit. Augustin Challamel,
Paris.
9
�Champ politique
et champ religieux à Tahiti :
développements
contemporains
La chute du gouvernement d’Oscar Temaru le 10 octobre 2004,
entraînée par la défection d’un de ses représentants (membre de
l’U.P.L.D.1) à l’assemblée de Polynésie française, Noa Tetuanui, reprochant principalement à ses dirigeants de verser dans l’intolérance et le
fanatisme religieux 2, n’est que le développement le plus récent d’un
ensemble de faits, de gestes et de dires attestant de la grande présence
du religieux dans l’espace politique à Tahiti.
Quinze ans après avoir soutenu (1990) à l’université d’AixMarseille III une thèse en science politique relative à l’articulation des
rapports politiques et religieux dans le Tahiti d’aujourd’hui, et bien
qu’ayant essayé depuis de me détacher de cette problématique au profit
de recherches sur des éléments plus anciens de la culture des îles de la
Société, l’actualité ne cesse de venir me rappeler et nous rappeler la
nécessité de ne pas abandonner la réflexion sur ce premier domaine
d’études (du politique et du religieux).
1 Union Pour La Démocratie, alliance formée en 2004 autour du parti indépendantiste Tāvini Huira’atira, pour
proposer une alternance à Gaston Flosse, en laissant provisoirement de côté le combat pour l’indépendance.
2 Noa Tetuanui : « Pourquoi ce changement de ma part ? En voici les raisons. Elles tiennent essentiellement :
1) Au non respect des promesses électorales... 2) A la mise en place d’un gouvernement dont plusieurs
ministres sont inexpérimentés ou incompétents... 3) Au comportement personnel du président Oscar
Temaru, voisin du fanatisme et de l’intégrisme religieux dans la gestion des affaires publiques, l’épisode de
la croix (celle du Tavini ?) imposée au sein de l’assemblée, sans concertation ni accord préalable... » Les
Nouvelles de Tahiti, 07-10-04, p. 5.
�N°303/304 • Décembre 2005
Je proposerai donc ici quelques développements quant à l’articulation de ces rapports, en m’attachant tout particulièrement aux cinq dernières années – la période 1990-1999 ayant été réévaluée dans un précédent article3.
La réflexion sera organisée en trois axes :
– d’abord, il s’agira de s’intéresser à la présence d’éléments religieux dans la sphère du politique, à travers l’étude des hommes, des discours, des objets, des rites, etc.
– puis, de chercher à rendre compte de la manière dont la politique
pénètre en retour la sphère religieuse.
– enfin, d’analyser l’interaction dynamique des rapports politicoreligieux, c’est-à-dire, leur articulation en terme de champ.
I • La présence du religieux dans l’univers politique
Il s’agit là d’éléments assez évidents, de signes et de phénomènes facilement accessibles à la conscience, que nous recenserons brièvement :
– Dans un territoire chrétien depuis le début du XIXe siècle, mais
qui ne s’est ouvert à la vie politique qu’en 1945, la référence à Dieu
continue d’habiter majoritairement les discours des acteurs (candidats
et élus) politiques. Ceci se manifeste principalement dans les salutations
de début de discours (d’ordinaire : Ia ora na tātou pā’ato’a, nā
roto i te arofa nō tō tātou Fatu… Que vous soyez salués, par la
grâce de notre Seigneur…) et de fin de discours (souvent : Nā te Atua
hau tātou e pāruru. Et que Dieu, par sa puissance, nous protège).
Dans ses déclarations publiques (comme l’a montré la campagne
télévisée pour les élections territoriales de 2004), Gaston Flosse n’est
pas non plus avare de ce genre de référence, lui qui a par ailleurs donné
3 Voir Saura (1999).
11
�au milieu de la décennie 1990 à la Polynésie français un hymne territorial dont les premières paroles font directement référence à Dieu : Ua
rahu te Atua i tō’u ‘āi’a…, Dieu a créé ma patrie/terre natale…
– L’ouverture de toute réunion (de campagne, mais aussi des
séances solennelles de l’assemblée de Polynésie française - ou assemblée
territoriale, assemblée de pays -) par une prière chrétienne, continue
d’être la règle en politique. Lors de la visite à Tahiti du président Jacques
Chirac en août 2003, la prière était ainsi de mise très officiellement dans
les réceptions publiques. Dans une terre où l’éloquence polynésienne est
légendaire, très curieusement, au début de la décennie 2000, c’est à un
Français métropolitain, Yves Haupert, chargé de la communication de
Gaston Flosse, que tendait d’incomber la charge de prononcer la prière
officielle aux côtés des tenants du pouvoir en place. Durant les quelques
mois de mandature d’Oscar Temaru, la prière publique à l’assemblée fut
le plus souvent dite par Myron Mataoa, vice-président du parti Tāvini
Huira’atira, voire par Oscar Temaru lui-même.
– L’utilisation de versets bibliques à l’intérieur des discours politiques, composante essentielle de la culture politique forgée par le père
de la vie politique tahitienne, le député Pouvanaa Oopa, dans les années
1940 et 1950, tend en revanche à régresser au sein de tous les partis
depuis quelques années. De même, si la référence à Israël éclaire parfois
certaines déclarations des militants et des leaders politiques – essentiellement indépendantistes – (voir Saura 2001 et 2004), c’est de façon
déclinante. Incontestablement, passées les salutations d’usage, à l’intérieur du discours politique, la rhétorique chrétienne cède le pas à une
argumentation de type économique, juridique, ou culturel (identitaire).
– S’agissant des signes religieux en politique, l’année 2004 à l’évidence a été marquée par une violente polémique née de la décision personnelle du président de l’assemblée tout nouvellement élu, Antony (dit Tony)
Géros, de faire placer un crucifix dans l’enceinte de l’hémicycle, le 3 juin
2004. Rappelons qu’outre le fait que la plupart des originaires de Polynésie
française revendiquent ouvertement l’adhésion à la foi chrétienne, la croix
12
�N°303/304 • Décembre 2005
chrétienne (comprise comme signifiant la paix et la victoire sur le mal, la
libération4) est aussi l’emblème du parti indépendantiste Tävini
Huira’atira, dont Antony Géros est militant de longue date.
Interrogé par un journaliste des Nouvelles de Tahiti sur le pourquoi de l’affichage de cette croix, juste après un grand débat sur la laïcité en France métropolitaine, Antony Géros expliquait : « (La croix)
elle ne gêne personne… mais elle va permettre à tous ceux qui vont siéger dans cet hémicycle d’avoir un référent pour s’appeler au calme, à la
sérénité, à la vérité. Quand on reprend ce qui s’est passé avant ce grand
débat en métropole, on s’aperçoit qu’il y a eu beaucoup de dérapages
dans les collèges et les lycées de métropole. Et nous pensons, nous, que
peut-être c’est parce que l’on a retiré une certaine moralité que l’on
retrouve dans les écoles privées du territoire et de métropole. Les
valeurs morales, de respect des uns et des autres, doivent s’apprendre à
la maison, à l’école. Le passage obligé est que l’institution réinstitue ces
valeurs. Hier, j’ai sauté sur l’occasion. J’ai placé la croix…5 »
En quelques semaines, le crucifix catholique devint une simple
croix - sans représentation christique -, celle-ci étant finalement décrochée, afin que cesse la polémique, par le président Oscar Temaru, le 17
septembre 2004 6. Entre temps, fin juin 2004, le haut-commissaire,
4 La symbolique de la croix est évidemment plus vaste que cela. Un communiqué de l’Eglise de Pentecôte
dans la presse tahitienne (La Dépêche de Tahiti, 30-10-04) rappelait que « la croix comporte deux ‘dimensions’ : la poutre verticale représente la réconciliation entre Dieu et les hommes qui est effectuée par JésusChrist, le seul médiateur entre Dieu et les hommes (1 Timothée 2 : 5). La transversale horizontale montre la
réconciliation entre les hommes... qui se sont agenouillés (face) à la croix... »
5 05-06-2004, p. 3.
6 Avant de prononcer son discours de politique générale marquant l’ouverture de la session budgétaire, le
président Oscar Temaru fait amener une échelle et enlève lui-même la croix. Cette décision a été prise de
concert avec Antony Géros, président de l’assemblée, et la majorité des élus de la majorité plurielle d’Oscar
Temaru (formée des 26 élus de l’UPLD - Union Pour La Démocratie -, de Nicole Bouteau du Nō ‘oe ē te
nuna’a, et de Philip Schyle du Feti’a ‘Āpī)
Les présidents du gouvernement et de l’assemblée cèdent ici à la pression des représentants à l’assemblée
(ex-conseillers territoriaux) membres de la majorité Hiro Tefa’arere, Noa Tetuanui, Ronald Terorotua, et leur
allié Jean-Alain Frebault (représentant ayant rejoint la majorité d’Oscar Temaru en juin 2004, quelques
semaines après avoir été élu sur une liste Tahō’ēra’a Huira’atira), qui réclament notamment le retrait de la
croix et menacent alors de faire tomber le gouvernement.
Après avoir décroché la croix, Oscar Temaru monte à la tribune, embrasse la croix, puis débute son discours.
Devant les journalistes, il justifie ultérieurement son geste en citant les paroles du Christ : « Que celui qui
m’aime prenne ma croix et me suive » (La Dépêche de Tahiti, 18-09-04, p. 23). Commentaire de Tony Géros
(qui reconnaît implicitement avoir voulu imposer l’emblème de son propre parti politique à tous les représentants à l’assemblée) : « C’est un combat identitaire qu’on a mené. Rappelez-vous : le statut du Tavini
13
�Michel Mathieu, représentant de l’Etat en Polynésie française, avait saisi
le Conseil d’Etat pour que soit retiré de l’assemblée ce signe religieux,
au nom du respect du principe de la laïcité. Nous reviendrons enfin dans
la troisième partie de cette étude sur les réactions des Polynésiens suite
à cet affichage public de la croix et sur les diverses significations possibles de la laïcité en Polynésie française.
– Les quelques mois d’exercice du pouvoir par Oscar Temaru
furent aussi marqués par une autre polémique, moindre, quant à la
tenue, dans une grande salle de réunion de la présidence de la Polynésie
française, de la deuxième Assemblée de prière du Pacifique. Celle-ci
réunit du 5 au 8 septembre quelques centaines de fidèles de diverses
confessions chrétiennes, encadrés par des organisateurs pentecôtistes.
Commentaire du très laïc (fondateur de la Fédération des Œuvres
Laïques en Polynésie française, au début des années 1970) Jean-Paul
Barral, responsable de la communication à la présidence : « Je crois
qu’il faut dédramatiser, il n’y a pas d’alliance entre le gouvernement et
le goupillon ! De grandes manifestations se déroulent en France sur des
terrains publics, et on n’en fait pas tout un drame. Ces gens voulaient
une salle, ça aurait été une association de piroguiers, c’était pareil ! Si
la religion en métropole n’intéresse plus grand monde, ici, en revanche,
elle concerne 95% de la population. Et puis, prier, franchement, ça ne
peut pas faire de mal… »7.
(suite note 6) prévoit dans son article 3 la croix comme emblème. C’était à la fois un acte politique, comme
un acte de foi chrétienne » (ibid.). Nicole Bouteau quant à elle remercie Oscar Temaru, et reconnaît que cette
croix « contrariait un certain nombre d’entre nous, sans que nous l’étalions sur la place publique » (ibid.).
Quant à Noa Tetuanui, il quitte finalement la majorité plurielle et fait tomber le gouvernement d’Oscar Temaru,
provoquant le retour de Gaston Flosse. A l’assemblée de la Polynésie française, le 8 octobre 2003, Noa
Tetuanui se justifie : « Elle (la croix) a été enlevée, mais c’est juste un élément. Dans le cœur de ces dirigeants, notamment d’Oscar et de Tony Géros, cette croix restée plantée, ils la portent à l’intérieur d’eux. Pour
l’instant, ils ne sont pas en position de force pour remettre cette croix dans l’enceinte. Mais je vous demande
d’aller dans le bureau de président à côté, car il y a des croix. J’espère qu’ils les ont retirées, mais je crois
que les croix existent encore. Les secrétaires ont vu des croix installées dans le bureau à côté de leur bureau,
et cela, sans leur demander leur avis... S’il n’y a pas de respect vis-à-vis des religions et lorsqu’il n’y a pas
de respect vis-à-vis des différentes idées, où va-t-on? ... C’est très mauvais pour la démocratie. On voit comment cela se passe dans les pays arabes. Lorsqu’il y a de l’intégrisme qui s’installe, la démocratie est en danger... (si cela continue) ils vont instaurer la croix non seulement à l’assemblée territoriale mais aussi dans les
écoles, dans les établissements publics et partout. Je ne peux pas cautionner cette forme de non-tolérance,
cette forme d’intégrisme ». Les Nouvelles de Tahiti, 09-10-04, p. 7.
7 La Dépêche de Tahiti, 04-09-04, p. 28.
14
�N°303/304 • Décembre 2005
– Une autre expression du religieux dans l’univers du politique,
moins facilement perceptible, mérite d’être relevée : il s’agit de la diabolisation de la personne de Gaston Flosse dans certains milieux indépendantistes. Fréquemment dans ses réunions publiques8, Oscar Temaru
traite Gaston Flosse de tuputupua (démon)9, de tūpāpa’u (revenant)
et d’incarnation du mal10.
Au delà des interventions publiques, circulent très fréquemment en
milieu indépendantiste des propos privés faisant état de ce que Gaston
Flosse tiendrait sa puissance et sa longévité politiques d’une alliance
passée avec des tahu’a (guérisseurs, sorciers) rémunérés par lui.
N’affectionne-t-il pas particulièrement les ti’i (ou tiki), ces statues polynésiennes préchrétiennes (ou leurs reproductions contemporaines)
dont il aime décorer ses salons et ceux de la présidence ? Certains le
soupçonnent aussi d’être aidé par des marabouts africains (qui ont
pignon sur rue à Pape’ete, comme en témoignent leurs annonces publicitaires dans la presse locale), contre lesquelles il serait d’autant plus
difficile de lutter qu’on ne connaît pas la magie des autres11.
C’est cette conviction que le pouvoir politique de Gaston Flosse était
assis sur des bases non chrétiennes, voire maléfiques, qui peut aussi
expliquer l’adoption de la croix à l’assemblée en 2004, dans laquelle on
aurait tort de lire un simple affichage de l’identité chrétienne de la
Polynésie française : il s’agit pour certains d’un signe religieux, destiné
à habiter en premier lieu l’espace occupé par les politiciens.
8 Nous avons pu l’entendre encore à Huahine en mai 2004.
9 Dictionnaire de l’Académie Tahitienne (1999 : 529) : « Esprit chercheur, démon, monstre... Quelque chose
de vil, insignifiant, laid, méprisable. Parfois quelque chose d’extraordinairement grand ou gros. »
10 Oscar Temaru n’est pas le seul au sein de son parti à diaboliser ainsi Gaston Flosse, comme le montrent
certains des discours des représentants de l’UPLD opposés à la motion de censure du gouvernement
Temaru, les 8 et 9 octobre 2004, à l’assemblée de Polynésie française... Accusé notamment d’avoir commandité l’assassinat d’un journaliste politique, Gaston Flosse réagit plus tard, lors de l’allocution qu’il prononce
à l’assemblée, le jour où il retrouve le pouvoir (22-10-04), en jurant « devant Dieu et devant tous les
Polynésiens... » n’être en rien mêlé à cette disparition. Cf. Les Nouvelles de Tahiti, 23-10-04, p. 9
De son côté, Gaston Flosse ne se prive pas pour présenter Oscar Temaru et ses élus (notamment Hiro
Tefa’arere) comme de dangereux émeutiers et de mauvais hommes, mais dans un registre essentiellement
politique, alors qu’Oscar Temaru se place dans un registre où les perceptions politiques sont indissociables
des perceptions morales et religieuses.
11 Cela n’a évidemment rien à voir avec la réalité du « halo prophétique » entourant certains chefs d’Etat
africains présents ou passés, notamment l’homme de la décolonisation de la Côte d’Ivoire, Félix HouphouëtBoigny. Cf. Jean-Pierre Dozon (1995 : 117; 202-210).
15
�De telles croyances pourraient faire sourire ou exaspérer, c’est
selon, et en tout cas ne pas être prises au sérieux, mais elles méritent à
notre avis considération. Elles témoignent de la facilité du recours au
surnaturel pour expliquer la fortune12 - il est vrai extraordinaire - d’un
homme. Ce type particulier de rationalisation de la réussite de son ennemi, via le religieux, permet de faire l’économie d’une analyse critique de
ses propres faiblesses en termes purement stratégiques, idéologiques,
politiques. L’origine des succès de Gaston Flosse est déplacée vers un
autre domaine, le religieux, qui plus est, vers le religieux malfaisant,
dont soi-même on s’exclut et sur lequel on ne peut donc avoir aucun
contrôle (ce qui permet d’expliquer ses déroutes politiques).
Convient-il pour autant de lire là la perpétuation de l’appréhension
par les Polynésiens (ou tout au moins certains d’entre eux) du pouvoir
en terme de mana, d’un pouvoir politique qui ne serait pas simplement
temporel ? Notre réponse sera plutôt négative. Vue la fréquence des élections (communales, territoriales, législatives, plus la participation aux
présidentielles et aux européennes), les Tahitiens d’aujourd’hui savent
bien que leurs dirigeants tirent leur pouvoir des urnes ; l’idéologie massivement dominante, même et peut-être surtout au sein du Tāvini
Huira’atira, est que les élus ne sont que des serviteurs (tāvini, de
l’anglais servant ; un concept très chrétien) du peuple et non des personnes au pouvoir héréditaire ou dont l’autorité serait d’une nature
autre qu’élective (dans le sens démocratique du terme).
L’idée que c’est Dieu qui choisit les gouvernants, clamée en période
électorale à toutes les tribunes, par les candidats de tous bords (à l’exception des plus occidentalisés d’entre eux), puis reprise haut et fort par
les vainqueurs une fois le scrutin achevé, ne donne pas à ces gouvernants une aura divine. Ce n’est qu’une façon supplémentaire d’asseoir
leur légitimité démocratique, qui ne signifie en rien que les électeurs
renonceraient à exercer leur pouvoir en s’en remettant à la seule divinité
pour déterminer qui seraient ces vainqueurs. Il s’agit là d’aider à faire
12 Essentiellement politique, mais aussi financière... sans compter les multiples succès féminins qu’on lui
prête depuis fort longtemps, allégations dont lui même se joue en réunion publique en répondant avec le sourire qu’il n’est pas un mähü (un efféminé).
16
�N°303/304 • Décembre 2005
admettre la victoire des uns, la défaite des autres, tout comme dans
d’autres circonstances la mort doit être admise.
L’adage vox populi, vox dei, la voix du peuple est la voix de Dieu,
n’a ainsi cessé d’être proclamé par le très chrétien Oscar Temaru après
qu’il ait été porté au pouvoir en juin 2004. Toutefois, on peut s’interroger
sur l’ambiguïté de la formule et de ses différentes traductions possibles
en tahitien : te reo ō te nuna’a, e reo īa nā te Atua ; ou bien : tā
te nuna’a i hina’aro, tā te Atua īa i hina’aro. En effet, poser que
le choix du peuple est divin (vox populi, vox dei), ce peut être tantôt
sacraliser à l’extrême le vote démocratique (placé au-dessus de tout,
comme s’il était divin), ou à l’inverse, replacer ce vote dans l’ordre de
la volonté de dieu (qui demeure première : le choix/vote des hommes,
c’est – en fait – le choix/vote de Dieu).
– Un autre manifestation religieuse spectaculaire en politique fut
le « jeûne spirituel » (du 25 au 28 octobre 2004) qu’Oscar Temaru
organisa avec les membres de son gouvernement et des centaines de
fidèles, dans les locaux de la présidence du Territoire, immédiatement
après son renversement. Refusant de quitter ces locaux, ils prient pour
demander à Dieu de guider l’esprit des juges et dirigeants politiques
français ayant le pouvoir de décider de l’organisation de nouvelles
élections13. Ce jeûne spirituel n’est pas un jeûne de l’esprit – mis en
sommeil, comme auraient pu le croire certains esprits médisants –,
mais une mise en parenthèse du corps, au profit de l’esprit. Les participants boivent de l’eau et ne s’alimentent progressivement que de
fruits ou de pain, avant de mettre fin au jeûne au bout de quatre jours.
C’est une manière de montrer leur immobilisme (une personne qui
jeûne se déplace peu), le blocage de la situation, et aussi leur pacifisme (à l’inverse de l’image d’agitateurs et d’émeutiers que certains leur
prêtent). Ce jeûne est évidemment porteur d’une forte dimension spirituelle, pas simplement chrétienne, puisqu’Oscar Temaru, dans les
13 Cf. La Dépêche de Tahiti, 27-10-04, p. 35
17
�locaux de la présidence occupés par ses fidèles, ne cesse de faire référence au Christ et à Gandhi 14.
Cette pratique a révélé l’existence de références, de comportements, en fait, de cultures politiques distinctes dans la classe politique
tahitienne. Nicole Bouteau et Philippe Schyle, alliés d’Oscar Temaru à
compter de juin 2004 mais n’ayant jamais beaucoup fréquenté les
réunions du Tāvini Huira’atira jusque là, reconnaissent volontiers
que la politique du jeûne et des prières n’est pas leur mode d’action15.
Le Tāvini Huira’atira s’est certes mu durant la décennie 1980 en
un véritable parti démocratique, en abandonnant le but de mener la
Polynésie française (dite Ao mā’ohi) à l’indépendance par tous les
moyens, en faisant perdre à son président fondateur Oscar Temaru sa
qualité de président à vie, etc. Toutefois, ce parti et sa mouvance16
réunissent des hommes et des femmes de courants, de sensibilités différentes à l’égard du religieux et de la laïcité. Certains, comme Jean-Paul
Barral ou Jacqui Drollet, en représentent la composante laïque et
moderne (sur des questions comme l’avortement) tandis qu’Oscar
Temaru et des militants de longue date comme Etienne Chimin, Tony
Géros, Patrick Leboucher (autrefois conseiller territorial, devenu en
2004 directeur de cabinet du président Temaru) forment sa composante
14 Nous avons pu nous-même nous en rendre compte dans les derniers jours d’octobre 2004, en prenant
part à une soirée de veille dans les jardins de la présidence. S’y produisaient des chorales de différentes
confessions religieuses dont les membres, non mandatés par leur direction, étaient venus spontanément se
joindre au mouvement de soutien au gouvernement d’Oscar Temaru et proposer des chants religieux pour
accompagner ce jeûne et soutenir la demande de voir organisées de nouvelles élections pour clarifier la situation politique polynésienne.
15 Cf. La Dépêche de Tahiti, 26-10-04, p. 20.
16 Nous voulons signifier par là qu’un certain nombre de personnes, tout en n’appartenant pas formellement
au Tāvini Huira’atira ou en ne s’affichant pas comme telles, sont sur le terrain, et dans les élections, partenaires du Tāvini Huira’atira. Nous pensons par exemple à Jacqui Drollet, dirigeant de Ia mana te nuna’a (parti
socialiste autogestionnaire et laïc créé en 1975 et fer de lance du mouvement indépendantiste avant d’être
dépassé par le Tāvini Huira’atira au tournant de la décennie 1990). Bien que très attaché en public à maintenir
l’identité de son propre parti, Jacqui Drollet fut néanmoins à plusieurs reprises candidat (et élu) aux fonctions
de conseiller territorial sur une liste du Tāvini Huira’atira. Ce ralliement progressif au Tāvini Huira’atira fait qu’il
est choisi par Oscar Temaru en 2004 comme vice-président de son gouvernement.
Le cas de Jean-Paul Barral est un peu différent puisque bien que l’identité de membre fondateur de Ia mana
te nuna’a colle à son image, il devient un proche d’Oscar Temaru dans la décennie 1990, lequel en fait un de
ses adjoints à la mairie de Fa’a’a et son responsable de la communication à la présidence en 2004.
18
�N°303/304 • Décembre 2005
catholique plus conservatrice. Les protestants ne sont pas absents des
cadres dirigeants du parti, et encore moins de ses électeurs ; un mormon, Myron Mataoa, en est un des vice-présidents ; au total, le Tāvini
Huira’atira donne l’image d’un parti très chrétien, au sein duquel des
catholiques occupent une place importante alors que la direction de
l’Eglise catholique ne lui a jamais montré un quelconque soutien avant
son accession à la présidence, et qu’idéologiquement, c’est de la direction de l’Eglise protestante qu’il serait le plus proche.
– Enfin, la dernière entorse notoire à la laïcité observée à Tahiti en
2004 pourrait n’apparaître que comme une péripétie si elle ne posait,
sur le fond, la question de la suprématie du religieux sur le politique.
Ainsi, Thomas Moutame, élu du Tāhō’ēra’a Huira’atira, désireux de
voter la motion de censure du gouvernement Temaru se trouva face à un
cas de conscience le vendredi 8 octobre 2004 : étant de confession
religieuse adventiste, il ne pouvait plus, selon ses convictions, participer
à des activités autres que familiales ou religieuses jusqu’au lendemain
soir. Compte tenu de la durée des discours précédant le vote, celui-ci
était prévu pour la matinée ou le début d’après-midi du samedi 9
octobre, soit en plein « sabbat » adventiste. La majorité dépendant
d’une seule voix, son absence dans l’hémicycle rendait donc impossible
l’adoption de cette motion de censure. Il s’abstint en effet de venir à l’assemblée jusqu’au samedi, 17 h 45, mais avec beaucoup d’élégance, le
président Antony Géros, dont on connaît les convictions religieuses
(même s’il n’est pas lui-même adventiste), avait déclaré officiellement
dès 14 heures qu’il proposerait lui-même, si cela était nécessaire, une
suspension de séance afin d’attendre le coucher du soleil et le retour
dans l’hémicycle du conseiller Thomas Moutame17. Le gouvernement
Temaru fut donc renversé, sans résistance, Antony Géros donnant là une
assez rare leçon de non laïcité mais aussi de sagesse politique.
17 Cf. Les Nouvelles de Tahiti, 11-10-2004, p. 11.
19
�II • Les avancées du politique dans la sphère
du religieux
Plaçons-nous maintenant sur un autre terrain, pour étudier non
plus les manifestations du religieux (signes, actes, paroles, représentations) dans la sphère politique, mais la manière dont l’espace religieux
public (c’est-à-dire, pour l’essentiel, ecclésiastique) est affecté par le
politique (hommes, idéologies).
– Le premier point a trait aux bonnes relations que tentent d’entretenir les hommes politiques au pouvoir avec les Eglises et leurs serviteurs. Ces relations ne manquent pas d’être perçues par leurs opposants
comme de véritables tentatives de récupération.
Il y a d’abord la pratique, instaurée par Gaston Flosse au tournant
de l’an 2000, de participer avec son gouvernement à un culte de début
d’année dans chacune des cinq dénominations religieuses principales
de la Polynésie française : Eglises protestante maòhi18 (anciennement
Eglise Evangélique de Polynésie Française, puis en P.F.), catholique, mormone (Eglise de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours), adventiste
et Communauté du Christ (anciennement Eglise sanito ou Eglise
Réorganisée de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours).
Le but affiché de ces cultes est de permettre au gouvernement de la
Polynésie française de se recueillir pour être inspiré dans la conduite
des affaires des hommes.
Quand on sait combien depuis des années, l’Eglise protestante
maòhi n’a cessé d’interpeller Gaston Flosse, en tant que président du
gouvernement de la Polynésie française, afin de mieux protéger les
terres et les biens matériels et culturels des autochtones (par une politique ne permettant pas de vente de terres à des non originaires, refusant
l’implantation des casinos, donnant aux langues polynésiennes toute
18 Il existe plusieurs graphies en tahitien; le terme maohi (autochtone) peut donc s’écrire maòhi (comme
dans l’intitulé officiel de l’Eglise protestante), mā’ohi, etc.
20
�N°303/304 • Décembre 2005
leur place dans l’enseignement, etc.), on réalise combien la participation à ce genre de culte de début d’année témoigne davantage d’une
avancée du politique à l’intérieur des Eglises (pour se rapprocher de
leurs serviteurs et de leurs fidèles) que d’une véritable pénétration (souhaitable ou non, là n’est pas la question) des valeurs religieuses au sommet de l’élite politique tahitienne.
Une autre composante de la pénétration du religieux par le politique a trait aux choix des candidats appelés à se présenter à des élections. Cela est tout particulièrement vrai en Polynésie française lors des
élections territoriales. Certes, même à l’échelon communal, le candidat
tête de liste essaye logiquement de s’entourer de personnes reconnues
dans les milieux associatifs, sportifs, éducatifs, et aussi religieux ; cela
n’est pas spécifique à la Polynésie. En revanche, dans les cantons et
régions de France, la composition des listes n’obéit pas aussi nettement
à des critères pour partie religieux comme cela est le cas en Polynésie
française. Ainsi, lors des territoriales du 6 mai 2001 aux îles Sous-leVent, Josiane Ehu Mihura’a, qui n’a pour visibilité publique que ses
fonctions de présidente de l’école du dimanche (peretīteni nō te
Ha’api’ira’a Tāpati) dans l’Eglise protestante pour ce groupe d’îles,
se hisse-t-elle en deuxième position sur la liste Tāhō’ēra’a
Huira’atira, devant des candidats pourtant maires ou ministres. Elle
est donc élue conseillère territoriale, tout comme l’est alors aux îlesdu-Vent Florienne Pana’i, directrice du foyer de jeunes filles de l’Eglise
protestante (également bien placée et élue sur une liste du Tāhō’ēra’a
Huira’atira).
La volonté de Gaston Flosse de capter l’électorat protestant n’est toutefois que peu de chose au regard de ce qui s’opère à la même époque
en direction de l’Eglise catholique. Ainsi, la nomination de Béatrice
Coppenrath (épouse Vernaudon), fille du frère de l’archevêque de
Pape’ete, Mgr Michel Coppenrath, au poste de ministre de la famille et
des affaires sociales, en 1996, fut-elle interprétée par beaucoup comme
une amabilité faite à Mgr Michel Coppenrath, qui n’avait dissimulé qu’à
demi-mot son penchant en faveur du Tāhō’ēra’a Huira’atira lors des
21
�élections territoriales qui venaient de se tenir19. En 2002, Béatrice
Vernaudon devint députée de la très catholique circonscription Tahiti
est-Tuamotu-Gambier-Marquises (circonscription acquise aux anti-indépendantistes, depuis les débuts de la vie politique en Polynésie française).
Son départ du gouvernement fut compensé par la nomination immédiate
de sa sœur, Armelle Coppenrath (épouse Merceron), jusque-là totalement inconnue en politique, qui prit alors les rênes du ministère du travail et de la fonction publique.
A l’égard de l’Eglise mormone, la main tendue électorale opère en
mai 2001 à travers la place éligible accordée à Tarita Sinjoux sur la liste
du Tāhō’ēra’a Huira’atira aux îles-du-Vent. Epouse d’un des plus
hauts dignitaires de l’Eglise mormone de Tahiti, celle-ci devient elle
aussi conseillère territoriale20.
A ceux qui s’empresseraient d’objecter qu’il est logique, dans un
territoire aux multiples confessions, d’avoir des élus issus de toutes les
obédiences religieuses, on fera remarquer que dans les cas précédents,
« l’élévation politique » - Marc Abéles (1989) préférerait certainement
parler d’éligibilité - ne récompense en rien un long parcours de militant ; elle ne peut s’expliquer sans prendre en compte la position de ces
personnes dans le champ familial et religieux polynésien (à laquelle
s’ajoutent, cela va de soi, des qualités personnelles). Le cas de JeanChristophe Bouissou est différent : cet ancien opposant à Gaston Flosse,
rallié au Tāhō’ēra’a Huira’atira en 1995 et devenu depuis un de ses
19 En revanche, Mgr Hubert Coppenrath, qui a succédé à son frère Michel dans ses fonctions épiscopales à
la fin de la décennie 1990, ne se prive pas, à l’occasion, de réagir sur certaines dérives trop libérales de la
politique du Tähö’ëra’a Huira’atira. Ce fut par exemple le cas, par voie de presse (La Dépêche de Tahiti, 1509-2001, p. 38), lors de la parution du rapport (sorte d’auto-satisfecit économique et social) de la mission
d’évaluation et de prospective de la présidence de la Polynésie française, jugé très loin des réalités humaines
par Mgr Hubert Coppenrath.
20 En l’an 2003 à Tahiti, la palme de l’adoration politico-religieuse de la personne de Gaston Flosse revient
d’ailleurs à Benjamin Sinjoux : se félicitant longuement dans la presse de la participation d’une chorale de
quatre cents personnes à la soirée culturelle organisée par Gaston Flosse pour la venue du président Jacques
Chirac (chorale dite du Tabernacle, dirigée par Bianca Hoffman, ancienne collaboratrice et fidèle de Gaston
Flosse), Benjamin Sinjoux, qui « a remarqué que le président Flosse semblait ému et inspiré par l’interprétation du cantique ayant précédé son discours à l’assistance », déclare que « lorsqu’il s’est levé, nous
savions qu’il était prêt à parler et à délivrer un message plein d’inspiration ». Et la suite du message de rappeler combien les mormons sont des patriotes respectueux de la loi et soucieux « d’apporter une contribution positive à la collectivité dans laquelle nous vivons. » La Dépêche de Tahiti, 16-08-2003, p. 30.
22
�N°303/304 • Décembre 2005
hommes forts21, est certes fils d’un pasteur sanito de Fa’a’a. Toutefois,
même si son appartenance au gouvernement territorial à partir de 1998
est diversement interprétée par les fidèles de son Eglise (une Eglise largement implantée à Fa’a’a, commune où a grandi Jean-Christophe
Bouissou, et dont il essaye de ravir la direction à Oscar Temaru), personne n’avance sérieusement qu’il aurait été propulsé aussi haut en politique et en aussi peu de temps, afin de séduire une communauté religieuse de taille tout de même fort modeste (environ 6 500 membres).
Ajoutons que les bonnes relations que les dirigeants, à l’époque de
Gaston Flosse, souhaitaient entretenir avec les Eglises, ne se manifestaient pas seulement par l’accès facilité à des fonctions électives proposé
à des membres de la famille ou - directement - à des personnalités religieuses. Parmi les employés, réels ou fictifs, rémunérés par la présidence du Territoire à la date de mai 2004, auraient figuré, au milieu de plusieurs dizaines de sportifs, reines de beauté, chanteurs et autres personnalités connues en Polynésie française, quelques dignitaires religieux
bien connus, appartenant à différentes confessions.
– Un autre manifestation de la manière dont les appartenances politiques peuvent avoir des répercussions dans les Eglises tient à la question des dissensions et dissidences qui interviennent dans les paroisses,
sur fond de querelles politiques.
Certes, tout n’est jamais uniquement politique dans des crises de
ce type, qui mêlent des composantes humaine, matérielle, parfois financière, rarement théologique. Les schismes de la période contemporaine
s’inscrivent dans une longue histoire de turbulences, principalement au
sein de l’Eglise protestante, qui virent, dès les années 1950, des morceaux de paroisses ou des individualités (pasteurs, diacres) se détacher
de l’institution, souvent sur fond ou pour des raisons d’allégeances
politiques22.
21 En 2005, il quitte finalement le parti de Gaston Flosse et fonde son propre parti Te Rautahi.
22 Nous renvoyons sur ce sujet à certains passages de la thèse - très bien informée - d’Alfred René Grand,
dit Koki (1981) ; également notre ouvrage (1993 : 258-262).
23
�Toute la deuxième moitié de la décennie 1990 a ainsi été marquée
par « l’affaire Tupu », dont les développements judiciaires (relatifs à la
propriété du temple et du presbytère de Tevaito’a à Ra’iātea (aux îles
Sous-le-Vent) se sont poursuivis jusqu’en 2004. Rappelons que ce schisme trouve notamment son origine dans la sanction prise par la direction
de l’Eglise protestante tahitienne à l’égard du pasteur Philippe Tupu de
la paroisse de Tevaito’a, ouvertement engagé dans le camp gaulliste, et
qui s’était notamment rendu en août 1995 en compagnie du président
Gaston Flosse sur le site de Moruroa, en pleine reprise des essais
nucléaires. En 1996, les paroisses de ‘Ōpoa et Vaia’au se déchiraient de
la même façon, certains de leurs paroissiens suivant le mouvement
entraîné par Philippe Tupu, contre la direction de l’EEPF (aujourd’hui
Eglise Protestante maòhi). Depuis, d’autres dissensions ont eu lieu dans
d’autres îles, à Papeto’ai (Mo’orea), à Fïti’i23 (Huahine), à Taunoa24
(Pape’ete), etc., certaines ayant une dimension politique avérée,
d’autres non.
Le 10 mars 2004, la cour d’appel de Paris donnait tort au pasteur
Tupu et à ses fidèles : elle reconnaissait la propriété des biens paroissiaux au Conseil d’administration des biens de l’E.E.P.F. et non aux
paroissiens, et ordonnait l’expulsion des associations cultuelles occupant ces bâtiments ecclésiastiques25.
23 La maison de réunion paroissiale de quartier (fare ‘ämuira’a) Taravari à Fïti’i est ainsi le lieu de réunion,
depuis 2003, d’un groupe de protestants affiliés au pasteur Philippe Tupu. Il ne s’agit pas là d’un conflit de
personnes ou d’un problème politique à l’intérieur de la paroisse de Fïti’i, mais de désaccords de certains
protestants de Fare et Fïti’i avec la direction de l’Eglise protestante, qui les ont conduits à trouver un lieu de
culte, et ultérieurement, à accepter le parrainage de Philippe Tupu, comme eux dissident de l’EEPF (ou EPM)
bien que pour d’autres raisons.
24 Cf. La Dépêche de Tahiti, 27-05-2003, p. 24.
25 L’arrêt du 10 mars 2004 (reproduit dans La Dépêche de Tahiti, 13-03-04, p. 29) intervient après trois
autres décisions de justice : en novembre 1998 au tribunal de ‘Uturoa (Ra’iätea), en septembre 1999 devant
la cour d’appel de Pape’ete, et en septembre 2002 à la cour de cassation de Paris.
24
�N°303/304 • Décembre 2005
III • La domination du champ politique sur le champ
religieux, et ses conséquences.
Nous allons maintenant tenter d’expliquer comment les relations
entre l’univers politique et l’univers religieux peuvent être appréhendées de façon dynamique, dans une interaction structurelle. Il ne s’agit
plus de souligner l’existence de signes, de pratiques ou la présence
d’hommes et des femmes pouvant appartenir à la fois à chacun de ces
deux mondes ou se déplacer de l’un à l’autre. Il importe ici de mesurer
l’espace relatif de chacun de ces deux univers, l’un par rapport à
l’autre, et de voir comment l’évolution de cette géométrie, de ces rapports, peut les conduire à réagir l’un sur l’autre, parfois l’un contre
l’autre. C’est là développer une analyse en terme de champ, en suivant
les propositions de Pierre Bourdieu (1982 : 41-42) : « La pensée en
terme de champ demande une conversion de toute la vision ordinaire
du monde social qui s’attache aux seules choses visibles : à l’individu… au groupe… ; voire aux relations entendues comme interactions, c’est-à-dire comme des relations intersubjectives réellement
effectuées… La notion de champ suppose une rupture avec la représentation réaliste qui porte à réduire l’effet du milieu à l’effet de l’action
directe s’effectuant dans une interaction. C’est la structure des relations
constitutives qui commande la forme que peuvent revêtir les relations
visibles d’interaction et le contenu même de l’expérience que les agents
peuvent en avoir ».
La théorie des champs de Pierre Bourdieu est en quelque sorte une
théorie socio-économique, qui présente chaque champ comme un
espace de concurrence, de rivalités orientées vers la détention d’un
monopole (monopole de la représentation politique - dans le champ
politique –, de la dispensation des biens du salut - dans le champ religieux –, de l’incarnation de la supériorité scientifique ou artistique dans le champ intellectuel -, etc.). Ces champs, traversés par des tensions communes, sont aussi articulés les uns aux autres, entrant parfois
en conflit, comme par exemple, lorsque le champ politique et le champ
religieux gèrent la question de l’éducation.
25
�L’appartenance de la Polynésie française à la République laïque
qu’est la France fait qu’elle se situe dans un ensemble de relations où le
champ politique domine le champ religieux, et organise les rapports entre
ces deux champs. La sphère du religieux est reléguée par le politique à
l’espace privé, ce qui ne signifie évidemment pas qu’elle relèverait seulement de l’individuel puisque les Eglises sont par définition des institutions
collectives. L’espace public, cadre des affaires quotidiennes, étant laïc,
c’est l’Etat qui fixe les limites du champ d’action des Eglises, lesquelles ne
doivent pas empiéter sur ses propres prérogatives. En témoigne, à
l’époque où existait le service national, l’emprisonnement de témoins de
Jéhovah qui refusaient d’accomplir cette obligation, de se soumettre aux
lois de leurs pays, supérieures en droit aux commandements de leur
Eglise. Aujourd’hui, les affaires dites du foulard islamique sont une autre
illustration des tensions qui se manifestent lorsque les adeptes d’une communauté religieuse bousculent la règle qui veut que les pratiques religieuses relevant de l’intime, soient invisibles à l’intérieur des espaces
publics éducatifs ; ces signes ne sont pas pour autant interdits dans tous
les espaces publics : ils sont autorisés dans la rue ou même dans un
bureau de vote, mais c’est l’Etat qui décide quels sont ces lieux.
Cette structure des rapports de force est donc globalement inégalitaire, favorable au politique.
En Polynésie française, l’appartenance à une République laïque ne
semble pour l’heure guère gêner fidèles et dirigeants des Eglises, pour
peu que cette laïcité ne soit pas combative, agressive ou revancharde
comme cela a pu être le cas à la fin du XIXe et au début du XXe siècles à
l’égard de l’Eglise catholique26. Concrètement, seuls les adventistes rencontrent des difficultés lorsque leurs croyances et pratiques collectives
les empêchent de participer, l’espace d’une journée (le samedi, tāpati,
en fait du vendredi soir au samedi soir) à certains événements qui se
déroulent dans l’espace public, comme des cours, examens, compétitions sportives ou tout simplement des activités professionnelles.
26 Voir Paul Hodée (1983 : 177-181).
26
�N°303/304 • Décembre 2005
Leurs interdits alimentaires posent également problème à leurs
enfants dans les écoles, mais globalement, chacun s’adapte à l’autre, les
responsables des cantines essayant de prendre en compte leur présence,
et les adventistes qui le souhaitent pouvant toujours scolariser leurs
enfants à l’école primaire et au collège adventistes de Pape’ete.
L’acceptation globale de la laïcité par les dirigeants des Eglises
chrétiennes de Polynésie française pourrait néanmoins s’effriter si les
dernières dispositions législatives métropolitaines venaient à y être étendues. Pour l’heure, en effet, la Polynésie française échappe juridiquement
à une stricte application de la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat de
1905 (qui n’a pas été étendue aux Etablissements français de
l’Océanie)27. Autrement dit, à Tahiti, la laïcité est d’autant mieux acceptée, voire revendiquée, qu’elle ne s’exerce que partiellement. Elle passe
pour un moindre mal dans la mesure où elle protège chaque Eglise et
chaque fidèle de l’exercice de rapports de force inégalitaires entre les
Eglises, c’est-à-dire, de l’ostracisme ou d’une domination possible de
l’une sur les autres qui pourrait en définitive s’avérer plus dommageable
que celle de l’Etat.
Par conséquent, c’est sans doute parce qu’en Polynésie française, la
laïcité n’est qu’incomplète et assez douce qu’en 2004, les principaux
responsables ecclésiastiques tahitiens (à l’exception de l’Eglise catholique)
ont affiché un soutien général à ce principe au moment de « l’affaire
de la croix » à l’assemblée. Rappelons leurs positions respectives :
27 Début février 2004, le gouvernement de Gaston Flosse se félicite ainsi de l’arrêt que vient de prendre la
Cour administrative d’appel de Paris, confirmant que le président du gouvernement de la Polynésie française
était bien fondé à attribuer une subvention d’investissement de 8,5 millions Cfp à l’EEPF pour la reconstruction
du presbytère de la paroisse de Fetuna à Ra’iätea. « L’arrêté du conseil des ministres attribuant cette subvention, en date du 4 juin 2001, avait été déféré devant la juridiction administrative par le haut-commissaire... (qui)
estimait en effet que cette subvention était contraire au principe de laïcité et qu’elle ne concourrait pas à satisfaire un besoin collectif. La Polynésie française, de son côté, a fait valoir qu’il ne s’agissait pas de financer un
culte en particulier et que les églises prenaient en charge, notamment dans les îles éloignées, de nombreuses
activités d’intérêt général. La Cour administrative d’appel a suivi les conclusions de la Polynésie française en
soulignant que l’article 1 de la Constitution ne s’opposait pas à ce qu’une collectivité publique apporte une
contribution financière à un culte en vue de satisfaire un objectif d’intérêt général ; que d’autre part, la loi de
1905 sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat ne s’appliquait pas en Polynésie française et qu’aucune disposition spécifique n’interdisait une telle contribution financière ». La Dépêche de Tahiti, 04-02-04, p. 24.
27
�Quelques jours après l’initiative de Tony Géros, Mgr Hubert
Coppenrath (archevêque de Pape’ete) écrivait n’y avoir vu « ni provocation, ni agressivité… J’ai aimé ce geste car il sortait des sentiers battus
du ‘politiquement correct’ et du ‘prêt à penser’, et je félicite monsieur
Géros, comme j’ai félicité le précédent gouvernement de venir en
chaque début d’année prier avec chacune des grandes dénominations
religieuses présentes en Polynésie, se démarquant ainsi du laïcisme qui
sévit souvent en métropole. Tahiti ne se reconnaît pas dans une laïcité
sourcilleuse et étroite. On y affiche volontiers et sans honte son appartenance religieuse, et en même temps, on y est tolérant… »28. Puis, après
la polémique que l’on sait, aux lourdes conséquences politiques pour le
gouvernement d’Oscar Temaru, l’Eglise catholique opère une marche
arrière. Après le retrait de la croix, le Père Louis, vicaire épiscopal et
curé de Mahina, explique que ce geste était devenu préférable parce que
cette polémique « créait une atmosphère malsaine, au niveau de l’électorat, et puis aussi pour nous »29.
De leur côté, dès juin 2004, les dirigeants protestants avaient fait
connaître leur opposition au crucifix (bientôt remplacé par une simple
croix) dans l’assemblée. Leur argumentation reposait tantôt sur le fait
qu’il s’agissait d’un symbole catholique, tantôt sur le principe de laïcité
dont on ne peut s’empêcher de penser (malgré certaines déclarations
d’hommes d’Eglise) qu’il était ici brandi comme un rempart à la progression de l’Eglise catholique au sein de la population et dans l’espace
politique depuis une vingtaine d’années (nous allons y revenir).
Avant même son synode du mois d’août (2004), le président de
l’Eglise protestante maòhi demandait ainsi le retrait de la croix de l’hémicycle, au nom du respect de la liberté de conscience. « De cette liberté accordée à chaque individu découle la liberté religieuse. Aucune religion, même majoritaire, ne peut se prévaloir de privilèges et s’imposer
aux autres… Même si le protestantisme avait un symbole particulier,
nous réagirions de la même manière… »30; et Ta’aroanui Maraea de
28 Communiqué diocésain hebdomadaire, repris par Les Nouvelles de Tahiti, 11-06-04, p. 5.
29 Les Nouvelles de Tahiti, 18-09-04, p. 11.
30 La Dépêche de Tahiti, 08-07-04, p. 22; et communiqué final du synode, document interne bilingue, 26 p.
28
�N°303/304 • Décembre 2005
rappeler l’attachement des protestants à la liberté de conscience et la laïcité. Sa position était suivie collégialement par les membre du synode de
son Eglise, ajoutant à la mi-août leur voix à celles qui commençaient à
s’élever au sein du champ politique à l’intérieur même de la majorité
d’Oscar Temaru (à travers la personne de Hiro Tefa’arere, suivi de Noa
Tetuanui)31.
Les dirigeants des autres Eglises ont plutôt attendu le retrait de la
croix pour faire savoir qu’ils n’avaient jamais été favorables à sa présence dans l’assemblée. En septembre 2004, Jean Tefan, haut dignitaire de
l’Eglise mormone de Tahiti, expliquait : « A l’Eglise de Jésus-Christ des
Saints des derniers jours, vous pouvez observer qu’il n’y a pas de croix
dans nos bâtiments, parce que nous croyons en un Christ qui est ressuscité et non pas en un Christ qui est mort. C’est symbolique pour nous.
On n’a pas besoin de croix… Vis-à-vis du président de l’assemblée,
nous avions pensé à l’époque que, en tant que chef de cette institution,
il était de son droit de mettre la croix au mur. Mais nous avions regretté
un peu qu’il n’ait pas consulté auparavant les membres de l’assemblée… Maintenant, le fait que cette croix, qui a mis le désordre, ait été
enlevée, je pense que c’est une bonne chose »32. De même, le président
de l’Eglise adventiste, Marama Tüari’ihi’onoa se félicite (de ce retrait) :
« L’assemblée est la maison du peuple… La croix, c’est typiquement
catholique et on n’a pas le droit de l’imposer aux autres » (ibid.) 33.
Au total, ces prises de position des principaux acteurs du champ
religieux au sujet de l’articulation des rapports politico-religieux (les
non catholiques brandissant ici le drapeau de la laïcité, qui signifie pourtant la suprématie du politique et son droit à limiter l’action des Eglises
31 Cf. Les Nouvelles de Tahiti, 20-08-04, pp. 4-5. Pour leur part, les élus du Tähö’ëra’a Huira’atira, opposants
au gouvernement Temaru, avaient réclamé le retrait de la croix dès juin 2004.
32 Les Nouvelles de Tahiti, 18-09-04, p. 11.
33 Voir également, pour l’Eglise adventiste, les deux communiqués de presse de Franck Agastin (La Dépêche
de Tahiti, 09-10-04, p. 34, et 23-10-04, p. 33). Le premier vise à dédramatiser la décision de Tony Géros,
témoignant essentiellement du fait que la Polynésie française est une terre aux valeurs chrétiennes ; le
second (intitulé « Vive la laïcité ») s’indigne des récents dérapages verbaux de ces hommes politiques qui
aiment pourtant se revendiquer des valeurs chrétiennes (on comprend que ceux du Tävini Huira’atira sont
visés, après avoir tenu des discours très violents à l’assemblée envers Gaston Flosse).
29
�et l’affichage des signes religieux dans la sphère publique), ne peuvent
s’expliquer sans prendre en compte les rapports de force existant au
sein du seul champ religieux, c’est-à-dire la concurrence que se livrent
les Eglises entre elles (et le fait que l’Eglise catholique soit particulièrement dynamique dans ce champ aujourd’hui)34.
Depuis une vingtaine d’années, l’Eglise catholique progresse en
effet dans les foyers et aussi dans l’espace politique tahitien. Cet essor de
l’Eglise catholique présente à la fois une dimension strictement religieuse
et une dimension politico-religieuse.
Religieusement, elle s’explique par le développement en son sein de
groupes de prière pour les malades, de retraites spirituelles à Mitirapa
(à la presqu’île de Tahiti) ou ailleurs, du renouveau charismatique, qui
aboutissent à des conversions. Les vocations se développent également
et le clergé de l’Eglise catholique devient de plus en plus autochtone.
Sur la scène publique, politique, les catholiques progressent aussi.
Les principaux leaders du champ politique d’aujourd’hui (à la fois chez
les autonomistes et les souverainistes) sont catholiques : Gaston Flosse,
Oscar Temaru, Tony Géros, Emile Vernaudon… Toutefois, le fait qu’un
leader politique appartienne à telle ou telle Eglise n’est qu’une dimension
de la question complexe des rapports politico-religieux en Polynésie
française, puisqu’au delà des hommes, ce sont aussi des valeurs qui sont
engagées en politique. Ainsi, (même) si Oscar Temaru et Tony Géros
34 De la même manière, il est possible de lire la polémique sur la croix, à l’intérieur du champ politique,
comme un débat motivé par des raisons purement politiques, s’expliquant par la concurrence que se font
certains acteurs politiques entre eux, et non (ou non simplement) par la concurrence que le religieux ferait
au politique.
La croisade de Noa Tetuanui contre la croix à l’assemblée ne découlerait-elle pas de ce qu’il n’ait pas été choisi en juin 2004 par Oscar Temaru comme ministre de l’agriculture et de la pêche ? Tel est par exemple le
point de vue de Hiro Tefa’arere, premier vice-président de l’assemblée de Polynésie française - et initiateur
de la fronde au sujet de la croix, avant de se désolidariser de Noa Tetuanui -, pour qui la dissidence de Noa
Tetuanui venant « du fait qu’Oscar Temaru ne l’a pas pris comme ministre » (La Dépêche de Tahiti, 03-1104, p. 28).
Il conviendrait d’étendre cette logique et de se demander si la vraie raison de la fronde de Hiro Tefa’arere au
sujet de la croix ne résidait pas dans le fait que Tony Géros lui avait été préféré en juin 2004 pour devenir
président de l’assemblée... Ces questions de personnes peuvent sembler nous éloigner de l’analyse sociologique en terme de champ, d’une perspective structurale quant à l’articulation des rapports politico-religieux.
Le rappel des paramètres personnels de cette affaire est pourtant nécessaire, précisément pour se demander
en quoi l’empiétement du religieux sur le politique relèverait d’un problème structural, de tensions entre deux
champs, ou bien s’il s’agirait avant tout de combats politiques d’individus, pour des raisons de positionnement personnel à l’intérieur du seul champ politique.
30
�N°303/304 • Décembre 2005
sont catholiques, ils prônent une résistance à l’acculturation occidentale
qui rejoint l’idéologie culturaliste de l’Eglise protestante maòhi (tandis
que sur la culture, aucun combat fort n’émerge de l’Eglise catholique
aujourd’hui ; simplement des initiatives personnelles, non coordonnées).
Précisément, les valeurs que des années 1980 à 2000 Gaston Flosse
a proposées à la Polynésie française, favorables à une modernisation
accélérée de la société allant dans le sens d’une acculturation de ses
habitants, ont peu à peu éloigné de lui la direction de l’Eglise protestante
(conservatrice, restée par exemple très attachée à la langue mä’ohi
comme langue première des habitants). Pour cette Eglise dont le clergé
a toujours été autochtone et dont les traditions (chants, veillées, discours), même acculturées, sont marquées d’une empreinte polynésienne
très forte, la francisation de Tahiti ne peut avoir pour conséquence que
la régression du religieux. Ontologiquement, l’occidentalisation porte
une atteinte particulière au religieux protestant puisque la culture collective protestante coïncide sur bien des points avec la culture collective
polynésienne (fêtes, organisation du travail en groupes, etc.). A l’inverse,
l’occidentalisation ou la francisation de Tahiti ne portent pas atteinte de la
même façon au catholicisme car l’accès aux activités de l’Eglise catholique est moins conditionné par la maîtrise de la langue et de la culture
polynésiennes. Enfin, si la francisation de Tahiti fragilise toutes les
Eglises (concurrencées par d’autres valeurs, d’autres institutions, activités, etc.), elle s’accorde mieux avec le catholicisme qu’avec une autre
religion : l’occidentalisation conduit en effet à un effacement du collectif
et à l’apparition de l’individu, du sujet, ce qui n’est pas contraire avec le
vécu plus personnel de la foi chez les catholiques (par opposition au
lourd vécu collectif de la religion chez les protestants polynésiens).
La progression de l’Eglise catholique sur la scène publique ces dernières années ne tient donc pas tant à la religion du chef du gouvernement, Gaston Flosse, qu’à un conflit de valeurs, de culture politique et
religieuse. L’opposition de la direction de l’Eglise protestante à Gaston
Flosse a été très nette durant la dernière mandature du président Jacques
Ihora’i. En conséquence, et à défaut, Gaston Flosse s’est rapproché de
31
�certains dignitaires catholiques qu’il a davantage reconnus et dont il a
davantage cherché la reconnaissance, comme en témoigne son rapprochement avec la famille Coppenrath. Ce fut surtout évident de la propension à décorer dans l’Ordre de Tahiti nui nombre de membres du clergé
catholique (d’origine non polynésienne). Ceux-ci s’ajoutant à nombre
d’investisseurs occidentaux, de chefs d’Etat et dignitaires politiques
étrangers, ainsi que de membres de la communauté chinoise, la communauté protestante maòhi eut en retour l’impression au début des
années 2000 qu’elle devenait de plus en plus minorée des principaux
dirigeants du champ politique tahitien, et que ce champ politique n’était
lui-même plus à l’image de la société mā’ohi (autrefois presque très
largement protestante).
La montée en puissance des catholiques sur la scène publique est
vécue idéologiquement par certains protestants sous l’angle de la régression, dans la continuité d’une régression entamée en fait il y a plus de
cent cinquante ans lors d’une double intrusion : l’arrivée conjointe en
Polynésie orientale de la France et de l’Eglise catholique, qui ébranla
l’édifice tahitien protestant patiemment construit durant la période
1797-1842 sur la base de la seule parole de Dieu. Pour l’Eglise protestante maòhi d’aujourd’hui, qui n’a jamais fait le deuil de sa puissance
passée, la progression conjointe du catholicisme (toujours raillé sous
l’angle de l’idolâtrie ; voir Saura 1990) et des valeurs occidentales –
notamment françaises – au sein de la société polynésienne (à travers la
langue, les habitudes alimentaires et de consommation, etc.) participent
d’une même atteinte à l’identité (historique) de la communauté protestante mā’ohi.
Cette idée de régression est explicite dans la demande conjointe
émanant du synode de l’Eglise protestante maòhi, en août 2004, que
soient retirées en même temps que la croix à l’assemblée, les statues
polynésiennes ti’i qui « encombrent » la ville de Papeete. Le communiqué du synode pose : « Te tiàoro nei te Apooraa Rahi Amui i te
Peretiteni… ia ìritihia te uru tii atoà e faaapiapi nei i to tātou òire
», ce qui signifie « Le Conseil Supérieur exhorte le président (du gouvernement) de retirer toutes les statues qui encombrent notre ville »35.
32
�N°303/304 • Décembre 2005
Le Conseil supérieur précise ultérieurement que ne sont pas visées des
statues de personnages historiques (celle de Pouvanaa Oopa) ou même
les statues catholiques de la Vierge, mais qu’il « s’agit de la multiplication des tiki, dans les lieux publics. C’est comme si nous faisions revivre
le paganisme. Nous trouvons que cela devient excessif. La société polynésienne a évolué. Un retour en arrière, cautionné par les pouvoirs politiques, nous disons non ».
Cette dernière phrase mérite explication. L’Eglise protestante
maòhi dénonce la multiplication de statues en ciment, en bois ou en carton, à fonction esthétique, installées depuis quelques années dans des
espaces publics (auprès de fontaines, de ronds-points, à l’entrée de
foires commerciales dont l’une au mois d’août 2004 se déroule précisément face au siège de cette Eglise) par les pouvoirs publics ou avec
leur autorisation. Depuis leur conversion au protestantisme autour de
1820, les Tahitiens continuent majoritairement d’être fiers de s’être
débarrassés des statues des cultes préchrétiens. Très rares sont ceux qui
décorent l’intérieur de leurs maisons de reproductions contemporaines
de telles statues, contrairement aux catholiques (notamment les
Marquisiens, brillants sculpteurs) dont l’éthique religieuse n’est pas
basée sur une dévalorisation des objets religieux de toute nature. En
revanche, les jeunes protestants ne sont pas animés de la même éthique
opposée aux ti’i que leurs parents ; ils perçoivent plutôt ces objets sous
l’angle esthétique et culturel.
La réaction de la direction de l’Eglise protestante maòhi est particulièrement intéressante car celle-ci n’était pas satisfaite de la multiplication des statues sous le gouvernement de Gaston Flosse, donnant l’impression soit qu’il ignorait l’éthique protestante, soit qu’il recherchait
curieusement la présence de ces statues (impression partagée, on l’a dit,
par un certain nombre de ses opposants). Grande fut évidemment la
déception de ces mêmes protestants lorsque le premier geste public du
président de l’assemblée de Polynésie français, élu dans un mouvement
35 Le terme uru tii employé ici pour exprimer l’idée d’une multitude de ti’i est d’ordinaire associé à des végétaux qui prolifèrent (te uru rä’au : « la brousse » ; te uru mei’a : la bananeraie, etc.).
33
�d’alternance à Gaston Flosse, fut de sortir de sa poche un crucifix pour
le fixer sur les murs de l’assemblée.
L’opposition au crucifix manifestée par les dirigeants de l’Eglise
protestante maòhi en 2004 est donc à la fois une réaction de défense
face au front catholique qui progresse dans le Tahiti d’aujourd’hui, et
face à la confusion qui peut émaner de l’usage par les hommes politiques de symboles religieux de quelque religion et époque que ce soit.
Structurellement, la démarche religieuse de Tony Géros, loin de
plaire à tous les tenants du champ religieux tahitien, a été perçue par
certains comme un empiétement du politique sur le religieux. Alors que
dans l’univers polynésien actuel, le champ religieux ne cesse de régresser (car en matière d’encadrement social ou de diffusion des valeurs, les
Eglises subissent la concurrence d’autres institutions), le politique ne
cesse, lui, de se développer : depuis la création des communes (1972),
puis l’apparition au sein de l’Etat - mais en fait, à ses côtés - d’un pouvoir
territorial autonome (1977), le politique pénètre les familles, les associations, les communautés villageoises et urbaines. La réponse quotidienne aux problèmes des Polynésiens est entre les mains des hommes
politiques, qui disposent de budgets importants, et non entre celles des
hommes d’Eglises, leaders de la Polynésie d’une autre époque. Tandis
que leur action s’inscrivait autrefois largement dans l’espace public et
même politique, les hommes d’Eglises ne sont plus aujourd’hui que des
dispensateurs de biens du salut. Que les hommes politiques s’approprient un des rares trésors qu’il leur reste, la croix, l’empiétement du
politique sur le religieux est manifeste36.
Qui plus est, l’Eglise protestante s’est trouvée en 2004 divisée sur
cette question de la croix, puisque certains fidèles protestants, plus attachés aux valeurs chrétiennes ou à soutenir le combat d’Oscar Temaru
qu’à la défense de la laïcité, ont bien accepté l’adoption de la croix à
36 C’est ce qui explique qu’à la fin des années 1980, l’archevêché de Pape’ete faisait un procès à Oscar
Temaru pour avoir fait de la croix l’emblème du Tāvini Huira’atira ; le conseil d’Etat donna raison au président
du Tāvini Huira’atira, estimant qu’un parti politique était libre du choix de ses emblèmes. Aujourd’hui, Oscar
Temaru est bien mieux perçu par la direction de l’Eglise catholique, finalement plutôt satisfaite de la religiosité
de son mouvement politique.
34
�N°303/304 • Décembre 2005
l’assemblée37. Au total, l’Eglise protestante ne cesse de courir le risque
d’être fragilisée par les initiatives des hommes politiques, qui s’ajoutent
aux divisions provoquées en son sein par le discours politique de certains de ses dirigeants.
A son tour, le champ politique s’est aussi trouvé fragilisé par la
controverse de 2004 sur la croix à l’assemblée puisque la majorité plurielle d’Oscar Temaru a alors éclaté. D’ordinaire, c’est plutôt le champ
religieux qui est soumis à certaines tensions du fait de l’intrusion d’un
élément politique (par exemple, l’affichage de son appartenance politique par un pasteur ou un diacre) dans ce champ religieux. Lorsque de
tels empiétements se produisent, la solution réside nécessairement dans
le fait de replacer l’élément qui a fait intrusion, à l’intérieur de son
champ d’origine, mais pas à lutter contre lui en tant que tel. Autrement
dit, le champ politique tahitien ne rejette pas les Eglises quand une croix
fait son entrée à l’assemblée, car on sait que le champ religieux n’a
aucun moyen de déborder à l’intérieur du champ politique sans l’accord
des hommes politiques. L’inverse n’est pas exactement vrai : la politisation des diacres dans l’Eglise protestante (untel prononçant systématiquement la prière lors des meetings électoraux du Tāvini ou du
Tāhō’ēra’a Huira’atira dans sa commune, un autre, vêtu des couleurs
du parti, venant systématiquement saluer un leader en déplacement dans
sa commune, etc.) exaspère certains dirigeants protestants car elle porte
atteinte à l’unité d’une Eglise dont ils savent qu’elle intéresse les tenants
du champ politique, dans un ensemble de rapports de force où le champ
politique dispose de moyens matériels et financiers supérieurs à ceux du
champ religieux.
37 Cf. Les Nouvelles de Tahiti, 18-09-04, p. 10
35
�Pour nous résumer sur la structure des rapports politico-religieux,
rappelons que l’affaire de la croix a révélé, outre l’évidence de passerelles existant entre ces deux champs, la progression de la religion
catholique dans le Tahiti d’aujourd’hui ; les symboles de cette religion
catholique en viennent même à déborder sur un champ politique traditionnellement – depuis son apparition, depuis 1945 – balisé par des
codes culturels (langage, prière, etc.) plutôt protestants. L’opposition
des Eglises non catholiques à cette croix a pu légitimement être lue
comme une réaction de certains acteurs du champ religieux vis-à-vis
d’une concurrence qui affecte d’abord le champ religieux avant de se
manifester un jour à la frontière de ce champ et d’un autre champ.
C’est aussi une réaction à l’hypertrophie croissante du politique. A
cet égard, il est particulièrement intéressant que la laïcité soit revendiquée en 2004 par des acteurs religieux pour se protéger des décisions
du politique d’afficher une dimension religieuse, alors que d’ordinaire,
la laïcité sert de rempart à l’Etat contre les empiétement du religieux
dans l’espace public. C’est dire si la signification que l’on donne à la laïcité n’est pas la même en Polynésie qu’en Occident. Sur le fond, il est
légitime de croire que les Polynésiens ne sont pas simplement attachés
à la laïcité dans le sens où l’on serait attaché à une primauté du politique
sur le religieux, mais le fait que la laïcité soit une manière de canaliser
des enjeux internes au champ religieux montre que celui-ci est parfois
premier dans les consciences, les références, les priorités.
Par ailleurs, l’année 2004 a certes marqué la réconciliation de
nombre de Tahitiens avec une vie politique soudain devenue plus ouverte,
offrant une place aux opposants, mais dans le même temps, les blocages,
retournements d’alliances et autres soubresauts quasi quotidiens ont
donné de la politique une image bien peu noble. Ces péripéties forment
un terreau pour les plus conservateurs ou les plus pessimistes, qui les
porte à une dévalorisation du politique au profit du religieux, perçu à
l’inverse comme domaine de la permanence et des « vraies valeurs ».
Au total, si l’attention des habitants de la Polynésie française s’est grandement focalisée sur le politique, celui-ci n’a jamais cessé d’afficher une
36
�N°303/304 • Décembre 2005
dimension religieuse évidente, voire contribué au renforcement des
convictions religieuses minorant la place du politique.
Enfin, il conviendrait de poser la question de savoir si l’on peut
dans le Tahiti d’aujourd’hui limiter la religion au christianisme.
L’articulation des rapports politico-religieux ne devrait-elle pas être étudiée à l’intérieur d’une triple articulation de champs, le champ politique, le champ religieux, et le champ culturel ? Le lien politique-religion-culture éclaire en effet toute la dynamique du mouvement indépendantiste, qui a perdu, depuis l’arrêt des essais nucléaires en 1996, un de
ses combats majeurs, et se base essentiellement aujourd’hui sur la question identitaire : l’indépendance comme moyen de rester entre
Polynésiens, de faire que les Polynésiens continuent à être, avec leur
langue, leur culture.
Précisément, à l’intérieur de cette culture, la religion chrétienne
occupe une place importante, même si chacun sait aussi que cette religion vient d’ailleurs. Si, rares sont en Polynésie française les manifestations religieuses publiques non chrétiennes, un mouvement en ce sens
s’amorce néanmoins, à travers la mise en place depuis la fin de la décennie 1990 de cultes sur des marae (préexistant ou construits à cet effet)
de Tahiti (à Hamuta) et Mo’orea (Tiki village), qui ne concerne, pour
l’heure, qu’un nombre d’adeptes très limité. Dans la sphère privée, ont
survécu des croyances en des esprits du passé, des interdits, mais rien
de très riche, de comparable à une véritable culture religieuse. Pour
aller à l’essentiel, nous dirons que dans les milieux populaires tahitiens,
la religion traditionnelle relève non pas du domaine du savoir positif et
du vécu, mais de l’ignorance et de la peur ; laquelle peur se nourrit précisément d’une ignorance due autant à la dévalorisation entretenue par
le discours chrétien qu’à l’absence d’enseignement scolaire, jusque tout
récemment, relatif à la société pré-européenne. Toutefois, le discours
indépendantiste étant un discours de retour à soi-même, de réappropriation de sa culture et de son histoire, il ne peut être exclu qu’il entretienne des liens avec la volonté, même partielle, de ressusciter des éléments religieux préchrétiens.
37
�Les quelques mois du premier gouvernement d’Oscar Temaru en
2004 n’ont pas permis à la composante religieuse non-chrétienne de la
culture polynésienne de s’exprimer publiquement aux côtés d’évidents
signes religieux chrétiens. Celui-ci ayant finalement été réélu président
de la Polynésie française en mars 2005, il est probable que les observateurs de la vie politique et religieuse à Tahiti auront dans les années à
venir, le loisir d’enrichir leurs observations et analyses en ce domaine.
Bruno Saura
38
�N°303/304 • Décembre 2005
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(2004) La société tahitienne au miroir d’Israël. Un peuple en métaphore. Paris, CNRS
éditions, coll. Ethnologie, 302 p.
39
�Rapa
quarante ans après
1
En décembre 2003, mon épouse, Louise Hanson et moi-même
sommes pour la première fois retournés à Rapa après y avoir mené une
recherche ethnographique bien des années auparavant. Le tama’ara’a
que les habitants organisèrent le 13 décembre pour marquer l’occasion
eut lieu, de façon tout à fait fortuite, le quarantième anniversaire du jour
où Louise et moi-même sommes arrivés sur le Meherio pour passer pratiquement une année de résidence et d’étude sur l’île. (Il semble par
ailleurs, que le destin de Rapa soit de subir la présence d’un anthropologue une fois tous les quarante ans. L’île a été étudiée au début des
années vingt par John F.G. Stokes, un ethnologue américain du Bishop
Museum de Honolulu ; et aujourd’hui, quarante ans après mes propres
travaux sur le terrain, Rapa est le lieu de recherches de l’anthropologue
français et notre bon ami Christian Ghasarian… qui nous a, en fait,
accompagné lors de notre retour dans l’île et que je remercie chaleureusement d’avoir traduit cet article de l’anglais).
J’étais un étudiant diplômé en anthropologie lorsque nous sommes
arrivés à Rapa pour mes travaux de recherche en doctorat. Une ou deux
fois après avoir publié les résultats de cette étude, j’ai correspondu avec
des amis à Rapa sur la possibilité de retourner dans l’île pour y prolonger mes recherches. Cependant, d’autres projets semblaient toujours
interférer : les Maoris de Nouvelle-Zélande, la théorie sociale, la société
américaine contemporaine ; et plus les années passaient, moins il semblait probable que nous retournions à nouveau sur le lieu de notre pre1 La SEO a publié en 2004 dans son bulletin n° 300, 15 photos prises lors de la campagne de la Zélée à
Rapa en septembre 1903
�N°303/304 • Décembre 2005
mière recherche de terrain. Les Rapa cependant se souvenaient de ce
que nous avions dit à propos de la possibilité de revenir et, peut-être
aussi curieux d’apprendre ce que nous étions devenus au fil du temps,
que nous de le savoir pour eux. Ils prirent l’initiative avec la complicité
de Christian Ghasarian d’organiser l’événement.
J’avais l’intention de profiter de cette occasion pour examiner les
changements sociaux intervenus dans l’île durant les quarante dernières
années. Mais il s’avéra que nos six jours limités sur l’île furent en grande
partie remplis par la merveilleuse hospitalité et la chaleur amicale des
Rapa : dîners cérémoniels, réunions avec le conseil municipal, le
conseil des diacres, avec les matahiapo2, réminiscences avec de vieux
amis, et joie de voir comment ceux qui n’étaient encore que de petits
enfants ou n’étaient pas encore nés lors de notre premier séjour, sont
devenus des leaders efficaces dans l’île aujourd’hui. Ainsi la visite s’est
avérée être plus une expérience personnelle enrichissante et inoubliable
qu’un projet professionnel (voir Ghasarian, 2004). Nous avons néanmoins fait quelques observations ethnographiques qui peuvent avoir
quelque intérêt.
Rapa a beaucoup changé durant ces quarante dernières années ;
plus encore, j’ai l’impression que l’île a changé durant les quarante
années écoulées entre le travail de terrain de John Stockes et le nôtre. Les
changements les plus évidents sont d’une manière ou d’une autre liés à la
technologie. L’île possède maintenant l’électricité, la télévision, des tuyauteries d’intérieur complètes avec l’eau chaude, des systèmes de congélation, des moteurs de bateaux, un quai sur lequel les navires de passage
peuvent accoster et une route pratiquement achevée sur laquelle circulent
des mobylettes, des voitures, des trucks pour le ramassage scolaire et des
camions pour transporter le matériel de construction. Il est même question de construire un aéroport dans l’île, ce pour quoi tous les insulaires
sont loin d’être unanimes. Rien de tout cela, mis à part deux ou trois petits
moteurs hors-bord et générateurs électriques pour l’infirmerie et la maison du professeur principal de l’école, n’existait il y a quarante ans.
2Matahiapo : Les aînés
41
�Ces changements technologiques ont eu un certain nombre de
conséquences sociales. Au milieu des années soixante, la pêche à finalité
domestique se faisait avec des baleinières construites localement. Quatre
hommes au minimum étaient requis à bord pour ramer et un cinquième
gouvernait le bateau. La pêche était donc faite en groupes, dont les
membres appartenaient le plus souvent à différentes maisonnées. Les
prises étaient ensuite distribuées de façon équitable entre tous les
membres de l’équipage ce qui signifiait que deux ménages ou plus
tiraient bénéfice de cette solidarité. Avec un moteur hors-bord, une
baleinière peut désormais être manœuvrée par deux hommes seulement
et, plus récemment, des bateaux contrôlables par une seule personne
ont été importés dans l’île. Le résultat est qu’aujourd’hui les hommes ne
pêchent souvent plus que par groupes de deux ou de trois, ou même
seuls. Je n’ai pas eu l’occasion d’examiner en détail les modèles courants de la distribution de poissons, mais ils ont sans aucun doute été
affectés par le changement dans la composition des groupes de pêche.
Que dire par ailleurs de la camaraderie intrinsèque lors des parties de
pêche toute la journée avec un équipage de cinq ou six hommes ?
En 1964, les Rapa cuisinaient et mangeaient dans l’espace de cuisson des aliments, séparé des maisons, principalement destinées à dormir.
L’unité économique de la société était la maisonnée (utua fare), définie
par les personnes qui associaient leur travail pour produire la nourriture.
Les membres d’une maisonnée mangeaient ensemble dans le même abri
de cuisine, bien que, et ceci particulièrement dans les maisonnées les
plus grandes (la plus grande maisonnée lors de notre séjour comprenait
quinze personnes), certains d’entre eux dormaient dans plusieurs
endroits différents. Maintenant les Rapa possèdent des cuisines et des
salles à manger à l’intérieur des maisons où ils dorment. Je n’ai pas pu
examiner en profondeur l’effet de cette nouveauté sur la composition de
la maisonnée, mais si, comme cela m’est apparu, elle a diminué la fréquence de maisonnées composées de grandes familles étendues, il s’ensuit un changement crucial dans l’économie de subsistance locale.
Certains des changements sont quelque peu ironiques. Lorsque nous
vivions à Rapa, la cuisine était préparée sur un feu de bois. Obtenir suffisamment de combustible était un défi quotidien, car l’île avait relativement
42
��peu d’arbres et il était souvent nécessaire de transporter le bois à pied
ou par bateau sur de longues distances. Depuis ce temps, beaucoup de
pins ont été plantés et les collines au-dessus du village principal de
Ha’urei sont maintenant fortement boisées. Cette nouvelle disponibilité
d’arbres pourrait fournir une solution au problème de bois de chauffage
mais le bois de chauffage n’est plus indispensable dans la mesure où
aujourd’hui les gens cuisent leurs aliments avec des cuisinières à gaz
dont ils se procurent les bouteilles par bateau. Les pins deviendront
peut-être des ressources de valeur pour travailler le bois de charpente,
mais rien ne semble encore décidé.
Une des plus grandes ironies provoquées par les innovations technologiques dans l’île concerna la contraception. Comme je le décrivais
dans une contribution antérieure au Bulletin (Hanson, 1970), au
moment de notre recherche les habitants de l’île conceptualisaient l’utérus comme un organe mécanique fermé durant la majeure partie du
temps mais s’ouvrant une fois par mois lors de la menstruation pour permettre au sang impur de s’évacuer. La conception était envisagée comme
résultant du mélange du sperme masculin avec le sang féminin dans l’utérus. Tout comme le sang ne peut pas s’échapper d’un utérus scellé, la
semence ne peut y entrer. C’est pourquoi la conception était pensée possible uniquement durant les quelques jours après la menstruation, avant
que l’utérus ne se referme. Ces idées ont conduit les Rapa à pratiquer une
méthode (singulièrement inefficace) de contrôle des naissances par
l’abstention des rapports pendant la menstruation et peu de temps après.
Au travers de conversations concernant l’ovulation (qu’ils n’identifiaient pas du tout) et la physiologie de la conception, je suis parvenu à
persuader un certain nombre d’hommes qu’ils auraient de meilleurs
chances d’éviter la grossesse s’ils décalaient la période de l’abstinence
une dizaine de jours à mi-chemin entre les périodes menstruelles.
Lorsque nous sommes retournés en 2003, j’étais particulièrement intéressé de voir si ma suggestion avait persisté durant ces quarante années
écoulées, et si les pratiques de la contraception avaient changé. J’appris
que leurs pratiques avaient en effet changé, mais pas nécessairement en
raison d’un changement d’état d’esprit. Dans les brèves conversations que
j’ai pu initier sur le sujet, on me dit que certains insulaires continuaient à
44
�N°303/304 • Décembre 2005
croire à l’utérus mécanique, mais je n’ai pu vérifier si cela est l’opinion
générale. Dans tous les cas, les innovations technologiques ont désormais rendu non pertinente cette idéologie de la conception car la méthode de contraception aujourd’hui répandue dans l’île est désormais la
pilule. (J’ai également appris qu’un homme, qui m’avait dit il y a quarante ans que sa femme et lui prévoyaient de décaler leur période d’abstinence en fonction des explications que je leur avais données, avait, peu
après, eu des jumeaux…).
Les Rapa sont plus instruits maintenant qu’ils ne l’étaient il y a quarante ans. Les bâtiments scolaires sont plus grands, plus fournis en personnel et mieux équipés. L’école possède aujourd’hui une bibliothèque
complète avec sept ordinateurs. Beaucoup de Rapa parlent français, ce
qui était rare en 1964. J’ai observé que les Rapa semblent plus sûrs
d’eux-mêmes et plus à l’aise dans une variété de situations (moins de
ha’ama)3 qu’autrefois, et l’éducation joue probablement un rôle important dans ce fait. Un aspect important du nouveau système éducatif est
que pratiquement tous les enfants de l’île vont à Tupua’i pour le collège
entre environ onze et seize ans. Un bon nombre d’entre eux poursuivent
ensuite leur éducation pendant trois ou quatre années supplémentaires
à Tahiti. En conséquence, les Rapa ont en général plus d’éducation que
leurs parents et grands-parents.
Il serait cependant utile d’étudier l’étendue des conséquences de
cette pratique pour les écoliers, leurs familles et la société rapa dans son
ensemble. Les jeunes sont absents de leurs familles et de leur île natale
pendant la puberté et le moment où, dans la pensée rapa, leur statut change
de tamari’i (enfants) à taure’are’a (jeunes). Les années de taure’are’a, le
moment du jeu, de la gaieté, du bon temps en général, sont une période
importante pour le développement personnel et social. Dans les années
1964, les taure’are’a jouaient un rôle crucial dans l’économie de subsistance car ils effectuaient une grande partie du travail le plus difficile, tel que
ramer dans les bateaux, porter les sacs de taro et le bois de chauffage, et
faire le popoi. Les changements économiques ont réduit l’importance de
3 n.d.r. e mea ha’amâ : ça fait honte.
45
�ces dernières activités aujourd’hui, mais c’est également durant la période
taure’are’a que les jeunes commencent à avoir des relations romantiques
et sexuelles et acquièrent une compréhension plus profonde des rôles
qu’ils seront plus tard invités à jouer en tant qu’adultes (ta’ata pa’ari)
dans leurs familles, au sein de l’Eglise et de la société en général. Quelles
sont les incidences sur eux et la société rapa du fait qu’ils passent la plupart de cette étape cruciale de la vie loin de l’île ?
Ce point est l’un des deux soucis que j’ai à propos de l’état présent
et futur de Rapa. L’autre se rapporte au fait que l’économie de plus en
plus fondée sur l’argent ne semble pas être appropriée aux ressources
locales actuellement existantes. La majeure partie de l’argent exigé pour
que la société rapa reste orientée vers l’avenir provient de l’extérieur, en
grande partie sous forme de subventions pour des améliorations
publiques et de salaires. Par « l’extérieur » je veux dire le gouvernement territorial de la Polynésie française et, finalement, de la France
métropolitaine. Si les conditions politiques venaient à changer et ces
sources d’argent venaient à se tarir, je ne pense pas que les Rapa pourraient maintenir leur mode de vie actuel. Cela est beaucoup plus sérieux
qu’il y a quarante ans, lorsque l’argent des salaires ne représentait pour
la plupart des familles qu’un supplément relativement mineur à leur
principale économie de subsistance basée sur la culture du taro et la
pêche. Si l’île doit être solidement intégrée dans une économie plus
grande, il me semble important qu’elle développe des ressources locales
pour l’exportation. Les ressources sont présentes sous forme de faune
marine abondante et de terres fertiles disponibles pour une variété
d’agriculture et de bétail. Les Rapa m’ont indiqué qu’ils exploraient la
possibilité d’introduire de Nouvelle-Zélande des fruits comme le kiwi,
pour le congeler puis l’exporter à Tahiti. J’imagine que l’exportation de
poissons, d’écrevisses surgelées, et peut-être aussi de bœuf, pourrait
également être développée. Mon opinion est qu’un futur sûr et non
dépendant pour Rapa dépend de sa capacité à s’ouvrir à des possibilités
de ce type.
Allan F. Hanson
(Traduction de Christian Ghasarian)
46
�N°303/304 • Décembre 2005
Bibliographie
GHASARIAN Christian, Retour d’un ethnologue à Rapa, Tahiti-Pacifique n°154 : 3233, février 2004.
HANSON F. Allan, théorie rapaienne de la conception, Bulletin de la Société des
Etudes Océaniennes n°170 : 81 : 84, 1970
47
�Art rupestre contemporain :
rapport de l’artiste
au lieu et à la société,
prolongements dans
l’art paléolithique
La relation à un lieu
Entre l’œuvre pariétale et son milieu naturel sont tissés des liens
cruciaux et significatifs. Les dimensions géographique, architecturale
mais surtout imaginaire du site sont essentielles tant pour l’auteur des
œuvres que pour ses spectateurs. Je vais donc d’abord évoquer ma perception du lieu qui m’a conduit à réaliser un travail in situ.
Une île du Pacifique est produite par un volcan qui s’érode et s’enfonce lentement dans l’océan. C’est ainsi que se présente Tahiti, avec au
centre le cratère effondré qui retient les nuages. Les eaux de pluie
s’écoulent vers la mer dans une vallée taillée par des dizaines de torrents : la vallée de Papenoo.
A l’arrivée des Européens, elle abritait une importante population
vivant de la culture du taro sur des terrasses aménagées aux confluents
des rivières, de l’élevage de porcs, et du façonnement d’herminettes
exceptionnelles, échangées dans tout l’archipel de la Société. Cette vallée,
du fait de sa situation centrale, était un lieu d’échanges commerciaux, de
négociations guerrières, de neutralité pour les vaincus, et de cultes sur
d’innombrables édifices de pierre, les marae. Les missionnaires chrétiens cherchèrent à regrouper les Polynésiens sur les côtes pour mieux
�N°303/304 • Décembre 2005
les contrôler ; c’est donc à Papenoo que se réfugièrent les réfractaires,
et que subsista jusqu’à la fin du XIXe siècle un mode de vie et des cultes
de l’époque néolithique. La vallée ne fut plus ensuite parcourue que par
des pêcheurs et des chasseurs de cochons sauvages. De vagues sentiers
longeaient parfois des marae en ruine, recouverts par la végétation. Au
milieu du XXe siècle quelques expéditions archéologiques fouillèrent les
sites les plus accessibles. La vallée était alors considérée comme un
espace immense, labyrinthique et mystérieux. Le souvenir d’une culture
pré-européenne l’imprégnait : croyances en des pirogues fantômes descendant la rivière la nuit, d’âmes errantes des ancêtres, de tabou frappant d’anciens lieux de culte et des sépultures dont les emplacements
étaient oubliés. C’était une porte vers les temps anciens et un espace
insondable.
Puis brusquement en 1986, un aménagement hydroélectrique de la
haute vallée bouleversa tout. Une piste fut tracée, des sauvetages archéologiques réalisés dans la précipitation. Ce basculement du mythe à la
réalité domestique suscita mes premières interventions.
La confrontation à l’éphémère
La transformation des paysages par des engins de terrassement,
l’édification de barrages, d’usines ou de décharges à ordures, matérialisaient le changement de statut. Ma première phase d’interventions fut
réactionnelle au sentiment de profanation de ce lieu dont je m’étais
construit une image idéalisée. Deux motifs m’ont conduit à agir :
– le désir de passer de longs moments dans des sites provisoirement préservés, de réaliser physiquement un lien avec l’éphémère, la
beauté et le mythe : un adieu précédant une agonie annoncée,
– la volonté ironique d’aller à contre courant d’une énorme vague
industrielle.
J’ai donc recousu les failles naturelles de rochers avant le passage
des bulldozers, coupé méticuleusement des pierres pour les suturer
ensuite. Ces interventions se situent à proximité des zones de passage,
voire sur des aires totalement détruites par la suite. Ces coutures dérisoires en périphérie des transformations industrielles sont à la fois les
réparations pathétiques d’un lieu défiguré et la matérialisation d’une
49
�limite, comme on renforce un tissu en voie de dégradation. On y retrouve
les symboliques de signalisation pour marquer une frontière, et d’offrande pour réparer un tort causé. Mais apparaît aussi la fermeture par la
force, comme la « bouche cousue » marque l’impossibilité de parler
donc de se défendre, comme la suture rituelle du sexe féminin* est une
soumission. Ainsi toute couture reste ambiguë : tout en étant une réparation elle participe à la dégradation ou, du moins, en est l’image miniaturisée et méticuleuse. Souillure ou parure, caresse ou blessure, complicité ou agression ? Ces deux pôles opposés induisent une question cruciale : assumons-nous l’image de nos propres actions sur le monde et
selon quels critères ?
L’exploration du mythe
L’extension progressive de l’emprise technologique sur toute la longueur de la vallée m’a conduit à une seconde phase d’interventions en
des lieux plus isolés. Le constat que tout site considéré comme vierge,
voire mythique, est susceptible de tomber un jour dans le domaine
domestique m’a libéré de la nécessité d’un sens social à mes actes. Le
ciel lui-même, universellement lieu de séjour des divinités, étant désormais parcouru par nos avions et nos satellites, nous en modifions irréversiblement la perception y compris pour les rares groupes humains
n’ayant pas de contact avec la civilisation occidentale. C’est l’exemple
typique d’annexion ipso facto d’espaces sacrés collectifs à des fins utilitaires.
Créer un lien avec un lieu devient donc une affaire privée où ne sont
concernés que le site qui m’attire et ma propre conscience puisque
aucun espace n’est par essence à l’abri d’une utilisation fonctionnelle.
Une trace laissée en un lieu vierge apparaîtra-t-elle comme un sacrilège
ou une sacralisation ? J’ai alors tenté de produire des œuvres induites
uniquement par et pour le paysage, telles des broderies. Ce travail typiquement féminin est réalisé avec des outils et matériaux contemporains
et masculins, mais sur une matière symboliquement féminine. La vallée
de Papenoo se présente en effet comme une arborescence de torrents,
entre des parois la plupart du temps verticales, formant de par la végétation tropicale et les innombrables cascades barrant les cours d’eau un
50
��vaste espace labyrinthique, univers infini dans un espace fini. C’est un
immense corps qui s’offre au ciel et aux humains.
Les efforts en temps et en difficulté pour rejoindre le lieu de l’œuvre
agissent comme un préparateur, un épurateur. Ils m’extirpent mentalement du monde domestique : c’est un voyage initiatique préparant à la
rencontre avec le site et la réalisation d’un lien privilégié. Le cheminement fait partie de l’œuvre et un accès laborieux donne d’une part la
sensation de se retirer hors de l’emprise sociale, d’autre part d’aller à la
rencontre de la matière du monde dans ce qu’elle a de plus intime (avec
sa complicité puisque le labyrinthe s’est laissé déchiffrer), et par conséquent d’avancer vers la partie la plus authentique de soi-même.
Le temps consacré au site est hors du temps profane, hors d’un
regard ou jugement culturel ou social. Le lieu est une entité que l’on
vient rencontrer, avec lequel on dialogue et, choisir pour la sensation
particulière qu’il procure. De chacun émane une ambiance et une harmonie différente qui se reflètent en nous, provoquant une attraction et
des réactions spécifiques. Les lieux ayant un « esprit » très marqué ont
toujours attiré les hommes selon des critères essentiellement subjectifs
certes, mais parfaitement reproductibles au fil du temps, des individus
et des cultures. Il convient de s’interroger sur les différentes raisons
nous ayant poussé à les marquer de notre empreinte, alors que par
essence ces sites se suffisent à eux-mêmes pour générer leur mana.
Désir de se soumettre à leur pouvoir, d’y participer, d’en récupérer un
bénéfice ou d’en vaincre la puissance ?
La trace laissée (par moi-même sur la matière et réciproquement)
intègre à la fois le trajet, le séjour et le matériau modifié. Elle est l’expression du lien ressenti (ou imaginé), l’artiste étant à la fois venu chercher et déposer. L’œuvre est livrée aux forces naturelles qui la conserveront, la modifieront et l’effaceront. Elle est une interface entre l’univers et l’humain, mais aussi entre le conscient et l’inconscient de l’artiste.
Elle est un échange personnel avec la matière qui la supporte, et à
laquelle elle est destinée.
52
�N°303/304 • Décembre 2005
Fonctions sociales et culturelles
Réalisées sans témoin ni information du public, certaines coutures
furent découvertes par des guides de randonnée, qui ont formulé des
explications logiques pour leur clientèle :
système pour consolider des orgues basaltiques, ou pour en mesurer le mouvement,
œuvre d’un américain vivant dans la montagne (légende d’hommes
occidentaux redevenus « sauvages » vivant à l’écart de la civilisation)
que l’on ne voit jamais et qui coud les pierres pour des raisons mystérieuses.
Découvertes par des Polynésiens pêcheurs ou chasseurs, ceux-ci y
voyaient des traces laissées par leurs ancêtres, sans tenir compte de l’utilisation de matériaux contemporains. Lorsque leur nature réelle fut
connue, quelques sentiers ont été tracés pour en faciliter l’accès. Les
« coureurs des bois » qui parcourent la vallée ont perçu le défi ironique
à l’avancée des travaux de transformation de la vallée, et les associations
de protection de Papenoo les ont adoptées.
Une partie de la population urbanisée les conteste : étant un acte
individuel effectué sans autorisation préalable, sans utilité fonctionnelle,
et dans un site supposé vierge, elles sont contraires à l’idée usuelle de
protection de la nature. Des actions dévastatrices (routes, barrages,
usines) sont acceptées car mettant en œuvre des moyens monumentaux,
elles semblent participer à un élan collectif, donc au bien-être commun.
Une des fonctions actuelles de l’art se trouve ainsi illustré : quelques
trous de perceuse ont provoqué plus d’interrogations que vingt ans de
travaux au bulldozer.
La position officielle des pouvoirs publics est bienveillante : les photographies produites à partir de ce travail sont plutôt flatteuses et vont
donc dans le sens de l’image que l’on veut diffuser de la Polynésie. Mais
la part interrogative et critique semble ignorée, le questionnement restant
cependant celui qu’à l’origine posaient les premières coutures. Nos
modifications de l’environnement, nos traces laissées sur la matière du
monde étant le reflet de la place que nous aspirons à y avoir, jusqu’à quel
niveau de transformation et sous quel prétexte pouvons nous les assumer ?
Quels sont la nature, le rôle et la signification de cette obstination que
53
�nous avons à modifier la matière, de manière devenue compulsive, systématique et obsessionnelle ? Car toute manipulation du réel extérieur
est un reflet de notre réalité intérieure, et le principal facteur (conscient
ou involontaire) d’alimentation et de modification de notre identité.
Prolongements dans l’art paléolithique
Quelle analogie peut rapprocher la constitution d’un art paléolithique à la genèse de mes interventions au XXIe siècle ? Certains aspects
de l’art rupestre me semblent relever davantage de mécanismes propres
à l’esprit humain qu’aux contextes des créateurs.
En premier lieu, la décision d’altérer un espace vierge et non fréquenté par un signe plastique, se fait-elle sous l’impulsion de la communauté afin d’exprimer des valeurs partagées ? L’abondance de grottes
non décorées, et pourtant structurellement idéales, rejoint plutôt mon
expérience personnelle et suggère l’importance prise par une individualité sans existence d’une tradition collective. Le choix d’un lieu par un
individu ou un petit groupe initiateur ne relève pas d’une pression culturelle mais s’appuie sur l’étrangeté, le mystérieux et la dissolution du
monde des apparences habituelles. L’artiste y est libéré de la sanction
publique, donc son art est plus personnel. Il s’en trouve dégagé des critères esthétiques en vigueur dans le groupe, fut-ce à titre expérimental.
Mais à partir de l’instant où cette première trace est découverte, elle
fascine d’autant plus que s’y intègrent les aspects inhabituels du site et
ses difficultés d’accès, procédant à sa valeur, ajoutant à son mystère. Le
regard du visiteur étant irrémédiablement modifié, elle singularise le
lieu aux yeux de tous. Peut donc s’en suivre son intégration rapide à un
fonctionnement social, par assimilation de ce mystère, de ce secret et de
cet étonnement. L’inversion peut alors être totale par rapport à l’objectif
initial de l’artiste : la retraite intime se métamorphose en « sanctuaire »
collectif. La démarche rituelle paléolithique a pu consister en l’ajout de
signes lors d’occasions particulières, et au XXIe siècle de s’y rendre le
dimanche en famille.
D’autre part, les problèmes de préservation et de diffusion des arts
paléolithiques en grottes profondes sont très semblables à ceux soulevés
par mon propre travail. L’œuvre n’existe socialement parlant que si elle
54
��est connue du public et paradoxalement ne peut continuer d’être que si
elle reste inaccessible. Sa perception nécessite une approche physique
individuelle, volontaire et éprouvante afin d’en ressentir la portée et son
accès doit rester secret et contraignant afin de respecter l’esprit du lieu
et la nature des œuvres. Cette situation paradoxale est classique en
archéologie : l’art est cautionné par son statut public mais il doit aussitôt
être protégé pour sa fragilité. N’en montrer que des images est une trahison car c’est réduire un ensemble complexe à un détail pictural.
L’œuvre réelle est l’accès et ses difficultés, l’environnement qui la
contient, son ambiance particulière et les signes déposés. L’œuvre
publique sera faite des images et de l’imaginaire transmis par le discours
qui les accompagne. L’archéologue devient donc l’artiste final de
l’œuvre, car c’est lui qui en effectue la prolongation visuelle et conceptuelle vers le public du XXIe siècle. Le travail initial du geste, paléolithique ou contemporain, n’est que la matière première de la partie
accessible. La responsabilité de celui qui fait lien entre la réalité et le
public potentiel est donc capital : s’il ne se considère souvent que
comme un technicien, il se rattache pourtant par sa fonction à la lignée
de ceux qui avant lui ont produit l’œuvre. Henri Breuil, André LeroiGourhan, Georges Bataille et d’autres nous ont ainsi livré « différents
Lascaux ».
Perspectives
L’idée, selon laquelle toute œuvre implique une relation au public,
la réduit à une conception mercantile ou socialement « rentable ».
Pourtant, l’essentiel d’une œuvre in situ consiste à s’exposer à l’érosion
du temps et des forces naturelles. Sa signification primordiale réside
dans l’acte créateur et ne concerne directement que son auteur. Elle est
faite de gestes qui, bien qu’élaborés à partir d’un contexte culturel et
métaphysique, sont essentiellement poétiques. Leur fonction première
est d’être un pont entre l’univers et l’humain et, entre introspection et
expression. En alimentant des besoins existentiels propres aux artistes,
elle permet aussi l’élaboration d’autres travaux répondant, ceux-là, à des
aspirations collectives.
56
�N°303/304 • Décembre 2005
Il est de la responsabilité de ceux qui ont accès à ces œuvres in
situ, reposant sur un équilibre fragile, de les préserver en les protégeant
du public. C’est aussi la seule manière d’en restituer la magie : quelque
part il existe, et nous pouvons en voir les images, des traces cachées
dans et par la nature, que des humains ont tracé pour qu’elles soient
absorbées par elle et qui ne nous sont pas destinées.
Jean Paul Forest*
* n.d.e : la suture du sexe féminin n’est pas un rituel polynésien. L’auteur se réfère à des pratiques d’autres
contrées.
* Communication au XXIe symposium du Valcamonica, Centro camuno di studi preistorici, Capo di ponte,
Italie, septembre 2004
57
�L’unité dans la contradiction,
et essai d’une interprétation
formelle du tiki
Je considère ce petit article comme une sorte de supplément à un
cours que j’ai donné à l’Université française du Pacifique en automne
2002 dans le cadre de la formation à la « connaissance du patrimoine
polynésien ». J’ai voulu préciser dans cet article un point resté partiellement ou peut-être totalement incompris et auquel je tiens beaucoup.
Je ne veux pas parler de toute l’histoire du tiki, de la vénération de
cette « idole » que les premiers navigateurs et voyageurs occidentaux
auraient observée, du tapu et du rejet que les missionnaires avaient
imposés à son égard durant toute la période du XIXe siècle, de la peur
qu’il provoque encore aujourd’hui chez certains de nos anciens. Je
connais tous ces aspects historiques et je crois qu’on en a suffisamment
débattu. Ce que j’ai essayé de faire ici, c’est de regarder l’objet ancien
avec un regard nouveau, celui d’un artiste plasticien de formation ayant
sculpté des tiki de ses propres mains.
Dès lors, je me suis posé quelques questions : Quels sont les traits
caractéristiques du tiki ? Que pourraient bien représenter ses traits ?
Qu’est-ce qu’un sculpteur d’aujourd’hui voudrait nous dire en créant un
tiki pour la première fois, sans que personne n’y eut songé auparavant ?
Ensuite et seulement ensuite j’essaierai d’interpréter ces éléments dans
le contexte historique, celui de l’histoire des Polynésiens, telle que nous
voudrions bien l’admettre aujourd’hui.
�N°303/304 • Décembre 2005
Quand j’ai sculpté mon premier tiki, il y a plus de dix ans, j’ai rassemblé d’abord toutes les photos que je connaissais de tiki anciens.
Puis-je me suis forcé à bien étudier les formes et les proportions de ces
objets afin d’en connaître les aspects spécifiques et d’en faire une copie
conforme, une sorte de tiki idéal. C’était, pour moi, un exercice de style
et rien d’autre et d’ailleurs je recommande vivement cet exercice à tous
ceux qui veulent approfondir la chose, c’est une expérience unique qui
nécessite une autocritique sévère. Enfin, en regardant les tiki vendus
dans les magasins de souvenirs, je me suis posé la question suivante :
pourquoi sont-ils tellement différents des originaux ? J’en ai conclu que
la différence venait de la quasi-absence d’objets originaux en Polynésie
française1. Ne serait-il finalement logique de demander leur restitution
pour qu’ils puissent enfin être consultés ici sur place ?
Mais tout cela nous fait dévier de la question initiale… Quels sont
les traits caractéristiques d’un tiki en général ? Qu’est-ce qui le rend si
différent de toute représentation naturaliste d’un être humain, auquel
pourtant il ressemble – au point que les chercheurs parlent en effet
d’une figure anthropomorphe ?
La première chose qui m’ait frappé était l’absence du cou. La tête du
tiki est en effet ramassée sur sa poitrine, les oreilles arrivent souvent au
niveau des épaules et le menton se trouve presque au niveau de ses seins.
La tête est disproportionnée par rapport au reste du corps, elle
représente environ un tiers de sa taille : par comparaison, chez un adulte, la tête est d’environ seulement un sixième de sa taille !
De plus, cette grosse tête possède deux très grands yeux sans iris ni
cristallin, d’où ce regard vide si caractéristique du tiki. Pour marquer la
pupille, le sculpteur aurait eu plusieurs choix : graver une forme ronde
sur le globe oculaire ou y insérer un objet comme un coquillage, un
morceau de nacre, d’os, de pierre, mais on n’en trouve jamais sur les
tiki anciens. Ce choix du regard vide est donc délibéré.
1 Article BSEO n°267, septembre 1995
59
�Enfin, s’il ne porte pas de couronne sur sa tête, son front paraît très
rond et haut et rappelle celui d’un bébé.
Passons maintenant au corps ou plutôt à ce ventre proéminent au
nombril bien marqué. Les bras au contraire paraissent maigres et
décharnés par rapport au volume du corps, la clavicule est bien visible.
Ces bras sont posés sur cet énorme ventre comme pour protéger ce qui
se trouve à l’intérieur. Parfois, les tiki ont une main portée à la bouche,
ce qui fait penser au geste de se nourrir.
Le sexe peut varier, et nous connaissons en effet des tiki mâles et
des tiki femelles. Ce qu’ils ont en commun, c’est le fait que l’organe
sexuel est toujours si grand et si bien marqué qu’un grand nombre de
tiki mâles se retrouvent aujourd’hui émasculés par le soin des missionnaires anglais du XVIIIe siècle et leurs zélateurs2, précurseurs de la
pudique époque victorienne.
En ce qui concerne les jambes, les genoux paraissent souvent pliés,
ce qui confère au tiki cette position assise sur ses talons, rappelant aussi
la position fœtale.
Maintenant venons-en à l’interprétation de ces différents éléments :
ce qui me frappe dans un premier temps, ce sont les contradictions qui
se côtoient dans cette sculpture unique, le tiki, concernant par exemple
la tête et sa position. Si cette énorme tête ressemble, par sa taille et ses
grands yeux à celle d’un nouveau-né, son regard lui reste désespérément
vide comme celui d’un mort, la tête se glisse sur la poitrine comme si la
nuque avait été rompue, pendant la manipulation d’un cadavre.
Cet aspect morbide se trouve aussi en contradiction avec l’organe
sexuel bien marqué. Si on poussait la comparaison encore plus loin, on
pourrait dire ceci : tout son corps est proportionné comme un pénis, le
gland étant sa tête et la verge son corps.
2 Voir la sculpture du dieu A’a des Australes
60
�N°303/304 • Décembre 2005
Plus je m’avance dans cette voie d’interprétation, plus je découvre
des aspects au tiki qui semblent se trouver en contradictions réciproques : je les attribue chacune à des étapes différentes de la vie et du
corps humain qui sont la naissance, l’adolescence, l’adulte, la personne
âgée et le cadavre. Pour une meilleure compréhension, je me suis
concentré sur les trois passages les plus marquants par lesquels le corps
humain se trouve modifié et je leur ai attribué quelques caractéristiques
du tiki. En voici le tableau :
La naissance
L’adulte
La mort
Grande tête par rapport au
corps, front bébé
Organes génitaux bien
marqués
Tête ramassée sur les
épaules
Petits bras fins
Bras maigres
Grands yeux, encore fermés
Yeux fermés
Position accroupie (dans le
ventre de maman)
Position des genoux pliés
comme dans le fare tupapau
Gros ventre
Gros ventre dû à la
grossesse ?
Gros ventre dû à la
putréfaction
On peut facilement s’apercevoir que les différents aspects d’un tiki
ne peuvent pas toujours être attribués à une période précise de la vie
humaine ou à une autre. Cet aspect, que je suppose voulu par le sculpteur, renforce encore cette idée de l’unité dans la contradiction.
Pour conclure
J’ai toujours été gêné par les multiples interprétations qui circulent
au sujet du tiki. Souvent, elles n’apportent strictement rien à la compréhension de l’objet, comme par exemple la légende selon laquelle tiki
était un dieu ancien et que la sculpture serait sa représentation. On remplace ici simplement une énigme par une autre. Par contre, regarder
attentivement l’objet dans tous ses aspects, c’est finalement mieux le
comprendre et apprécier le degré de son raffinement.
61
�Un tiki est donc une figure anthropomorphe. Elle n’est pas le portrait d’une personne à un âge bien précis, mais un collage, une sorte de
présence simultanée de différents aspects extérieurs de l’être humain à
des différents moments de sa vie. Par cet artifice génial, le tiki devient
une représentation de la substance de la vie, incluant même la mort ! Il
personnifie alors l’éternel va-et-vient des êtres humains au sein d’une
même famille, l’opu fetii comme disent si bien les Tahitiens, littéralement « le ventre de la famille », terme qui désigne encore aujourd’hui
la famille élargie. Le tiki représenterait alors la substance qui donne la
vie à la famille, d’où le geste de la main nourricière ou encore une substance dont l’absence signe la fin d’une lignée.
Ainsi, le tiki devient complémentaire aux objets généalogiques
comme les manches d’éventail ou chasse-mouches, qui représenteraient
les générations qui se suivent les unes les autres3. Sur ces bâtons généalogiques, on voit joliment défiler les générations comme les vertèbres de
la colonne vertébrale. Avec le tiki, par contre, tous les êtres et toutes les
différentes étapes de leur vie se fondent en un seul objet et le tiki représente son essence, le mana. Je ne veux pas dire par là que les anciens
Polynésiens ne connaissaient pas l’individu, mais que le sens qu’ils donnaient à l’individu était probablement très différent de celui qu’on lui
reconnaît dans la société d’aujourd’hui.
Ce travail, qui est avant tout celui d’un artiste et sculpteur, se base
sur les connaissances de l’histoire de l’art, encore peu connu et valorisé
à Tahiti. Il dévoile, je l’espère, un aspect inconnu du tiki et apporte ainsi
une petite pierre à l’édifice de nos connaissances sur l’art polynésien
ancien, aujourd’hui considéré comme patrimoine de l’humanité.
Andreas Dettloff
3 Encyclopédie de la Polynésie Vol.5, page 87 et 89
62
�Réflexion sur Pō :
jour et nuit
Autrefois les Polynésiens comptaient, dit-on, leurs jours en nuits et
pō signifiait donc aussi bien le jour que la nuit. Le bien connu Tregear
lui-même en dit ceci :
«entre le pō mythique, ancêtre de toutes choses ; pō, la nuit ; pō, le
monde souterrain d’où viennent les êtres et les esprits et où ils retournent ; et pō, la contrée légendaire, origine du peuple polynésien. »
Cela semble beaucoup de significations différentes pour un seul
mot et nous allons essayer d’y voir clair en explorant les tortueux et ténébreux sentiers du pō (la nuit polynésienne), qui peut être aussi bien la
nuit que le jour, ou du moins une journée de vingt-quatre heures.
Nous chercherons s’il est possible de lever quelque peu cette ambiguïté.
Selon Tregear, pō aux Marquises aurait le sens d’une journée de
vingt-quatre heures et ce ne serait pas le seul cas. En paùmotu, pō, en
plus d’être la nuit, l’obscurité, représente également un jour de vingtquatre heures, tout comme rā. Nous ne sommes pas plus avancés, pō
étant égale à rā, nous nous retrouvons avec pō (la nuit) formellement
identique à rā (le jour) pour désigner une période de vingt-quatre
heures, à cette nuance près, et elle est capitale, que le premier veut dire
la nuit, et le second le jour. A Hawaï, pō est la nuit, l’obscurité, mais
dans les anciens temps, c’était une période de vingt-quatre heures commençant à la tombée de la nuit.
Nous avons jusqu’ici repéré pō, signifiant à la fois la nuit et une
journée de vingt-quatre heures, dans trois dialectes, le marquisien, le
paùmotu et le hawaiien ; mais seul pour l’instant le hawaiien nous
�indique que cette période de vingt-quatre heures commence à la tombée
de la nuit. Nous sommes heureux d’avoir cette précision car en paùmotu, si pō (la nuit) et rā (le jour) signifient tous les deux une période
identique de vingt-quatre heures, nous ne savons pas quand celles-ci
commencent. Cependant, si on la rapproche du marquisien du groupe
sud où pō désigne les jours de la semaine comme pō a tahi (lundi),
pō a ùa (mardi), on est un peu confus car un jour de calendrier se
compte généralement de minuit à minuit puisqu’en effet pō a ùa
(mardi) par exemple, ne peut pas être pō a ùa (mardi) le lendemain
matin parce qu’en fait, c’est devenu pō a toù, c’est-à-dire mercredi.
Il semble que pō désignant une période de vingt-quatre heures était
autrefois général en Polynésie, bien que pour l’instant, nous n’ayons de
référence qu’en Polynésie orientale. Cependant, même si nous n’en
avons pas de preuves directes, on peut supposer que le système était
connu aussi en Polynésie de l’ouest par les quelques traces que l’on
trouve dans le langage. Ainsi à Samoa, jour (période de vingt-quatre
heures) se dit aso tandis que jour (opposé à la nuit), se dit ao.
Cependant, pour exprimer ces « jours-ci », le Samoan dit, ona pō nei
expression dans laquelle pō désigne un jour (en période de temps).
A Tonga, le même terme, aho est utilisé aussi bien pour signifier un
jour de vingt-quatre heures que le jour opposé à la nuit. Cela nous
conduit à penser d’une part, que les termes samoan aso (vingt-quatre
heures) et ao (le jour) sont deux formes dégradées de aho, et d’autre
part, que cet ancien aho devait à l’origine avoir les deux valeurs, à savoir
la période de vingt-quatre heures et le jour, opposé à la nuit. Ce qui en
soi n’est pas une proposition bien audacieuse puisque nous avons la
même chose en français avec jour ou en anglais avec day. On notera
cependant que nous avons exactement la même chose en paùmotu avec
rā qui signifie aussi bien, période de vingt-quatre heures que jour
(opposé à nuit) ; mais qu’en revanche, nous sommes à l’inverse de pō
qui, bien que signifiant également période de temps de vingt-quatre
heures, ne signifie plus jour mais nuit. Nous avons là un intéressant
problème de logique et de sémantique à résoudre.
64
�N°303/304 • Décembre 2005
Remarquons tout d’abord que le problème n’est pas circonscrit à la
seule Polynésie, puisqu’on le retrouve jusqu’à Nukuoro, une île mélanésienne au parler polynésien, la plus éloignée qui soit de Polynésie, près
de la Nouvelle-Guinée, aux portes de l’Océan indien. Dans cette langue
polynésienne, pō se dit boo et désigne la nuit bien sûr, mais également
anniversaire, c’est-à-dire un jour ou période de temps particulier dans
le calendrier. Cependant, si boo aleduu veut dire la nuit prochaine, on
remarquera que boo dolu de gulu veut dire, le troisième jour après
la récolte de uru et l’on retrouve notre ambivalence et notre ambiguïté
première. Pour essayer d’y voir plus clair, voyons comment l’idée ou le
concept de jour en tant que période de temps se définit dans les différentes langues polynésiennes.
Dans la plupart des langues jour est exprimé par aho ou l’une de
ses variantes (aso, ao etc.). Il est à noter que (en maori, tahitien,
hawaiien, rarotongien, mangaia, mangarévien, paùmotu, etc.) cela veut
aussi dire souvent monde, et l’on remarquera que pō lui-même veut dire
aussi, monde, c’est-à-dire, monde des ténèbres, monde en dessous.
Nous y reviendrons plus loin.
Cependant, si l’on affine la recherche, on s’aperçoit que le problème
n’est pas aussi simple, et dans les faits, la notion de jour en tant que période de temps est exprimée en Polynésie par des concepts différents. Pour
les appréhender nous allons examiner successivement comment s’expriment les termes suivants : aujourd’hui, demain, hier, avant-hier ; cela,
afin d’isoler le concept jour. Pour exprimer aujourd’hui, nous avons :
aianei
auanei1
aianei
auanei
auenei
aranei
maori
tahitien
hawaiien
hawaiien
mangaia
mangarévien
1 La graphie correcte, selon le dictionnaire de l’Académie tahitienne, est ’ā’uanei, mais volontairement,
lorsque nous l’avons jugé nécessaire, nous avons opté pour une graphie sans accent, cela, afin de rendre
plus accessible au lecteur le travail de comparaison des termes polynésiens entre-eux.
65
�Il y en a encore beaucoup d’autres comme anai et anaini de Tonga
mais la liste ci-dessus est suffisante pour nous permettre de faire une
analyse intéressante. En effet, si l’on prend le dernier terme, celui en
mangarévien, aranei, comme référence, on peut l’analyser en a-ra-nei
dans lequel on reconnaît tout de suite ra (un jour) auquel est préfixé un
démonstratif a- et suffixé une particule de proximité nei. La grande
proximité des langues polynésiennes nous permet de supposer que les
expressions de la liste ci-dessus sont construites sur un modèle identique. On remarquera qu’elles commencent toutes par le même préfixe
a- et se terminent par la même particule nei. Cela nous permet de relever que, -ia-, -ia-, -ua-, -ua-, -ue-, signifient jour. Une analyse plus
fine nous montre que tous ces éléments comportent deux parties (i-a,
i-a, u-a, u-a, u-e) dont la deuxième, c’est-à-dire pratiquement a- et e,
peut être séparée et rapprochée de -nei. Effectivement, on trouve anei
et enei dont la fonction marque la proximité. Pour exprimer jour, nous
nous retrouvons donc avec deux termes simples : -i- et -u-. Voyons si
l’on peut les justifier et les analyser plus en détails.
La valeur -i- pour « un jour »
ane-na-i
ane- a-fi
na-hi
ne-hi
ne-hi
ina-hi
tai-na-hi
ti-na-hi
ina-na-hi
ine-na-hi
ine-ne-hi
ana-na-fi
ana- i
a- i-anei
no-na-i-anei
ana-na-hi
66
hier (mangarévien)
hier (tongien)
hier (paùmotu)
hier (rapa-nui)
hier (hawaiien)
hier (paùmotu)
hier (maori)
hier (marquisien)
hier (tahitien)
hier (marquisien)
hier (mangaia)
hier (samoa)
aujourd’hui (tongien)
aujourd’hui (hawaiien)
aujourd’hui (maori)
demain (tahitien)
�N°303/304 • Décembre 2005
ni-na-hi
ao-i-na-ake
demain (tahitien)
demain (maori)
Dans la totalité des expressions ci-dessus, on peut dégager un élément hi, fi ou sa forme dégradée -i- pour exprimer la notion de jour en
tant que période de temps. Si l’on prend par exemple la forme ina-hi
(hier) du paùmotu, celle-ci peut être rapprochée de ina-pō du même
paùmotu, construit de la même manière mais avec pō au lieu de hi et qui
désigne la nuit passée, la nuit dernière tandis que ina-hi désigne le jour
passé, hier. Dans ces deux expressions, ina- désigne le temps passé tandis que pō désigne la nuit et hi le jour : ina-hi (hier, le jour passé), inapō (la nuit passée). Il ne fait aucun doute que hi désigne un jour, ou plus
exactement la période de temps caractérisée par le jour, de la même façon
que pō désigne la période de temps caractérisée par la nuit. On trouve
encore de nombreuses références pour appuyer hi signifiant jour, comme
ta-hi-ra (après demain) en maori, ine-na-hi ae (il y a trois jours) aux
Marquises, hi-li (le temps qui passe) à Tonga avec li signifiant aller vite,
he-hi-ni (faire durer le temps). On peut également justifier la présence
de hi (jour) en menant des recherches dans une toute autre direction.
Très souvent en langues polynésiennes, le terme qui désigne le
soleil, désigne également le jour. Nous l’avons vu plus haut avec ra, nous
le voyons en tahitien avec mahana qui désigne à la fois soleil et jour.
Nous le voyons encore en paùmotu avec hana qui est à la fois soleil et
jour. En paùmotu toujours, nous avons ahi qui, en plus de désigner le
feu comme partout ailleurs en Polynésie, désigne aussi le soleil, ainsi que
l’après-midi et curieusement, la nuit. Ahi-ahi désigne l’après-midi
avant le coucher du soleil, probablement parce que hi veut dire irradier
de lumière mais aussi rayon de soleil, et ahi-ahi vient dit-on de l’image
rougeoyante du ciel, comparable au feu au coucher du soleil. Mais
comme nous allons le voir, les références de hi pour soleil sont nombreuses en langues polynésiennes. En voici une première liste2 :
2 Dans un article à paraître dans la revue n°2 du Larsh, Fasan Chong a traité de la question de Va, dans la
langue paùmotu, particule qui s’applique aussi bien à l’espace qu’au temps.
67
�Tuamotu
Tuamotu
Tuamotu
Tuamotu
Tuamotu
Tuamotu
Tuamotu
Tahiti
Marquises
Tonga
Tonga
N.-Z.
Tuamotu
Hawaï
Moriori
Rennell et Bellona
R. & B.
a-hi
hi hana
hi-hi
hi-hi-rare
hi-ni-apogi
hi-po
tu-hi-ata
a’a-hi-ata
pi-piko
si-mata
hi-hifo
tiaka-hi
maruga-hi
alo-hi
o-hi-nata
pi-pi-ru
piru-piru
le soleil
rai de soleil réfléchi
rayons du soleil (japonais : hi-ahi)
(rares premiers rayons du soleil = un)
insolation (apogi = s’évanouir)
insolation
soleil rouge au couchant
aurore
insolation (piko = s’allonger)
face au soleil (mata = face)
soleil couchant, ouest
méridien (soleil droit = tiaka)
aurore (le soleil est doux = maru)
briller
endroit ensoleillé (japonais. hinata)
matin (japonais : hiru)
tôt le matin
La valeur -u- pour « un jour »
Rappelons nos termes de départ :
aujourd’hui (Tahiti)
a-u-anei
aujourd’hui (Hawaï)
a-u-anei
a-u-enei
aujourd’hui (Mangaia)
A ces termes on peut ajouter :
a-u-ina-ake
ara-u-a’e
na-u-anei
na-u-nei
68
demain (maori)
aujourd’hui, tout à l’heure dans la journée (Tahiti)
- idem - idem -
�N°303/304 • Décembre 2005
Nous confirmons la présence d’un élément -u- mais nous ne
sommes pas très avancés. On remarque cependant que a-u-ina-ake
(demain) en maori, se dit également a-o-ina-ake et nous commençons
à soupçonner que l’élément -u- a pu parfois se changer en -o- ce qui
nous permet d’amener d’autres termes en maori dans la comparaison :
ina-o-ake
ina-o-ake nui
ina-o-ake-wake
deux jours auparavant (avant avant-hier)
trois jours auparavant
plusieurs jours auparavant
Le dernier terme ci-dessus nous indique que cette expression pouvait avoir été, étant donné la phonologie particulière du maori, quelque
chose comme ina-u-ake-u-ake ou plus probablement ina-hu-akehu-ake car la présence du h rendrait plus naturellement compte de la
dégradation en w de wake. Nous avançons avec prudence une justification possible d’un ancien hu avec ahungarua en maori, qui signifie
approche de la vieillesse, être sur ses vieux jours, et qui pourrait
s’analyser en a-hu-nga-rua dans laquelle a serait un article ; hu,
jours ; nga un démonstratif et rua pourrait être le verbe ruau (vieillir)
en tahitien. Dans tous les cas, la présence du w, à son tour, nous permet
d’amener d’autres éléments dans la comparaison :
awatea midi (Hawaï)
qui pourrait être un
ancien a-hu-atea
avake
l’autre jour (Mangareva)
qui pourrait être un
ancien a-hu-ake
avaroa
pour toujours (Mangareva) qui pourrait être un
ancien a-hu-roa
69
�Dans tout ce qui précède, on peut dégager avec confiance un élément hu- pour exprimer jour, élément qui s’est dégradé en u- par la
perte du h, puis en o- et enfin, fondu avec la syllabe suivante en wa- et
va- qui ne sont plus directement reconnaissables en l’absence de la filière des dégradations successives. Nous avons vu au début de cet essai que
jour est exprimé en langues polynésiennes par aho ou l’une de ses
variantes. Ainsi :
ao
aho
aso
un jour (Tahiti)
un jour (Tonga)
un jour (Samoa)
Nous avons vu plus haut que le u pouvait se changer en o. Ainsi, le
tahitien ara-u-a’e (ancien ara-u-ake qui a perdu son k) peut se comparer avec le maori ina-o-ake. Cela nous amène à suggérer que aho,
et ses variantes, pourrait bien, lui aussi, avoir été un ancien ahu qui
aurait changé le u- en o-. Si cela était, nous voudrions rapprocher le
japonais asu qui veut dire, le jour suivant (demain) du samoa aso (un
jour). Et il se trouve qu’en japonais également, on peut retrouver un élément hu pour jour, élément qui s’est changé en su dans le terme asu.
La preuve est ici facile à apporter puisque les écrits qui le supportent
sont abondants. Ainsi, en japonais moderne aujourd’hui se dit kyô mais
se disait autrefois ke-hu3 tandis que hier qui se dit aujourd’hui kinô se
disait autrefois ki-no-hu, et l’on retrouve ici notre élément hu pour
jour. Il s’est changé en a-su pour demain selon la forme polynésienne
de a-po (demain). Ainsi donc :
a-su
demain (japonais)
ke-hu
aujourd’hui (japonais)
ki-no-hu hier (japonais)
3 On trouve kehukehu en marquisien. Popouì kehukehu signifie : crépuscule du matin et ahiahi kehukehu :
crépuscule du soir.
70
�N°303/304 • Décembre 2005
Nous avons ainsi confirmé hu (un jour) tant en langues polynésiennes qu’en japonais comme nous l’avions fait pour hi (un jour) dans
ces deux mêmes langues. Et pour consolider cet édifice, nous voudrions
apporter une dernière pierre de bon granit venant du « Fenua ènata »
(les Marquises) : i hua â nei (aujourd’hui), i hua pō nei (aujourd’hui). Ces deux expressions veulent dire aujourd’hui mais l’une se
réfère au jour avec â, qui est un ra qui a perdu son r et l’autre se réfère
à la nuit, pō. Cependant, ces deux termes sont absolument égaux et ne
sont pas différenciés. Ils veulent tous les deux dire, aujourd’hui. Nous
pensons que si les Marquisiens se sont donnés la peine de se doter de
plusieurs termes différents pour exprimer aujourd’hui, il devait y avoir
des raisons qui entraînaient des nuances dans la signification et nous
voudrions en proposer une qui découle directement des termes euxmêmes. Si l’un des termes pour aujourd’hui est construit autour de â
(rā) qui signifie le jour, c’est qu’il désigne cette partie d’aujourd’hui
pendant laquelle il fait jour tandis que l’autre terme construit autour de
pō indique cette partie d’aujourd’hui pendant laquelle il fait nuit.
Ainsi donc, i hua â nei serait aujourd’hui, pendant la journée et i hua
pō nei aujourd’hui, pendant la nuit. Cela nous paraît clair. Mais il
nous paraît clair également que â (rā) n’indique qu’une partie de la
journée, celle où il fait jour, tandis que pō indique également une partie de la journée, mais celle où il fait nuit ; aucun des deux termes
donc, n’indiquant une journée complète de 24 heures. Cette fonction
est donc représentée par un autre terme qui ne peut ici qu’être hua dans
lequel on retrouve le hu que nous avions dégagé plus haut, auquel est
suffixé l’élément a- familier dans a-hi, a-ho, a-hu, a-pō, etc. Nous
noterons donc que hu représente un jour dans le sens de période de
24 heures qui comprend donc une partie jour et une partie nuit. Nous
avons un peu avancé, mais il nous reste maintenant à élucider le mystère, ou du moins la contradiction entre pō, la nuit, l’obscurité, et pō qui
désigne le jour :
apo
apopo
apopo
demain (Rarotonga)
demain (N.-Z.)
demain (Mangareva)
71
�Dans les expressions ci-dessus, on notera qu’il s’agit bien d’une
période de temps qui se rapporte au jour, et non à la nuit, si l’on en juge
par la façon dont s’expriment bientôt, dans quelques instants, plus
tard dans la journée qui se dit e-pō-ti à Mangareva et e-pō aux
Marquises. Dans ces deux expressions, il ne fait aucun doute que l’élément pō se rapporte à une période de temps qui se situe au moment où
l’on parle, c’est-à-dire dans la journée et nous nous retrouvons avec le
casse-tête d’un terme qui signifie à la fois le jour et la nuit.
Les Polynésiens n’étaient pas plus illogiques que d’autres et ils
étaient d’excellents observateurs de la nature, de la nuit et des étoiles en
particulier. On pouvait donc penser qu’ils savaient distinguer le jour de
la nuit. C’est pourquoi, contrairement à l’opinion de Tregear rapportée
au début de cet essai, et selon laquelle pō voulait dire plusieurs choses,
nous avons tendance à croire que pō désignant la nuit et pō désignant
une période de temps durant laquelle il fait jour devaient à l’origine
être deux termes différents qui, en se transformant ont pris une phonologie identique et sont venus à se fondre en un seul mot, confondant
ainsi leurs plages sémantiques.
Pour essayer d’y voir plus clair et d’affiner nos perceptions sur ces
dégradations, en remontant si possible jusqu’à la forme originale, nous
allons passer en revue les différentes façons d’exprimer les différentes
périodes de la journée. Nous avions vu que bientôt, tout à l’heure, plus
tard dans la journée se disent e-pō-ti à Mangareva et e-pō aux
Marquises, auxquels nous ajoutons a-pō-ti, o-pō-ti à Mangareva et ka-pō
aux Marquises, autant d’expressions dans lesquelles nous retrouvons
une certaine valeur de pō désignant, à n’en pas douter, le jour présent.
Cependant en tahitien, le même concept exprimant bientôt, tout à
l’heure, plus tard dans la journée, se dit na-u-a-nei, s’il s’agit d’une
période de temps avant le moment présent. A Tonga, nous avons anena-i pour exprimer plus tôt dans la journée en remarquant que cette
forme est identique au mangarévien ine-na-i et au tahitien ina-na-hi
qui veulent dire hier. On peut expliquer cette différence en considérant
cette autre forme de Tonga, ane-pō qui veut dire la nuit dernière et
72
�N°303/304 • Décembre 2005
dans laquelle ane indique le temps passé. Si on met ces deux expressions en regard :
ane-na-i
ane-pō
plus tôt aujourd’hui
la nuit dernière
On voit que dans les deux cas, il est fait référence à un temps indiqué par le terme ane. Mais la différence de temps entre la nuit dernière
et plus tôt aujourd’hui est due à la présence d’un élément na (sans
doute un ancien ga) intercalé entre ane (temps passé) et -i (ancien hi,
le jour). On pourrait penser que, si elle était construite selon la même
forme que ane-pō, hier devrait se dire ane-i (pour ane-hi) comme
ina-hi, na-hi des Tuamotu, ne-hi de l’île de Pâques et de Hawaï, mais
à Tonga on trouve ’ane-a-fi avec un a- intercalé entre ’ane et fi. Ce -apourrait être le vestige d’un ancien article ou d’une particule, ga peutêtre, qui se serait agglutinée de la même façon qu’elle s’est agglutinée à
a-hi (le feu) et à a-hi (le soleil).
Parmi d’autres façons d’exprimer une période de temps dans la
journée, nous avons encore quelques expressions intéressantes :
he ’aho ni
ho’ata
ho’ata pogipogi
’ane uhu
dans la journée
midi
tard le matin
ce matin (passé)
Tonga
Tonga
Tonga
Tonga
Dans le dernier terme ci-dessus, ’ane uhu, nous avons ’ane (le
passé) et uhu qui serait donc matin. Ici, nous avançons que uhu est
sans nul doute une dégradation d’un ancien huhu qui aurait perdu son
h- initial. Pour preuve, uhu, en tant que terme isolé, existe aussi à
Tonga, mais curieusement, au lieu d’exprimer seulement le matin, il
signifie aussi aller dans uhu atu ou venir dans uhu mai (ou tôt le
matin). Or, ce uhu qui signifie aller ou venir peut être rattaché avec
certitude au paùmotu huhu qui est la forme fréquentative du verbe hu
(aller, se déplacer) que l’on retrouve jusqu’en yamato sous la forme yu
73
�(-ku), (aller). Cependant, nous ne sommes pas satisfaits de la définition
de uhu, car si à Tonga, uhu tout seul signifie aller, il nous manque un
élément pour indiquer tôt le matin. Pour cela, nous allons analyser uhu
en considérant qu’il est construit sur le modèle du tahitien haere pō.
Ce qui nous permet d’écrire u-hu, expression dans laquelle le premier
terme u- serait tout naturellement le paùmotu hu (aller) dégradé à
Tonga où il aurait perdu le h- initial, et dont le deuxième terme, hu,
représenterait la notion de tôt le matin. Reprenons notre liste des
termes tongiens désignant une période de temps dans la journée et
ajoutons-y des termes d’autres dialectes :
he ’aho ni
ho’ata
ho’ata pogipogi
’ane u-hu
a-po-ti
e-po-ti-tata-noti
e-pō
dans la journée
midi
tard le matin
ce matin (passé)
plus tard dans la journée
dans quelques instants
tout à l’heure, dans la journée
Tonga
Tonga
Tonga
Tonga
Mangareva
Mangareva
Marquises
En considérant la liste ci-dessus, il ne fait aucun doute que dans les
trois dernières expressions, -pō- est une forme dégradée d’un ancien
ho que l’on retrouve dans les trois premières expressions (he ’aho ni,
ho’ata et ho’ata pogipogi) et qui est lui-même une forme dégradée
d’un ancien hu tel qu’on le voit dans la quatrième expression ’ane-uhu et qui indique une période de temps dans la journée.
Ainsi donc, il apparaît que, lorsque le terme pō désigne une période de temps, limitée dans la journée comme e po ti (etc.), ou indiquant
une période de vingt-quatre heures comme a-po-po (etc.), nous
sommes en présence d’un ancien mot hu signifiant jour. Le terme pō
pour la nuit reste limité à l’obscurité ou la nuit en tant que période obscure mais ne comporte pas l’idée de période de temps en général. Les
Polynésiens ne comptaient donc pas leurs jours en nuits comme certains
le professent. Ils les comptaient bien en jours qu’ils appelaient hu, tout
comme les anciens Yamato.
74
�N°303/304 • Décembre 2005
Nous avons donc retrouvé la forme originale d’une partie du pō,
celle qui désigne le jour et qui servait à compter les jours en tant que
période de temps, et qui est une forme dégradée de hu. Il nous reste
maintenant à vérifier la légitimité de cette partie du pō qui désigne l’obscurité et la nuit. Pour ce faire, nous nous tournerons encore une fois
vers les cousins Yamato pour essayer de déceler dans l’obscurité du pō
une lueur qui nous amènera l’illumination. En japonais, la nuit se dit yo,
dégradation de ho. Rappelons ici que le y japonais correspond à un h
polynésien. La ressemblance est encore plus frappante si l’on ajoute que
yo en japonais veut aussi dire le monde, comme le polynésien ao. Tout
comme ce dernier, il a plusieurs significations :
Ao des Polynésiens
Yo des Yamato
le monde (général)
le règne d’un prince (Tahiti)
la vie présente (Tahiti)
autorité, gouvernement (Mangaia)
humanité (Nouvelle-Zélande)
l’ensemble des étoiles
le royaume des ténèbres (ke ao o milu) (Hawaï)
le monde
le règne d’un prince, empereur
la vie présente
autorité, gouvernement
humanité
la nuit
le royaume des ténèbres (yo-mi)
La correspondance parfaite entre ces deux listes exclut toutes coïncidences. Le ao polynésien est bien égal au yo yamato qui sont tous deux
des formes dégradées de ho. De plus, si l’on tient compte que ke ao o
milu se réfère au royaume des ténèbres (ou royaume souterrain, peu
importe comment on le désigne en français) où les âmes s’en retournaient, et qu’on le compare au yamato yomi qui est selon l’ancienne religion shinto, le royaume des ténèbres, l’empire des ombres, on ne peut
que les rapprocher de cette autre forme plus généralement acceptée du
royaume des ténèbres, de l’empire des ombres polynésiens qui est pō.
Nous sommes confortés dans ce rapprochement par le mangarévien pō
qui signifie aussi bien monde des ténèbres que monde de lumière.
Ainsi donc, le terme pour désigner la nuit (était un ancien) ho,
aussi bien en langues polynésiennes archaïques qu’en yamato. Il s’est
dégradé en pō polynésien d’une part, et en yo japonais d’autre part.
75
�En revanche, nous n’associerons pas dans la même analyse les termes
polynésiens ao et pō ainsi que le terme japonais yo pour exprimer le
monde. Il semblerait qu’ils soient un ancien ho et qu’ils aient une origine différente.
Ho qui indiquait le monde (des ténèbres ou de lumière, peu importe)
indiquait par la même occasion un espace, compris comme royaume
souterrain, que nous pouvons interpréter comme espace sous-marin.
Or, il existe un mot polynésien pour indiquer portion d’espace. Il s’agit
de vaho à Tahiti, de haho à l’île de Pâques. Voici une liste de ses différentes acceptions :
haho
vaho
vaho
vaho
waho
dehors
dehors
extérieur, espace éloigné, vers la mer
dehors, extérieur, loin de la terre
mer du large, loin de la terre
Rapa nui
Tahiti
Tuamotu
Marquises
Nouvelle-Zélande
Si l’on considère les trois derniers termes, celui des Tuamotu, celui
des Marquises et celui de la Nouvelle-Zélande, on voit qu’ils indiquent
tous les trois une direction et un espace vers ou sur la mer. Dans cette
phrase maori, ka tae ki waho ki te moana, le terme moana est la
pleine mer, tandis que waho (haho, vaho, fafo) signifie l’espace
océan. Celui-ci pourra être analysé aisément si l’on considère que la
partie wa (ha, va) de waho (vaho) indique en général un espace4.
Nous aurons donc ho, appellation archaïque pour désigner mer ou
océan. Ainsi ho5 en vient à être prononcé pō. Il est traduit généralement
par le monde de la nuit ou encore, l’enfer. De nombreuses indications
cependant nous laissent à penser que le pō des légendes polynésiennes
n’avait rien à voir avec un imaginaire et ténébreux monde de la nuit ou
monde sous-marin ou encore enfer qui se serait trouvé sous le monde
4 Dans un article à paraître dans la revue n°2 du Larsh, Fasan Chong a traité de la question de Va, dans la
langue paùmotu, particule qui s’applique aussi bien à l’espace qu’au temps.
5 Dans un travail (non encore publié), Michel Brun montre que les f, v, w, p, s polynésiens viennent tous d’un
ancien h original.
76
�N°303/304 • Décembre 2005
vivant, mais qu’il s’agissait beaucoup plus prosaïquement de la mer
lointaine, celle qui se trouve sous l’horizon. Cela explique parfaitement
le sens de raro qui lui est souvent associé. D’ailleurs, les Polynésiens
ont un abondant vocabulaire pour exprimer l’apparition d’objets qui
s’élèvent au-dessus de l’horizon, comme une île quand on s’en
approche en bateau ou depuis une île quand on voit approcher un
bateau. Ce qui veut dire qu’avant d’apparaître, ces objets se trouvaient
sous l’horizon, c’est-à-dire sous la mer. Il n’était pas insensé de croire
qu’il y a un monde sous l’horizon, c’est-à-dire sous la mer, et qu’on
pouvait l’atteindre simplement en y allant. D’ailleurs, les mythes et les
légendes polynésiens abondent en récits de voyageurs qui font l’aller et
le retour entre ces deux mondes. Dans une légende paùmotu (Te ariki
o te moana), Tutepoganui est identifié comme le roi des océans. Une
traduction littérale de son nom donnerait : Tu-te Po-Ga-Nui (celui qui
règne sur le grand pō), et il ne fait aucun doute que ce grand pō est
l’océan lui-même. A un moment du drame, Tohoropuga, après être venu
sur l’île, répète plusieurs fois la phrase suivante : hoki mai ki vaho ki
te pae toau. Ici, toau veut dire la mer proche de la terre. Il ne fait
aucun doute que ki vaho ki te pae toau signifie vers la mer lointaine,
vers la pleine mer ; vaho désignant l’espace mer, c’est-à-dire, la mer
en général. Vaho est aujourd’hui généralement traduit par dehors, mais
nous pensons que son sens premier était en dehors de la terre, autrement dit, sur la mer. A la fin de la légende, Tohoropuga s’en retourne
dans son domaine, le pō, c’est-à-dire l’océan, avec ses sujets que sont
la baleine et autres animaux marins. On n’a aucun doute sur la signification de ho et de pō qui sont, l’océan. Pour conforter notre propos,
nous allons faire appel à de nombreux exemples où ho est associé à la
mer : honu, crête d’une vague, être emporté par la mer (paùmotu) ;
honuhonu, eaux profondes de l’océan (maori) ; hohonu, la mer
(hawaïen) ; horuhoru, la mer (mangarévien) ; hohonu, eaux profondes de l’océan (marquisien, tahitien). Dans les légendes de Rurutu,
une petite île au sud de Tahiti, nous avons une puissante confirmation
que l’ancien terme pō désignait bien l’océan. En effet, ces légendes
disent que le dieu Hiro-itepumanatu était venu par le pō nunui
(donc, par la mer, l’océan). La phrase est la suivante : « Tei tere mai na
77
�te Puna o te Niu o te Papa riirii i te pō nunui no raro mai i Havaiki ».
Ce qui peut être traduit par : « qui est venu par les Terres étroites du
Grand océan où poussent le cocotier (ou patrie du cocotier) et qui se
trouvent sous le vent de Havaiki ». Dans cette phrase, les terres
étroites où pousse le cocotier sont bien évidemment les atolls des
Tuamotu et le pō nunui où se trouvent ces atolls est bien entendu le
Grand océan. Dans toute la littérature et les légendes polynésiennes,
c’est la description la plus explicite et la plus exacte des atolls dispersés
sur le pō nunui, l’océan. De plus, il est précisé que ces atolls du Grand
océan se trouvent sous le vent de Havaiki. L’examen d’une carte des
vents dominants nous montrent que ces atolls des Tuamotu sont effectivement sous le vent de Mangareva. Dans ce cas précis donc, Havaiki
désigne Mangareva, mais il y a d’autres Havaiki que celui-là, bien sûr. Au
final, nos cousins Yamato une fois de plus, nous viennent en aide. En
effet, dans la langue archaïque, la mer se dit iso qui à n’en pas douter
est un ancien i-ho. Et pour éviter toute contestation sur ce point, disons
que les Japonais eux-mêmes ne sont pas d’accord sur cette interprétation et donnent pour iso, le sens de bord de mer, nous précisant qu’il
est identique à umi-bata. Ici, nous avons umi qui est la mer et bata,
au bord de, où nous reconnaissons le polynésien hata (près), que l’on
(re) trouve dans le tahitien hatata. Or, si nous avons umi-bata, nous
avons aussi iso-bata qui veut dire la même chose et donc, bata étant
égal à bata, iso est égal à umi, c’est-à-dire la mer. Avant de quitter ce
sujet, nous voudrions signaler que si vaho est présent à Samoa sous la
forme fafo (dehors), il est étrangement absent à Tonga, excepté dans
une expression fossilisée felemofafo (sortir de la maison) où l’on relève que les mots fele (aller) et fafo, sont des vestiges et ne sont plus
jamais employés seuls. Fele est intéressant en ce que les linguistes n’ont
pu reconnaître sa présence à Tonga (puisqu’on ne le trouve pas comme
tel dans les dictionnaires). Ce qui les a conduits à reconstruire pour le
proto-polynésien un dubitatif ha’ele qui n’est qu’une forme dégradée de
ha here. Ce here est présent en Polynésie orientale, à Mangareva, mais
dégradé ici en fele.
78
�N°303/304 • Décembre 2005
Essayons maintenant de récapituler ce que nous avons vu jusqu’ici.
Nous avons pu déterminer que le pō polynésien, censé représenter des
valeurs très éloignées l’une de l’autre, parfois même contradictoires
comme, à la fois, le jour et la nuit, une période de temps de vingt-quatre
heures, le monde souterrain des ténèbres ou le monde de lumière du
paradis, est un terme complexe, fusion de plusieurs termes différents
qui, à l’origine, représentaient pour chacun d’entre eux une facette particulière, indépendante des autres. Ces termes qui se prononçaient différemment, se sont dégradés de différentes façons, en prenant une
valeur phonologique unique, pō, autour de laquelle ils se sont fondus,
chacun y apportant une valeur sémantique que l’on connaît aujourd’hui.
Ainsi :
– la période de vingt-quatre heures qui comptait les jours, comptait effectivement les jours et non les nuits, et avait la valeur hu.
Le terme s’est dégradé de diverses façons en devenant ho, puis
aho, puis aso, puis ao, certaines de ces formes se sont dégradées en pō ;
– la nuit, autrefois, ho, s’est dégradée en pō. Ce faisant, sa valeur
sémantique s’est mélangée à la précédente ;
– le monde se disait autrefois ho et désignait le monde actuel,
l’univers autour de soi, la société (c’est-à-dire le monde vivant,
travaillant, avec ses heurs et malheurs, ses rois et ses chefs…) Il
a souvent perdu le h initial et acquis un préfixe a devenant ao en
gardant presque partout sa valeur sémantique sauf à Hawai, où il
prit celle de monde des ténèbres (ke ao o milu). Il est possible
que cette valeur ait été apportée par les premiers Européens qui,
n’étant pas alors familiers du parler et des concepts hawaiiens,
l’ont transcrit selon les leurs. Il est fort probable en effet que le
concept d’enfer, de monde des ténèbres fut étranger à la pensée
polynésienne. A Mangareva par exemple, l’enfer et le paradis
sont tous deux exprimés par pō. Ce qui montre bien que les
Mangaréviens ne faisaient pas de différence entre les deux,
comme en français où l’on dit indifféremment, le monde où nous
vivons, sortir dans le monde, une femme du monde, aller dans
l’autre monde, ou un monde meilleur… Il faut signaler cependant
79
�qu’à Mangareva, on désigne le monde, l’univers, le pouvoir, le
règne par ao. Ce qui nous permet de penser que le transfert des
concepts enfer et paradis sur pō (plutôt que sur ao) s’est fait
après l’arrivée des premiers missionnaires qui étaient accompagnés entre autres d’interprètes tahitiens. Ils l’auraient fait lors de
la transcription des Ecritures.
Nos recherches nous ont aussi permis de découvrir que les anciens
Polynésiens avaient encore d’autres façons de désigner jour. Nous avons
par exemple hi qui s’est dégradé en fi et ’i en perdant le h initial. Ce hi
était identique à hi (soleil) et hi (feu), et on comprend qu’ils soient
associés à la lumière et à la chaleur. Enfin, toutes nos découvertes sont
fortement confirmées par le fait que l’on trouve chez nos cousins
Yamato, des correspondances parfaites ainsi qu’il est indiqué dans le
tableau ci-dessous.
Polynésien
ancien
un jour
un jour
le soleil
le feu
la nuit
le monde
la mer
hu
hi
hi
hi
ho
ho
ho
Yamato
moderne
aho, aso, ao, pō
hi, pi, ’i
ahi
ahi
pō
ao, pō
vaho
ancien
hu
hi
hi
hi
ho
ho
ho
moderne
kyo ki-nou
hi
hi
hi
yo, yoru
yo, yomi
iso
Le tableau se passe de commentaires et nous voudrions maintenant apporter un
peu de lumière dans la grisaille du crépuscule du matin polynésien.
Le cas de pogipogi
Dans certains dialectes, pogipogi désigne le matin, mais pas partout. Il est par exemple absent de Hawaï où le matin est désigné par
kakahiaka (’a’ahiata en tahitien). A Tonga, il ne signifie pas le matin,
mais une autre période de la journée comme ho’ata pogipogi (vers
midi). Pour essayer d’y voir clair faisons une liste des termes désignant
matin :
80
�N°303/304 • Décembre 2005
po’ipo’i, ’ ā ’ahiata
ata (aube) pogipogi
popo haga ata tehe, ata tehe (aube)
kakahiaka
pogipogi (tôt dans la journée avant midi)
tae ao, vave ao (aube)
popongi (tôt le matin)
popou’i (matin)
Tahiti
Tuamotu
Rapa Nui
Hawaï
Tonga
Nouvelle-Zélande
Rarotonga
Marquises
Il semble qu’ici pogipogi ne soit pas un terme « universel » pour
désigner le matin en polynésien, et que sa valeur pour indiquer le temps
peut aller de tôt le matin jusqu’à l’avant midi, ce qui donne une plage
très large et peu utile pour désigner une période de temps précise. Une
étude plus détaillée du paùmotu va nous apporter quelques précisions :
pogipogi la période précédant l’aube
pogipogi tôt avant l’aube
pogipogi tôt le matin
po-pogi avant l’aube de demain ; tôt demain matin
général aux Tuamotu
général aux Tuamotu
spécial à Fangatau
spécial à Anaa
Autant qu’on puisse en juger par les listes ci-dessus, il semble que
la valeur de tôt (avant l’aube, le matin, avant midi, etc.) est celle qui
semble le mieux se dégager de pogipogi et cela nous met en contradiction avec les linguistes pour qui pogipogi est naturellement un dérivé
de pō (la nuit). Il est probable que ceux-ci ont dû être renforcés dans
leur opinion par pogia qui veut dire être surpris ou rattrapé par la
nuit. En effet, po-gia (être rattrapé par la nuit) a un sens diamétralement
opposé à pogipogi (le matin) car dans le premier cas, pour po-gia, il
s’agit du début de la nuit alors que dans le deuxième (aube, matin), il
s’agit de la fin de la nuit. En cherchant un peu, ils n’auraient pas manqué de trouver qu’à Mangareva, pogipogi n’a rien à voir avec la nuit
mais signifie rapidement et est la forme fréquentative de pogi (rapidement). Pogiraga, pogipogiraga signifient vitesse. On trouve le même
sens avec ponihoo en marquisien.
81
�Revenons maintenant au paùmotu et au mangarévien qui sont deux
dialectes très proches. Dans la phrase en paùmotu, e haere mai koe a
po pogi (tu viendras demain matin), si l’on prend dans pogi (de a po
pogi), la valeur du mangarévien vite, rapide, la phrase est on ne peut
plus claire et devient, tu viendras demain (a po), de bonne heure
(pogi). Mentionnons que la phrase a été relevée à Anaa (atoll des
Tuamotu) où l’on trouve aussi cette autre forme, ogiogi. Elle ne devrait
pas laisser indifférent les Tahitiens qui l’ont adopté comme ’oi’oi (vite
rapide) en retenant la glottale sur le ’o. Il nous suffit de mettre la phrase
en tahitien, a haere mai ’oe a po’ipo’i ou si l’on veut, a haere mai
’oe ana-na-hi ’oi’oi ce qui veut dire exactement la même chose et lève
toute ambiguïté. Remarquons par la même occasion que dans la phrase
a haere mai ’oe a po’ipo’i, le pō dont il est question ne peut pas être
la « nuit », car en ce cas, la phrase n’aurait plus du tout le même sens !
En effet, tôt dans la nuit signifie au début de la nuit, c’est-à-dire la
veille au soir ; alors qu’ici, il s’agit de tôt au début du jour, c’est-à-dire
à la fin de la nuit, demain matin de bonne heure. pō signifie donc ici
jour, tout comme l’ancien hu que nous avons vu en détail dans les développements ci-dessus. Encore une fois, nos cousins Yamato nous tendent une main fraternelle avec un correspondant parfait en isogi (vite,
rapide, pressé) que nous nous empressons d’enchâsser dans notre
tableau comparatif en nous rappelant que le japonais archaïque mettait
souvent un préfixe (ou article) -i (qui vient de ri).
Pogi
poni-hoo
i-sogi
ogiogi
’oi’oi
koi
82
vite, rapide
vite, rapide
vite, rapide
tôt
vite, rapide
vite, rapide
Mangareva
Marquises
Yamato
Tuamotu
Tahiti
Marquises
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Nous avons vu plus haut que dans les expressions désignant matin
le terme ata semble être assez général en langues polynésiennes. Là
encore, les cousins Yamato ne nous laissent pas tomber et nous présentent asa pour matin, avec le t changé en s comme on le voit parfois à
Tonga. Et la phrase polynésienne ata pogi (ou ata ’oi’oi) le matin de
bonne heure devient en yamato asa isogi (le matin de bonne heure).
Terminons ce travail sur un clin d’œil malicieux en remerciant nos
cousins Yamato de leur précieuse collaboration. En paùmotu oi veut
dire abondant, et c’est l’exact équivalent du yamato ôi qui veut lui aussi
dire abondant. Et sauf erreur de notre part, il semblerait que oi (abondant) ne se trouve nulle part ailleurs qu’en Polynésie orientale. Il en est
de même du mangarévien pogi (rapide), du paùmotu ogiogi, du tahitien ’oi’oi et du marquisien koi. N’est-il pas étrange de ne les trouver
qu’en Polynésie orientale ?
Michel Brun et Edgar Tetahiotupa
83
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84
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85
�Histoire
de Tahania
Ce récit a été communiqué à mon épouse, Miriama, voici une trentaine d’années, par Mme Catherine Neuffer, d’Apooiti ; la première partie était écrite en tahitien, j’en ai fait une traduction d’après les explications de notre informatrice :
Parau tupuna
No Tahania Tupuna i raro
i te fenua o Vaihi 1
Fanau ta Tahania e Tamaiti, topahia
te io’a o Tahania-Tamaiti.
’Ua fa’arue raua i ta raua tamaiti,
’Ua reva mai raua na ni’a i te pa’epa’e.
’Ua tapae raua i te motu matamua i te Tuamotu.
’Ua fa’aea rau’a e toru mahana.
’Ua fa’aineine fa’ahou raua i to raua tere no te haere i Porapora.
’Ua fa’aea raua e toru mahana.
’Ua fa’aea i to raua ruhiruhi ra’a.
’Ua fa’aineine fa’ahou raua i to raua tere hope’a, no te haere i roto i te
ava o tei parau hia ‘o Te-ava-nui.
1 C’est dans la marge qu’était écrit « i te fenua Vaehi », mais plus loin c’est bien orthographié Vaihi. Il s’agit
là de l’ancien nom tahitien de Hawaii. Il est vrai que plusieurs terres ou lieux-dits des Iles de la Société portent
ce même nom, mais ici le doute n’est pas permis.
�N°303/304 • Décembre 2005
’Ua parau Tahania i tana vahine :
« E pou ’oe i roto i teie ava, e fa’ariro vau ia ‘oe ei ofa’i, ei fa’aea ra’a
no’u ».
Tipapa atura Tahania i raro i te tai, fa’ariro atura iana ei ma’o rahi.
‘O tei parau hia te i’oa ’o teie nei ma’o ’o Tahania.
’E vaiiho tatou i te parau no Tahania Tupuna, ’e haamata tatou i te parau
no Tahania Tamaiti.
’Ua fa’aea Tahania Tamaiti i te vahine, ’ua fanau raua ’e vau tamari’i
tamaroa.
’Ua tae hia te pa’ari raa ratou pa’ato’a ‘ua opua ratou i ta ratou tautai hi
’auhopu.
’Ua haere ratou i to ratou tere matamua ’e ’ua manuia maita’i to ratou tere.
Te ho’i nei ratou i ni’a i to ratou fenua i Vaihi,
’I to ratou metua ra, te ani nei ratou e ia horo’a mai te tahi pahi rahi no
te atea to ratou tere.
No teie taime te tupu nei te mana’o ’o teie mau tamarii no te tuatapapa i
to ratou Tupuna ia Tahania.
E ua horo’a hia mai ta ratou pahi.
Te tere nei ratou.
’Ua tapae ratou i te motu matamua i tapae hia ’e to ratou tupuna.
’E teie te ra’au i ni’a i teie nei motu ’e fara e ua tiare hia.
Te tupu nei te matai rahi mara’amu.
Te hi’o nei to ratou mata i ni’a iho i teie nei moana.
’Ua ’uo’uo roa te moana.
Te pehe nei ratou i te na’o ra’a e :
« Tiare hinano te moana te ioa o to’u motu ra… »
87
�Récit ancestral
De Tahania Tupuna,
L’Ancêtre originel, qui vivait à Hawaï :
Tahania-l’Ancêtre eût un fils qui fut nommé Tahania-Fils.
Puis, lui et sa femme laissèrent là leur fils, et partirent tous deux sur
une grande pirogue double.
Ils abordèrent la première des îles Tuamotu qu’ils rencontrèrent.
Ils y restèrent trois jours.
Ils firent ensuite leurs préparatifs pour aller jusqu’à Borabora.
Ils y restèrent aussi trois jours.
Ainsi, ils parvinrent à leur vieillesse.
Ils se préparèrent alors pour leur dernier voyage, et ils entrèrent
dans la grande passe qu’on appelle Te-ava-nui.
Tahania dit à sa femme :
« Tu vas descendre à l’intérieur de cette passe, et je te changerai en
rocher, pour en faire ma demeure ».
Puis Tahania plongea dans la mer et se transforma en un grand
requin.
Et c’est ainsi que l’on appelle ce requin Tahania.
Laissons ici l’histoire de Tahania-l’Ancêtre, et voyons celle de TahaniaFils.
Tahania-Fils vécut avec une femme et ils eurent huit garçons.
Parvenus à l’âge d’homme, ceux-ci se préparèrent un jour pour une
pêche à la bonite.
Ils firent ainsi leur premier voyage en haute mer, et ils eurent beaucoup de chance dans ce voyage.
Ils retournèrent alors à leur pays natal de Hawaï
Et ils demandèrent à leur père de leur donner une pirogue de haute
mer pour partir au loin,
88
�N°303/304 • Décembre 2005
Car ils projetaient de s’en aller retracer la généalogie de leur
ancêtre Tahania.
On leur donna un navire.
Ils partirent.
Ils accostèrent à la première île, où avait abordé leur ancêtre.
Et voici qu’il poussait sur cette île des pandanus qui étaient en
fleurs.
Soufflait à ce moment le grand vent maraamu.
Ils contemplèrent l’océan.
L’océan en était tout blanc.
Alors ils chantèrent ces paroles :
« Fleur-hinano-de-l’océan, tel est le nom de mon île…2 »
Le manuscrit s’arrêtant là, Catherine Neuffer donna la suite oralement :
Les huit garçons continuèrent leur quête, mais désormais chaque
île était pour eux une tentation, et à chaque escale l’un d’eux abandonnait ses frères et s’arrêtait pour prendre femme.
Le premier resta à Hikueru.
Le second, à Ma’atea.
Le troisième, à Tahiti.
Le quatrième, à Mo’orea.
Le cinquième, à Huahine.
Le sixième, à Raiatea.
Le septième, à Taha’a.
Seul le huitième parvient au but à Borabora, et ce fut lui TahaniaToru, Tahania-Troisième.
2 L’océan est blanc d’écume, comme l’île blanche des hinano.
89
�Tahania devint de la sorte, avec Tamaui, ancêtre du roi Mai de
Borabora, et Upaupa, ancêtre du roi Fenuapehe de Tahaa, l’un des
trois célèbres requins de ces îles. Il faut dire que le plus puissant
d’entre eux était Tamaui, car il servait de pilote aux navigateurs qui
se rendaient de Borabora à Hawaï. Tahania n’était, comme Upaupa,
qu’un « aide-requin »3, chargé simplement de venir au secours
des naufragés, et il ne revit jamais son île natale. Le cénotaphe de
Upaupa est sur la pointe Fareura de Hipu à Tahaa, et Tahania avait
son marae au fond de la vallée de Faanui.
Dans sa passe, celui-ci se livrait à diverses facéties. Sa victime préférée était un homme de Borabora qui, chaque fois qu’il se rendait
à la pêche dans Te-ava-nui, voyait le balancier de sa pirogue cassé
d’un coup par le requin. A la fin, il s’écria « Fiu’oe, Tahania ! »,
et partit chercher à Tahiti un bois très dur que Tahania ne parvint
plus à briser ; ainsi put-il enfin pêcher en paix 4.
3 et 4 Nous devons cette expression et l’anecdote qui suit, à la regrettée Aurora Natua.
90
�N°303/304 • Décembre 2005
Catherine Neuffer, née à Raiatea en 1912, avait pour grand-père
maternel Tahania tane, né à Borabora vers 1850 de Autai a Tuatama et
de Tehea a Tuheiava (ce n’est sûrement pas Tahania-toru, mais apparemment son descendant, lequel a eu d’une première union avec Rereao
de Borabora la mère de notre informatrice (et de plusieurs autres), puis
d’une seconde union à Avatoru avec Tearerevahine un autre Tahania,
dont des descendants à Rangiroa.
On rencontre aussi : à Borabora encore, Tahania a Teurofai, vivant
vers 1881 ; à Apataki, Tiihiva a Tahania, vivant en 1909…
La légende évoque les lointains temps pré-européens où les grandes
pirogues doubles reliaient Hawaï aux Iles de la Société, mais aussi elle
se rattache à l’histoire puisque ce lien, s’il avait été interrompu, fut rétabli par les navires européens et peu après les goélettes hawaïennes. C’est
ainsi que dès les années 1804-1807-1809 on note la présence d’« indigènes des Iles Sandwich » à Matavai et à Borabora 5.
De même, on peut trouver à l’état-civil : Tihoni Fare, né à Maui, îles
Sandwich, en 1818, marié à Papara en 1857 ; Fare, né aux îles Sandwich
en 1805 (notoriétés Papara) ; Hare Tetauiri, né à Molokai en 1836
(notoriétés Pare) ; Teaupuni a Teave, né à Oahu en 1826 (notoriétés
Pare) ; « Fare no Vaihi dit Fafarua, né à Vaihi ou Honolulu », décédé à
Uturoa en 1900 à l’âge de 72 ans, le même que Toatahare époux de
Fafarua vahine. Sans doute plusieurs autres, ceci n’est qu’un bref aperçu, mais de plus la tradition rapporte le voyage, dans les premières
décennies du XIXe siècle, du roi de Honolulu, jusqu’à Borabora et
Maupiti.
Naturellement, si Catherine Neuffer avait confié ce texte à Miriama,
c’est qu’elle avait des raisons de penser que cette dernière s’y rattachait,
toutefois sans autre précision. Et il est de fait que la tradition familiale,
par l’un de ses ancêtres, Tamatu père de Mahanora, à Tahaa, prétend
qu’il était lui aussi originaire de Vaihi. Cependant, le lien avec Tahania
reste hypothétique. Il faudrait connaître l’avis du requin…
René Calinaud
5 J. Davies, The history of the Tahitian mission, Hackluyt Society, Cambridge 1967, p. 67, 134, 230-231.
91
�Bons baisers de Samoa
Les bonites de Hina
et le Tu’iha ’Angana de Tonga
« Un homme beau est beau à regarder,
mais un homme bon est beau à jamais ».
Sapho
Tau ina uia le ala o le atu. Laisse filer la bonite.
Proverbe samoan
Ongomai, ongomai ‘a Nganatatafu mei Tonga :
‘oku te’eki ai kema sio he tamasi’i talavou mo’oni :
J’ai ouï dire que jamais on n’a vu garçon aussi beau
que ce Nganatatafu venu de Tonga !
Sinifu de Hina, Aliepata, Samoa
(raconté par Hiko, de Ha’ano, Tonga, 2003).
L’histoire du Ta’atu, technique de pêche traditionnelle pratiquée
par le village de Ha’ano aux Tonga, est l’équivalent le plus proche d’un
mythe fondateur et d’une justification mystique du domaine de la chefferie Tu’iha’angana. Dans cet article je raconte l’histoire du Ta’atu telle
qu’elle a été relatée par Saia Fifita qui, pour avoir porté pendant plusieurs décennies le titre cérémoniel de ‘Hiko’, était lié comme tehina,
cadet, au détenteur du titre de chef traditionnel de Ha’ano, le
�N°303/304 • Décembre 2005
Tu’iha’angana 1. Hiko m’a raconté cette histoire en quatre occasions différentes. A chaque écoute, je suis transportée par ce récit des origines
et raisons d’être du Ta’atu, conte où se mêlent, à un niveau international, désir sexuel, amour et aventure, vaillance et vanité, rupture de protocoles sociaux et création d’alliances illicites.
En référence aux noms de lieux, aux généalogies, à la poésie, aux
proverbes locaux et aux récits transpolynésiens, ce récit renseigne, de
façon fragmentaire mais fort riche, sur le pouvoir du désir dans la géographie et l’écologie politiques historiques. Le désir codifie une phénoménologie de l’espace (paysages terrestres et marins, hôtes des lieux de
mémoire) qui relie les traditions du passé aux exigences politiques et
écologiques du présent. Bien que les évènements relatés dans le Ta’atu
soient antérieurs à l’expérience politique et sociale tongienne contemporaine, ils la structurent encore. Le Ta’atu propose un point de vue
intéressant sur la juxtaposition des relations contemporaines et historiques entre chefs et gens du peuple ainsi que sur le maintien actuel
d’une pêche dont les Polynésiens se nourrissent sans doute depuis des
millénaires.
Ni tout à fait histoire, ni simple conte cérémoniel, le Ta’atu est ce
que j’appelle une ‘écographie’, c’est-à-dire une inscription de l’histoire
humaine dans un espace, sur des habitants, et une ré-inscription
mutuelle de l’espace, de la terre et de la résidence sur ces habitants par
le biais de noms de lieux, d’histoires enracinées, de titres cérémoniels
et de rituels mémorisés. Dans cette écographie particulière (ou tout au
moins dans la relecture que j’en ai) certains thèmes transpolynésiens –
procréation, génération, beauté, caractère sacré de l’acte sexuel comme
1 L’histoire du Ta’atu est plus ou moins connue de la plupart des villageois adultes, mais la conter fait partie
des devoirs du tenant du titre Hiko. Des éléments de ce récit ont été recueillis par d’anciens ethnographes
(Gifford 1924), et le terme Ta’atu apparaît dans le plus exhaustif des dictionnaires tongiens : « technique de
pêche à la bonite qui ne se pratique qu’à Ha’ano » (Churchward 1959:473). Beaucoup de villageois ayant
émigré ou s’étant installés ailleurs, ils ont pu communiquer l’histoire à d’autres Tongiens. Cependant, comme
elle n’est pas habituellement enseignée à l’école primaire et n’a pas fait l’objet de récentes publications populaires tongiennes (Fanua 1975, 1982 ; Afuha’amango 1997), c’est une des multiples histoires mythiques préeuropéennes vaguement familières.
93
�prélude au don - comptent parmi les moteurs originels du voyage océanique, justifient des générations successives de privilèges et de pouvoir ;
ils servent aussi de points de référence aux variations contemporaines
d’une relation homme-poisson qui nourrit les Polynésiens, intellectuellement et matériellement, depuis des centaines, voire des milliers d’années ; auxquelles se greffent des tensions entre chefs et gens du peuple
dans la dernière nation revendiquant une continuité politique polynésienne. Aujourd’hui comme hier, le Ta’atu est l’histoire des eaux
troubles de la géopolitique du désir.
Dans le monde moderne des flottes multinationales de pêche commerciale, du réchauffement de la planète, de la pollution des écosystèmes marins, la valeur d’un poisson comme l’‘atu varie en fonction de
ses parts de marché dans l’économie nationale et des profits qu’en tirent
des actionnaires multinationaux. C’est un univers où des usines flottantes
pêchent dans des eaux éloignées de leur pays et perturbent le fonctionnement des pêcheries des pays riverains comme jamais auparavant.
Cette géopolitique du désir se trouve ainsi transfigurée, de même que
l’écographie homme-poisson.
Bataille-Benguigui (1988) soutient qu’aux Tonga, les hôtes de
l’océan (poissons, requins, tortues, etc) doivent être considérés comme
des « partenaires » plutôt que comme des proies. D’autres peuples soutiennent des arguments du même type, selon lesquels les animaux savent
que l’homme dépend d’eux pour sa survie, et participent volontairement
à cette survie. Les Indiens Cri au Québec (Feit 1995, 1991), les Dénés de
Colombie Britannique du Nord (Brody 1981) ou les nombreuses nations
de la côte nord-ouest du Canada et des Etats-Unis (Gunther 1928, Jenness
1955), tous s’accordent à décrire des animaux tels que l’orignal, le castor, le saumon, comme des êtres qui, souvent par amour, font don d’euxmêmes à l’homme pour le nourrir. Même entre le prédateur et l’homme,
on constate que coopération et respect mutuels sont utiles à chacun,
comme l’ont démontré les travaux sur le lion de Marshall Thomas
(2003) et ceux de Ju/’hoansi au Kalahari, et comme peut l’attester enfin
tout Polynésien qui compte un requin parmi ses ancêtres.
94
�N°303/304 • Décembre 2005
A Ha’ano, les poissons appelés ‘atu sont des partenaires de ce type,
et l’histoire du Ta’atu livre le code des méthodes rituelles de leur capture. Cette narration prescrit la manière dont l’‘atu doit être pêché, en
même temps qu’elle légitime la position du chef traditionnel, le
Tu’iha’angana. Cependant, la profusion des ‘atu à l’origine du Ta’atu
s’amenuise avec le temps, se fait moins régulière ; les poissons sont passés du statut de « partenaires » à celui de « parts de marché » ; la
teneur des relations entre les chefs traditionnels et leur peuple s’est
modifiée, de sorte que le Ta’atu lui-même est en passe de devenir un
vague souvenir. A mesure qu’il s’estompe s’effondre également un pan
intégral du lien mystique entre le Tu’iha’angana, l’île et son peuple, c’està-dire son domaine héréditaire, tofi’a. Le pouvoir de chef aux Tonga
repose sur des liens affectifs, sur une relation dyadique équilibrée entre
‘ofa [générosité/amour] talangofua et faka’apa’apa [obéissance et
respect/révérence]. Sont considérés comme de bons chefs, obéis et
révérés, les hou’eiki qui témoignent de leur amour pour leur peuple en
apportant cette abondance qu’il est précisément de leur essence même
de pouvoir offrir.
Dans les temps anciens, un chef asseyait une partie de son pouvoir
sur la puissance de son mana : il était fertile, bénéfique, productif
(avait le « pouvoir » au sens foucauldien) envers ceux qui se tenaient
dans ses sphères d’influence et de responsabilité. A Ha’ano, le don
d’abondance du Tu’iha’angana – la foison annuelle des ‘atu – est directement fonction du caractère désirable, de la beauté du chef traditionnel. Pour les gens de Ha’ano, qui sont traditionnellement perçus comme
faisant partie de sa kainga [famille étendue/habitants du domaine],
l’‘atu est un don d’amour venu de Samoa. Mais voilà plusieurs années
que ce don ne se manifeste plus. Une telle carence re-situe le Ta’atu
dans une écographie tout autre, où s’imbriquent la course aux marges
bénéficiaires, les techniques de conservation des stocks de poisson et le
tracé des frontières nationales. Cependant, cette nouvelle version continue de s’articuler autour des thèmes d’antan : prodigalité, pouvoir,
navigation hauturière, beauté, désir. Voici cette histoire telle qu’elle est
venue des profondeurs des mers ; y scintille une star nommée ‘atu.
95
�Partenaires à long terme :
les poissons pélagiques et la pêche polynésienne
Ce poisson que les Tongiens appellent ‘atu, les Samoans et les
Tahitiens atu*, les Hawaïens aku, se présente également, dans les textes
sur la pêche, sous les noms de « bonite » et parfois de « skipjack ».
Cette dualité lexicale s’explique en partie par des raisons de langue et
d’histoire locale. Le terme « bonite » employé communément désigne
un type de poissons vivant principalement dans l’océan Pacifique, du
genre Sarda, famille des Scombridae. Pour les scientifiques, il s’agit de
Katsuwonus pelamis. « Skipjack » est un terme plus spécifique que «
bonite », mais c’est cette dernière appellation, plus générique, que l’on
rencontre couramment dans les littératures non spécialisée, ancienne, et
non scientifique. Le hasard veut que ce terme recoupe la classification
transpolynésienne, puisque les noms tongiens, samoans et hawaïens,
respectivement ‘atu, atu et aku, ne font pas de distinction entre les
diverses variétés de bonites. L’‘atu (skipjack) est un poisson relativement petit pour un thon, excédant rarement 25 livres. Il a le ventre
argenté strié de trois à cinq bandes sur le flanc, le dos bleu acier avec
des bandes obliques plus foncées. Sa chair est moins grasse que celle
des poissons de la famille du saumon, et son goût plus fort, légèrement
plus ‘huileux’ que celui des autres membres de la famille du thon.
Comme tous les thons, la bonite (skipjack) est un poisson pélagique :
elle appartient à une espèce hauturière qui chasse et migre sur toute
l’étendue du Pacifique. A cet égard, elle est semblable aux baleines, aux
requins, aux dauphins et, ajouterai-je, aux Polynésiens.
La carte de son domaine de chasse et de reproduction s’étend des
côtes des Philippines et de la Chine à celles de l’Amérique du Sud, entre
tropique du Cancer et tropique du Capricorne. Elle recouvre donc assez
exactement la carte des territoires Lapita, proto-Polynésiens et
Polynésiens. En effet l’‘atu (skipjack comme bonite) obéit à des schémas saisonniers réguliers, familiers à tous les peuples du Pacifique.
N.d.e. Aujourd’hui, les Tahitiens ont délaissé le terme ancien ‘atu pour ‘auhopu.
96
�N°303/304 • Décembre 2005
La localisation d’un poisson à un instant t dépend évidemment de données précises telles que gradients de température et conditions climatiques océaniques. Toute personne qui pratique la pêche commerciale à
notre époque sait que la moindre oscillation d’El Niño ou de la Niña agit
sur la température et sur la direction des courants de l’océan (ainsi que
sur les cycles de pluie, de sécheresse et autres phénomènes climatiques), et par ricochet, sur l’endroit où les poissons choisissent de
frayer et de se rassembler. L’étendue du territoire de l’‘atu explique sans
doute l’attirance que ce poisson a exercée sur les Lapita, protoPolynésiens et Polynésiens : avant le XIXe siècle, les voyageurs fondaient
leur connaissance de la mer sur des cartes mentales tissées au cours de
leurs expéditions de pêche. Leurs explorations, leurs découvertes des
îles du Pacifique, dépendaient autant de leur capacité à lire les signes
météorologiques que de leur aptitude à connaître les spécificités des
ressources alimentaires qu’offrait l’océan.
Même si aux temps ancestraux2, les poissons pélagiques n’étaient
pas l’unique denrée alimentaire, ils étaient assurément importants, au
même titre que les hameçons sans barbillon destinés à les attraper3.
Tous deux se trouvent associés dans les légendes qui relatent les voyages
du Pacifique. La plus célèbre d’entre elles est sans doute le récit de la
création des îles du nord et du sud d’Aotearoa, d’Anuta, de la majorité
des Tonga et des Samoa. Maui, prétendent diverses légendes, était parti
pêcher. Au moyen de son hameçon merveilleux, il fit surgir de l’eau des
morceaux du fond marin, créant ainsi des îles. C’est avec un puissant
hameçon à bonite qu’il tenta de déplacer une île et de rapprocher
Hawai’i de Tahiti4.
2 L’archéologie tongienne ne retrouve pas que des restes de poissons pélagiques, mais aussi de rats, d’oiseaux, de roussettes, de tortues de mer, de coquillages, de poissons de récif et d’iguanes (Burley 1998 :
355-356).
3 Lieber a attiré mon attention sur la valeur des hameçons sans barbillon (voir son Fishing and the Social
Order on a Polynesian Atoll). Concrètement, lorsqu’au milieu d’un banc de bonites ou de skipjacks, un
pêcheur chevronné peut crocheter un poisson et le balancer dans l’embarcation en le libérant au vol pour
gagner du temps, il replonge illico l’hameçon. Ce geste est crucial à bord d’une pirogue sous voile manœuvrée à la pagaie. Severance et Franco (1989) décrivent la même activité (sans mentionner explicitement le
barbillon) dans leur étude de la pêche traditionnelle samoane à la bonite.
4 Maui est censé avoir positionné l’île de Moku’ola, près d’Hawai’i, au moyen de son hameçon magique.
97
�Une autre métaphore, légèrement moins fantastique mais tout aussi saisissante, prête au prophète Makuaka’umana, auteur d’une traversée entre
Bora Bora et Hawai’i en compagnie du prêtre Pa’ao, les mots suivants :
Je suis un poisson à la queue fragile
Qui vogue, vif, devant les cieux
Et sillonne le sombre, très sombre océan.
(Kamakau 1993)
Dans le même esprit, Teuira Henry (1928) fait état d’un chant
ancien de Raiatea dans lequel Hina et son frère Ru découvrent plusieurs
îles au cours d’une expédition de pêche. A la fin du chant, Hina aspire
si fort à poursuivre ses explorations qu’elle s’envole pour la lune (où
elle réside à présent). La métaphore qu’emploie Makuaka’umana au
début de son voyage épique, ainsi que le chant de Hina de Raiatea,
démontrent tous deux clairement l’association symbolique qui lie poissons et voyages. On peut relever, dans la technique de pêche aux îles de
Maui, un procédé poétique visant à dépeindre la navigation océanique et
la découverte des îles (Kawaharada). Je ne réfute pas cette interprétation, mais il existe tant de contes sur les poissons à travers le monde
polynésien, qu’à mon avis il faut y voir un signe de l’importance non seulement poétique, mais également économique, du poisson et de la pêche
dans les cultures ancestrales du Pacifique.
Le fait que l’homme et l’‘atu aient coexisté sur une vaste échelle
spatio-temporelle est attesté par la découverte d’hameçons à bonite (et
skipjack) sur divers sites archéologiques dans l’ensemble du Pacifique
(Kirch et Green 2001 : 131-140, Kirch 2000 : 111). C’est sur l’archipel
des Tonga que les connaissances actuelles situent les plus anciennes
traces Lapita de l’Océanie Eloignée (Burley et Dickinson, 2001). La
reconstitution archéologique des premiers peuplements Lapita sur tout
le Pacifique permet de relever une prédilection invariante pour les
« sites côtiers sur plage donnant sur le lagon ou le récif, facilement
accessibles à la navigation » (Burley 1998 : 354). Cette définition s’applique parfaitement au village de Ha’ano. Le premier peuplement de l’île
98
�N°303/304 • Décembre 2005
de Ha’ano remonterait à environ 3000 ans (Dickinson 1994 et. al. :
103). Comme ailleurs en Polynésie, les habitants de cette île savaient
tirer le meilleur profit de leur environnement marin, même lorsqu’ils
transformaient les atolls en véritables jardins5.
L’archéologie ne dispose pas d’indice qui permette d’évaluer dans
quelle mesure la population dépendait de la terre pour sa survie, mais il
semble clair que les premiers découvreurs du Pacifique arrivaient avec
leurs notions d’agriculture ambulatoire à base de tubercules pour lieux
humides (McClathchey, 2003 comm. pers.). En 1777, lorsque Cook parvient à point nommé pour observer les ‘inasi [prémices en l’honneur du
Tu’i Tonga (Paulahi)], l’agriculture est bien implantée et les festivités
célèbrent l’importance de la pousse (Perminow 2001). Mais les produits
de la terre pouvaient s’avérer insuffisants, surtout sur des atolls éloignés
comme Ha’ano, île à la fois basse, culminant à 20 mètres au-dessus du
niveau de la mer, et petite, mesurant environ 4km2. Pourtant cette île fut
occupée en continuité pendant 3000 ans et hébergea une population suffisamment nombreuse pour entretenir une élite de chefs en résidence
permanente, des monuments, et quatre villages bien distincts6.
Divers titres et noms de chefs aux Tonga font référence à la pêche, ce
qui confirme l’importance qu’attribuent les mythes et l’archéologie aux
ressources maritimes dans cet archipel (Bataille-Benguigui 1988, Gifford
1929 : 148-152, 237-276) . Il semble en aller de même aux Samoa, si
l’on se rapporte aux nombreux proverbes qui font allusion au poisson,
5 Avant l’implantation des tubercules et autres récoltes terriennes, de longues années de collectes marines
opportunistes s’écoulaient. L’atoll polynésien contemporain peut certes faire figure de petit paradis autosuffisant, mais la réalité fut tout autre. Les fouilles archéologiques révèlent l’extinction de quelque 14 espèces
et l’éradication locale de bien d’autres : oiseaux, roussettes, tortues de mer, coquillages, poissons de lagon
et iguanes ont subi les deux premiers siècles d’établissement Lapita à Tonga. (Burley 1998 : 355-356). Ce
scénario s’est répété dans tout le Pacifique (Kirch 2000).
6 Dans le village de Ha’ano se trouve un double complexe funéraire : Langi Lahi et Langi Si’i. (Langi est un
tombeau royal, lahi signifie grand, si’i petit). Il s’agit du cimetière traditionnel de l’élite sociale Ha’angana où
repose, comme la plupart des adultes locaux en atteste, Fatafehi-o-Lapaha, fille d’un Tu’i Tonga, épouse
Fifitapuku, quinzième Tu’iha’angana (voir aussi Burley 1992 : 100-104, Burley 1994). De même, contrairement au reste de l’archipel, à Ha’ano, les gens du peuple enterrent les leurs dans des cryptes bordées d’antiques pierres plantées. Ce genre de construction exige beaucoup de main d’œuvre et d’abondantes ressources marines. Gifford (1929) note beaucoup de noms ayant trait à l’‘atu. Voir pages 239, 243, 249-251.
99
�recueillis par Severance et Franco (1989 : 6-15). L’abondance de bonites
fut à mon avis essentielle aux faits que le village de Ha’ano vécut longtemps
et qu’il abrita le siège du pouvoir sur l’île éponyme tout au long de la
période tongienne classique, du XIIe siècle au début du XIXe. Aujourd’hui,
la lignée des Tu’iha’angana ne jouit plus du même prestige ni des mêmes
pouvoirs que par le passé, mais elle figure toujours parmi les titres les plus
anciens de l’histoire des Tonga (Bott et Tavi 1982 : 95) ; je présume que
cette distinction fut fortement tributaire de la prodigalité des ’atu.
Bien des années après l’établissement du village et de la lignée des
chefs Tu’iha’angana, les anciens de Ha’ano racontent encore comment les
‘atu franchissaient le récif pour envahir leur petite baie sablonneuse en si
grand nombre qu’ils sautaient littéralement sur la plage. Il ne s’agit pas de
fanfaronnades de pêcheurs : Hiko lui-même relate quatre Ta’atu auxquels
il a participé (ou qu’il a présidés), et au moins deux autres spécialistes de
la pêche, Vili Maea et Lautala Taufa, m’ont décrit des rassemblements de
‘atu qui franchissaient la barrière de corail, pénétraient dans la petite baie
et se jetaient sur le rivage (voir aussi Bataille-Benguigui 1988). Les bonites
(et les skipjacks) sont connus pour se comporter ainsi en d’autres lieux
du Pacifique, à Kapingamarangi (Emery 1965, Lieber 2002, communication personnelle), Tahiti (Walker 2004, c.p.) et Tuvalu (Chambers 2002,
c.p.) par exemple. Les méthodes de pêche y sont similaires à celles du
Ta’atu, mais la légende, elle, semble propre à Ha’ano. Ainsi à Houma, sur
l’île de Tongatapu aux Tonga, les bonites sont connues pour se précipiter
jusqu’au rivage et même s’y échouer (Maile Drake 2004, c.p.). Mais seul
Ha’ano investit l’évènement de valeurs à la fois cérémonielle et historique.
C’est uniquement à Ha’ano que l’‘atu est honoré de façon rituelle, que le
Ta’atu atteint les dimensions d’une écographie.
Le Ta’atu
Aux premiers signes annonciateurs de l’arrivée des ‘atu – oiseaux
marins qui plongent et descendent en piqué, poissons qui agitent la surface en sautant hors de l’eau (d’où le nom de skipjacks, littéralement :
poissons-sauteurs) – on appelle Hiko. C’est lui qui est chargé de rassembler tous les îliens, d’organiser la pêche et de veiller à sa distribution.
100
�N°303/304 • Décembre 2005
Selon la description qu’il m’en a faite, pour un bon Ta’atu, il faut une
foule de gens et un filet d’encerclement (kupenga). Auparavant, on utilisait une longue corde (au) à laquelle on suspendait des palmes de
cocotier pour former une espèce de rideau sous l’eau. On barrait alors
la baie tout en laissant une ouverture à l’endroit du récif par où passaient les bonites. Les villageois se mettaient à l’eau pour maintenir la
corde et frapper la surface, poussant ainsi les poissons vers le rivage où
d’autres villageois empoignaient les prises et les jetaient sur la plage. Par
la suite, pour attraper les poissons, on utilisa des sacs à coprah en toile,
maintenus ouverts au moyen d’une branche flexible. Différence capitale
entre la pêche à la bonite telle qu’elle est pratiquée ailleurs ou la pêche
à d’autres poissons pratiquée à Ha’ano d’une part et la pêche du Ta’atu
d’autre part : l’interdiction absolue, lors du Ta’atu, de frapper le poisson, de le faire saigner, ou de vendre une quelconque partie de la pêche.
Selon Hiko et d’autres anciens, hommes et femmes, du village7 (i.e.,
Pouvalu, Sisi Kakala, Peito, Vili Maea, Folingi Katoa, Mele ‘Ungatea), les
premières parts de la pêche reviennent au Tu’iha’angana en tant que
chef de Ha’ano, puis à d’autres personnalités de haut rang du royaume.
Dans les temps anciens, cela aurait compris d’autres chefs et personnages de très haut rang tels que le Tu’i Tonga, comme pour toutes prémices ou ‘inasi (distribution cérémonielle). Selon Hiko, le poisson du
Ta’atu serait de nos jours distribué au Tu’iha’angana, au roi, au premier
ministre, au gouverneur, aux chefs de toutes les églises, à d’autres dignitaires comme le motua tauhi fonua qui protège Ha’ano, et les divers
mātāpule qui représentent le Tu’iha’angana dans le village. La majeure
partie de la pêche serait ensuite répartie entre les habitants du domaine
de Ha’angana (les villages de Ha’ano, Pukotala et Muitoa). Hiko doit
superviser la totalité de l’évènement depuis l’arrivée des ‘atu de Samoa,
et pendant ce temps, le Tu’iha’angana est rituellement reclus.
7 Cette histoire est associée à des conteurs masculins. Je n’ai jamais entendu une femme la raconter ou dire
en avoir connaissance.
101
�Si jamais le poisson est frappé, s’il saigne, s’il est vendu, ou si le
Tu’iha’angana sort de chez lui, la coutume du Ta’atu veut que l’‘atu s’en
aille et ne revienne jamais8. Ou, du moins, ne reviendra-t-il que sur intercession extraordinaire. Bataille-Benguigui (1988) rapporte ceci : en
1975, Hiko, revêtu de la ceinture traditionnelle de fau [fibre d’hibiscus], entra dans l’eau du port de Ha’ano jusqu’à la taille, fit une offrande
publique de kava et présenta au poisson les excuses de tout le village.
L’objectif, à cette date, était d’implorer le retour de l’‘atu sur Ha’ano, car
ce poisson n’était plus venu depuis 1970 (année où un harpon avait été
utilisé lors du Ta’atu). Hiko soutient que l’‘atu reparut alors, et d’autres
pêcheurs le confirment ; mais ce furent des retours sporadiques.
Lorsque je suis allée à Ha’ano pour la première fois en 1991, on disait
au village que le Ta’atu était une chose merveilleuse, magnifique à voir,
surtout quand le poisson se jetait sur la plage, mais que les bonites ne
venaient pas nécessairement chaque année. Cela faisait, en tout cas, bien
longtemps qu’elles ne s’étaient pas manifestées. Peu de gens avaient vu
le phénomène. Certains y trouvaient la preuve que le Ta’atu n’était
qu’une superstition du passé. D’autres suggéraient que cette absence de
quantités prodigieuses de poissons remontait peut-être au milieu des
années 80, lorsque quelqu’un avait construit un parc à poissons et capturé de nombreuses bonites. A bien y penser, peut-être que ce poisson
aurait dû être attrapé et distribué selon les rites Ta’atu. Le pêcheur en
question n’avait pas frappé les poissons pris au piège, mais il ne les avait
pas attrapés à la main ; il en avait bien distribué une grande partie, mais
en avait aussi vendu quelques-uns. Aucune cérémonie propitiatoire
n’était venue réparer ses erreurs.
Vif et alerte au début des années 80, en 1991 Hiko était devenu trop
vieux, le village le jugeait trop dépassé pour pouvoir orchestrer une nouvelle cérémonie d’invitation du poisson de Hina. En 2003, il tenait à
peine sur ses jambes et les jeunes du village se moquaient souvent de ses
8 Ika Katoa, du Ministère de l’Agriculture et de la Pêche, né à Ha’ano, déclare que lorsque les bonites détectent le sang dans l’eau, leur banc plonge au fond et attend. Cela expliquerait que les poissons puissent échapper au filet/écran tendu pour les retenir dans la baie.
102
�N°303/304 • Décembre 2005
façons de parler et d’agir qui dataient d’un autre temps. Cette année-là,
on se disait que si les bonites ne venaient pas, c’était à cause « des
Chinois et autres étrangers, et des pêcheurs pirates » qui les avaient
toutes attrapées avant qu’elles n’aient pu couvrir la distance de Samoa à
Ha’ano9. Hiko et quelques-uns des autres vieux avancent que si les poissons refusent de revenir, c’est parce que lui-même les a renvoyés, dans
un accès de colère accablant Hina de jurons. Il avait appelé tout le
monde pour le Ta’atu, raconte-t-il (c.p. mars 2004), et avait fait trois
fois le tour de la baie à la pagaie pour rassembler les poissons qui
étaient prêts à être dirigés vers le rivage, mais personne ne s’était dérangé. Alors il s’était emporté contre ce mépris des traditions, avait congédié Hina, tout en l’abreuvant d’injures. Or c’est à la même époque que
l’on entreprit de modifier la barrière de corail qui ferme la baie : on
voulut en agrandir la passe, et de petits bateaux à moteur (15-30 CV)
commencèrent à dominer l’industrie de la pêche îlienne. En même
temps, la pêche commerciale à grande échelle se développait à l’intérieur du Pacifique. La disparition du corail (et des petits nutriments qui
attiraient les ‘atu qui venaient s’échouer) et/ou l’extermination des
grands bancs de poissons pélagiques semblent s’être produites à
l’époque où Hiko conduisit sa dernière cérémonie de l’‘atu. Quelles
qu’en soient les causes, chacun s’accorde à reconnaître que le don
d’amour a subi un sort tragique, et le village, une lourde perte.
Un don d’amour : Hina et Nganatatafu
La technique spécifique de la pêche à la bonite au moment où le
poisson entre en masse dans la baie de Ha’ano, la réclusion rituelle du
Tu’iha’angana, la raison même pour laquelle la bonite se rend à Ha’ano,
9 La pêche pirate pose effectivement problème dans le Pacifique. Des bateaux appartenant à des compagnies
chinoises et états-uniennes, entre autres nationalités, ont été appréhendés. La pêche chinoise est en plein
essor (de 1980 à 1995, ses prises ont augmenté de 5 millions de tonnes par an à 25, donnant ainsi la première place à la Chine en termes de production aquacole, soit 20% du total mondial) :
www.earthscape.org/p1/ecs16/ecs16.html. Mais les craintes des pêcheurs tongiens concernant les pêcheurs
chinois sont exagérées. Dans le Pacifique, les plus grands pirates de pêche sont états-uniens (Anonymous
2000). Cette référence à la Chine reflète d’autres préoccupations politiques à Tonga, d’autant plus que l’archipel a signé un accord l’autorisant à pêcher dans sa zone économique.
103
�tout cela s’explique par la légende de Hina, la belle Samoane, et de
Nganatatafu, son bel amoureux tongien. Voici l’histoire telle que Hiko
me l’a contée au fil des ans, et dont la dernière version date de 200410.
Ngana ‘Eikimeimu’a, l’un des fils du Tu’i Tonga Tatafu’eikimeimu’a,
séduit par la beauté de Hina, s’embarqua de Tongatapu pour Samoa.
Hina était une taupou (vierge sacrée du village/fille de chef) d’Aliepata.
L’éloge de sa grande beauté était parvenu aux oreilles de Ngana ‘Eiki. Il
partit à sa conquête. En chemin il fit halte à Ha’ano et fit monter à bord
son jeune frère Nganatatafu, chef de l’île. Lorsqu’ils touchèrent les côtes
d’Aliepata aux Samoa, Ngana ‘Eiki se mit à se méfier de son cadet. En
effet, le jeune Nganatatafu était d’une extrême beauté et Ngana ‘Eiki voulait éloigner ce rival. Aussi commanda-t-il à son frère de garder les
embarcations pendant que le reste de l’expédition se rendait à terre.
Nganatatafu répondit docilement : « comme il te plaira » et demeura
sur place. Lorsque l’histoire le retrouve, il s’est baigné et s’est allongé
sur la plage non loin des bateaux.
Ngana ‘Eiki et le reste de l’expédition se rendirent au village où de
grandes manifestations de joie se produisirent. Au bout de quelque
temps, les visiteurs commencèrent naturellement à avoir faim et Hina
envoya sa sinufu (jeune servante) chercher de l’eau de mer afin de préparer de l’‘ota (poisson cru) pour ses hôtes. Sur le rivage, la sinufu
aperçut soudainement un jeune homme allongé sur le ventre, nu, ses
vêtements posés près de lui, se séchant au soleil. Elle le contempla avec
stupeur. Se dit : « je n’ai jamais rien vu de si beau ; c’est qui ? C’est
quoi ? C’est peut-être un esprit ? » Et décida : « je vais m’approcher
avec mes hohoni [récipients en noix de coco] et voir si c’est un homme.
Je vais faire du bruit avec mes hohoni, et s’il se jette sur ses habits, c’est
un homme. »
10 Ma propre traduction. L’enregistrement a été transcrit avec l’aide de Maile Drake, ma consultante pour la
traduction.
104
�N°303/304 • Décembre 2005
Juste à ce moment arriva une seconde jeune fille, dépêchée par
Hina pour aller voir ce qui retenait la première. Le jeune homme était
toujours étendu sur le ventre, nu, resplendissant. D’un commun accord,
les jeunes filles décidèrent de vérifier s’il était humain en faisant du bruit
avec leurs hohoni. Elles convinrent que s’il s’agissait d’un esprit, il
devait disparaître, mais que si c’était un homme, il allait se ruer sur ses
habits. Elles entrechoquèrent leurs hohoni et, effectivement, Nganatatafu
sursauta, se leva d’un bond et s’empara de ses vêtements. Les jeunes
filles furent fort soulagées de constater qu’elles avaient affaire à un jeune
homme bien vivant. (A ce point de l’histoire, j’imagine toujours leurs
rires espiègles tandis qu’elles remplissent leurs hohoni et retournent
chez Hina).
A leur retour, elles trouvèrent Hina courroucée à l’encontre de la
première jeune fille qui avait tant tardé à revenir (Les hôtes étaient affamés). Hina décréta que sa sinifu serait punie de mort (« On ne plaisantait pas à l’époque, hein ? » commente Hiko). La sinifu dit à Hina :
« Attendez s’il vous plaît, je vous en prie, écoutez d’abord ce que j’ai à
vous dire ! Des bruits courent; j’ai entendu parler de Nganatatafu de
Tonga. Nul n’a jamais vu garçon aussi merveilleusement beau. C’est à
cause de lui que je suis en retard. » Les deux sinifu décrivirent alors ce
qu’elles avaient vu. Hina demanda : « Et où est-il ? » – « Il est allongé
tout nu sur la plage et attend que ses habits sèchent sur le sable »,
répondirent-elles. « Il ne nous avait pas vues, alors on s’est dit qu’on
allait entrechoquer nos hohoni : il se réveillerait si c’était un homme et
sauterait sur ses habits, ou disparaîtrait s’il s’agissait d’un esprit. On a
entrechoqué nos hohoni et il s’est jeté sur ses habits ».
Convaincue qu’il s’agissait bel et bien de Nganatatafu, Hina se dit,
« Tiens, cette présence est une aubaine ». Elle déclara, « C’est bon, je
te pardonne. Le chef doit avoir très soif après pareille traversée ». Hina
leur demande : « Allez chercher mon flacon d’huile parfumée et apportez-le à Nganatatafu. Dites-lui de bien le garder ». Hina s’en fut rejoindre
la po’ula [soirée festive], mais Nganatatafu ne resta pas sur la plage. Il
quitta la mer et se posta dans le vent de la côte. Il portait le flacon d’huile
105
�parfumée de Hina, jouait avec, l’ouvrait, le humait… saurait reconnaître
ce parfum, saurait reconnaître Hina dans la nuit, ainsi qu’elle l’escomptait. Bientôt les chefs allèrent se coucher. Le jeune homme survint aussitôt, parfumé lui aussi à l’huile de Hina. Comme les visiteurs tongiens se
retiraient, Nganatatafu apparut à Hina. Leur tête-à-tête dura une bonne
partie de la nuit.
Quand ils eurent fini de parler, Hina alla chercher sa ngafingafi
[fine natte utilisée pour des occasions très particulières, parmi lesquelles la défloration d’une fille de chef] et ils couchèrent ensemble
[mohe/eurent des rapports sexuels]. Après quoi, Hina dit : « Ngana, je
n’ai rien à t’offrir en don d’amour. Si tu pars avec mon koloa [objet précieux], il pourrait se perdre ou être vendu pour de l’argent. Si tu pars
avec ma ngafingafi, elle finira par pourrir ; mais si tu pars avec mon
poisson, il restera toujours auprès de toi11. »
Alors Hina initia Nganatatafu au rituel Ta’atu. Lui confia, en parler
aristocratique : « Ne frappe pas mon poisson, ne le vend pas, sinon il ne
reviendra jamais. Prends garde à ne pas oublier – en mémoire de moi.
Et quand mon poisson arrivera, n’entre surtout pas en mer, sinon, je serai
troublée à cause du rite [to’onga] que toi et moi venons de célébrer.
Envoie à ta place ton jeune frère [tehina] ; c’est à lui que tu confieras la
tâche de pêcher le poisson, mon poisson, et de le distribuer. »
Mais l’histoire ne s’arrête pas là ! annonce Hiko. Le retour de
Samoa ne se passa pas bien. Ngana ‘Eikimeimu’a était fâché de ce
qu’avaient osé faire Nganatatafu et Hina. L’embarcation s’approchait de
l’île de Mo’unga’one et le kava allait être préparé. Ngana ‘Eiki se dressa
alors subitement et intima à Nganatatafu et à son malheureux serviteur
fidjien : « Plongez vous deux ! Rentrez à la nage à Ha’ano ! »
11 En faisant la comparaison Hina affirmait que son amour serait éternel.
106
�N°303/304 • Décembre 2005
« Vous voyez ? » dit Hiko. « Il faisait ça pour les tuer. Vous vous
rendez compte ? Nager de Mo’unga’one jusqu’ici ? Les milles que ça
représente ? » (A ce moment de l’histoire, Hiko tend le bras dans la
direction de Mo’unga’one, rit et hoche la tête). Mais avant de plonger,
Nganatatafu fut persuasif : « donnez-moi d’abord du kava, et après je
sauterai ». Le kava n’était pas prêt (était encore brut), mais ils burent et
plouf ! se jetèrent à l’eau, lui, le Fidjien et les poissons de Hina. Et ils
nagèrent… nagèrent, surtout les petits poissons venus de Samoa. On peut
dire qu’ils voguaient, tant les poissons nageaient vite. Le bateau s’éloignait
et ces poissons suivaient Nganatatafu à la manière d’une gouverne, d’un
sillage, ils buvaient, engloutissaient [inuinu] la route de Ha’ano. C’était
incroyable, terrifiant, de devoir nager en pleine mer, alors que les autres
chefs naviguaient vers Tongatapu, sans se soucier de leur geste cruel. Et
Nganatatafu et son Fidjien de nager, nager si bien que petit à petit, battant
l’eau, ils se trouvèrent tout près de Ha’ano, presque à destination. Juste
avant le rivage, Nganatatafu se hissa sur le récif et vit que son Fidjien était
un peu à la traîne, mais allait bientôt le rejoindre. Nganatatafu lui tendit
alors la main, mais le Fidjien périt. C’était infiniment triste. Cet endroit du
récif est toujours là aujourd’hui. On l’appelle Ma’ukuomate, ce qui veut
dire « bien arrivé, mais plus mort que vif ».
L’histoire n’est toujours pas finie ! Quand il la raconte, Hiko y
intègre les signes précurseurs des ‘atu : oiseaux qui s’agitent et plongent, poissons qui jaillissent en surface, la battent, l’assombrissent.
Quand il est certain que les poissons de Hina arrivent, Hiko donne
l’alerte et le Tu’iha’angana se retire dans sa maison avec deux de ses
matapule [serviteurs de chef]. A cet instant du récit, Hiko gesticule,
revit le passévillages au sud] pour avertir la population, « Poisson ! »
Dit : « Va prévenir Muitoa » [village au nord] : « Poisson ! » Exhorte
les gens à taper sur leur toit de tôle, à battre le lali [rondin sonore], à
rassembler tout le monde : « Venez tous, venez tous à la mer ! »
Une fois rassemblés, les gens tressent tous ensemble un cordage (au)
avec des fibres et palmes de cocotier, cordage assez long pour pouvoir
enserrer le lagon et constituer un parc à ‘atu. Ils fabriquent ce cordage
107
�tous ensemble, puis les uns partent à la nage, les autres en pirogue, certains pataugent sur les hauts-fonds, qui pour soutenir la corde, qui pour
guider les poissons, qui pour les ramasser. Hiko, revêtu d’un kiefau
spécial [pagne tressé en écorce d’hibiscus : vêtement traditionnel du
chef de la pêche], se tient assis au centre dans le popao [pirogue] et les
poissons viennent à lui12. A mesure qu’ils arrivent, ils sont ramassés avec
soin, sans être blessés. Certains poissons sautent directement sur le
sable. Ceux-là seront mis de côté et réservés au Tu’iha’angana. Les autres
seront distribués aux hou’eiki [élite de chefs] du royaume et aux îliens
(comme prescrit plus haut). Dans un vrai Ta’atu, répète Hiko, on ne
vend pas les poissons.
L’histoire s’achève sur ces mots de Hiko : « En vérité, cette petite
maison est importante pour les poissons. Leur route s’arrête ici, mais elle
commence dans l’océan ; ils quittent l’océan, et ceci est leur tombe ».
En matière de contes divertissants, les versions Hiko 2003 et 2004
ne sont pas les plus éloquentes. Il est paru une transcription imprimée
de l’histoire des amants Hina et Nganatatafu, la plus ancienne que l’on
connaisse, dans le bulletin inaugural de l’Eglise wesleyenne tongienne,
Ko e Fanogonogo (1916), rééditée par l’ethnographe Edward Winslow
Gifford dans son recueil de mythes et de contes (1924 : 55-58). Cette
version est beaucoup plus riche en détails que le récit plus récent de
Hiko. Elle offre en particulier une description de la belle chevelure de
Nganatatafu. Ses tempes avaient la couleur du fruit du pandanus mûr
(rouge), les femmes les disaient « de feu » – d’où, peut-être, le nom
« tatafu » (tafu fait référence au feu). Cette toison était si belle que les
femmes se pâmaient. Elle permit sans doute aux sinifu de Samoa de
reconnaître Nganatatafu quand elles le firent sursauter : il découvrit non
seulement sa nudité, mais aussi ses tempes uniques.
12 A Kapingamarangi, Emory (1965:332) a recueilli un chant similaire dédié à la bonite : Motomaumau annonce que les eaux s’agitent au large de Hetau. Il invoque feu son père : « fais en sorte que mon banc entre dans
la poche de Kuatirongo ». L’eau parvient aux deux pointes de corail de la barrière (au sud), tourbillonne sur
le récif. L’homme posté à la poche du filet à l’îlet Rakau s’exclame : « Un poisson frappe entre les deux yeux
le prêtre-de-l’extrémité-nord-(de-Touhou) », (l’ariki de la pirogue de tribord). Il en a le souffle coupé.
108
�N°303/304 • Décembre 2005
Dans sa dernière version, Hiko tient compte du fait que je connaissais déjà l’histoire puisqu’il me l’avait racontée à plusieurs reprises. Il
était très âgé en 2004 – selon ses estimations, il avait 90 ans. Certains
pans de l’histoire sont à peine ébauchés, même dans le souvenir que j’ai
de récits antérieurs qu’il m’a faits. Mais chacune de ses versions contient
les mêmes éléments essentiels, identiques à ceux qui apparaissent dans
les autres variantes publiées (Gifford 1924: 55-60). Les versions de Hiko
sont en outre agrémentées de commentaires personnels qui insistent sur
son propre rôle dans le rituel : « C’est moi qui commande, souligne-til très clairement. Havea (le Tu’iha’angana) doit rester ici. Il est essentiel
que Havea reste à l’écart. S’il se montrait, il n’y aurait pas de Ta’atu ici ;
le poisson s’en irait. Hina a de la pudeur par rapport à ce qu’ils ont fait ;
c’est pour ça que Havea est interdit de plage et de mer. Hina a dit à
Nganatatafu : « va trouver ton jeune frère et charge-le de conduire tout
le rituel ».
Le Ta’atu en tant qu’écographie :
structures mythiques et terrains mnémoniques
Narré depuis au moins 1916, ce récit brosse un tableau de la moralité et de la conduite que les Polynésiens étaient en droit d’attendre de la
part de membres de catégories sociales majeures. Frères cadets, serviteurs de chefs, jeunes vierges, tous devaient obéissance et loyauté. Frères
aînés, vierges sacrées, chefs suprêmes jouissaient pour leur part d’une
autorité incontestée, allant jusqu’au droit de vie et de mort. Le récit ancre
le pouvoir du chef dans le sacré et le surnaturel, il associe mana, beauté
physique, hauts faits suscités par l’audace, la force, le courage. En tant
qu’écographie, il situe le village de Ha’ano dans une sphère sociale et
politique plus vaste où interviennent partenaires humains et marins, et il
présente la lignée des Tu’iha’angana comme la source du don d’amour
magique – l’abondance annuelle de bonites – dont les villages de l’île
avaient souvent la jouissance. A un niveau plus prosaïque, ce récit
explique les privilèges du Tu’iha’angana et justifie la continuité de son statut vis-à-vis d’autres détenteurs de titres de chef aux Tonga. De même, il
légitime la place de Hiko comme tehina parmi les chefs cérémoniels du
village. Cette histoire est une carte mythique au sens malinowskien, que les
109
�références aux noms des sites de l’île de Ha’ano et de ses environs vérifient
et réifient aux yeux de Hiko. Cet exemple d’écographie tongienne enracine
donc la lignée des Tu’iha’angana à Ha’ano, en vertu du désir qu’éprouva
Hina pour Nganatatafu. Dans les paragraphes qui suivent, je démontre à
quel point ce récit remplit son rôle de carte mythique et d’écographie.
Au début de l’histoire, Ngana ‘Eiki, fils d’un Tu’i Tonga, (ou luimême Tu’i Tonga, selon certaines versions), s’arrête à Ha’ano pour y
prendre son frère cadet et l’emmener avec lui jusqu’aux Samoa.
Pourquoi ? nous l’ignorons, mais une explication nous est peut-être
fournie par le proverbe ‘Oku ikai ha vaka ‘e mate ‘i tahi, ka ‘e mole
ai ha Ha’ano’ : « Jamais bateau ne se perd en mer sans perdre un
homme de Ha’ano. » Les habitants de Ha’ano étaient des marins hors
pair. Ngana ‘Eiki se serait de toute évidence fort bien passé de
Nganatatafu, s’il n’avait eu besoin de ses talents de navigateur.
Quand il raconte cette histoire, Hiko (ou toute autre personne bien
informée) désigne un endroit précis du récif frangeant, à l’ouest du village : Ma’ukuomate, l’endroit où expira le serviteur fidjien. Au-delà de
ce récif, on peut généralement voir Luahoko, tout petit îlot proche de
Ha’ano, qui appartient à la famille de Vili Maea, l’un des plus anciens
pêcheurs de Ha’ano au XXe et au début du XXIe siècles. Luahoko n’est pas
habité, mais Vili Maea a aidé son oncle à y planter des arbres il y a une
vingtaine d’années, et il s’y rend pour pique-niquer, pêcher ou récolter
les œufs d’oiseaux. Plus tard, quand l’îlot sera viabilisé, il pourra être
habité, mais en attendant, c’est un amer important pour les marins et les
pêcheurs de Ha’ano, et un potentiel de ressources à exploiter.
Luahoko sert de repère pour voir l’île de Mo’unga’one, plus grande
mais plus lointaine, et visible uniquement à marée basse et par mer
calme. C’est là que Ngana ‘Eiki ordonna aux deux hommes de sauter pardessus bord. Depuis l’endroit de la côte où l’on voit Luahoko et
Mo’unga’one, on voit également le récif de Ma’ukuomate où périt le fidèle
serviteur fidjien. L’‘api [lopin de terre] proche de cet endroit, avec vue
sur Ma’ukuomate, Luahoko et Mo’unga’one, s’appelle Fotu’atama.
110
�N°303/304 • Décembre 2005
Littéralement, cela signifie : « apparition soudaine/saisissante du prince »,
sans doute en souvenir du jour où Nganatatafu se dressa sur le récif,
sorti des eaux grouillantes de poissons, cheveux rouges ruisselants, un
Fidjien mort dans les bras.
Lors du retour de Samoa, ce n’est sans doute pas un hasard si Ngana
‘Eiki choisit de préparer le kava et de faire passer Nganatatafu et son serviteur fidjien par-dessus bord à Mo’unga’one. Cette île est connue pour
son lien avec les requins avec lesquels ses îliens revendiquent une
parenté. Les Tongiens d’hier (et d’aujourd’hui), comme nombre d’autres
Polynésiens, considèrent que le requin est un arbitre moral. Je propose
cette interprétation : Ngana ‘Eiki s’en remet aux requins de Mo’unga’one
pour sanctionner la transgression de son frère puîné. Quand je l’ai interrogé sur ce point, Hiko ne m’a pas démenti, disant simplement « Oui, il y
a beaucoup de requins là-bas ». En jeune frère obéissant, Nganatatafu se
soumet à l’ordalie imposée par son aîné ; en chef avec mana, il survit.
Mais quelle fut la transgression de Nganatatafu ? En fait, elle fut
double. Les généalogies aussi lointaines sont toujours sujettes à caution
(les évènements que relate cette histoire se situeraient entre 1400 et
1700 AD13), mais il apparaît que Nganatatafu et Ngana ‘Eiki sont issus du
même père et de la même mère. En pareilles circonstances, le devoir qui
incombe au frère cadet, le tehina, est clair : il doit être un soutien pour
son frère aîné qui est de rang (légèrement) plus élevé. Cependant, les
frères qui naissaient du même père étaient également des rivaux potentiels pour un même titre, et seul le sang de la mère les départageait. En
cas d’égalité, l’âge faisait la différence. C’était donc une relation difficile,
entre de tels frères, et le thème de la branche cadette qui évince l’aînée
abonde dans l’historiographie tongienne (et même polynésienne).
13 Dans la généalogie de Ngana ‘Eikimeimu’a et Nganatatafu, leur père Tatafu ‘Eikimeimu’a figure en 20e position des Tu’i Tonga. Un prédécesseur, Talakaifaki, est classé 15e. Dans le récit tongien comme dans le récit
samoan, Talakaifaki est le Tu’i Tonga qui fut chassé de Samoa et fut à l’origine du titre très élevé de
“Malietoa”. On estime qu’il vivait au début du XIIIe siècle. Estimer les généalogies est très risqué, mais il
paraît vraisemblable de situer les évènements narrés par le Ta’atu entre la fin du XIIIe et le XVIe.
111
�En succombant à son amour pour Hina (ou encore en la séduisant,
ou en se laissant séduire), Nganatatafu interdit à Ngana ‘Eiki l’accès à
une union avec la taupou (vierge sacrée) samoane d’Aliepata14, union
riche en valeurs rituelles et politiques. Ainsi le premier crime de
Nganatatafu fut-il de désobéir à l’ordre que lui avait intimé son frère –
se tenir éloigné de Hina - et de se conduire en usurpateur dans la hiérarchie des privilèges. Il s’empare de surcroît de la virginité de Hina,
capital de très grande valeur. Le caractère sacré de pareils évènements
et leur symbolique, y compris la « prouesse de registre divin que supposait la défloration d’une fille noble », étaient l’objet de louanges
publiques, le sang de l’hymen était étalé sur le visage des jeunes amants
et sur l’‘ie sina de la jeune femme (Schoeffel 1999 : 127, fondé sur
Freeman 1983 : 230-33). Le pouvoir génératif de ce sang virginal noble,
ses liens symboliques avec la virilité et le mana aristocratiques, se
retrouvent encore de nos jours dans les rayures rouges que danseurs
tongiens et samoans se font sur les joues avant de se livrer aux danses
traditionnelles.
Dans le cadre normal de la « conjonction de lignées de sang
noble » (Schoeffel 1999:142) que représentaient de telles alliances de
personnes de haut rang, les familles échangeaient de nombreuses
richesses sous forme d’étoffes. Ces étoffes, ‘ie sina, ‘ie toga aux Samoa,
ngafingafi aux Tonga , constituaient une grande richesse car elles
représentaient les principes de fertilité féminine (Weiner 1992) et encodaient dans l’histoire les évènements à l’occasion desquels elles étaient
échangées. Ainsi, pendant un temps, la défloration d’une fille de chef fut
la source d’une thésaurisation rituelle non seulement de mana, mais
aussi de biens matériels, grâce à un afflux d’étoffes samoanes aux Tonga
dans le cadre d’échanges rituels accompagnant des alliances nuptiales
(Kaeppler 1978). En apportant sa ngafingafi’ie sina, Hina signifie
14 Aliepata est à la pointe sud-est d’Upolu, île qui occupe une belle place dans l’historiographie tongienne,
dans la mesure où la dynastie actuelle est celle du Tu’i Kanokupolu (chair d’Upolu). Ces étoffes exigeaient
des mois, voire des années de confection. Faites de longueurs de feuilles de pandanus de quelques millimètres de largeur tressées à la main, elles sont légères comme la dentelle et douces comme la soie.
Entretenues avec soin, elles peuvent durer des siècles.
112
�N°303/304 • Décembre 2005
qu’elle reconnaît et souhaite préserver le caractère sacré de l’accouplement. Cependant, en conservant cette étoffe, en n’en faisant pas don à
l’homme qui l’a déflorée, elle émet d’autres signes que nous proposons
de démêler ci-dessous.
Le Ta’atu expose les crimes, la responsabilité, l’audace de
Nganatatafu, mais il révèle également les fautes et les calculs de Hina,
fille de chef. Dans ce récit, Hina est un personnage double : c’est une
femme samoane, réelle, Salamasina de son vrai nom, qui vivait à
Aliepata ; c’est aussi la déesse pan-polynésienne, Hina. On retrouve la
vraie Salamasina dans les généalogies : elle fut mère de deux fils qui
engendrèrent deux lignées de chefs. Le premier fils de Salamasina fut
(probablement) conçu par Nganatatafu, mais au moment où elle le mit
au monde, elle était devenue l’épouse de Ngana ’Eiki et vivait avec ce dernier ; son second fils fut (probablement) conçu par Ngana ’Eiki.
L’enfant de Nganatatafu s’appelait Malupo’ofalefisi. Il devint tupuanga,
fondateur de la lignée des Malupo, chefs de l’île de ‘Uiha (à Ha’apai). Le
second fils, issu de Ngana ‘Eiki, s’appelait Tu’iha’angana’otangata. Il
devint le tupuanga de la lignée des Tu’iha’angana, chefs de Ha’ano. Ces
deux titres sont désignés par l’expression ‘Ongo Ha’angana, le doublé de
Ha’angana. En écoutant son propre désir, en faisant oeuvre de séduction,
en préférant Nganatatafu à son frère plus âgé, plus haut placé et politiquement plus influent, la vraie Salamasina alla à l’encontre des attentes,
des projets de son ‘ainga/kainga [famille étendue]. Les filles de
familles de haut rang, comme l’ont décrit de nombreux travaux
(Schoeffel 1999, Freeman 1983, Shore 1982), étaient des atouts politiques importants, incarnation de puissantes essences sacrées et mystiques. Elles étaient l’objet à la fois de beaucoup de soins et d’une éducation stricte. Mais elles n’étaient guère consultées quant à la gestion des
fonds sacrés de leur personne, attitude qui, dans une grande mesure,
survit jusqu’à nos jours.
La poétesse tongienne Konai Helu Thaman décrit le rôle et les pressions qui pèsent sur les filles aînées (1999:113) dans son poème ‘Toi,
le Choix de Mes Parents’ :
113
�« Tu viens paré de belles nattes et de beaux tapa
Ta peau brune est éclatante d’huile fraîche et parfumée
Tes yeux brillent comme les étoiles de la nuit claire
Toi, le choix de mes parents
Mais tu ne me connais pas mon prince
Ne sais rien sinon que je suis l’aînée
N’ai connu aucun autre homme
Sers tes plans et tes desseins d’avenir
Mais tu ne peux voir qui je suis vraiment
Mon visage se cache derrière le masque de l’obéissance et des apparences
Mes sourires te disent que je ne suis pas indifférente
Mais je n’ai pas d’autre choix.
Que ce soit en termes samoans ou tongiens, s’il faut accorder foi à
l’histoire du Ta’atu, les agissements de la vraie Salamasina en tant que taupou d’Aliepata furent sans doute profondément infamants pour sa famille
et hautement périlleux pour elle-même et pour Nganatatafu. Gifford
(1929 :184) décrit le châtiment que les Tongiens infligeaient à ceux qui
cédaient à ce genre de séduction : on les fouettait en public sur le visage et
le corps, avec une branche de cocotier garnie de petites noix de coco
[loholoho’i]. On battait pareillement l’homme et la femme (on les défigurait ? les tuait ?). Le châtiment était adouci en cas de mariage. Quand
Salamasina s’abstient de faire don de sa ngafingafi à Nganatatafu, peut-être
espère-t-elle déguiser leur acte, échapper au châtiment, se réserver une
possibilité d’utiliser sa ngafingafi en une autre occasion15? L’histoire du
Ta’atu n’explique pas ce que la généalogie Malupo et Tu’iha’angana révèle : le mariage qui suit, entre Salamasina et Ngana ‘Eiki.
15 Dans la première variante que me proposa Hiko, Hina suggère que Ngana ‘Eiki risque de confisquer le
koloa. Thèmes et pratiques associés à la pêche traditionnelle à Samoa sont très semblables au Ta’atu :
d’après Enoka, « la légende samoane veut que le chef Lemalu de Pu’apu’a reçut les I’a Eva (muges à lippe
rouge) en retour de sa générosité à héberger une vieille dame, Sau, de Tufutafoe… A certains moments de
l’année, Lemalu et le peuple de Pu’apu’a partent attraper les bancs au filet. Cette pratique exige de guetter
depuis le récif. Le signal est donné par Ta’ala (le guetteur) qui agite sa pagaie pour prévenir Lemalu. En tant
qu’Aitu o le I’a (dieu des poissons), Lemalu sort sur le récif et guide les poissons dans la baie cernée de filets.
Les poissons se mettent à sauter dès qu’ils arrivent sur les filets, comme il est dit dans la légende... Avant
d’aller pêcher, Lemalu et les pêcheurs doivent conduire une cérémonie de kava au crépuscule. Nul n’est autorisé à venir à la maota (la maison du chef) ou à la quitter pendant la saison de pêche et les poissons doivent
être pris en plein saut, à l’épuisette. »
114
�N°303/304 • Décembre 2005
C’est l’adage Viku ‘a e malo ‘o ‘Uiha qui indique que le premier fils
de Salamasina était (probablement) celui de Nganatatafu, qu’il devint le
tupuanga de la lignée des Malupo, et que le second fils (celui de Ngana
‘Eiki), de rang plus élevé, fonda la lignée des Tu’iha’angana. Cet adage
emploie la métaphore du malo [pagne d’homme] pour signifier que
Nganatatafu a doublé son frère, l’a « devancé » : la lignée des Malupo se
réclame du premier-né de Salamasina, alors qu’elle descend (probablement) du fils puîné, de rang moins élevé. Il est possible que Viku ‘a e
malo ‘o ‘Uiha fasse référence au fait que Ngana ‘Eiki fut trompé par
Hina, ou bien au fait qu’il usa de son droit d’aînesse pour ordonner au
jeune Nganatatafu de sauter du bateau loin de toute côte pour encourir
le jugement des requins. Mais l’adage révèle aussi l’astuce de Hina, il
synthétise la façon dont la hiérarchie tongienne était à la fois maintenue
et manipulée : un public averti reconnaît en Salamasina une femme qui
cède à son désir, « se fait plaisir », puis s’assure que la lignée de ses
deux fils sera du plus haut rang, au moins officiellement, que tous deux
deviendront de respectables tupuanga.
Beauté, Bonite et Abondance
Dans le Ta’atu, Hina est une héroïne complexe qui dépasse amplement les limites que lui impose la voix (masculine) du narrateur. Car la
Salamasina historique, mère des tupauanga du doublé ‘Ongo
Ha’angana, est aussi la Hina que toute la Polynésie honore. Qu’elle soit
Hina (Hawai’i, Tonga), Hine (Aotearoa, Tahiti), Sina (Samoa), ou Ina
(Iles Cook, Mangaia), elle est toujours femme (ou déesse) absolument
remarquable, associée aux poissons et voyages en mer, à la beauté, la
fertilité, la créativité… Dans un récit d’Ewa à ’Oahu, Hinaa’aimalama
« changea la lune en vivres, les étoiles en poissons » (Fornander, 1920 :
266). Aux Fidji, les poissons de Sina patrouillaient et protégeaient la baie
du village, du moins jusqu’au jour où un chef fidjien les offrit en contredon au village samoan de Pu’apu’a où ces poissons (des muges) évoluent à présent (Enoka 2004). A Raiatea, Hina aimait tant pêcher et
explorer qu’elle parvint en pirogue sur la lune (Henry 1928).
115
�Poisson et don, poisson et génération, poisson et féminité : tous
co-déterminent la tradition polynésienne. La beauté, signe tangible de
mana, annonce l’abondance ; le récit du Ta’atu le démontre très clairement. Aussi peut-il paraître surprenant qu’il ne détaille pas la beauté
de Hina. Il annonce pourtant que cette beauté est chantée si loin que
Ngana ‘Eiki se rend jusqu’aux Samoa pour la conquérir ; mais la seule
description de beauté physique que nous livre le récit, c’est celle de
Nganatatafu et de ses cheveux éclatants. La beauté de Hina ne se
découvre qu’entre les lignes. On peut trouver dans ce parti-pris une affirmation de la domination de la voix narrative masculine16, mais on pourrait tout aussi bien comprendre que le statut de vierge sacrée de Hina,
sa généalogie, les générations de lignées de haut rang qu’elle a enfantées, les richesses qu’elle a répandues sur les Tongiens… tout cela
constitue l’essence de sa beauté.
Normalement, selon le rituel, l’homme de noble famille qui déflorait une jeune fille emportait avec lui l’‘ie toga/ngafingafi ainsi que de
nombreux autres biens [koloa], dans le cadre des échanges cérémoniels qui entouraient un mariage de haut rang. La richesse en étoffes
représentait, de façon analogique et métonymique, le lien avec la famille
maternelle (Young Leslie 1999 : 286-289), le potentiel de fécondité de
sa lignée, sur plusieurs générations à venir. Ce koloa pouvait donc à la
fois correspondre à des biens réels, à une source tangible de richesses,
et symboliser la famille de la jeune épousée. Ces étoffes investies d’un
grand prestige répondaient généralement au nom de fakaui, et elles
pouvaient s’animer, poursuivre une destinée propre, et perpétuer l’importance et le statut de leur propriétaire sur plusieurs générations. Dans
le récit du Ta’atu, Hina exerce un type de génération différent, une autre
marque de fécondité, un don d’abondance qui transcende le temps. Le
symbole de fertilité féminine asseoit l’autorité de l’homme, rôle que
16 Je ne suis pas persuadée que la voix masculine soit la seule autorisée pour ce récit. C’est bel et bien Hiko
qui la raconte aujourd’hui et il est aisé d’imaginer des auditeurs masculins prisant l’idée d’un homme dont la
beauté fait chavirer les femmes et pousse une vierge samoane sacrée à le préférer à son frère plus titré. Mais
rien n’écarte d’éventuelles conteuses. Le manque de détails n’est pas inhabituel dans ce genre de récit polynésien dans lequel il suffit en général de dire que quelqu’un est beau pour laisser le reste à l’imagination.
116
�N°303/304 • Décembre 2005
Weiner (1992) fait tenir à l’étoffe : Hina produit l’‘atu. En donnant ses
poissons à Nganatatafu, Hina génère un cycle où le chef de Ha’ano, par
son audace, son courage, sa beauté, se porte garant, à titre personnel et
perpétuel, de la foison des bonites.
Bataille-Benguigui (1988) soutient qu’à Ha’ano l’‘atu était un partenaire social, un hôte venu de Samoa, traité en tant que chef et respecté
en tant que gage de l’amour de Hina pour Nganatatafu. Pour ma part, je
crois que l’‘atu représente plus que cela. Je vois en lui une famille, la
part essentielle d’un cycle fécond où la culture s’inscrit dans la terre (et
sur la mer), où l’écosystème s’incarne dans le loto [le moi intérieur]
des habitants. Ce cycle se déclenche et s’achève avec le retour de l’‘atu.
L’‘atu pourrait représenter la descendance de Hina et de Nganatatafu.
Dans ce cas, ce que Nganatatafu ramène d’Aliepata avec lui, c’est un
enfant (ou deux, selon les versions)17. Même si Hiko n’étaye pas cette
thèse, il n’en demeure pas moins que les filiations non-humaines sont
légion dans les mythes tongiens (et polynésiens en général) et que le
pouvoir sacré de la sexualité est ainsi codifié dans des actes procréateurs qui engendrent l’écosystème.
Ce schéma apparaît plus clairement dans le Kumulipo de Hawai’i
ou dans les mythes de création maori, dans les pouvoirs de procréation
de Wakea et de Papa, du ciel père divin et la terre mère divine. Malgré
le scepticisme de Hiko, il faut convenir que les conditions imposées au
Tu’iha’angana pendant la présence des bonites – rester enfermé, assis,
dans une maison aux fenêtres fermées, assisté d’un ou deux serviteurs –
ces conditions rappellent celles qui sont rituellement prescrites à la
femme en couches. Il semble naturel qu’une femme en travail soit confinée à l’intérieur d’une maison. Le Tu’iha’angana est-il donc rituellement
reclus parce qu’il donne symboliquement naissance à ses enfants, les
17 L’une, au moins, des anciennes généalogies Ha’angana, indique que Ngana ‘Eiki et Nganatatafu eurent
tous deux des fils avec une femme de Samoa qui s’appelait Salamasina. Le proverbe tongien Viku ‘a e malo
‘o ‘Uiha précise que Ngana ‘Eiki était parti pour séduire Hina, mais fut devancé par Nganatatafu ; l’enfant que
Salamasina eut de Nganatatafu, Malupoufalefisi, est à l’origine du titre Malupo de ‘Uiha. L’enfant que
Samamasina eut de Ngana ‘Eiki, Tu’iha’angana-o-tangata, est à l’origine du titre Tu’iha’angana. Ensemble, les
deux titres Malupo et Tu’iha’angana sont désignés par l’expression ’Ongo Ha’angana (le doublé Ha’angana).
117
�‘atu ? Ou faut-il le confiner parce que, lorsque paraissent les enfants de
Hina, le village doit les protéger contre le fort tapu de leur père, contre
le caractère historiquement hautement sacré, et par conséquent très
dangereux, d’un père vis-à-vis de ses enfants ?
Si l’on accepte l’une ou l’autre de ces interprétations, l’‘atu n’est
plus simple poisson ou partenaire social, il devient famille : kainga
/’ainga [famille étendue] des habitants de Ha’ano et d’Aliepata. Il est ce
don que font annuellement Nganatatafu et ses héritiers, les Tu’iha’angana
successifs, à l’élite du royaume : don supérieur, puisqu’ils livrent leurs
propres enfants, les membres de leur kainga. L’histoire mythique tongienne fournit d’autres exemples de sacrifices sacrés (humains) adressés à des chefs de haut rang, le plus célèbre étant celui qui est à l’origine
du kava. Cette boisson provient en effet du corps de Kava’onau que ses
parents préparèrent, accommodèrent, afin de l’offrir, seul présent qu’ils
jugeaient digne du Tu’i Tonga en visite chez eux (Biersack 1991 et James
1991).
Le mythe établit la charte des relations entre enfants, mais aussi celle
des comportements nobles, d’où ces conduites parfois capricieuses,
méchantes, cruelles, égocentriques. Le mythe nous rappelle que les chefs
(hommes et femmes) sont jugés, désirés, recherchés et célébrés, pour
leur beauté (quelle qu’elle soit) autant que pour leur arrogance ou la
hardiesse de leurs exploits. Lorsque Nganatatafu fait la traversée à la
nage, donne l’‘atu à Ha’ano, il accomplit de hauts faits merveilleux que
chante l’histoire et qu’illustre l’iconographie écographique. La beauté de
Hina et son amour pour Nganatatafu sont si puissants qu’elle fait fi du fils
aîné du Tu’i Tonga et dédie la manne de la bonite à l’île de son amant.
Pourquoi le récit souligne-t-il la beauté de Nganatatafu ? Il faut légitimer
le choix de Hina : expliquer pourquoi c’est à lui qu’elle livre sa virginité,
et non à Ngana ‘Eiki que ses parents ont pourtant choisi, et qui est plus
titré et donc plus puissant. Mais surtout, dans la mythologie polynésienne,
la beauté, masculine ou féminine, est source de célébration, de célébrité
et d’historicité. Le récit nous dit que les chefs doivent être beaux. Beauté,
abondance et (ici) bonites sont indissociables.
118
�N°303/304 • Décembre 2005
Un généalogiste averti notera la présence d’un hiatus, dans l’hérédité biologique, entre la filiation qui veut que le fils de Ngana ‘Eiki fonde
le titre de Tu’iha’angana et celle de Nganatatafu qui engendre la lignée
des Malupo et fait don de l’‘atu au chef de Ha’ano. Le second fils aurait-il
lui aussi été conçu par Nganatatafu ? Il est vrai que ce titre surgit sans
arrêt, comme Hina, et que lorsque qu’il pare quelqu’un, ce dernier hérite
de tous les privilèges et histoires de ce titre. Chaque nom ou titre dote
ainsi son nouveau détenteur de tout ce qui précède. Dans l’épistémologie polynésienne (pré-chrétienne), la personne ne se limite pas à une
généalogie biologique, elle se construit, s’accroît, s’acquiert dans l’espace
et dans le temps, selon le modèle lamarckien (Linnekin et Poyer, 1990,
Lieber 1990). Ainsi, c’est au chef de Ha’ano que revient l’‘atu, et non
simplement au descendant biologique de Nganatatafu/Ngana ‘Eiki.
Idéalement, mais pas nécessairement, les deux personnages peuvent
coïncider. Si tel n’est pas le cas, l’origine et le caractère suggestif de
l’adage Viku ‘a e malo ‘o ‘Uiha s’expliquent peut-être ainsi : le chef de
Ha’ano doit son titre à son ancêtre qui est à l’origine de l’abondance des
bonites. Mais comme dit Hiko, l’histoire ne s’arrête pas là !
Ecographie et Ré-enracinement
Certains murmurent que le récit de Nganatatafu et Hina ne sert qu’à
justifier un statu quo politique (comme il est souvent dit des mythes).
Si l’origine de l’‘atu revient à Nganatatafu, son histoire d’amour, la défaite de son frère Ngana ‘Eiki dans leur quête de Hina, sont en effet essentiels à l’autorité de l’ancienne lignée des Tu’iha’angana sur les îliens de
Ha’ano. Car les ha’a Ngana [parents au sens large de Ngana] sont une
lignée ancienne (Bott et Tavi 1982 : 95), mais l’histoire du peuplement
humain de Ha’ano est bien plus ancienne encore. En 1991, pendant mon
premier séjour à Ha’ano, de vagues allusions étaient encore faites à un
chef ou dieu qui aurait précédé le Tu’iha’angana : l’‘Otua Ngu.
La première fois que j’entendis ce nom, je menais des recherches
généalogiques : une vieille femme de Ha’ano (Folingi Katoa) m’informa
que son ‘api tukuhau (terrain alloué à une veuve) appartenait au vieux
chef ‘Otua Ngu. Elle m’apprit que ce personnage était une femme, un
119
�‘eiki (chef) qui vivait à Ha’ano bien avant Havea (le Tu’iha’angana) ;
mais elle ne put m’en dire davantage. Ma curiosité fut piquée car je
n’avais rencontré ce nom, très inusuel, dans aucun récit. La traduction
la plus satisfaisante en serait « Dieu/déesse de l’igname » (ou peut-être
« Dieu/déesse Grognon/Grondeur »)18. J’entamai donc les recherches
et retrouvai ce nom à trois reprises : d’abord dans la généalogie
Ha’angana où il désigne la petite-fille du dixième Tu’iha’angana et d’une
femme, Monutapu’osi. Ensuite chez une femme âgée, d’ascendance
majoritairement européenne avec peu de sang tongien. Elle habitait la
capitale et me confia (en 1999) que la reine Salote l’avait nommée ainsi
dans son jeune âge. Elle n’en savait pas plus et n’avait aucun lien avec
Ha’ano. La troisième occurrence s’avéra courante : sur les conseils de
la princesse Nanasipau’u, le Tu’iha’angana actuel et sa femme Mele
Fakafanua ont ajouté ‘Otua Ngu à la liste de noms de chefs que porte leur
fille. Cependant, eux aussi admettent ignorer l’origine ou la signification
du nom (c. p. juillet 2003).
Les indices sont aussi minces que tentants et autorisent certaines
conjectures : aux Tonga de l’ère classique et pré-chrétienne, il n’était pas
rare de résoudre une rivalité entre frères en expédiant les éléments plus
jeunes et ardents dans les îles périphériques où ils étaient à même d’exercer leur pouvoir propre, tout en demeurant des alliés potentiels le cas
échéant. Ils relayaient également les distributions de richesses des cérémonies cycliques tenues en l’honneur de la déité du Tu’i Tonga, la déesse
Hikule’o. Si ‘Otua Ngu était chef ou déesse avant la période du ha’a
Ngana, ou même avant la prédominance de Hikule’o, il est plus que probable qu’en prenant l’ascendant sur une autre, une lignée de chefs s’est
servi du récit pour s’ancrer dans le paysage. Car tel est bien le rôle essentiel du Ta’atu : désigner le Tu’iha’angana comme pourvoyeur d’une
manne magique et prestigieuse venue de Samoa, et donc, comme chef
légitime de l’île. Le Tu’iha’angana a capté l’héritage de l’‘atu, histoire qui
18 Les noms tongiens n’obéissent généralement pas aux genres. ‘Otua peut donc renvoyer à un dieu comme
à une déesse. Et ces derniers ne sont pas tous unisexes, comme l’atteste Hikule’o.
120
�N°303/304 • Décembre 2005
justifie son rôle et son autorité à Ha’ano depuis des siècles. Sans l’‘atu,
le Tu’iha’angana n’est qu’un autocrate. Avec l’‘atu, il s’érige en vrai chef
polynésien, parent et procréateur symbolique regorgeant de mana, dispensateur de vivres miraculeux, de poissons qui sautent sur la plage et
s’offrent à l’homme de leur plein gré.
L’ironie de l’histoire veut que l’‘atu ne brille plus à Ha’ano que par
sa rareté. Le don de Hina s’en est allé, pour des raisons qui lui appartiennent. Le contrat semble avoir été rompu entre le Tu’iha’angana d’une
part - représentant actuel de Nganatatafu, nageur légendaire, et de Hina
de Samoa, amante et source d’éternelles richesses – et les habitants de
Ha’ano d’autre part, bénéficiaires de ses bienfaits. L’abondance qui
émane de la nature même du chef - de ce qui en d’autres lieux et
d’autres temps, constitue son mana – fait à présent défaut. Par une malheureuse coïncidence, de même que le poisson de Hina paraît avoir
perdu contact avec Ha’ano, le chef qui plaque son égide sur ce poisson
a lui aussi rompu le lien avec les habitants de son domaine, selon leur
propre témoignage. Il ne sert pas (ou pas encore ?) d’intermédiaire
entre les régions sacrées, les sources d’abondance ultramarines, et son
peuple ; il connaît peu l’écographie de son patrimoine. On ne peut lui
jeter la pierre : il était encore enfant à la mort du Tu’iha’angana précédent, et le titre fut mis de côté jusqu’à sa maturité. Dans cet intervalle
(près de deux décennies) il fut élevé par sa mère à Tongatapu où étaient
élevés, scolarisés, les enfants et les autres membres de l’élite tongienne,
parmi lesquels la famille même du Tu’iha’angana précédent. Aussi le
Tu’iha’angana actuel est-il un homme moderne, acteur politique jeune et
respecté à l’échelle nationale. Il a grandi loin du territoire, des lieux, de
la terre, de la mer, du peuple, qui constituent l’écographie fondatrice de
son titre.
La reine Salote reconnaissait l’importance historique du titre
Ha’angana (Bott et Tavi 1982 : 95) ; cependant, même sous son règne
(qui prit fin en 1965), le pouvoir, le prestige du Tu’iha’angana étaient
bien moindre. Le détenteur actuel du titre, âgé d’environ 35 ans, noue
les bonnes alliances qui lui permettront de rehausser son statut : il a
121
�épousé la fille de la sœur de la reine, noble et puissante Fakafanua ; il
occupe un siège au parlement, s’implique dans les commissions parlementaires pour le développement de Ha’apai… Beaucoup le jugent
« prometteur » ; mais il est bien plus à son aise dans le milieu urbain
de la capitale, que sur son domaine rural de la petite île très reculée où
il ne s’est rendu que quatre ou cinq fois. Cela chagrine ou confond
nombre de kainga [membres du groupe de parenté/habitants de son
domaine] qui peuplent les villages de ses terres et qui, par le passé,
répondaient au cri de ralliement de Hiko : « Poisson ! »
Il s’avère que c’est Saia Fifita, le vieil homme qui depuis des décennies porte le titre de tehina de Hiko, qui perpétue au village le rôle du
chef traditionnel. Le Ta’atu, c’est aussi l’histoire de Hiko, et ce dernier
le sait bien : Hina n’a-t-elle pas dit : « Va trouver ton jeune frère, et
confie-lui toute la tâche » ? Hiko est soucieux de lui obéir. Mais il se fait
vieux et frêle, et son « frère aîné » le Tu’iha’angana Havea ne semble
pas mesurer l’impact symbolique du rôle que joue Hiko à Ha’ano par
rapport à lui. Havea est semblable à la plupart des autres nobles de son
âge qui sont élevés dans la capitale ou à l’étranger où ils sont censés
recevoir une meilleure éducation, jouir de meilleures opportunités de
carrière. De nombreux nopele [nobles, terme nouveau] et matapule
[serviteurs de chefs] sont à présent initiés par le comité des traditions
tongiennes afin d’être en mesure d’honorer leur mandat traditionnel
2002). Quand le Hiko actuel s’éteindra, le titre de tehina ira à un
homme qui a presque toujours vécu dans la capitale.
Tandis que les nobles et leur entourage se retirent dans les centres
urbains et communiquent avec leur kainga par téléphone plutôt que par
voie cérémoniale, l’écographie du village, consignée dans les noms qui
relient entre eux terre, mer, humains, histoires, familles… s’efface lentement du quotidien. Dans ce contexte, on comprend que dans sa narration de 2003, à 90 ans, Hiko insiste sur son propre rôle dans la pêche.
Il est sans doute le dernier vivant qui, par lien généalogique et pratique,
est encore familier des évènements du récit et de la force de la cérémonie. Sans cet homme qui sert d’intermédiaire à Hina et son amant le
122
�N°303/304 • Décembre 2005
Tu’iha’angana, qui s’avance dans l’eau pour offrir du kava aux poissons
afin que Ha’ano recouvre l’abondance, sans lui, le lien d’amour traditionnel et de dévotion entre le Tu’iha’angana et ses gens à Pukatola,
Ha’ano et Muitoa se distend, devient séculier, unilatéral. A long terme, ce
scénario nuit à l’institution hiérarchique qui fait la gloire des Tonga,
« dernière monarchie polynésienne ».
Géopolitique du Désir
Le récit du Ta’atu joue un grand rôle politique. Il permettait naguère de situer l’île et le peuple de Ha’ano dans des contextes géographiques et politiques d’envergure. N’établit-il pas que les kau Ha’ano
étaient de grands voyageurs en contact avec des sites prépondérants de
l’ère classique pré-chrétienne : Ngana ‘Eiki se rend de Mu’a à
Tongatapu (Tonga), siège du pouvoir du Tu’i Tonga, à Ha’ano (Ha’apai,
Tonga), à Aliepata sur l’île d’Upolu (Samoa), puis à Mo’unga’one
(Ha’apai, Tonga) et revient à Tongatapu ? Hina envoie ses poissons de
Palate (haute mer/patrie ancestrale/cieux) à Ha’ano. Le fidèle serviteur
de Nganatatafu vient des Fidji. Les titres Tu’iha’angana et Malupo sont
antérieurs à de nombreux autres titres et seraient issus d’un très ancien
Tu’i Tonga. Le récit met en avant géographie et généalogie. Il s’articule
autour de thèmes communs aux mythes et à l’histoire des Polynésiens –
beauté, désir – qui d’ordinaire ne sont pas reliés au thème du voyage.
Ainsi l’éloge de la beauté de Hina parvient-il à Ngana ‘Eiki qui s’embarque pour Samoa. Les jeunes servantes découvrent Nganatatafu sur la
plage et le trouvent si beau qu’elles doutent qu’il soit humain ; mais la
renommée de sa beauté l’a précédé et leur permet de l’identifier. Cette
beauté provoque le désir de Hina, qui, pour le satisfaire, brise les
conventions sociales, brave sa famille et même la mort. Pour la beauté
de Hina, Nganatatafu enfreint les ordres de son frère aîné. La géographie
se bâtit sur la trame du désir, la beauté tient les rênes de la politique.
L’oralité polynésienne insiste souvent sur la beauté et la relie avec
force rhétorique aux notions d’autorité, de prouesse, de réussite et de
voyage. Mais le cas tongien diffère quelque peu du schéma de Sahlins
(1981:112, voir aussi Dening 1982) qui privilégie le côté requin des chefs
123
�polynésiens sillonnant les mers, débarquant et s’accouplant aux îliennes
pour s’intégrer. Les Ha’angana ne sont d’ailleurs pas les seuls à se réclamer
d’une ascendance féminine noble et ultramarine. Peu après avoir hissé les
îles au moyen de son hameçon magique, Maui vogue vers Pulotu pour installer aux Tonga des femmes de chef (Filihia 2001); de nombreux autres
récits circulant à travers la Polynésie occidentale et orientale, tels ceux de
Hina/Tinirau/Maui, démontrent qu’hommes et femmes traversent les mers
et fondent de nouvelles générations. S’il est donc séduisant de penser que
le thème des ‘voyageurs géniteurs’ et des ‘fières femmes fertiles’ sous-tend
l’expansion politique tongienne, comme le suggère la métaphore de
Sahlins, cette lecture me semble simpliste. Le rôle actif de Salamasina/Hina,
sa façon d’assumer sa sexualité, son sang-froid (sans parler de sa maîtrise
des poissons, de sa stratégie concernant ses deux fils) prouvent que l’on
peut également défendre la thèse des ‘séductrices de guerriers’.
Quelque étiquette qu’on lui prête, l’histoire du désir de Hina et de
Nganatatafu projette une île, par ailleurs insignifiante, au cœur d’une
écologie géopolitique qui anticipe les Tonga contemporaines. A un
moment donné, Ha’ano joua un rôle considérable dans la longue histoire maritime des Tonga : en témoignent les sites archéologiques, les
généalogies, ainsi que les proverbes qui font référence aux solides traditions de navigation et de pêche que perpétuaient les habitants de
Ha’ano, rappelons-nous : ‘oku ‘ikai ha vaka mole ‘i tahi ta’e mole ai
ha Ha’ano/aucun bateau ne se perd en mer sans perdre un marin de
Ha’ano. Cependant, cette écographie des amants Hina et Nganatatafu du
Ta’atu nous rappelle aussi, inéluctablement, qu’en 2004 Ha’ano ne
compte plus un seul marin. Ses habitants ne savent plus naviguer. Ils ne
savent plus faire la traversée jusqu’aux Samoa, n’inspirent plus le respect des Fidji. De nos jours, ce sont des désirs d’’atu en eux-mêmes qui
les animent, non des désirs de grandes dames d’outre-mer.
Revenons donc à nos poissons. Ce n’est pas une coïncidence si, au
début des années 70, alors même que les gens de Ha’ano commencent
à s’inquiéter de l’absence des ‘atu, la pêche commerciale connaît dans
tout le Pacifique une explosion spectaculaire. Des flottes de pêche
124
�N°303/304 • Décembre 2005
armées de filets dérivants et/ou tournants, de sonars, d’autres équipements hautement perfectionnés, traquent le thon, ‘poulet des mers’, puisent librement dans les eaux internationales et braconnent dans les eaux
territoriales. L’océan, dit-on, est d’une prodigalité sans bornes, un puits
de ressources disposant d’assez de poissons pour nourrir la terre entière. Les poissons et autres hôtes des mers ne sont ‘en sécurité’ que lorsqu’ils évoluent dans les eaux de nations équipées de l’infrastructure
nécessaire à leur protection. Mais les Tonga, à l’instar d’autres pays du
Pacifique insulaire, sont démunies face au braconnage ou la surpêche.
On sait aujourd’hui que les ressources de l’océan ne sont pas illimitées, qu’elles pâtissent de la surexploitation commerciale. La destruction de l’habitat marin et la surpêche ont des effets délétères sur la gent
marine. On commence également à comprendre combien les changements de température globaux affectent l’océan Pacifique, les cycles de
reproduction des poissons pélagiques (et des mammifères marins),
leurs schémas de migration. On ne fait encore que pressentir les effets
synergiques d’El Niño-La Niña sur la pêche, l’environnement, les modifications des ratios d’espèces de poisson au sein des éconiches. On perçoit clairement que les peuples et les cultures dont la richesse a toujours
reposé sur la pêche de poissons pélagiques et/ou anadromes (poissons
qui reviennent régulièrement pour être pêchés, décrits dans le monde
entier comme faisant don d’eux-mêmes) doivent à présent affronter les
conséquences de la quasi-extinction de ces poissons – parents – partenaires. Dans le sillage de la morue qui déserte la côte est du Canada, du
saumon qui abandonne l’Ecosse, les côtes est et ouest du Canada, la côte
nord des USA, le thon du Pacifique est lui aussi menacé de disparition.
Les Tonga, parmi d’autres nations, ont récemment tenté de négocier avec les pêcheurs étrangers, afin que leur revienne une partie des
prises faites dans leurs eaux. Mais pour le petit pêcheur de Ha’ano qui
ne s’éloigne guère du rivage, cette démarche relève plus de la coercition que de la coopération. Comme dit l’un d’eux à propos des multiples traités de commerce et de développement que signent les Tonga
avec la Chine : « Les Tonga sont déjà aux Chinois » (S. T. c. p. 2003).
125
�Xénophobie mise à part, ce commentaire reflète la préoccupation des
petits pêcheurs laissés pour compte dans les contrats signés à l’échelon
national. Des décisions ont bel et bien été prises pour impliquer les
compagnies tongiennes mais elles n’ont pas donné les effets escomptés,
les retombées allant surtout aux urbains plutôt qu’aux petits pêcheurs
excentrés. Le gouvernement tongien s’applique à moderniser son infrastructure, s’ouvrir aux marchés extérieurs. Il fait peu de cas des effets de
la commercialisation de la pêche hauturière sur l’économie locale des
villages, leurs valeurs symboliques, leurs formes d’autorité traditionnelle
et culturelle.
La relation entre pêche fiable et liens qui unissent des villageois au
chef dont le titre est associé au lieu n’est pas à l’ordre du jour des discussions nationales. Pourtant, dans une communauté coutumière, ces
liens et leurs ruptures sont évidents, à défaut d’être exprimés. Revenons
à Ha’ano en 1975, quand fut constatée l’absence des‘atu : les habitants
de ce village chrétien, de concert avec Hiko - chrétien lui aussi, élevé
dans un pays profondément chrétien - s’accordèrent à accomplir un
rituel de supplique païen adressé à des bancs de poissons censés être
mûs par des principes mystiques, magiques, venus du fond du kuonga
po’uli, ténèbres tongiennes pré-chrétiennes.
La bonite de Ha’ano qui rend peut-être compte de 3000 ans d’occupation humaine ininterrompue, héroïne d’une histoire d’amour et de
désir, semble succomber désormais à d’autres désirs, plus distants, moins
sensibles aux exigences locales et assurément sourds aux instructions de
Hina et aux appels de Hiko. Les mêmes menaces pèsent sur le Ta’atu et sur
le lien sacré qui unit l’‘eiki [chef] de Ha’ano à son kainga [peuple]. A
une époque où la bonite ne se donne plus, où le chef ne reconnaît plus
son lien de parenté avec elle, les habitants de Ha’ano disent du
Tu’iha’angana qu’il est « sympathique », « poli », « bien élevé » et «
gentil parce qu’il n’exige pas de son peuple un tribut traditionnel trop
lourd ». Quel contraste entre ce portrait et la « beauté » légendaire,
l’audace, la passion qui attachèrent le Fidjien, conquirent Hina, nourrirent
de folles rumeurs de Ha’ano jusqu’à Aliepata, Upolu, aux Samoa !
126
�N°303/304 • Décembre 2005
Le Tu’iha’angana d’aujourd’hui, comme de nombreux autres chefs de sa
génération, évolue dans un nouveau monde qui obéit à des désirs géopolitiques tout à fait différents. Hiko l’écographe, le vieil homme de la
mer, appartient à un genre qui va disparaître : le tehina dont les mythes
insufflaient vie à l’histoire enracinée du chef et de son peuple.
Conclusion
Comme tous les mythes, le récit du Ta’atu donne matière à
réflexion. Il traite d’ambition, d’amour, de sexualité, de trahison, de courage, de navigation, de rôles sociaux qu’imposent le sexe, l’âge ou le
rang… Il campe fermement le tenant du titre Tu’iha’angana à Ha’ano, à
la suite probable d’un chef antérieur, une femme nommée ‘Otua Ngu. Il
déroule une histoire mythique où la beauté et le désir déclenchent des
voyages, déploient une géographie, préfigurent des enfantements, installent un pouvoir politique, génèrent une culture… Le Ta’atu de Ha’ano
dessine et redessine l’histoire, la généalogie, sur fond de paysages et
d’écosystèmes plus vastes qui, simultanément, s’inscrivent et se réinscrivent dans la vie du peuple qui occupe ces lieux. C’est ce que j’appelle
« écographie ». Cette écographie nous rappelle que l’Ha’ano actuelle
est en pleine mutation et que ses pêches ne sont plus miraculeuses.
Trop maigres, les bancs de bonites de ces dernières années n’ont
pas suscité le moindre Ta’atu. Aux temps désormais modernes des filets
tournants et dérivants, des bateaux usines qui mangent le capital hauturier des nations qui n’ont pas les moyens de veiller sur leurs eaux, l’écographie du Ta’atu sonne comme un cri d’alarme écologique. Ce cri
associe les retombées pré-européennes du désir entre les beaux amants
de Samoa et de Tonga aux politiques actuelles de surexploitation de
l’écosystème et à la transformation radicale du rapport à la figure traditionnelle du « chef ». Drôle d’histoire qui fait la part belle au bon chef
Nganatatafu. Les chefs d’aujourd’hui et de demain sauront-ils se montrer
aussi munificents, aussi dignes de la divine Hina, aussi entraînants que
pour le vaillant Fidjien qui suivit Nganatatafu à la nage jusqu’à
Ma’ukuomate ? Un proverbe samoan nous permet de « laisser filer la
bonite » – Tau ina uia le ala o le ‘atu – lorsque le seul don que l’on
127
�puisse faire n’est pas à la hauteur de la personne ou de la circonstance
à laquelle il s’adresse, façon détournée de rendre hommage à la tradition. Les chefs comme le Tu’iha’angana sont aujourd’hui partagés entre
un monde moderne régi par le commerce et un monde coutumier à
l’immémoriale authenticité. Sauront-ils faire le grand écart pour le bien
de leurs peuples ? Pour citer Sapho : ces hommes sauront-ils être
beaux ?
Heather Young Leslie
(Traduction et adaptation Sylvie Maurer et Serge Dunis)
128
�N°303/304 • Décembre 2005
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- Robert Koenig : Du féminin singulier au masculin pluriel, les exploits et les radeaux du Pacifique 4
- Bruno Saura : Champ politique et champ religieux à Tahiti : développements contemporains 10
- Allan Hanson : Rapa iti, quarante ans après (trad. de G. Ghasarian) 40
- Jean-Paul Forest : Art rupestre contemporain 48
- Andreas Dettloff : Essai d'une interprétation formelle du tiki 58
- Michel Brun et Edgar Tetahiotupa : Réflexion sur po : jour et nuit 63
- René Calinaud : Conte de Tahania 86
- Heather Young Leslie : Bons baisers de Samoa. Les bonites de Hina et le Tu 'iha'angana de Tonga (trad. et adapt. Sylvie Maurer et Serge Dunis) 92
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