-
https://anaite.upf.pf/files/original/139579c072ea4c8e6895aef3edac0870.pdf
8d88eac26ab597e7ef497a5321b959be
PDF Text
Text
BULLETIN
DE LA SOCIETE
DES
ETUDES OCEANIENNES
N°288 • Mars 2001
��BULLETIN
DE LA SOCIETE
DES
ETUDES OCEANIENNES
(POLYNESIE ORIENTALE)
N° 288 - Mars 2001
Sommaire
Douglas Oliver
Jeux et sport en Polynésie ancienne................................................................. p.
2
Paul-Emmanuel Boulagnon
La grippe espagnome à Tahiti en 1918 Extrait des cahiers de Berthe Rougier 12 nov. 1918 - 1er janv. 1919.................p. 16
Ricardo Pineri
Clairière de soleil - Figures de la Polynésie dans l’oeuvre de Melville.............. p. 44
Jean-François Durban
Illusion et réalité : le contact ou de la théâtralité en 1595............................... p. 64
Henri Vernier
L’école - Te fare haapiiraa.............................................................................. p. 126
Gérard Messeiller
La Polynésie, Tahiti et la “conjoncture romanesque rationnelle”......................p. 132
Compte-rendu d’ouvrage par Jean Guiart................................................................p. 150
Le mot du président................................................................................................p. 157
�Jeux et sports
en
Polynésie ancienne
Si l’on en croit la plupart des auteurs connus ayant écrit sur le sujet,
les habitants de la Polynésie ancienne se divertissaient de la vie quotidienne principalement par la danse, les contes, le théâtre et …l’amour.
Quoi qu’il en fût, comme le reste de l’humanité ils s’adonnaient aussi à
des jeux et des sports athlétiques, que cet article va tenter de décrire.
Nous nous intéresserons ici aux activités indigènes existant encore à l’arrivée des Européens, avant que le style de vie polynésien ne fût transformé de manière significative par cet événement.
Un difficile problème de composition se pose immanquablement à
quiconque veut apporter aux lecteurs de sa propre culture une description approfondie de cultures très différentes : comment répartir les données en catégories thématiques distinctes ? En effet, bien que des intitulés d’article tels que “Horticulture”, “Guerre”, etc. aient un sens pour
des anglophones, lorsqu’il s’agit de Polynésiens, d’Aztèques ou de
Zoulous, les pratiques décrites ne peuvent être présentées selon la
même thématique (même aux Etats-Unis, cultiver des radis dans un jardin n’a rien à voir avec la culture intensive du blé dans une immense
ferme du Kansas) et en ce qui concerne la guerre, il paraît qu’elle est du
domaine de la “Politique”…)
�N° 288 • Mars 2001
On trouve dans beaucoup de langues polynésiennes des cognats du
mot tahitien are’are’a (divertissement), mais l’étendue des pratiques
couvertes par ce terme n’a pas été clairement établie. Le problème se
complique du fait que beaucoup de Polynésiens considéraient comme
divertissements certaines de leurs activités non are’are’a, telles que la
pêche, la collecte de bananes plantains, et même la guerre meurtrière.
De plus, il est presque certain que beaucoup d’entre eux ne prenaient
part à certaines activités are’are’a qu’à contrecœur. En d’autres termes,
les pratiques énumérées ci-dessous sont présentées plutôt selon la classification familière aux anglophones que selon une éventuelle classification polynésienne.1
Je commencerai par ce que la plupart d’entre nous appellent des
jeux d’enfant, bien que dans presque toute la Polynésie, ces pratiques
aient constitué l’occupation principale de la plupart des enfants.
Comme tous les enfants du monde, je suppose, les enfants de la
Polynésie ancienne jouaient avec des jouets, dont les plus courants
étaient la toupie, le cerf-volant, le ballon (fait de feuilles enroulées), la
corde à sauter, les échasses, les pierres à ricochet et les pirogues de
modèle réduit faites de feuilles. Dans certaines sociétés, les enfants
aimaient jouer à la balançoire et se laisser glisser le long des pentes,
avec ou sans traîneau. Ils aimaient aussi les jeux collectifs, tels que
colin-maillard, cache-cache et les jeux de lutte. Dans certaines communautés, ils pratiquaient ouvertement la copulation simulée, et ceci pour
le plus grand amusement de leurs aînés. Bien entendu, en bord de mer,
les enfants passaient beaucoup de temps dans l’eau à nager, plonger et
se poursuivre, ce qui leur donnait une extraordinaire agilité aquatique.
Dans certaines sociétés, les enfants pratiquaient même des jeux développant l’esprit et la parole, tels les concours marquisiens pour lesquels il
fallait réciter le plus grand nombre de mots d’un seul souffle, et le jeu
plus éducatif pratiqué à Mangareva qui “…consistait à énumérer tous
1 L’ouvrage de référence de Huizinga, Homo ludens, qui prétend étendre “l’élément ludique” à
des domaines divers : droit, guerre, poésie, art, etc., ne m’a pas été d’un grand secours.
3
�les noms d’hommes, de femmes et d’enfants de l’archipel, les noms de
plantes, de coraux, de coquillages et même d’étoiles”. (Buck 1938
p. 183) Tous ces jeux, à l’exception, peut-être, des jeux de lutte, étaient
pratiqués par les filles comme par les garçons, parfois séparément, parfois ensemble.
Venons-en maintenant aux jeux “adultes”, c’est-à-dire ceux pratiqués par les individus ayant passé le stade polynésien de l’”enfance”.
Parmi les jeux intellectuels, citons le jeu de dames et les jeux de devinettes (figures faites avec les doigts, énigmes, jeux de coquillages), ainsi
que les jeux de figures faites avec de la ficelle ; ces derniers, pratiqués
également par les enfants, était très répandus : on y jouait parfois pour
accompagner et illustrer des contes ou bien pour faire preuve de dextérité, de mémoire ou d’ imagination.
La plupart des jeux physiques étaient des compétitions demandant
de la force et/ou une certaine adresse physique. Certaines de ces compétitions s’adressaient à des groupes, d’autres à des individus, et dans ce
dernier cas, les gagnants individuels étaient reconnus et félicités, mais ils
étaient également considérés comme représentants de leurs groupes
respectifs, communauté, clan ou tribu, en ce qui concernait le marquage
des points.
Les compétitions physiques individuelles les plus répandues étaient
celles de lutte, et c’est à Tahiti qu’eurent lieu celles dont j’ai trouvé les
meilleures descriptions par des témoins oculaires. William Bligh, qui
assista à plusieurs matches, les décrit ainsi : “En Angleterre, le vaincu
doit être jeté à terre sur le dos, mais ici, si l’un des adversaires tombe
au sol d’une quelconque manière, l’essai est terminé. Ils s’empoignent
par la chevelure, les jambes et tout ce qu’ils peuvent attraper ; ils pratiquent aussi la ceinture arrière, comme en Cornouailles, mais celui qui
utilise cette méthode est généralement jeté au sol ou obligé d’arrêter si
son adversaire est plus fort que lui” (1792 - I p. 412). Le missionnaire
William Ellis fut également témoin d’un match à Tahiti : “Mape, homme
trapu et actif, bien que de taille moyenne, … était un lutteur réputé.
4
�N° 288 • Mars 2001
On le vit un jour en lice face à un homme de taille et de corpulence
remarquables. Après qu’ils se furent empoignés puis séparés, Mape
s’avança négligemment vers son adversaire et, une fois devant lui, au lieu
de tendre les bras comme on s’y attendait, de toute sa force il lui envoya
un coup de tête à la tempe qui l’étendit au sol” (1829 I pp. 289-290).
A Tahiti, des matches de lutte se tenaient lors de presque tous les
grands rassemblements, parfois devant des milliers de personnes. Les
spectateurs, en général attentifs et silencieux pendant le combat, se
déchaînaient instantanément dès qu’un des adversaires était jeté à terre :
“Un cri d’exultation éclatait du côté des amis du vainqueur. Les tambours se mettaient à battre, les femmes se levaient pour entamer une
danse triomphale autour du lutteur vaincu, en chantant pour narguer le
groupe des perdants. Ceux-ci n’étaient pas non plus des spectateurs
impassibles et silencieux. Bien au contraire, ils commençaient alors un
tintamarre assourdissant, en partie pour honorer leur propre clan ou
tribu, mais surtout pour gâcher et neutraliser le triomphe des vainqueurs” (ibid.).
Selon les témoins européens qui les ont décrits, la plupart des
matches tahitiens étaient “bon enfant”. Cependant, comme le note un
témoin ultérieur : “Si jamais un des adversaires se fait battre match
après match, cela se termine généralement par une véritable guerre”
(Moerenhout 1837 II pp. 141-142).
Les champions de lutte étaient applaudis et hautement estimés, mais
on ne sait pas s’ils recevaient des récompenses matérielles. Certains
appartenaient à la classe supérieure, mais ce sport était ouvert à tous, y
compris aux femmes, certaines combattant publiquement non seulement
entre elles mais aussi contre des hommes. En effet, selon Bligh, la lutte
féminine était encore plus brutale que la lutte masculine – si une telle
chose est possible - allant même jusqu’à l’arrachage des yeux. Toutefois,
après la chute d’une des deux lutteuses, “l’affaire était terminée, et après
avoir réajusté leur chevelure, les deux adversaires s’embrassaient tendrement et étaient amies comme avant” (Turnbull 1813 p. 286).
L’adresse des individus était mise en valeur, mais, cependant, l’élément religieux était toujours présent : “Les dieux présidaient aux jeux,
comme ils présidaient à la plupart des événements publics. Avant le
5
�début d’un match de lutte, les deux combattants se rendaient au marae
(temple) des idoles qu’ils révéraient. Ils leur offraient une pousse de
plantain, qui remplaçait fréquemment une offrande plus coûteuse, et
après avoir invoqué l’aide du dieu tutélaire de la lutte, ils retournaient à
l’endroit où la foule était rassemblée” (Ellis 1829 I p. 288).
Même sur le petit atoll de Pukapuka, la lutte était un sport prisé et
servait même de procédure judiciaire pour établir la limite entre deux
parcelles de terre en cas de contestation, ce qui l’apparente à une
variante du sumo japonais. Selon Beaglehole : “La technique est une
forme de lutte au bâton. Une arme (de bois) de 4 à 6 pieds de long est
tenue par deux hommes face à face, chacun essayant de pousser son
adversaire en arrière. La limite du terrain avance ou recule selon la position de l’arme. (Beaglehole : p. 33)
D’autres types de lutte se pratiquaient ici et là : la mêlée générale
(boxe et lutte) à Mangareva, le croche-pied à Uvea et le bras de fer aux
Marquises.
La boxe était moins répandue que la lutte, mais en certains lieux,
comme à Tahiti, elle était beaucoup plus brutale, comme le rapporte
William Ellis : “ … une fois le combat engagé, celui-ci se terminait beaucoup plus rapidement (que dans la lutte) et on ne perdait pas de temps
à s’entraîner ni à parer les coups, qui étaient en général des directs portés avec force et brutalité et visant le plus souvent la tête. Les combattants
se battaient à poing nu, et parfois la peau du front était entièrement
déchirée ou arrachée d’un seul coup de poing. Personne n’intervenait
pendant le combat, mais dès qu’un des adversaires tombait, se baissait
ou esquivait les coups, il était considéré comme vaincu et le combat se
terminait, suivi immédiatement par des cris et des danses triomphales”
(1829 I p. 292). Selon Ellis toujours, les champions de boxe “se vantaient du nombre d’hommes qu’ils avaient estropiés ou tués” ; ce sport
était pratiqué principalement par “les classes inférieures” mais pas
exclusivement, et “on comptait souvent des chefs et des prêtres parmi les
boxeurs et les lutteurs les plus réputés” (ibid).
Encore plus dangereux était une sorte de duel à la massue, pratiqué surtout en Polynésie occidentale. A Samoa, par exemple, les
6
�N° 288 • Mars 2001
combattants, debout face à face et brandissant chacun une nervure
médiane de palme de cocotier, se frappaient avec violence jusqu’à ce
que l’un des deux fût estropié ou levât les mains en signe de défaite
(Buck 1930 p. 573).
La plupart de ces sports de compétition étaient un entraînement
utile pour la guerre réelle, et ils étaient perçus comme tels. Dans certains lieux, afin de rendre cet entraînement encore plus proche de la
réalité, un grand nombre d’individus participaient à des batailles simulées d’un caractère meurtrier. Je n’ai pas connaissance de récits rapportant des batailles simulées livrées par des adultes pour le simple divertissement, mais dans certaines sociétés ce type de bataille était un jeu
d’enfant populaire. C’était le cas sur l’île de Pâques : “La bataille simulée
était un des amusements favoris des enfants. Divisés en deux camps, ils
s’attaquaient avec des lances dont la pointe était formée d’un morceau
de coque de calebasse imitant une pointe d’obsidienne. Selon la légende, les enfants trouvaient fréquemment de véritables pointes d’obsidienne et les substituaient aux pointes normalement inoffensives” (Metraux
1940 p. 353). Une légende rapporte qu’une telle bataille “pour rire” fit
19 victimes !
Le combat sur échasses était une forme de jeu de combat plus spécialisée, qui était pratiquée dans plusieurs sociétés, aussi bien par les
enfants que par les adultes. En certains lieux, comme les îles Cook, le
but du jeu était de renverser l’adversaire. C’est aux Marquises, toutefois,
que ce jeu devint un divertissement important et hautement institutionnalisé, et la fabrication d’échasses y devint un art. Dans cet archipel,
l’usage des échasses était interdit aux femmes, et les concours entre les
champions des tribus étaient l’événement central de certaines cérémonies commémoratives des défunts. Le but de ces concours était de faire
tomber l’adversaire de ses échasses, ce qui valait au vaincu le rire
méprisant des spectateurs (Handy 1923 p. 297).
Le combat de coqs, autre forme de jeu de combat, se pratiquait
peut-être dans la Polynésie pré-européenne. J’emploie le terme peutêtre, car ce jeu apparaît dans des récits écrits plusieurs décennies après
7
�les premiers contacts avec les Européens, ce qui peut laisser penser qu’il
fut introduit par ces derniers. Pour plus de détails concernant cette activité dans les îles de la Société, voir les récits d’Ellis et de Moerenhout
(reproduits dans Oliver 1974 p. 322).
En dehors des compétitions de combat, il se pratiquait une multitude de jeux, allant des jeux de devinettes aux courses à pied et en pirogue,
des démonstrations de dextérité (jonglage et ricochets) aux concours de
force et d’adresse. Afin d’épargner la patience des lecteurs, je me limiterai à la description des jeux et sports les plus remarquables et/ou les
plus répandus, à savoir le tir à l’arc, la chasse au pigeon, le lancer de
disque, le lancer de javelot, la glissade en traîneau et le surf.
Arcs et flèches étaient utilisés dans l’ensemble de la Polynésie uniquement pour le sport, à une exception près, et dans certaines sociétés,
pour chasser le poisson, les oiseaux et les rats (l’exception citée concerne Mangareva, où il se peut qu’ils aient été utilisés dans les combats). En
tant que sport, le tir à l’arc était très répandu à Tahiti, où, selon un
auteur faisant référence, “c’était le sport athlétique indigène le plus raffiné et le jeu favori des classes supérieures” (Henry 1928 p. 276). Les
arcs faisaient environ un mètre à un mètre et demie de long et les flèches
(de bambou avec une pointe de bois dur) environ un mètre. Pour tirer,
l’archer mettait un genou en terre et il lâchait l’arc dès que la flèche était
tirée. La précision du tir importait moins que la distance parcourue par
la flèche, celle-ci pouvant aller jusqu’à 100 mètres. Le tir se pratiquait
sur des plates-formes de pierre (voir illustration 10-1 dans Oliver
1974). Des guetteurs postés dans la zone de tir signalaient au concurrent si la flèche tirée avait porté plus loin que les précédentes ou si elle
était tombée en deçà. Ces concours étaient aussi des événements religieux : les archers invoquaient le dieu tutélaire de leur sport, portaient
des vêtements consacrés, et, pendant leur participation, se trouvaient
dans un état de ra’a (sainteté). Comme les officiants du temple, ils se
soumettaient à des rites avant et après les concours, afin d’acquérir puis
se défaire de l’aura de sainteté considérée comme nécessaire pour communiquer avec les divinités.
8
�Jeux de la Polynésie ancienne
d’après les Voyages de Cook
(doc. S.E.O.)
�Dans certaines sociétés, les pigeons étaient soit pris au filet, soit
tirés à l’arc – pour la consommation des classes supérieures, mais aussi
pour le sport qui était pratiqué par les hommes de ces mêmes classes.
A Samoa comme à Tonga, la chasse au filet était un sport de compétition,
le vainqueur étant celui qui attrapait le plus grand nombre de pigeons.
Elle se pratiquait avec des filets à long manche et à l’aide de pigeons capturés et entraînés comme oiseaux de leurre. A Tonga, où seuls les individus de la classe des chefs pouvaient consommer du pigeon, la chasse
au pigeon était décrite comme “peut-être le sport des chefs le plus populaire” (Gifford 1929 p. 117) – ce jugement est confirmé par la présence
de nombreux monticules de pierre et de terre, dont certains en forme
d’étoile.
Le jeu de palets, comparable au nôtre, était un sport de compétition populaire dans plusieurs sociétés. Les palets, faits de basalte ou de
coque de noix de coco, étaient lancés depuis une extrémité d’un long
couloir recouvert nattes, le but étant de les placer aussi près que possible de l’autre extrémité sans quitter la natte. En revanche, le lancer de
disque se pratiquait avec un disque plus grand et beaucoup plus lourd,
fait de corail ou de pierre, l’enjeu étant la distance seule ou bien la distance et la précision du lancer.
Dans quelques sociétés, des concours de lancer avaient lieu, dont
l’objet était de lancer une lance de combat le plus loin possible. Le lancer de javelot (non utilisé dans les combats) était encore plus répandu
et plus institutionnalisé. En effet, le lancer de javelot fut l’un des sports
de compétition les plus populaires et les plus répandus en Polynésie.
Les javelots utilisés pour ce sport faisaient 40 à 100 cm de long et
2,5 cm d’épaisseur. Ils étaient constitués en certains lieux d’une seule
hampe de bois (canne, bambou), ailleurs ils comportaient une pointe
de bois attachée à la hampe. Le but était de lancer le javelot aussi loin
que possible en le faisant ricocher le long d’une étroite et longue bande
de sol dégagé et durci. Dans certaines sociétés, cette bande avait des
bords relevés de façon à former un étroit et long couloir ; un léger monticule à chaque extrémité servait d’appui pour le ricochet. Le tireur
10
�N° 288 • Mars 2001
tenait le javelot entre le pouce et le médian, l’index étant posé sur l’extrémité arrière plus fine. Après avoir couru quelques pas, il lançait le
javelot contre le sommet du monticule au début du couloir, sous le plus
petit angle possible, afin de le faire ricocher sans se planter dans le sol
avant d’atteindre son but. Ainsi fallait-il faire preuve de force et d’adresse
pour sortir gagnant de ce type de compétition, où la distance atteinte
pouvait aller jusqu’à 300 mètres.
Dans la plupart des sociétés pratiquant ces sports de lancer, les
matches avaient lieu entre des équipes, et bien que les vainqueurs fussent acclamés en tant qu’individus et universellement reconnus au fil de
leurs victoires, on acclamait surtout les équipes et la communauté ou la
tribu que chacune représentait. De plus, lorsque les matches se tenaient
entre des communautés ou des tribus traditionnellement rivales, ils attiraient de grandes foules de spectateurs, et, comme la plupart des événements de ce type2 en Polynésie, ils comportaient des rites religieux, des
démarches et requêtes adressées à l’esprit protecteur de chaque équipe.
Dans plusieurs sociétés polynésiennes, la glissade en traîneau était
un autre sport favori des enfants en particulier, le traîneau d’enfant le
plus courant étant fait de feuillages assemblés. A Hawaïi, cependant, ce
sport était aussi pratiqué par les adultes qui, selon Buck, “en firent un
sport aristocratique […] qui demandait un traîneau hautement spécialisé et des pistes de descente soigneusement construites” (1957 p. 379).
Les récits des témoins oculaires décrivent des traîneaux de bois ayant
des patins de 5 mètres de long. Des vestiges montrent que les pistes, qui
pouvaient atteindre 200 mètres, étaient construites sur des fondations de
pierre recouvertes de terre tassée, ainsi que d’herbe en période d’utilisation. Pour faire une glissade, il fallait courir jusqu’au sommet de la
piste de descente en tenant son traîneau à la main, puis se lancer dans
la pente de toute ses forces. Si l’homme était adroit, il pouvait glisser
“avec rapidité et apparente facilité sur environ 150 à 200 mètres” (ibid :
2 Voir dans “A Dart Match in Tikopia” de Raymond Firth, (Oceania Vol I, no. 1) une description
détaillée et une analyse approfondie d’un match de ce type.
11
�pp. 283-284). Lors des compétitions, le gagnant était celui dont le traîneau couvrait la plus longue distance. A ma connaissance, seuls les
hommes pratiquaient ce sport.
Le surf et la nage dans les brisants, avec ou sans planche, se pratiquait presque partout en Polynésie, là où la force des vagues le permettait, et même en certains lieux où le danger défiait la prudence. La pratique de ce sport ne se limitait pas à la Polynésie et il ne fut certainement
pas inventé par les Polynésiens, même si c’est chez eux qu’il atteignit son
apogée.3
En Polynésie, la taille des planches utilisées pour le surf allait de 1
à 1,5 m de long et quelques centimètres de large (assez pour soutenir le
tronc du nageur) à 6 m de long et 60 cm de large, comme celles utilisées
à Hawaii où, cependant, la longueur moyenne était d’environ 3 m. Sur
leurs planches, les surfeurs se tenaient à plat ventre, à genou, assis ou
debout, selon la taille de la planche et leur adresse, ces deux facteurs
variant d’une société à l’autre. Une troisième variation inter-sociétale
reposait sur l’âge et le sexe : en certains lieux le surf était pratiqué surtout par les enfants, en d’autres par les enfants et les hommes adultes,
en d’autres encore (comme à Hawaii et Tahiti) à la fois par des individus
des deux sexes, jeunes et vieux.
Le surf, bien entendu, ne se pratiquait que là où les vagues s’y prêtaient, c’est-à-dire surtout (mais pas exclusivement) autour des îles
hautes d’origine volcanique de la Polynésie orientale. A Tahiti, par
exemple, où les conditions étaient favorables, certaines planches
étaient assez grandes pour permettre aux experts de surfer debout, au
moins momentanément, mais ce fut à Hawaii que la pratique du surf
atteignit son sommet en Polynésie comme à travers le monde. Dans tout
l’archipel hawaiien, plus de 100 emplacements de surf étaient pratiqués
3 “L’utilisation d’une planche résistante pour s’aider à nager ou pour surfer sur les vagues …
n’était sans doute pas difficile à imaginer pour un peuple maritime. De cette technique à une
forme plus organisée de ce sport il n’y avait qu’un pas”. Surfing : The Sport of Hawaiian Kings
(B.R. Finney and J. D. Houston, 1966). Une grande partie du texte qui suit est tirée de cet excellent petit ouvrage, qui souligne l’existence du sport de surf avant le 19e siècle, non seulement
dans d’autres régions du Pacifique mais aussi en Afrique de l’Ouest.
12
�N° 288 • Mars 2001
régulièrement, des plages sans danger, offrant un fond de sable et des
petits rouleaux à hauteur de la taille, à des côtes rocheuses dangereuses,
avec des vagues de six à dix mètres de haut (ex : la baie Waimea
d’Oahu). Pour ce qui est de la pratique de ce sport, “la variété des techniques utilisées (par les Hawaiiens) sur des planches longues et l’importante participation de toutes les classes sociales n’avaient pas d’égales
dans tout le Pacifique (Finney & Houston p. 33). Il n’est pas surprenant
que des compétitions aient eu lieu et que les champions des deux sexes
(ceux et celles ayant surfé le plus rapidement sur les plus grosses
vagues) fussent acclamés. De même le surf hawaiien était-il entouré de
croyances et pratiques religieuses, depuis la fabrication des planches
jusqu’à la victoire dans une compétition, avec des prières et des
offrandes pour obtenir des vagues favorables.4
Enfin, pour ajouter du piment à ce qui précède, il faut mentionner
les divertissements hawaiiens appelés ‘ume et kilu, qui se pratiquaient
peut-être aussi dans d’autres sociétés polynésiennes, bien qu’il n’existe
pas de témoignage dans ce sens. Peter Buck décrit ainsi ces jeux :
“Le jeu d’ ‘umi tire son nom du mot ‘umi qui signifie “attirer”. Il
était pratiqué par les gens du peuple et les chefs de degré inférieur dans
la maison (hale ‘umi) construite à part dans ce but… Les participants
s’asseyaient en cercle […] Un homme appelé mau s’avançait et chantait
un chant gai en brandissant par moments une longue baguette […]
décorée de plumes d’oiseau […], le mau faisait le tour du cercle et touchait un homme et une femme de sa baguette. Le couple ainsi désigné
sortait de la maison et prenait du bon temps ensemble. (Selon une source) le mau n’était pas responsable du choix des couples, mais plutôt
c’était l’homme qui lui indiquait son choix en lui mettant quelque chose
de valeur dans la main qu’il devait donner à la femme pour l’attirer vers
lui. Bien entendu, le couple devait sortir, mais la femme pouvait alors
refuser le jeu. Si c’était le cas, ils rentraient dans la maison” (1957
pp. 367-368).
4 Après plusieurs décennies de contact avec les Européens, le surf n’était presque plus pratiqué
à Hawaii, mais au début du 20e siècle il y eut un regain d’intérêt pour ce sport et sa pratique,
qui n’ont cessé de croître depuis lors.
13
�L’équivalent “aristocratique” du ‘umi était le kilu, que seuls les
membres de la classe supérieure des ali’i pouvaient pratiquer.
Contrairement au ‘umi, ce jeu consistait en une compétition de jeu de
palets entre hommes et femmes, et le prix du vainqueur, qu’il fût homme
ou femme, était d’”embrasser” (c’est-à-dire frotter son nez avec) le
vaincu, ce qui était manifestement une forme d’étreinte plus digne que
la précédente (ibid. pp. 368-369).
Pour clore cet inventaire rapide des jeux polynésiens, voici
quelques généralités les concernant :
La plupart des jeux se pratiquaient sous forme de compétitions
plutôt que celle de jeux de hasard, ce qui traduit une notion d’exploit
individuel dans des sociétés où les rôles étaient prédéterminés à beaucoup d’égards. Une certaine prédétermination prévalait, cependant,
dans certains jeux : par exemple, seuls les membres des classes supérieures pouvaient chasser le pigeon au filet à Tonga et Samoa.
De même, la plupart des jeux étaient pratiqués par les femmes
comme par les hommes, ce qui est surprenant dans des sociétés où les
uns et les autres avaient par ailleurs des rôles distincts dans de si nombreuses activités.
Les concurrents participaient à la plupart des compétitions en groupe ou bien comme représentants de leurs communautés ou de leurs tribus. Toutefois, la compétition elle-même se jouait entre des individus et
non entre des équipes, et même si le groupe auquel appartenait le vainqueur partageait sa victoire, celui-ci était aussi acclamé en tant qu’individu.
Dans presque tous les cas, la victoire n’apportait au vainqueur que
la renommée ; il recevait rarement une récompense matérielle.
Bien que la victoire fût attribuée à la force et à l’adresse des concurrents, la croyance populaire voulait que les esprits y eussent aussi leur
part, mais je ne saurais dire dans quelle mesure.
14
�N° 288 • Mars 2001
Certains jeux avaient un but pratique : apprendre à survivre en mer
ou à battre un ennemi en cas de guerre. Cependant, sauf dans le cas d’un
entraînement au combat spécifique, je n’ai trouvé aucune preuve que les
Polynésiens eux-mêmes aient pratiqué ces jeux principalement dans un
but pratique.
En fait, la plupart des activités que j’ai appelées “jeux” semble avoir
été considérées comme telles ou bien certains de leurs éléments servaient de modèles pour des situations de la vie réelle similaires. En effet,
tout comme les Américains utilisent les termes “strike out” (porter un
coup) et “miss the mark” (manquer le but) pour d’autres situations
d’échec, de même certains Polynésiens comme, par exemple, les
Samoans, faisaient une analogie entre la clarté de pensée et une flèche
bien lancée, entre le succès et une lance placée dans le mille ou encore
entre le besoin de cacher ses sentiments après une déception et la gaîté
forcée du perdant d’un match de jeu de palets.
Douglas Oliver
Nous remercions Marie-Thé Jacquier qui a bien voulu traduire l’article de Douglas Oliver.
15
�La grippe espagnole
à Tahiti en 1918
Cette année-là, lorsque l’abbé Emmanuel Rougier vint habiter sa
maison de Taaone, il était accompagné de deux de ses nièces, Berthe et
Alice Rougier, âgées de 18 et 16 ans.
Berthe notait au jour le jour, dans ses carnets, les événements de la
vie à Tahiti, et c’est grâce à elle que nous sont parvenues ces pages bouleversantes concernant l’épidémie de la grippe espagnole à Tahiti.
Berthe Rougier, qui avait épousé Henri Perrey1, est décédé en 1989
à l’âge de 89 ans.
Nous remercions son fils, Paul Perrey, d’avoir autorisé la publication des «écrits» de sa mère dans le Bulletin de la S.E.O.
Ce récit, qui commence par la célébration de la Victoire de 1918 à
Tahiti, nous plonge peu à peu dans une ambiance de cauchemar. Grâce
soit rendue à la mémoire de Berthe Rougier, notre tante.
Paul-Emmanuel Boulagnon
1 - Henri PERREY, à la demande du Père Rougier, fut en 1928 manager adjoint sur l’île
Christmas où il peignit divers paysages ou portraits d’indigènes et certaines de ses oeuvres
furent achetées par le musée de Papeete (S.E.O.).
- Paul PERREY (fils d’Henri), actuel maire de La Chomette (Haute-Loire), est propriétaire du
Domaine familial des Isles où a grandi le Père Rougier.
Nous remercions Christian Beslu qui depuis des années cherche et trouve des documents sur
l’abbé Rougier.
�N° 288 • Mars 2001
Extraits des cahiers
de Berthe Rougier
12 novembre 1918.
VICTOIRE
La nouvelle est officielle… et à 10h, on sonnait les cloches à
Papeete… Cela serrait le cœur et les larmes coulaient.
Une foule énorme se pressait dans les rues, tout réjouis et émus…
Chez les Brander c’est une joie délirante, leurs cris et leurs chants
parviennent jusqu’ici ainsi que le bruit de leurs danses. Pour eux comme
pour tous les Tahitiens du reste la victoire est surtout une occasion de se
réjouir car ils ne savent rien des horreurs de la guerre. Il n’y a que 30
tahitiens de morts sur les 1.000 qui sont partis.
Samedi 16 novembre.
La grippe espagnole a pris d’effrayantes proportions en Amérique.
Les temples, les églises, les théâtres, tout est fermé et dans les rues tout
le monde porte un masque.
A Philadelphie les morts sont si nombreux qu’on a dû creuser les
tombes avec un instrument à faire les tranchées. C’est affreux.
A New York c’est aussi terrible à cause du froid. Hier est arrivé un
télégramme apprenant la mort d’une jeune fille que nous avons vues chez
Manini le 15 août et qui est morte à New York en quelques jours… Elle
était partie pour un voyage d’agrément ! personne n’ose l’apprendre à
son père Mr Vincent, il a déjà perdu 2 fils à la guerre et une petite fille.
Tonton Manuel est allé à bord du Moana voir le capitaine ; celui-ci
a confirmé toutes les mauvaises nouvelles se rapportant à la grippe. Si
bien que Tonton ne veut plus passer par l’Amérique de peur que la
même chose qu’à la petite Vincent nous arrive. Si la grippe n’est pas en
Nelle-Zélande nous passerons par là. Mais quel retard, il va falloir
attendre un bateau jusqu’au mois de janvier et peut-être plus tard.
Le Moana n’a pas porté de courrier à cause de l’épidémie ; on dit
que c’est le capitaine qui n’a pas voulu le prendre. Nous l’avons ici
depuis 6 mois. Il y a quand même eu pas mal de décès.
17
�On nous dit qu’en France cette maladie avait été d’une grande violence. Comme nous n’avons aucune nouvelle nous nous faisons des
idées noires.
Ce soir nous avons été à Punaauia ; en revenant nous voyons de
loin une auto qui arrivait à toute allure, et elle avait un bizarre fardeau.
Quand ils ont été tout près nous avons reconnu un cercueil enveloppé
d’un drap. Les 2 chauffeurs étaient nu-tête et nous pensons qu’il y avait
quelqu’un dans cette bière si soigneusement entourée de blanc.
Tonton Manuel dit « en voilà qui mènent les morts bon train ».
Malgré tout on avait le cœur affreusement serré comme chaque fois
qu’on côtoie la mort.
Dimanche 17 novembre.
Nouvelles de plus en plus bonnes !! la grippe est en Nelle-Zélande,
effrayante aussi, et c’est l’équipage du dernier Paloona qui l’y a portée.
Ce soir en revenant de promenade nous avons vu le capitaine qui se
promenait dans un camion et, derrière, venait une pleine voiture d’officiers. Comme il doit y avoir de grandes fêtes en janvier, le bateau Manureva ne veut plus aller à Xmas. Comme on ne peut en trouver d’autre le
pauvre Jo a le temps d’attendre. Heureusement qu’ils ont assez de vivres.
Pluie très forte toute la journée.
Lundi 18 novembre.
Quelle série de mauvaises nouvelles. Hier le capitaine et les officiers
du Moana revenaient de l’enterrement d’un homme de l’équipage mort
de la grippe espagnole… 7 autres sont atteints et l’équipage du bateau
est en quarantaine dans le petit îlot de Motu Uta.
Hier, en ville, la population avait peur du choléra car ce pauvre
homme était devenu tout noir avant de mourir. Mais c’est paraît-il une
des propriétés de la grippe.
Ce matin est arrivée la goélette Roberta. Quelle traversée épouvantable a eu le pauvre capitaine. Partis de Frisco en bonne santé, le 4ème jour
la grippe se déclare, le 11ème on en jette 2 à la mer ; peu…à peu tous
s’alitent et le capitaine reste seul. On peut facilement imaginer sa triste
position, menant la barre, soignant ses matelots et s’occupant de tout…
18
�N° 288 • Mars 2001
Quel bonheur quand il a vu les grandes montagnes de Tahiti. On a
laissé débarquer les hommes et les provisions ; les gens de Papeete
n’étaient pas enchantés car on a toujours peur que cela se réveille plus
fort ici.
La reine Tetau et Manini sont venues nous voir ce soir, c’est toujours
très intéressant d’entendre les histoires anciennes que raconte la reine.
Elle avait une magnifique robe en soie noire et cela lui donnait fort grand
air. Elle a le vertige très fort depuis qu’elle est montée à la tour Eiffel, et
pour descendre le perron on est obligé de la soutenir. Comme il pleuvait
nous leur avons prêté des parapluies mais elle ne nous a pas laissé les
ouvrir dans la maison car cela porte malheur.
Mercredi 20 novembre.
L’influenza espagnole fait quelques victimes ici… le docteur Le
Strat est malade, on ne le plaint pas car en dépit de toutes les règles il a
laissé venir à quai 3 bateaux contaminés.
Vendredi 22 novembre.
Secousse de tremblement de terre cette nuit. Mercredi nous en
avions eu seulement une petite. Madame Brander a la grippe depuis hier.
On entend dire qu’en ville elle se propage un peu.
Samedi 23 novembre.
Grand banquet de la victoire aujourd’hui. Tonton Manuel y a été. Il
y a eu beaucoup de discours, la séance a duré 5 heures. Très peu de
dames étaient présentes. Monseigneur n’a pas parlé et c’est un tort car
la Mission y aurait gagné.
Secousse de tremblement de terre cette nuit.
Madame Brander a la grippe depuis hier.
Le Mareva est toujours ici, hier un autre homme est mort et pour
ne pas contaminer la ville davantage on est allé le jeter loin en mer.
C’est bien triste. Le capitaine est très malade. On critique beaucoup
le docteur Le Strat qui a laissé venir ce bateau ainsi que le Kuro et le
Roberta à quai sachant qu’il y avait des malades à bord.
Il est malade ainsi que Margot.
19
�Demain nous allons à un bal que les Raoulx donnent soi-disant en
notre honneur.
Dimanche 24 novembre.
Nous sommes partis à 4 heures seulement pour le bal des Raoulx
car tonton Manuel ne tenait pas à ce que nous figurions longtemps dans
cette société. Il y avait bien 100 personnes. Tonton Manuel ne voulait pas
que nous dansions et nous avons refusé plusieurs invitations. Une dame
nous a entretenu pendant un moment avant de nous dire que son fils
avait l’influenza avec une fièvre délirante. Il y en a quelques cas en ville.
Nous sommes partis à 6 heures avec la frousse d’emporter le germe de
la grippe.
Lundi 25 novembre.
Impossible de dormir cette nuit, les tremblements de terre n’ont
pas cessé. A minuit nous avons eu très peur. Toute la maison était
secouée et la mer grondait terriblement. Tonton Manuel s’est levé plusieurs fois pour voir si le raz-de-marée ne venait pas. Il nous faisait bien
rire car il grondait Melle qui poussait des cris de…
Pendant la journée nous sommes allés à Papeete prendre quelques
remèdes en cas d’épidémie. Millaud le pharmacien nous a appris qu’il y
avait déjà 400 cas !!!
Il n’y a encore personne de mort. Mme Brander est très mal et Mr
Brander est au lit.
Quelle terrible maladie, en réchapperons-nous ? et le Moana prendra-t-il des passagers ?
Mardi 26 novembre.
Secousses très violentes toute la nuit et une partie de la journée.
Alice et Melle très effrayées. Sommes allées à Papeete munies de
camphre. 2.000 personnes malades en ville. Nous avions été faire
quelques courses mais pas longtemps car trop de vendeuses étaient
contaminées.
Imprudent docteur, va ! Quel mal tu fais. Si je prends l’influenza je
vais te bénir ! Pas encore de mort mais Mme Sovina est très malade.
20
�N° 288 • Mars 2001
Mercredi 27 novembre.
Tous les Raoulx sont malades et tous les gens du bal sont au lit.
Heureusement que nous n’avons pas dansé.
Le Moana doit partir aujourd’hui de Nelle Zélande, nous maintiendrons nous jusque là ? J’ai très mal à la tête ainsi qu’Alice.
Les tremblements de terre continuent, comme c’est triste, on a peur
d’un cataclysme et l’île se fendille d’après le père Guenolé.
Les indigènes qui sont montés dans les montagnes ont vu le lac
Vaihiria qui bouillait. C’est peut-être bien un volcan.
Les indigènes ont passé une mauvaise semaine car les Sanitos
avaient annoncé la fin du monde pour le 25 et avec la fièvre et les tremblements de terre ils y croyaient.
Longue visite du père Guénolé qui nous a dit beaucoup de bêtises
et peut-être bien toutes imbibées de microbes.
Jeudi 28 novembre.
Ce soir nous avons décidé d’aller voir Mme Cock à Paea. Pour cela
il fallait traverser la zone empoisonnée de Papeete. Munis de camphre et
de mouchoirs fortement camphrés nous partons. En arrivant en ville
nous voyons tous les drapeaux en berne. Nous voulons nous renseigner
chez Millaud, la boutique était pleine de monde. Il y a 3.000 malades.
Le père Gustave que nous rencontrons nous dit que c’est Savina qui
est morte ainsi qu’une dame Bambridge.
A la sortie de Papeete nous trouvons l’enterrement de Lovina. C’est
une ancienne grande cheffesse, et en temps ordinaire toute la ville aurait
suivi son convoi. Aujourd’hui il y avait une dizaine d’hommes à pied et 4
autos. Le corbillard disparaissait sous les couronnes et par la glace de
la voiture on voyait le cercueil immense. C’était la plus grosse femme
d’ici et elles ne sont généralement pas petites.
Subitement les chevaux se cabrent et cassent leur harnais. Ils
étaient en vue du portail du cimetière et refusaient d’y rentrer celle qui
par son rang avait droit à une sépulture spéciale et princière car Lovina
était de la lignée des rois. Ou était-ce pour qu’elle fit une entrée plus
triomphale parmi tant d’amis qui l’y avaient précédés car en effet la foule
saisit le char mortuaire, on a dételé les chevaux récalcitrants et c’est 40
21
�hommes, les célébrités de Papeete qui la conduisent à sa dernière
demeure.
A Paea nous approchons de la maison où tout a l’air calme et endormi. Pas d’enfants s’ébattant joyeusement autour de leur mère encore si
jeune et si jolie. Par la porte ouverte on voyait une forme vague couchée
sur un grabat et à peine recouverte par une couverture d’un rouge éclatant. Une main faisait quelques signes imprécis et une alliance jetait des
rayons. De longs cheveux noirs volaient épars.
Sur le perron nous avons déposé nos violettes puis nous sommes
partis doucement, le cœur serré à la pensée des enfants et de toute la
souffrance de cette pauvre femme. Horrible grippe.
Personne dans les rues de Papeete. Où sont les groupes rieurs d’il
y a 8 jours ?? Quelques chinois circulent en se bouchant le nez. Comme
cela serrait le cœur.
Nous passions devant Motu-Uta quand une barque à rames et une
embarcation à voiles s’en détachèrent et prirent la direction de la grande
passe. On avait le cœur très serré, c’est le 6ème qui est jeté en mer.
Nous nous soignons et prenons des préventifs, du camphre, du phenosalil et du quinquina ? Heureusement que papa nous en a fait acheter
à Bordeaux. Il nous sert à tout maintenant, quelle bonne idée il a eue !
Vendredi 29 novembre.
Promenade comme d’habitude, mais plus courte. Rencontre de 2
enterrements Un : Mme Bambridge qui, mère et grand-mère de 40
enfants, s’en est allée toute seule à sa dernière demeure.
L’autre, plus émotionnant et plus étrange. Deux hommes en noir
marchaient tête nue devant une petite voiture. Deux femmes conduisaient le cheval et à leurs pieds un long cercueil blanc montrait sa forme
rigide.
Triste grippe qui va faire tant de ravages parmi des indigènes tous
plus ou moins tuberculeux. Tous ceux qui étaient au bal des Raoulx sont
alités ; nous tenons toujours.
Samedi 30 novembre.
Vers 5 heures nous sommes partis pour Papeete. Nous voulions
22
�N° 288 • Mars 2001
faire une provision de remèdes car le pire de tout c’est qu’ils commencent à manquer et que les pharmaciens sont malades.
En revenant avons rencontré l’enterrement d’une fille de Mme
Bambridge : Mme Gournac. Le cercueil était orné avec des nœuds de
mousseline blanche ; elle devait avoir 35 ans ! Mourir le lendemain de
sa mère ! Ils sont encore 20 malades dans cette maison. Quelle désolation.
Partout des indigènes, la figure convulsée, sont étendus par terre.
Quel spectacle triste en comparaison de la vie d’ordinaire si gaie. Il n’y
a que ceux qui ont un organe atteint qui meurent. Il y en a tant ici.
Dimanche 1er décembre.
Ce matin, pour éviter la contagion, tonton Manuel a été dire sa
messe à Arue. A peine à la sacristie le père Henri arrive, donne une solide poignée de main, puis : «çà y est, je suis pincé»…
En effet il était brûlant de fièvre. Tonton Manuel s’est vite lavé les
mains, mais cela évitera-t-il la contagion ?
Les pauvres Vincent sont bien éprouvés. Un jeune de 17 ans est
mort hier à moins de 15 jours de distance de sa sœur. Le vieux père est
fou de douleur.
A 10 heures j’ai téléphoné chez la Reine pour avoir des nouvelles.
C’est Mr. Brander, la voix très altérée qui me répond : «Manini est au
plus mal ; elle a failli mourir cette nuit et est encore en plein danger».
Cela nous a glacé car nous l’aimons beaucoup.
Cinq minutes après c’est Monseigneur :
«Père, le père Celestin se meurt de la grippe à Punaauia, voulezvous m’y conduire vite en auto ?»
«A l’instant, Monseigneur».
De suite il est parti, si nous prenons la grippe ce ne sera pas très
grave, n’ayant aucun organe d’atteint. Quelle ère de désolation ! ! !
Mr Mac Queny que tonton Manuel a rencontré ce matin dit qu’on
devrait fusiller Le Strat.
A midi tonton Manuel arrive, jette sa veste et les coussins de l’auto
au soleil, et sans presque répondre à nos questions court se désinfecter.
A table, après une… dose de quinine il nous raconte :
23
�A la mission, seul Monseigneur est debout, deux nuits qu’il ne s’est
pas couché pour soigner ses malades et aller administrer les mourants,
les pères sont presque tous atteints. Ils partent à toute allure, essayant en
vain d’emmener un docteur avec eux. Le pire c’est que Mr Millaud le
pharmacien n’a plus de remèdes.
A Punaauia tonton Manuel s’excuse de ne pas aller voir le père à
cause de nous. Pendant qu’il tournait l’auto il entend des chants et pense
que le père est peut-être mort et que les indigènes prient.
Monseigneur jette un coup d’œil dans la chapelle, il lève les bras et
crie :
«Le père dit sa messe, le père Guénolé se sera trompé»
Ils sont revenus de suite en laissant l’ordre au père de revenir
immédiatement à la mission.
La grippe prend d’effrayantes proportions, 20 indigènes sont morts
cette nuit. Nous avons vu un enterrement à Arue.
Lundi 2 décembre.
Tonton Manuel a encore été au marché ce matin. Il y avait juste 2
ou 3 chinois se traînant péniblement et plus un tahitien.
Mr Chazal toujours très dévoué a pris le téléphone en main car tous
les employés sont atteints, et c’est cependant essentiel de pouvoir communiquer.
Plus un docteur, plus de remèdes et bientôt plus de prêtres. Quelle
désolation !
Allons toujours bien, mais tonton Manuel se sent un peu fatigué ce
soir. Les véritables blancs ne meurent pas de cette maladie, seuls les
demi-blancs et les tahitiens payent.
Le père Prin a fait téléphoner deux fois pour demander l’auto afin
de transporter des cadavres, nous nous sommes excusés.
24
�Document Paul-Emmanuel Boulagnon.
�Carnet IX de Berthe Rougier – 1918
dit «Carnet lugubre»
Mardi 3 décembre.
La désolation continue, tous les pauvres tahitiens meurent. Pris
d’une panique épouvantable ils se claquemurent chez eux, sans soins,
sans remèdes, et peu à peu ils s’endorment pour toujours.
Le frère directeur est venu ce soir, par lui nous avons appris que
100 tahitiens sont décédés cette nuit. Chez les Bambridge 15 sur 22 sont
morts et un matin ceux qui se réveillèrent trouvèrent 8 des leurs morts.
C’est une famille de demis-blancs, le père est français, très estimé ici. On
ne pense pas sans frémir à leur douleur.
Avant-hier vers 5 heures nous avons vu un immense camion automobile près de leur porte et cela nous avait étonnés. Hélas quel corbillard aurait été assez grand pour emporter 8 cercueils. - Plus personne
pour faire des cercueils, plus de remèdes, plus de médecins, c’est l’abomination de la désolation. On a divisé la ville en 4 quartiers et par religion, et tous les malades sont réunis dans les salles des cinémas.
Les chinois tombent comme des mouches, et comme les os des chinois doivent retourner en Chine, leurs amis les enterrent chez eux, ce
qui va bientôt amener la peste ou le choléra car on pense que beaucoup
de morts ne seront découverts que dans quelque temps quand l’odeur
se fera sentir. - A 5 heures nous avons été à Arue acheter du sucre. Près
d’une maison 3 femmes arrangeaient un long cercueil sur une voiture.
Je ne pourrai jamais oublier l’air d’intense désolation qu’avait une jeune
tahitienne. Elle ne pleurait cependant pas mais elle avait toute son âme
et tout son amour dans ses yeux rivés sur la forme blanche. Cela fendait
le cœur. Nous ne sortions plus car on rentre malades de tant de douleurs
côtoyées.
Sans nouvelles des Brander, nous avons pris pour rentrer un chemin qui passe presque devant chez eux. De loin nous voyons Mr.
Brander qui se promène dans l’allée. Il vient à nous et son air si triste
nous fait peur. «Quelles nouvelles, Monsieur Brander ?»
26
�N° 288 • Mars 2001
Les yeux pleins de larmes, la voix saccadée :
«Des nouvelles ? J’ai enterré ma femme ce matin» - Un grand silence a suivi, au milieu de nos larmes nous recherchions l’image de cette
femme si bonne, si douce, si gaie qui pour nous était une amie si sincère
et si dévouée. Nous l’aimions tant cette pauvre chère Manini, nos cœurs
étaient très serrés à la pensée que c’était fini et que jamais plus sa voix
si chaude ne nous accueillerait au seuil de Taaone. Lui faisait mal à voir,
pâle, les traits tirés, les yeux embués de larmes.
- «Pourquoi ne nous avoir rien d»
- «Je ne voulais pas déranger. Elle est morte Dimanche dans la nuit ;
ce matin à 6 heures avec mon fils et mon neveu je l’ai prise et j’ai été…
l’enterrer. - Elle sentait qu’elle allait mourir et elle a voulu aller en ville
dans la maison où elle avait été élevée ; dès qu’elle a manifesté ce désir
j’ai compris que c’était fini».
Nous pleurions tellement que lui a essayé de nous consoler… et ce
petit Tamatoa qui aimait tant Manini… chez nous personne n’a pu souper… la mort de son amie Lovina a dû la frapper beaucoup car c’est en
allant la voir qu’elle a pris cette terrible maladie qui l’a emportée.
Mercredi 4 décembre.
Toute la nuit la pensée de Manini nous a tenus éveillés… Tonton
Manuel avait un début de grippe, et les tremblements de terre n’ont
presque pas cessé. Des chiens ont hurlé chez Brander la nuit entière…
Pour faire des provisions tonton Manuel est allé en ville ce matin ;
il en est revenu pâle et navré. Sur les routes c’est un triste spectacle. Des
tahitiens se traînent le long des routes et fuient Papeete où, chose
macabre, on jette tous les morts à la mer. Malinowski en aurait jeté 110
cette nuit. On leur ligote les pieds dans des sacs de sable, puis, entassés
sur des grandes chaloupes qui gagnent la grande passe traînées par des
chaloupes à vapeur, ils quittent leur terre chérie et vont reposer dans
l’immensité des flots. Quelle nuit lugubre ! On les arrache de force aux
familles car pour les tahitiens c’est pire que tout d’être jeté en mer. Pour
éviter cela ils partent tremblant de fièvre dans les districts, sachant bien
que les leurs leur rendront les derniers devoirs, et c’est un exode lamentable.
27
�Ce matin, sous une véranda publique, un cadavre s’étalait, rigide, le
ventre déjà ballonné… plus loin on transportait sur une chaise un très
vieux chef qui avait déjà les symptômes de la fin. On l’a mis dans une
pirogue que 6 rameurs entraînèrent rapidement loin de ces blancs qui
les jettent, eux, à l’eau et qui, eux s’enterrent.
C’est affreux pour eux qui sont chez eux, qui tiennent tant à cette
île, de voir les leurs immergés sans pitié. Si on trouvait des hommes
pour creuser des fosses, mais partout la maladie et la mort !!!
Le Gouverneur a télégraphié à Frisco pour du secours… Le
Docteur Le Strat se dévoue énormément. C’est, d’après Monseigneur, le
Docteur Allard qui est responsable de la rentrée du Maeva ici.
Les opérateurs de la T.S.F. sont malades, pas moyen d’envoyer un
«radio» aux Isles. Ils vont s’inquiéter…
Jeudi 5 décembre.
Je travaillais sous la véranda quand tout à coup des cris affreux, de
grands gémissements m’ont fait tressaillir. Au milieu du jardin j’ai compris que cela devait être chez les chinois. Je voyais leur maison et c’était
d’une chambre la fenêtre grande ouverte que ces cris provenaient… on
comprenait que la mort venait encore de passer par là.
Depuis 6 jours leur maison est entièrement close et nous avions
peur qu’ils soient tous morts dedans sans secours.
... De là j’ai été au petit pont que cette chère Manini avait fait faire
pour abréger la route entre nos 2 maisons… Tamatoa est encore bien
malade… la goélette Fiordgin est arrivée ce matin, portant le courrier,
mais quand sera-t-il distribué ? Il nous tarde de savoir si la grippe est
aussi terrible en France qu’ici.
6 décembre 1918.
Tonton Manuel a été en ville à 8 heures ce matin ; il en est revenu
sans le courrier mais avec une telle liste de mauvaises nouvelles que
nous en sommes atterrés ! D’abord cette nuit et l’autre il est mort 130
et 140 personnes chaque nuit. On les brûle maintenant pour que cela
aille plus vite. En entrant en ville tonton Manuel rencontre Monseigneur
qui lui fait signe de s’arrêter :
28
�N° 288 • Mars 2001
«Père, je vais administrer Mr Millienne (père de 15 enfants), pourriez-vous m’y conduire»
«De suite». Chemin faisant Mgr cause :
«Vous savez que la vieille madame Raoulx est morte il y a 4 jours ?»
«Non»
«Elle est morte comme une sainte, c’est moi qui l’ai préparée et
avec sa fille infirme…» C’est une belle figure de Tahiti qui disparaît. Elle
et Manini, quelles 2 charmantes femmes ; pour l’infirme c’est plutôt une
bénédiction car sans mère elle aurait été bien malheureuse.
Chez Maxwell on a appris bien d’autres morts. D’abord le pharmacien Millaud, décédé hier. Il nous avait encore servi il y a quelques jours.
C’était un jeune homme de 28 ans. M. Kellard, mort ce matin, sous-lieutenant de grande valeur, à la banque d’Indochine, à peine 24 ans. Mr et
Mme Levy, Mr Petiti, Mr Vilmot, seul soutien de 7 enfants. Mon oncle a
rencontré en sortant Mr Bambridge, pâle et se soutenant à peine. Tonton
Manuel s’approche :
«Vous avez eu bien du malheur Mr Bambridge»
«J’en ai perdu 7 !» il les a énumérés.
Mr Gournac est mort le lendemain de sa femme; pauvres enfants !!!
Nous nous soignons de quinquina 4 fois par jour. Ce n’est que vers
10 heures que nous avons eu le courrier. Ils ne nous parlent presque pas
de cette affreuse grippe, donc ce n’a pas été aussi terrible qu’ici où on
parle déjà de 500 morts à Papeete sans compter les Districts. Les
pauvres Tahitiens sont affolés et ne réagissent plus.
Le télégraphe marche maintenant, l’opérateur d’ici est mort, mais 2
wireless d’un bateau en quarantaine ici assurent le service…
En ville on est ému par des radios d’appel des Samoa. Que
répondre à ces S.O.S. fréquents quand ici c’est la désolation et la mort.
On pense qu’ils ont l’influenza ou qu’alors leurs volcans se sont remis
en activité, car d’où proviennent les tremblements de terre que nous ressentons chaque nuit ? Que de malheurs partout !!!
Samedi 7 décembre.
Tonton Manuel avait rendez-vous avec Mgr pour 8 heures ce
matin… et Mgr lui a remis des journaux à nous qui avaient été égarés
29
�dans son courrier. Il a assuré que si on prenait du rhum on était protégé
de l’épidémie et que les microbes n’avaient aucun pouvoir sur ceux qui
étaient légèrement intoxiqués. Depuis nous en avons mis une goutte
dans notre café… En ville, le prince Terry (neveu de Mr Brander) marchant tête basse rencontre tonton Manuel :
«Bonjour M. Terry, et Tamatoa ?»
«Ah il va bien lui mais nous avons eu un grand malheur en perdant
Jack»… il a voulu venir à l’enterrement de Manini, il était à peine guéri
et a rechuté, nous l’avons enterré hier son père et moi».
Pauvre Mr Brander, il fait pitié, perdre à la fois son fils et sa femme,
c’est trop. Ainsi le petit Tamatoa a perdu son père et sa grand-mère…
Chez les Mallardé (bouchers) ils vont tous très mal, on a administré
la mère avant hier, on a peu d’espoir de sauver le père. La vieille mère
est morte.
Dimanche 8 décembre.
Hier, malgré notre défense, Hitaea a été voir ses fetii (tahitiens qui
l’avaient adopté car il ne connaît personne). Il est revenu navré, ils sont
morts tous les deux, et les maisons des alentours sont vides. Il a rencontré un tahitien qui lui a dit que depuis le matin de grands camions parcouraient les districts et qu’ils repartaient pleins de morts. Chigetomi est
venu le voir ; sans argent et sans travail il souffre beaucoup à Papeete.
Lui aussi a vu beaucoup de choses macabres. Il parle de 800 morts, sans
compter les districts ; mais qu’en sait-il ? Il nous a appris la mort de
Inoi ou Bélé, le fils du dernier roi, celui qui s’est tant amusé pour la
Victoire. Que de malheurs partout. Nous n’avons pas été à la messe et
l’avons lue ici. Personne n’est sorti aujourd’hui.
Lundi 9 décembre.
Ce matin tonton Manuel est allé en ville de bonne heure acheter du
poisson en conserve car on ne peut même plus pêcher dans les rivières
où les gens commencent à laver le linge des morts… tout est fermé :
Banque, agence, magasins. Le Moana est au milieu de la rade mais on
ne prend aucun passager. Nos larmes ont coulé, nous étions si heureuses à la pensée de rentrer en France.
30
�N° 288 • Mars 2001
Après dîner une voiture arrive à fond de train. Le frère François en
descend, pâle et se soutenant à peine :
«Il y a un malheur à la Mission, Frère »
«Tous nos domestiques sont morts, j’ai conduit le dernier au cimetière ce matin».
«C’est épouvantable, et qui les enterre ?»
«On les brûle dans la fosse commune, Mademoiselle, et il y a plusieurs fosses. Le lieutenant Mallardé est là et hier c’était lui qui creusait
les tombes. Hier vers 5 heures j’y suis arrivé avec un cadavre sur ma voiture. Il y avait là 6 charrettes qui attendaient et trois avaient 4 cadavres
dessus».
Là il éclate en sanglots puis il continue : «dans les districts c’est
affreux, ils meurent tous, sans docteurs et sans soins. A Aoné où je viens
de porter du bouillon j’ai vu des petits enfants qui mangeaient de l’herbe…»
«Et les pères »
«Mgr est au lit, les pères Gustave et Henry au plus mal. Quant au
père Célestin nous n’en savons rien, il a voulu partir à toutes forces à
Punaauia où toutes ses meilleures familles meurent, 5, 6 personnes dans
la même maison. Ah, quel grand malheur pour Tahiti !!!»
Après s’être réconforté un peu il est parti mais il a fallu le remonter
en voiture ; j’ai peur qu’il n’en ait pas pour longtemps. Il a encore la
grippe et tous ceux qui sont malades et se surmènent en meurent.
En allant poster le courrier, tonton a rencontré des gens qui se rendaient à l’enterrement de Mr Artur Walker, à peine 30 ans et plein d’avenir. Il y a eu 40 morts cette nuit.
Mardi 10 décembre.
De bon matin tonton Manuel est allé porter des lettres au Moana.
Le Capitaine lui a appris la mort de Mrs Young en Nelle-Zélande et de
5.000 personnes à Wellington (de la grippe). On a encore à déplorer la
mort de 20 personnes cette nuit dont Mr Levert qui logeait à côté de
nous au Diadème.
Nous avons regardé partir le Moana le cœur serré, pourvu que
nous soyons à bord au prochain voyage.
31
�Le Docteur Le Strat prétend que la grippe s’est métamorphosée
grâce à un autre microbe qu’il y a ici et que maintenant elle est très
bénigne.
Mercredi 11 décembre.
Pour la 1ère fois depuis cette terrible grippe nous avons vu 2
pirogues vers les grands récifs. La vie commence à renaître peu à peu,
on va sortir du cauchemar.
Dans les districts c’est toujours affreux et ici au cimetière on brûle
toujours. On a su aujourd’hui que Tati Salmon frère de Manini était mort
ainsi que sa belle-fille et son fils ; c’est une famille bien éprouvée. Nous
avons appris aussi la mort de beaucoup de tahitiens.
Jeudi 12 décembre.
Près de la petite pointe de Fare-Ute, une odeur infecte a ému les
gens d’alentour. On a découvert 3 maisons bien closes. Dedans était un
spectacle affreux : des cadavres en putréfaction complète, ils tombaient
en lambeaux si bien que si on avait voulu les ensevelir il aurait fallu les
ramasser avec une pelle. Alors on a mis le feu aux maisons et tout a
brûlé. Il y a eu 6 morts hier. Dans les rues de Papeete tonton Manuel a
vu un jeune homme qui traînait un cercueil sur une brouette… étrange
véhicule pour traîner un pauvre mort.
Samedi 14 décembre.
A 6 heures tonton Manuel se préparait à aller au marché car il faut
bien manger, mais Jouhin le tinito l’appelle. Il avait cassé les reins à un
petit cochon qui, en compagnie de ses 6 frères dévastait chaque jour
notre jardin, surtout les melons exquis et les concombres. (Il nous avait
fait des dégâts pour plus que sa valeur…).
…On parle de 510 morts à Papeete mais dans les districts c’est
bien plus affreux : 100 sur 350 à Faaa, et ce n’est pas fini. Le gouverneur a écrit ce matin à mon oncle et lui dit que tous ont été malades et
que pendant 8 jours il a été tour à tour : valet de chambre, garde-malade et Gouverneur. Aussi il a été malade plus d’épuisement et de surmenage que de la grippe. Puis la grande responsabilité qu’il a y est pour
32
�N° 288 • Mars 2001
beaucoup ; à un certain moment, dit Bouge, ils ont cru que tout le
monde allait mourir. Après Bouge c’est Agného qui arrive tout souriant
et qui dit : «j’ai failli mourir et ma petite aussi, nous sommes sauvés
depuis avant-hier». Puis tonton Manuel trouve Mr Brault, avocat… il
avait l’air réjoui et au comble du bonheur :
«Tous sauvés, père, tous, et la semaine dernière nous étions
presque tous condamnés. Hélas tous nos voisins sont morts, plus de
tahitiens à Papeete».
«Monsieur Bouge dit 510 morts»
«510 !!! mais qu’en savent-ils à l’administration ! c’est 1.000 qu’il
faut dire. Est-ce qu’on a été chercher des permis d’inhumer pour tous
ceux que j’ai vu enlever à pleins tombereaux de devant les vérandas ??
Ah ! allez au cimetière, ça brûle toujours, et on dit qu’il n’y a que 6
morts aujourd’hui !!! Allons donc ! Personne de mort chez vous, Père ?»
«Non grâce à Dieu monsieur Brault».
«Oh ! vous savez il y en a tant qui meurent, ce ne serait pas étonnant !!!» (merci brave homme !!!)
A la Poste Mr Roure prétend que malade tout seul dans sa maison
c’est surtout de la faim qu’il a failli mourir… lui aussi faisait partie de
la bande à Manini, ses 2 amis Kellard et Millaud sont morts et il en est
navré. Au registre des lettres recommandées il y en a plus de 50 qui ne
seront jamais demandées, les destinataires étant morts.
Comme bonne nouvelle il n’y a que celle de la diminution si rapide
de l’épidémie à Papeete, car dans les îles voisines c’est affreux : 90 morts
à Makatea sur 300 habitants ; 400 à Raiatea. On ne sait rien des Pomotus
et des Marquises. Quelle imprudence d’envoyer des goélettes là-bas.
Nous sommes allés nous promener pour la 1 ère fois depuis 10
jours. Ce n’était plus le spectacle désolant de la dernière fois où l’on
voyait de pauvres mourants étendus, la figure convulsée par la souffrance. Les maisons sont presque toutes ouvertes… mais toujours les rues
désertes.
Sur le récif, pas loin, un bateau échoué… Nous avons passé lentement devant le cimetière ; tout au fond une fumée à peine grise s’élevait
très droite. Elle montait au Ciel comme un holocauste ; cela serrait le
cœur.
33
�Pas une herbe sur le chemin du cimetière ; des centaines et des
centaines de personnes en détresse l’ont trop foulé ces jours derniers.
Que de douleurs pressenties rien que par ce simple détail. Les Mallardé,
bouchers, sont tous sous la véranda, à peu près guéris. Nous leur faisons
des grands signes d’amitié, et ils nous répondent avec force saluts.
Quelle joie pour eux d’être sauvés après avoir passé si près de la mort.
Ce qui m’étonne le plus chez les indigènes, c’est qu’ils savent qu’ils
vont mourir et qu’ils en prédisent le jour. Pour rien au monde on les
ferait réagir, ils sont sûrs et effectivement ils trépassent à l’heure dite.
Manini a été comme cela et Lovina aussi. Il paraît qu’à Fidji c’est pareil
chez les indigènes. Quelquefois un homme plein de santé réunit toute sa
famille, on fait un grand dîner, lui mange plus que tous les autres, puis
quand l’heure qu’il a prédit pour sa mort arrive, il se couche sur sa natte
et il passe… Alors les larmes et les cris de la famille éclatent. Mgr Vidal
disait que c’était le Diable qui venait les chercher.
Au tournant rouge nous avons longuement regardé le cotre échoué
et la mer qui est le tombeau de tant de tahitiens ; elle était très jolie ce
soir, d’un bleu idéal, mais nous avons trop de tristesse dans le cœur
pour l’admirer, on se sent environné par trop de morts ces jours ci.
En revenant nous avons vu sous une véranda le petit bagage d’un
homme que tonton Manuel a vu mort là il y a plus de 8 jours, lui est
brûlé mais ses affaires sont là : une bouteille qui lui servait d’oreiller,
une boîte contenant son trésor, une petite natte et une chaussette mauve.
Il avait l’autre au pied le jour où il l’a vu mort. Quand va-t-on enlever ces
tristes souvenirs.
On nous a raconté qu’on avait, un matin, trouvé 3 morts dans les
cabinets publics. Nous ne voulions pas y croire, car une mort si soudaine nous semblait impossible. Cependant Mr Roure a avoué que, au
Cercle Bougainville… on avait trouvé Mr Von Der Golst décédé, assis sur
le siège d’un cabinet. Pauvre malheureux, un triste lieu pour mourir.
Chazal se dévoue toujours énormément, il est toujours au téléphone et y
est resté l’autre jour malgré une fièvre intense.
Avons été à Arue voir si demain on pourrait dire la messe là. Une
seule maison complète close sur le bord de la route. Nous avons peur
que les gens soient morts dedans car ils n’ont pas ouvert depuis le début.
34
�N° 288 • Mars 2001
Dimanche 15 décembre.
Messe à 6 heures à Arue. Personne ne l’avait dite depuis la dernière
fois, mais que de morts ont dû passer par là depuis. Car les Tahitiens
mènent les leurs à l’église et font une petite prière avant de les emmener
au cimetière. Nous avons passé lentement devant le caveau de Manini.
Les larmes nous venaient aux yeux malgré nous. Elle est là avec Jack, la
tête tournée vers l’Orient suivant la mode indigène. Ils disent qu’ainsi les
morts voient arriver la résurrection. C’est triste un grand tombeau,
somptueux mais isolé et sombre, d’autant plus que la croix ne s’y dresse
pas consolante. Ils sont protestants, mais elle était de si bonne foi que
Dieu lui aura fait sa miséricorde. Pauvre chère Manini.
A 1 heure, un coup de téléphone… je réponds. C’est la Mission ;
sa Grandeur veut parler au Père en particulier. C’était pour le prier d’aller conduire demain le père Henry voir les malades de ses 3 districts…
ce pauvre père qui est encore malade… !
Ce soir en nous promenant nous avons vu une chose très affreuse
vers la rivière. Arrêté par une touffe de joncs, une sorte de paquet soigneusement entouré d’une fine toile, blanche avant, mais ternie maintenant attaché d’un lien nous a intrigués. Bientôt nous avons remarqué un
morceau de boyau qui sortait. Nous avons eu peur d’être en présence
d’un ventre humain. Il y a tant de choses étranges ici, mais surtout les
chinois qui embaument leurs morts. On avait pris trop de soins pour
l’entourer ce ventre et cela nous a chaviré le cœur.
Lundi 16 décembre.
A 7 heures tonton Manuel arrive à la Mission et le Père Henry étant
prêt ils partent de suite. A la mission ils sont tous tristes car samedi le père
Arsène Prat est mort. C’était un Père d’une intelligence remarquable, un
orateur distingué, et qui de tout temps a été considéré comme le futur
évêque. Son oncle est le Supérieur Général des Pères de Picpus. Il est mort
le matin à 8 heures, ils l’ont de suite mis dans le cercueil et à 2 heures on
l’a enterré dans le caveau de la Mission. Mgr a officié ainsi que Mgr
Verdier. Il était le plus robuste des pères de l’archipel, c’est en se levant
trop tôt pour aller voir un malade qu’il a rechuté, et les rechutes sont généralement mortelles. Le frère Hervé est mort à Makatea… Ils avaient 30 ans.
35
�A Pirae le père Henry dit d’arrêter chez Giford, un anglais que nous
connaissions bien. Il est mort hier soir. Son décès nous affecte beaucoup, il était marié depuis avant-hier seulement, car comme beaucoup
de blancs ici il pratiquait l’union libre. Il laisse une jeune femme et 3
enfants dont l’un tète encore. A peine 2 mois qu’il avait acheté la jolie
maison où il est mort.
A Arue le catéchiste et toute sa famille sont morts. Le père a raconté
que avant-hier Mr Mallardé avait été appelé pour l’enterrement d’un
homme sans famille. Lui, sans penser à mal l’a enterré dans le cimetière
catholique, or il était protestant. Ils sont furieux à la Mission, quoique
des temps pareils on ne devrait pas faire attention à ces choses là.
A Mahina, le télégraphiste Gerelan est mort et sa femme est devenue
folle. Ils s’aimaient beaucoup et avaient chanté la «Marseillaise»
ensemble au banquet de la Victoire. Que de gens qui étaient au banquet
et qui ne sont plus !!
En entrant à Papenoo, la 1ère maison a un cercueil sous la véranda,
c’est un catholique, le plus grand danseur de toute l’île, à peine 30 ans.
Pendant que le Père va voir des gens sur la montagne, tonton
Manuel se promène ; devant une porte il s’arrête le cœur serré : 7
tombes s’étalent les unes à côté des autres, une grosse pierre marque la
tête. Deux jeunes femmes sont assises sur des nattes au milieu de ce
lugubre mais si cher cimetière elles sont encore malades, et leurs yeux
errent sur les tombes. Elles se demandent peut-être qui les enterrera à
côté des leurs si la grippe les emmène. Comme c’est navrant !!!
Le père revient, il est triste. Tous ses catholiques s’en vont, et plus
tard quand il viendra dire la messe ici il n’aura que 7 grandes personnes
dans son église s’il n’en meurt plus ???
En passant devant la maison où nous avions vu cette femme si désolée près de ce cercueil, le Père explique : Le père est mort le 1er, puis la
mère, puis les 2 filles. Dans 2 maisons toutes les grandes personnes sont
mortes et il ne reste que les enfants.
A Papeete Mme Heraud est morte… puis Mme Miller, mère de 14
enfants et qui attendait le 15ème. La mère de Mme Colas Raoulx qui attend
elle aussi un bébé est encore malade, ainsi que Mr Victor Raoulx qui lui a
rechuté. Mme Villierme va bien manquer à ses enfants. Le père est sauvé.
36
�N° 288 • Mars 2001
Voici l’histoire du cotre échoué. Le gouverneur avait envoyé chercher d’urgence le Docteur Danès aux Pomotus. Le bateau arrive la nuit
toutes voiles au vent. Il voit la passe de loin et se dispose à entrer quand
un grain la lui cache. 10 minutes après il donnait en plein sur le récif.
Le docteur et l’équipage, roulant sur les récifs, ont eu du mal à échapper
à la mort. La mer en furie a transporté le cotre de l’autre côté des récifs.
Il est très endommagé. Chose navrante la goélette Inano revenait d’une
île lointaine des Pomotus et ne savait rien de l’épidémie. Elle avait à bord
80 danseurs qu’elle avait été chercher pour les fêtes. Elle arrive la nuit,
tous débarquent… et déjà la moitié sont morts !... Samedi le communiqué parlait des splendides réceptions officielles à Paris et des joies de
toute la France… que de tristesse ici en comparaison… !!!
Mgr Chazal est très malade d’une rechute ; tonton Manuel a vu le
docteur Le Strat chez lui. Il ne s’est pas écouté. Pourvu qu’il n’aille pas
mourir, c’est tout l’espoir de son vieux père qui a tout fait pour qu’il
reste ici et ne parte pas à la guerre où son frère a été tué…
Le vieux médecin Tiurae, un presque Dieu pour les Tahitiens est
mort de la grippe et ils sont tous très frappés. Comme les tremblements
de terre continuent cela frappe aussi énormément, et ils disent au père :
«ah ! tu sais père c’est écrit dans la Bible, nous mourrons tous va !»
Pas moyen de les rassurer. Le père Celestin fait une moyenne de 5
enterrements par jour, et comme les protestants sont à peu près le
double cela indique une terrible mortalité.
Le père Henry a aussi raconté ce matin que l’autre jour en passant
à Punaauia il avait senti une odeur infecte 100 mètres avant une maison
et 200 mètres après. Il a prévenu les gendarmes du District et quand il
a repassé la maison brûlait. On avait trouvé 4 cadavres en putréfaction
sur le plancher. Ils ont brûlé avec la maison.
La mer fait un bruit épouvantable la nuit et les tremblements de
terre continuent quoique très faibles. Il y a 4 nuits, un a duré une heure
entière, je me suis endormie avant la fin car cette trépidation donnait le
mal de mer. Le père Pierre est parti à Makatea recueillir l’héritage du
père Hervé. Le dernier bateau venu de là-bas a porté la nouvelle de la
mort de presque tous les blancs. Il y a 2 ressuscités (pas d’entre les
morts) mais que la population avait «fait mourir». D’abord Inoi ou Bété,
37
�le fils de l’ancien roi, cela nous a fait plaisir car il est réellement un personnage de Tahiti mais aussi une curiosité par sa taille et corpulence…
puis Mr Levy, que nous ne connaissons pas.
Mardi 17 décembre.
Tonton Manuel a été en ville… A la Cie Navale il a été voir MM
Bérard et Virieux qui en ont réchappé à grand peine.
Ils sont maigres à faire peur ainsi que la plupart des gens qu’on
rencontre dans les rues maintenant. D’habitude c’est désert mais quand
on rencontre quelqu’un il a le nez bouché et marche solitaire et morne.
Les indigènes, eux, circulent quelquefois de porte en porte, alors une
serviette quelconque tient sur leur tête une couverture qui en descend
jusqu’aux pieds, faisant ainsi un long manteau déguenillé. Ce serait grotesque si ce n’était si navrant.
Mr Bérard a raconté une histoire tout à fait macabre. Le pauvre
père Célestin (encore un à qui la mort tend les bras) se promenait dans
ses districts quand tout à coup une odeur nauséabonde le prend à la
gorge. Il s’approche et voit un cadavre décomposé. Vite on met le feu à
la case. Mais le niau (sorte d’herbe qu’ils tressent pour leur maison)
brûle vite et quand le feu s’est éteint le cadavre était cuit à point. Tout le
village était entouré d’une atmosphère de viande rôtie. Poules et
cochons s’y précipitèrent et se régalèrent. Plus tard des bêtes allaient çà
et là en traînant des os humains et des lambeaux de chair.
J’ai failli m’évanouir en entendant cela. En France on voudrait à
peine y croire. Ils ont dit aussi qu’à Moorea c’est affreux, les morts ne
peuvent plus s’enterrer, ils n’ont ni remèdes ni docteurs et Malinowski y
a été dépêché comme grand intendant. Un fameux menteur que celui-là.
C’est lui qui avait dit qu’on jetait les morts à la mer, et il prétendait en
avoir jeté 110 lui-même. Or Mr Victor Raoulx, un homme digne de foi,
a assuré que pas un n’avait été jeté en mer sauf ceux du Mareva. Il faisait
partie de la commission qui a décidé de ces choses là. Quel menteur ce
Malinowski !!
Au début de l’épidémie les familles portaient les morts au cimetière
mais au lieu de les enterrer les étendaient sur leur emplacement de terrain. Le 2ème jour il y en avait 50, je laisse à penser s’il était urgent qu’on
38
�N° 288 • Mars 2001
prenne une décision. Victor Raoulx est navré du décès de sa mère. Elle
est morte 8 jours après le bal. Le jour des morts elle nous avait fait visiter
elle-même le caveau, bien loin de penser qu’elle y entrerait bientôt pour
n’en plus sortir…
Le capitaine Neagle qui devait conduire le Manureva à Christmas et
à qui tonton Manuel avait avancé 100 francs est mort un des premiers et
a été brûlé. Raoulx a perdu presque tous ses capitaines.
Bejus est soigné à l’hôpital ; voilà qui doit être horrible, tous les
jours il y avait de 10 à 15 morts autour de lui. Les voir emporter, simplement mis dans une natte et les savoir dirigés vers la fournaise ! ! !
Boubou était malade à bord de la France. Un matelot a pu se traîner
au magasin et prévenir. On l’a emmené en piteux état à l’hôpital. Se sauvera-t-il ? Mme Vermesch est morte aussi, ses filles étaient au bal avec
nous…
Raminasami le facteur arrive :
«Bonjour Père. Vous feriez bien de faire vos lettres, le Paloona arrive et part demain».
Le Paloona, mais il ne devait pas venir.
«Oui, père, mais il n’a pas assez de charbon, alors il est obligé mais
il restera en rade et ne viendra pas à quai»…
Notre voisin Mr Graff est mort. Dès qu’il a appris la mort de sa mère
il s’est mis au lit sans être malade et a passé le lendemain matin. Je trouve cela très curieux. La mort a bien fauché dans notre petit coin : 68
tahitiens aux alentours… Entre autres Léon qui venait travailler ici et qui
s’était marié il y a 9 semaines. Mme Léon a trépassé aussi.
En ville les chinois sont tous guéris ; il en est mort 48 seulement
sur près de 600. On raconte que 9 seulement ont été brûlés, car les
parents paient jusqu’à 500 francs pour qu’on leur fasse une fosse. Plus
tard ils pourront envoyer les os en Chine, c’est leur grande marotte.
Toujours de la fumée au cimetière ; une voiture s’y dirigeait avec
une dépouille mortelle et une auto dans laquelle des tahitiennes, les cheveux coupés courts en signe de grand deuil… Avons vu quelques
malades le long des routes, tous le front ceint d’un bandeau. C’est à la
tête qu’on souffre le plus. Un peu avant d’arriver au tournant rouge,
notre lieu de promenade habituel avant le cataclysme, une odeur infecte
39
�nous a fait pousser des cris d’horreur il y a sûrement quelqu’un en
décomposition dans ces parages… Nous avons rencontré les filles de
Malinowski, je n’ai jamais vu créatures aussi insolentes que celles-là…
Le fils de Mme Pindray et le petit-fils de ce pauvre Vincent notaire est
mort avant-hier ; on dit le grand-père un peu fou. Sa mère est à New
York, où elle a perdu sa sœur qu’elle accompagnait en France… En ville
on parle très mal du Gouverneur, on le traite de lâche. Il n’est pas sorti
de toute l’épidémie… Mr Victor Raoulx dit que c’est la honte de la
France. Le gouverneur n’est pas aimé ici… mais il ne mérite tout de
même pas tout ce que l’on dit de lui.
Monseigneur, effrayé de la mort de ses pères et hélas sans argent a
décidé de partir en France par le Cargo-boat Vetland qui s’y rend directement par Panama et où on le prend pour rien. Il devra coucher sur le
pont ! Voyage fatiguant et peut-être inutile car trouvera-t-il des pères
dans le clergé de France tout dévasté lui aussi. Quant à de l’argent !!!
Comme ces pauvres pères ont peu de consolation ici !
Tahiti n’est plus Tahiti, on a de la peine à se le représenter gai
comme autrefois. J’ai toujours à l’esprit cette parade de la victoire. On en
ferait une jolie maintenant, avec les 1.000 qui sont morts, pauvres gens.
Mercredi 18 décembre 1918.
Le Paloona est arrivé ce matin à 4 heures ; il est resté en quarantaine, de gros chalands lui portent son charbon. Il repart demain.
Mauvaises nouvelles de Moorea où les gens se soignaient à l’eau
froide. Plus du ? de la population y a passé. A Makatea la grippe y est
arrivée toute seule, sans aucun bateau… Le père Gustave est perdu, il
est tout jeune lui aussi, comme c’est triste… Madame Kock, celle que
nous avions été voir à Paea est morte. Son mari est soldat ; elle laisse 3
enfants, l’aîné a 7 ans ; le père Célestin les a pris sous sa garde. Il en a
32 qui n’ont plus personne. Mgr en a ramené un bon nombre qu’il a
envoyés chez les frères et sœurs. La sœur Thérèse a un bébé de 9 mois
à charge.
Une chose triste par dessus tout et qui couronne toutes les horreurs
de ces jours derniers : les premiers morts avaient des cercueils et
avaient été enterrés. Cette maladie est si affreuse qu’elle agit même après
40
�N° 288 • Mars 2001
l’enterrement ; une odeur tellement infecte sortait des concessions
qu’on a d’abord mis 1 mètre de chaux vive sur chacune. L’odeur persistant, on a pris le parti de les désenterrer et de les brûler ; aussi on imagine facilement quel pénible travail c’est. Ceux qui sont dans les caveaux
vont avoir le même sort. Les Raoulx s’opposent de toutes leurs forces à
ce qu’on brûle leur mère et leur sœur. Je pense qu’on va le faire de
force, c’est tout de même affreux…
Le père Guenolé et le frère directeur sont venus apprendre à
conduire l’auto… on parle de 2.500 morts avec Tahiti et Moorea.
Tonton Manuel veut faire une souscription pour acheter une auto
aux pères. Maintenant qu’ils sont décimés par la grippe, ils ne pourraient pas desservir tous les districts avec leurs chevaux… le dernier
mort est un bébé de 6 mois. Plus de 100 enfants n’ont ni père ni mère…
On nous a dit ce soir que les cendres mêmes sentent excessivement
mauvais. Il paraît que c’est la vue de pleines charrettes de morts qui a
déterminé la mort de plusieurs, entre autres du sous-lieutenant Kellard,
qui à la vue d’une charrette débordante a été repris par la fièvre ; c’était
cependant lui qui brûlait les premiers cadavres.
L’arrivée prochaine du bateau de guerre français Kersaint donne
du cœur à la population. Avec lui sont les remèdes et le salut. C’est triste
qu’il arrive quand c’est fini alors qu’il y a 15 jours il aurait peut-être
sauvé 500 vies. Il soignera toujours les fous, car beaucoup d’uniques
survivants de familles nombreuses deviennent fous ; ils ont trop vu mourir à leurs côtés et cela leur a ôté la raison.
Remercions le ciel d’avoir échappé, il n’y a plus de cas maintenant.
Nous sommes la seule famille indemne !!! On peut dire que nous avons
la veine !!!
Les Brander ont perdu 20 membres de leur famille… Le frère
François est venu ; il voulait 100 francs pour habiller 6 enfants que la
mort de leurs parents laisse sans ressources. On les lui a donné de suite.
Pauvres petits.
Dimanche 22 décembre.
Messe à Arue. Nous nous sommes arrêtés à Faaa où le père Célestin
a tous ses malades et orphelins. «Mes meilleures familles sont parties»
41
�nous dit-il, et ses yeux se remplissent de larmes… «Ah ! quel mal
affreux, mesdemoiselles. L’autre jour les poules ont picoré sur un
cadavre mal brûlé, 1 heure après toutes leurs plumes sont tombées et
elles avaient la peau toute noire. Naturellement elles sont crevées ! Tout
en parlant nous étions arrivés vers 3 marmites d’où s’exhalait une odeur
exquise et dont 2 petits canaques à l’œil vif activaient la cuisson.
«Voilà la soupe légère pour les malades, puis une pour les convalescents ; et ici le rata pour les bien portants». Le pauvre père est tout
heureux de nous faire admirer sa cuisine… il continue à voix basse :
«je donne à manger à tous, protestants et catholiques, car tous meurent
de faim… tous les jours à l’heure des repas je sonne la cloche et vient
qui veut». En partant nous lui laissons 30 frs, nous n’avions pas d’autre
monnaie, il nous a dit que c’est ce qu’il dépensait par jour… En passant
au cimetière de Papeete une âcre odeur de brûlé nous a pris la gorge…
Samedi 23 décembre.
Tremblements de terre toute la nuit, si bien que Melle prise de mal
de mer a vomi plusieurs fois… On nous a dit qu’en Nelle-Zélande après
un tremblement de terre la mer était en feu et tonton Manuel a vu la
même chose à Fidji…
Le lieutenant Mallardé a eu de bien pénibles corvées à faire. Ce qu’il
a vu de plus triste est une case, à l’autre bout de l’île. Le père et la mère
étaient morts depuis plusieurs jours. Leurs 2 petits enfants étaient étendus à leurs pieds, la figure déformée par la souffrance et la bouche pleine d’herbe. Les pauvres mioches étaient morts de faim. Et il paraît que
ce n’est pas le seul cas de ce genre.
La grippe a été terrible en Nelle-Zélande ; on a été obligé d’emporter les cadavres sur des trains pour les conduire au cimetière. 5.000
morts en 10 jours à Auckland. Le Maori, un bateau qui allait d’Honolulu
à Auckland est arrivé au port avec 20 hommes seulement sur 120.
Mr Brander nous a dit que ceux qui emmenaient les morts au cimetière étaient de vraies brutes. Ainsi avec leurs camions pleins de maccabées ils avaient le toupet de s’arrêter devant les cabarets. Puis ils se sont
trompés 2 fois : on avait commencé à badigeonner un homme de goudron quand tout à coup il se réveille et pousse des cris d’effroi. Pensez
42
�N° 288 • Mars 2001
à la stupeur des gens d’alentour. La même chose est arrivée à une femme
qui elle est morte de saisissement à la vue de la fournaise. Il paraît que
cela faisait horreur car malgré le goudron les corps ne se consumaient
qu’à moitié ; tous ces tronçons humains formaient un spectacle terrible
si bien que le frère François en est resté fou 2 jours.
Une autre chose bien horrible : dans une case on trouve un homme
et une femme morts. Un petit enfant était couché entre eux. On n’avait
pas le temps de les plier dans des nattes séparées et la même natte les
réunit tous les trois. On les embarque dans le truck et bientôt le sinistre
paquet tombe dans la fosse brûlante. Alors des cris affreux s’en échappent, le bébé dormait et n’était pas mort !
A Samoa il y a 1.000 morts dans la capitale qui n’a pourtant que
4.000 habitants.
Dimanche 29 décembre.
La nuit dernière il y a eu beaucoup de tremblements de terre. J’ai
été réveillée par un fort long. C’est tout à fait la même sensation que celle
qu’on ressent en mer.
Mercredi 1er janvier 1919.
Tonton Manuel est pris d’une violente migraine et se soutient à
peine. Le père Guénolé arrive à 2 heures avec le frère supérieur et nous
raconte qu’au cimetière, quand on jetait les corps dans la fournaise il y
en avait qui se levaient tout droits et étendaient les bras. Ce devait être
effrayant.
Avant de mourir la vieille mère Raoulx a distribué à ses enfants des
enfants naturels de ses fils qu’elle avait adopté. Titine en a eu un,
Mallardé n’a pas dû rire. Victor qui en avait déjà 11 en a vu encore 2 lui
revenir…
Dans le carnet n° X de Berthe Rougier on trouve, collé sur une des feuilles du carnet un
devant d’enveloppe de lettre expédiée du District de Papenoo au révérend Rougier à Taaone. Le
cachet du 20 déc. 18 est celui de Papeete. Le pli est marqué «urgent» mais ne porte pas de
timbre-poste car il est écrit : «pas de timbre papeari le Mutoï est mort» (sic) car c’est lui qui
faisait facteur en gendarme.
43
�Clairière de soleil
Figures de la Polynésie dans l’œuvre d’Herman Melville
“Il y a certaines entreprises pour lesquelles
un désordre soigneux est la vraie méthode”
H. Melville, Moby Dick
Parole en archipel
Dans son Journal de voyage (1769), qui relate sa traversée en mer
de Riga à Nantes, Johann Gottfried Herder note : “C’était des marins qui
apportèrent aux Grecs leur première religion : toute la Grèce était une
colonie de la mer : elle ne pouvait donc pas avoir une mythologie
comme celle des Égyptiens et des Arabes derrière leurs déserts de sable,
mais une religion du dépaysement, de la mer et des bois sacrés : elle
doit être lue également en mer”.1 L’invitation à lire le “matin grec” en
haute mer, de comprendre ses signes à partir de l’élément marin qui
semble de prime abord priver la pensée d’un sol stable et la jeter dans
le trouble et la confusion, prolonge une figure ancienne du savoir qui a
fait du voyage en mer la métaphore complexe de la transgression de la
limite, de la fascination stérile pour la “mer inféconde”, et du naufrage
le paradigme de la possibilité de l’impossibilité de toute entreprise
humaine. Le deuxième livre du De natura rerum s’ouvre avec l’image
1J. G. Herder, “Journal meiner Reise im Jahr 1769”, in Sämtliche Werke, t. IV, Berlin,
Weidmann, 1878, p. 356-357. Cité par J. Greisch, L’âge herméneutique de la raison, Les
Editions du Cerf, Paris, 1985, p. 61.
�N° 288 • Mars 2001
du philosophe-spectateur : “Il est doux, quand sur la vaste mer les vents
soulèvent les flots, d’assister de la terre aux rudes preuves d’autrui : non
que la souffrance de personne nous soit un plaisir si grand ; mais voir
à quels maux on échappe soi-même est chose douce”. Dans ces phrases
de Lucrèce apparaît un des traits majeurs que la philosophie antique
lègue à la modernité : la figure du détachement de la subjectivité par
rapport au monde, l’éloge de la pensée séparée et préservée par la distance et la non implication avec les choses. La métaphore du naufrage
fait son retour dans un des textes fondateurs de la littérature occidentale,
dans le chant XXVI de L’Enfer, où le ”vol fou” d’Ulysse et de ses compagnons se brise sur la montagne surgie au milieu des flots :
Cinq fois éteinte et cinq fois rallumée
avions-nous vu la clarté de la lune
depuis l’entrée en haute aventure,
quand m’apparut une montagne, brune
par la distance, et semblait tant dressée
que jamais je n’avais vu la pareille.
Grand joie en fîmes, et bientôt ce fut deuil :
un tourbillon né de la neuve terre
s’en vint frapper l’éperon de la nef.
Trois fois la fit virer à toutes ondes :
au dernier coup il fit voler la poupe
et la proue engouffrer, par la loi du Très Haut.
Lors fut la mer par-dessus nous reclose.2
La modernité ne cesse, quant à elle, d’osciller entre la fascination
de l’infini dans le fini, de la profondeur de l’être,3 et le désir de trouver
le sol ferme, à partir duquel la subjectivité pourrait prendre en vue l’histoire des hommes comme totalité transparente et disponible.4
2 Dante Alighieri, Œuvres complètes, trad. d’André Pézard, Gallimard, 1965, p. 1O51-1O52.
3 Le dernier vers du poème de Leopardi L’infini consacré à l’aventure poétique de l’esprit,
s’achève sur cette image “et le naufrage m’est doux dans cette mer”.
4 Schopenhauer cf Welt als Wille und Vorstellung, I, p. 416 “Ainsi lorsque la mer… se
confie”, cf commentaire de Nietzsche, Naissance de la tragédie, 1
45
�Tout se passe comme si le naufrage était la métaphore originaire de
l’existence humaine, montrant ce qui, dans le projet d’auto-fondation de
la raison, demeure comme principe de limitation : “C’est de la limite du
monde habitable de l’océan que sont issus les monstres mythiques qui
sont les plus éloignés des figures familières de la nature et qui semblent
étrangers au monde comme cosmos.”5 Parmi les écrivains modernes,
Herman Melville est celui pour qui le naufrage n’est pas uniquement
“figure de langage” mais la preuve tangible que la vie est l’implication de
passion irréfléchie et de réflexion, de finalité et d’échec ; pli qui trouve
son mode éminent de manifestation dans l’écriture, exercice périlleux de
libération des évidences afin de parvenir à des nouveaux rapport de sens,
à des “rapides coups de sonde jetés à l’axe même de la réalité“6, comme
le précise Melville lui-même : “J’aime tous les hommes qui plongent.
N’importe quel poisson peut nager près de la surface, mais il faut une
grande baleine pour descendre à cinq milles ou davantage ; et si elle
n’atteint pas le fond, eh bien, tout le plomb de Galena ne suffira pas à
façonner la sonde qui y parviendra. Je ne parle pas de Mr. Emerson pour
le moment - mais de tout le corps de plongeurs de la pensée qui ont
plongé et qui sont revenus à la surface les yeux injectés de sang depuis
le commencement du monde”.7 Herman Melville est l’Ancêtre
Prodigieux de tous les “plongeurs de la pensée”de nos deux derniers
siècles parce qu’il reconnaît avec une rare acuité la crise d’un certain
régime de sens appelé “littérature”, homologue à la crise de la fondation
politique que constitue la naissance de la nation américaine et parvient
à faire résonner dans son écriture la mémoire abyssale qui la porte. Des
poèmes homériques aux tragédies shakespeariennes, des Upanishad aux
Contes des Mille et Une Nuit, de Dante à Milton, l’œuvre de Melville est
hantée par l’antiquité la plus reculée, par le désir de faire revivre le feu
qui consumait la juvénile barbarie des poèmes épiques, retrouvant le
trait d’union du geste cruel de Thémistocle qui étrangle de ses propres
mains les trois jeunes prisonniers perses avant la bataille de Salamine et
du sacrifice d’hommes dans la nuit polynésienne.
5 Hans Blumenberg, Naufrage avec spectateur, Paris, L’Arche, 1994, p. 10.
6 H. Melville, D’où viens-tu, Hawthorne ?, Paris, Gallimard, 1986, p. 233.
7 Ibid., p. 82.
46
�N° 288 • Mars 2001
Dans son premier roman, Taipi, l’arrivée au havre de paix des îles
Marquises et la contemplation de la terre ferme ne sont pas vues par un
spectateur d’images pittoresques, parvenu enfin à échapper à l’horreur
de l’histoire des hommes mais racontées par un rescapé qui garde
mémoire du danger traversé. Comme Toby, compagnon d’aventures avec
lequel il s’évadera du bateau, le narrateur “appartenait à cette catégorie
d’errants qui se rencontrent parfois en mer et qui ne parlent jamais de
leur origine ni de leur pays. Ils parcourent le monde comme sous l’impulsion d’un occulte destin qu’il leur est impossible d’éviter.”8 Aventure
dans les signes étrangers, les deux premiers romans polynésiens de
Melville, Taipi et Omou, inaugurent la quête de la “vérité visible” : “Par
vérité visible, nous entendons l’appréhension de la condition absolue
des choses présentes telles qu’elles frappent le regard de l’homme qui
ne les craint pas, si maléfiques qu’elles soient pour lui.”9 La Polynésie ne
constitue pas d’abord chez Melville l’envers “naturel” du monde occidental, le miroir d’un âge perdu de la transparence des signes et du rapport irénique de l’homme et de la nature, mais, comme toute culture,
elle a subi déjà l’épreuve d’un déracinement originaire de la “nature” et
devient l’interlocuteur d’un choc culturel qui met à l’épreuve les valeurs
et les signes des horizons respectifs. Une des premières scènes de la rencontre entre un équipage européen et les indigènes des îles Marquises,
est symptomatique de ce chiasme, lorsque l’épouse du Roi, parée de
magnifiques tatouages “qui ressemblaient un peu à deux colonnes trajanes en miniature”10, s’empresse de manifester sa sympathie pour un
vieux marin recouvert lui aussi “d’autant d’inscriptions à l’encre de
Chine que le couvercle d’un sarcophage égyptien”. Le croisement des
signes provenant d’espaces et d’époques éloignées, au lieu de déboucher sur une communauté culturelle, conduit les deux horizons à la
catastrophe commune : “Elle s’accrochait au gars, le caressait en exprimant son ravissement par des exclamations impétueuses et des gestes
variés. On peut aisément se représenter l’embarras où se trouvaient les
Gaulois devant cet événement imprévu ; mais imaginez leur consternation
8 H. Melville, Taipi, Omou, Mardi. Œuvres 1, Paris, Gallimard, 1997,
9 H. Melville, D’où viens-tu, Hawthorne ?, op. cit., p. 17
10 H. Melville, Taipi, Omou, Mardi, op. cit., p. 13.
47
�quand, tout à coup, Sa Majesté, désireuse d’exhiber les hiéroglyphes qui
décoraient son propre corps si charmant, se pencha un instant en avant,
puis, faisant volte-face, retroussa ses jupes, exposant ainsi une vue dont
les Français atterrés se détournèrent précipitamment ; dégringolant
dans leur canot, il s’empressèrent de fuir la scène d’un si épouvantable
désastre.” 11 Là où l’on attendait le “corps nu”, la “nature”, se dévoile la
marque de la culture. L’ironie qui accueille cette première apparition du
tatouage, et qui reviendra comme nous le verrons dans des moments
clés du rapport de Melville avec les Mers du Sud, met d’emblée l’œuvre
de Melville sous le signe de l’écriture du divers. Elle ne se meut pas dans
l’opposition “peuples sans écriture - occident”, “nature - culture”, mais,
comme le rappelle Derrida : “Si l’on cesse d’entendre l’écriture en son
sens étroit de notation linéaire et phonétique, on doit pouvoir dire que
toute société capable de produire, c’est-à-dire d’oblitérer ses noms
propres et de jouer de la différence classificatoire, pratique l’écriture en
général.”12 Les îles du Pacifique obligent le narrateur à faire l’épreuve
d’un malentendu qui ne tient pas uniquement à l’ignorance de la langue
mais à une redistribution totale des formes de culture : “En ce qui me
concerne, bien que, durant tout mon séjour dans l’île, il ne se passait
guère de jour que je n’assistasse à quelque cérémonie religieuse, j’eusse
aussi bien pu avoir sous les yeux un groupe de francs-maçons se faisant
les uns aux autres des signes secrets ; je voyais tout, mais je ne comprenais rien.”13 Dans le monde polynésien se télescopent et se brouillent la
mémoire des anciens mots et la nouvelle réalité de la colonisation, une
faille se creuse entre la mémoire du sens ancien et son oubli : “La façon
fort étrange dont tous les Polynésiens ont accoutumé de se faire des amis
intimes en un clin d’œil mérite d’être mentionnée. Bien que, chez des
gens tels que les Tahitiens, déjà gâtés par des influences corruptrices,
cette coutume ait, dans la plupart des cas, dégénéré en une relation
purement mercenaire, elle tirait cependant son origine d’un sentiment
noble, et parfois héroïque, qu’entretenaient jadis leurs pères.”14 Cette
11 Ibid., p. 13
12 J. Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967, p. 161
13 p. 192.
14 H. Melville, Taipi, Omou, Mardi, op. cit., p. 443.
48
�N° 288 • Mars 2001
transformation de l’ancien sens des mots, ce pli de la signification, n’affecte pas uniquement le monde polynésien, elle concerne également la
culture occidentale. Pressé de répondre à la question fatidique s’il ne
souhaiterait pas rester pour toujours dans les îles, le docteur LongSpectre réplique : “Tu as raison, mon garçon. J’afficherai une feuille de
banane, et m’annoncerai comme médecin de Londres, je donnerai des
conférences sur les antiquités polynésiennes, j’enseignerai l’anglais en
cinq leçons, j’établirai des métiers mécaniques pour la fabrication du
tapa ; je créerai un parc public au milieu du village, et j’organiserai un
festival en l’honneur du capitaine Cook.” L’ironie de Melville porte encore ici sur la collusion de deux mondes, sur l’appropriation des signes
des sociétés anciennes de la part de la culture occidentale et de leur
réduction à une réserve d’images spectaculaires, en même temps qu’elle
signale la fragmentation de la culture occidentale elle-même. Les modifications culturelles, si elles ne comportent pas spécialement une évolution et un progrès, elles impliquent pour Melville le danger d’une
décomposition et une désintégration communes. Le refus de LongSpectre de transposer telles quelles les formes de vie d’un univers de
sens à un autre est homologue de celui du narrateur de Taipi “horrifié
à la seule idée d’être défiguré pour la vie”15, par rapport au tatouage. Le
refus de se mouler sur l’élément étranger concerne d’abord la projection du même qu’est en train de devenir l’Autre. Entre des formes de vie
dissemblables et éloignées y a-t-il une communauté du sens ? Ou bien il
n’y a qu’un rapport fait de collection d’énoncés hétéroclites, de débris
incompréhensibles ?
Rejetant le malentendu lié à ses premiers romans (“Passer à la postérité est chose redoutable en soi, mais passer à la postérité comme
“l’homme qui a vécu parmi les cannibales” !) Melville refuse du même
coup l’interprétation de ses premières œuvres comme “romans exotiques” pour mettre en évidence l’expérience du sens qu’implique la
rencontre avec la Polynésie. L’exotisme, l’appel vers l’autre, est le premier pas de la descente vers l’obscur, comme il l’écrira dans un poème
postérieur, consacré à Shakespeare :
15 Ibid., p. 235.
49
�L’Hamlet de son cœur savait que des tels cœurs voient au-delà.
Aucune surprise atteindra celui qui parvient
dans le noyau secret de Shakespeare :
ce que nous cherchons et que nous fuyons est là,
l’extrême connaissance humaine.16
Tant que les sociétés vivent dans une totalité relativement homogène
et mythiquement structurée, le sens du monde ne subit pas d’altérations
majeures, l’occident demythisé précipite les sociétés anciennes dans le
même processus de sécularisation, tout en apportant aussi une nouvelle
disposition que les sociétés du mythe vivant ne connaissaient pas : l’inquiétude du questionnement. Le danger que Melville reconnaît c’est de
croire ce questionnement enraciné uniquement dans la Raison occidentale, au lieu de se confronter à ce là “où ne règnent que grandeur et
puissance”.17
Dans une lettre à son éditeur londonien, qui annonçait le projet du
troisième roman, Mardi, ayant comme cadre les Mers du Sud, Melville
refuse le leurre de l’écriture du “document de vie”. “La vérité, Monsieur,
est que l’accusation réitérée d’être un romancier déguisé m’a incité finalement à prendre la résolution de montrer à ceux qui prennent quelque
intérêt à la chose, qu’un véritable roman de moi n’est pas Taipi ou
Omou, mais est fait d’une tout autre étoffe. C’est là, je le confesse, le
principal motif qui m’a amené à changer mes plans - quoique d’autres
aient joué également. Je me disais depuis longtemps que la Polynésie
était une mine de riche matériel poétique qui n’avait encore jamais été
exploité dans des œuvres d’imagination et qui, pour être dûment mis en
lumière, ne demandait que ce déploiement de liberté et d’invention
qu’on accorde seulement au Romancier et au Poète.”18 Dans Mardi,
cette “mine de riche matériel poétique” qu’est la Polynésie a le visage
d’une anthologie des possibles d’un monde en devenir, 19 dans lequel
16 H. Melville, ”The coming storm”, in Battle-Pieces and Aspects of the War (1866).
17 E. Kant, Critique de la faculté de juger, § 23
18 H. Melville, D’où viens-tu, Hawthorne ?, op. cit., p. 76.
19 Les critiques de l’édition de la Pléiade de Melville font justement remarquer que : “Comme
Montaigne avant lui, Melville ne peint pas l’être, mais le passage. Comme l’a noté un fin commentateur de Melville : “Mardi n’est pas un lieu, mais un processus.” H. Melville, Taipi, Omou,
Mardi, op. cit., p. 1317.
50
�N° 288 • Mars 2001
fleurissent les formes de vie issues des mondes anciens, les formes de
pouvoir, les noms propres des îles Fortunées de la littérature ancienne,
saisies non pas comme des vestiges défunts mais en attente perpétuelle
d’éclosion. Épopée de la conscience malheureuse, à la recherche du
sens du monde qui fait défaut et apparaît fugitivement dans Yillah, Mardi
connaît en même temps une issue profondément divergente par rapport
à la figure de la Conscience de Soi, qui caractérise selon Hegel le trait
dominant de la pensée moderne : “A proprement parler, c’est maintenant seulement que nous en arrivons à la philosophie du monde moderne ; nous la ferons commencer par Descartes. Avec lui, nous entrons
vraiment en une philosophie autonome, qui sait qu’elle vient de son
propre chef de la raison et que la conscience de soi est un moment
essentiel du vrai. Ici nous pouvons dire que nous sommes chez nous, et
pouvons enfin, comme le navigateur après une longue randonnée sur
une mer tumultueuse, crier : terre…”20 Mardi montre l’impossibilité
pour la conscience d’atteindre intuitivement son objet, de parvenir à rassembler le sens dans une unité supérieure : “Les chasseurs et leur proie
continuaient ainsi, sur une mer sans fin”. (Mardi) “Comme si Mardi eût
été un poème et chaque île un chant”21 l’écriture de Melville est
l’exemple même de la parcellisation des récits, de la juxtaposition des
lieux, d’un voyage qui se fait sous le signe de l’ambiguïté : “Tous les
grands livres du monde ne sont que les ombres mutilées des images invisibles et éternellement incarnées de l’âme.”22
L’expérience du gouffre
Après Mardi, les îles de Polynésie semblent s’estomper à l’horizon
de la vaste étendue de l’océan “qui embrasse toute la masse du
monde”23, sur laquelle se joue l’affrontement des hommes et de la nature
de Moby Dick. Trois figures des mondes anciens se détachent parmi les
20 G.W.F. Hegel, Leçons sur l’Histoire de la Philosophie moderne., cité par M. Heidegger,
Chemins, Paris, Gallimard, 1962, p. 1O9.
21 H. Melville, Taipi, Omou, Mardi, op. cit., p. 1187.
22 H. Melville, Pierre où les ambiguïtés, trad. Pierre Leyris, Paris, Gallimard, 1967, p. 345.
23 H. Melville, Moby Dick, trad. de L. Jacques, J. Smith et J. Giono, Paris, Gallimard, 1941, p.
464.
51
�“chevaliers et écuyers” qui composent l’équipage de cette île fabriquée
par la main d’homme qu’est le bateau Péquod, : Tashtego, l’Indien;
Daggoo, l’Africain et Queequeg, le Maori. Lorsque le capitaine Achab
révèle son projet de poursuivre la baleine blanche, les trois harponneurs
ont une même réaction : “Pendant tout ce temps, Tashtego, Daggoo et
Quequeg avaient écouté avec encore plus d’intérêt passionné et de surprise que les autres : à la mention du front ridé et de la mâchoire tordue
ils avaient sursauté comme si chacun d’eux avait été touché par un souvenir spécial.” 24 Fils de roi, ils appartiennent tous les trois à l’Age des
Héros, ils ont encore une mémoire de la proximité à l’effrayant, sublime
et innommable Age des Dieux dont le souvenir enfoui s’éveille au contact
de l’horreur primitive évoquée par le récit. Melville appartient à la lignée
de Pascal et de Vico : l’origine de la pensée est l’épouvante, le “tremendum” : “Et bien que nombre d’aspects de ce monde visible semblent
s’être formés par l’amour, les sphères invisibles furent forgées dans la
peur”25. Les trois harponneurs écoutent dans le nom la résonance primitive de l’horreur métaphysique devant l’apparition du divin. Albatros,
Cheval Blanc, Moby Dick sont les formes déterminées de l’indéterminé,
les “universaux fantastiques” (Vico) qui rassemblent, comme dans une
grande catégorie de l’imagination, la multiplicité des choses, souvenirs
primordiaux de la métaphore du monde, de l’unité paradoxale du Tout.26
L’effondrement des mondes anciens, la démythisation qui accompagne
la colonisation de nations ”primitives”, implique non pas une disparition
des mythes mais le partage d’une destinée nouvelle en commun avec
l’occident. C’est bien des restes des mondes mythiques que provient
l’équipage du baleinier, ces “léopards païens qui n’adorent rien”,
comme l’affirme Achab27; d’une cassure et d’une séparation de l’unité
différentielle qui aboutit à l’inversion des valeurs, destin de l’homme
moderne, telle la formule désacralisante d’Achab qui donne le nom aux
24 Ibid., p. 171.
25 Ibid., p. 2O3.
26 Primo Levi, à propos des baleines, nous rappelle que : “leurs os en bois, leur peau ointe et
l’haleine de feu sont le témoignage vivant des noces vénérables, de l’étreinte avide de la fange
primordiale autour de la quille féminine de l’arche”. P. Levi,” Quaestio de Centauris” in Opere,
III, Milan, Mondadori, 1984, p. 121
27 H. Melville, Moby Dick, op. cit., p. 173
52
�Les Maoris de Rapa-Nui regardant arriver la Flore (3 janvier 1872)
Cette gravure du jeune aspirant de La Flore pourrait s’appeler « Allégorie du Temps et de la
Gloire ». Le regard vide des statues et les vanités des têtes de mort rappellent aux voyageurs
la destinée commune des civilisations ; la posture mélancolique des Polynésiens aperçoit dans
l’arrivée des étrangers l’effondrement des emblèmes de l’ancienne généalogie héroïque gravée
sur leurs corps.
Le regard du Mélancolique lit, au-delà du présent et de ses formes visibles, dans les signes de
l’Autre son propre avenir.
Document S.E.O.
�harpons forgés pour la chasse à Moby Dick et trempé dans le sang des
trois harponneurs : “ego non baptismo te in nomine patris, sed in
nomine diaboli, délira Achab, tandis que le fer maudit dévorait en le
brûlant le sang baptismal” 28 Le “génie de transformer la destination des
choses”29 que Melville avait admiré dans le monde polynésien, ce signe
de la métamorphose de la liberté, se déchire dans Moby Dick, mettant
en branle l’oscillation entre la décoration et à l’imposition des signes.
Entièrement recouvert de tatouages, le corps indigène célébrait autrefois les fêtes anciennes de la cruauté et de la mémoire, en lutte contre
l’inéluctable de la mort. Cette “mnémotechnie sanglante” comme l’appelle Nietzsche, qui “dénature” la nature pour en confirmer strictement
la Loi,30 caractérisait les sociétés “primitives”, inscription sur la peau du
sursis que le couteau du prêtre-sacrificateur avait accordé, et qui faisait
du corps non plus simplement l’objet à brûler et à consommer mais la
surface de lecture d’un ordre du monde. Ce livre de chair devient à présent incompréhensible pour Queequeg : “Avec une folle fantaisie, il se
servit alors de son cercueil comme coffre, y versant le contenu de son
sac de vêtements et les y rangeant. Il passa pas mal de ses heures de loisirs à sculpter le couvercle de toutes sortes de figure et de dessins grotesques et ce faisant, il semblait, à sa façon rude, copier des fragments
des tortueux tatouages de son corps. Or ces tatouages avaient été
l’œuvre d’un prophète et voyant décédé dans son île natale. Par le
moyen de ces hiéroglyphes, il avait tracé sur le corps de Queequeg une
théorie complète des cieux et de la terre et une sorte de ruse mystérieuse sur l’art d’atteindre la vérité. Le corps de Queequeg était donc un
énigme à résoudre, une œuvre merveilleuse en un volume, mais il ne
pouvait pas se lire lui-même, bien que son cœur vivant batte sous la
page. Ces mystérieuses sciences étaient donc destinées à pourrir finalement avec le vivant parchemin sur lequel elles figuraient et à s’éteindre
28 Ibid., p. 470.
29 H. Melville, Taipi, Omou, Mardi, op. cit., p. 159.
30 Dans le paragraphe 8O du Gai savoir, Nietzsche parlant de l’opéra comme de l’art majeur de
la modernité, il affirme : “Il ne faut pas croire “sur parole” mais “sur son” les personnages de
l’opéra. C’est pour l’amour de cette différence, de cette belle dénaturation, qu’on va écouter ces
pièces-là.”
54
�N° 288 • Mars 2001
à jamais.”31 Queequeg s’est transformé lui-même dans le texte qu’il ne
sait plus déchiffrer et qu’il copie sur son coffre-cercueil. L’effondrement
d’un horizon d’interprétation fait tomber les symboles de l’ambiguïté
originaire du mythe au rang des signes assujettis à l’usure et à la mort,
décoration. Le symbole dans le sens originaire de l’objet que l’ami ou
l’hôte partagent en deux, perd son sens d’alliance et de promesse de
retrouvailles, il fait place à la toupie de la métaphore où l’endroit et l’envers ne cessent d’échanger leurs places.
Le refus du tatouage dans Taipi et Omoo impliquait le refus de
devenir “sauvage”, de suivre l’exemple de Lem Hardy, le marin-chef de
guerre des tribus locales tatoué comme un indigène, de consentir entièrement au négatif, à la Loi comme extériorité pure, au travail de la mort
au moment même où on l’a reconnu. Au moment même où l’Autre est
perçu dans sa différence, le jeune Melville s’interdit d’en mimer les
signes tout en ne cessant, également par la suite, d’être fasciné par le
sommeil de la barbarie dans le cœur du civilisé que le tatouage révèle,
labyrinthe du signe qui orne le bras du capitaine Paul Jones dans Israël
Potter : “C’était une sorte de tatouage qu’on voit uniquement sur les
purs sauvages - d’un bleu intense, d’un tracé compliqué, labyrinthique,
cabalistique… Rabattant sur son bras la manche de son habit galonné,
Paul regarda ironiquement la main de ce même bras, maintenant de
nouveau à moitié enfouie dans sa manchette de dentelle et ornée de multiples bagues de Paris… C’est ainsi qu’à minuit, le cœur de la métropole
de la civilisation moderne était secrètement foulé par ce barbare désinvolte en drap fin, sorte de fantôme prophétique jetant une vague lueur
préfigurative de ces scènes tragiques de la Révolution française qui
devaient rabaisser l’exquis raffinement de Paris au niveau de la sanguinaire férocité de Bornéo, et montrant que les broches et les bagues, non
moins que les anneaux de nez et les tatouages, sont les signes de la sauvagerie primitive qui sommeille toujours dans la race humaine, civilisée
ou non.”32 Ce qui pourrait paraître ici comme un aveu de relativisme culturel, qui renvoie dos à dos la “sauvagerie primitive” et la “civilisation”,
31 Ibid., p. 463.
32 H. Melville, Israel Potter, Paris, Gallimard, 1977, p. 8O.
55
�est en fait la tentative propre à toute l’œuvre de Melville de penser le pluralisme des cultures et comment celles-ci trouvent leur origine, leur
développement et leur déclin à partir d’un centre de gravité qui leur est
propre, d’une image du bonheur et de la terreur qui aussitôt reconnue
retentit avec les sommets d’intensités des autres cultures.
Un an après la sortie de Mardi, Melville publie Redburn ou Sa première croisière, récit de voyage d’un jeune mousse embarqué sur un
navire de la marine marchande américaine, à la recherche des traces du
père mort qui “durant les soirées d’hiver à New York, au coin d’un feu
de charbon dont le souvenir est si agréable, là-bas, dans la vieille maison
de Greenwich Street, il nous parlait souvent de la mer, à mon frère et à
moi, des vagues monstrueuses, hautes comme des montagnes, et des
mâts qui pliaient comme des simples rameaux ; il nous contait Le Havre,
et Liverpool, et comment il était allé au bal de Saint-Paul, à Londres.” 33
Le voyage est mû par la piété filiale, par la fidélité à l’héritage paternel
représenté par un guide de Londres sur lequel le jeune Wellingborough
règle son rapport à la ville inconnue. Le matelot parvient à l’endroit où
se trouvait autrefois l’hôtel “où mon père était descendu, où il avait
dormi, dîné, fumé son cigare, ouvert son courrier et lu ses journaux.” 34
Le paysage s’est totalement transformé, et pressé par les questions du
jeune marin un ouvrier répond : “Riddough’s Hôtel ? du diable si j’ai
pas entendu parler de ça ! Voyons voir…, oui, oui, pardi, c’est l’hôtel
où mon père s’est cassé le bras sur le chantier de démolition. Mais, dis
voir, mon gars, t’es tout de même pas en train de chercher vraiment le
Riddough, non ? Quoi c’est-y que tu veux trouver là ?” 35 Le vaste chantier de démolition des signes qui caractérise la modernité révèle la non
coïncidence des significations instituées et de la réalité présente, de l’acte de lecture et de l’acte d’écriture : “La lumière s’était faite en moi, sur
mon guide ; et tous mes vagues soupçons antérieurs se trouvaient
confirmés… Il retardait d’un demi-siècle à peu près, et il ne convenait
pas plus à me guider dans la ville qu’une carte de Pompéi ! C’était une
triste, et solennelle, et très mélancolique constatation. Le livre sur lequel
33 H. Melville, Redburn ou Sa première croisière, Paris, Gallimard, 1976, p. 16
34 Ibid., p. 238.
35 Ibid.
56
�N° 288 • Mars 2001
je comptais tant ! mon vieux livre relié de maroquin vert, avec ses chapeaux pointus aux quatre coins ; le bouquin tout empli de souvenirs
familiaux émus ; le guide au dix-sept illustrations exécutées avec le plus
grand art ! Tout à fait inutilisable aujourd’hui. Oui, la chose qui avait
guidé le père ne pouvait plus guider le fils… et je me laissai choir sur
les marches d’une boutique pour donner libre cours à ma méditation.”36
Le sens de la véritable “tradition” ne s’est pas pour autant évacué, laissant place à l’ironie nihiliste qui accompagnera des nombreuses manifestations de la littérature et de l’art à venir. La mélancolie des profondeurs de Melville ouvre, selon ses propres mots, sur une “méditation”
où le révolu, de ruine et vestiges allégoriques, se transforme en temps
non encore advenu : “ Oui, Wellingborough, de même que le guide de
ton père ne peut plus te guider, de même le tien (s’il arrivait que tu
puisses en acquérir un actuel) ne serait plus un guide fidèle pour ceux
qui viendront après toi. Les guides, Wellingborough, sont les choses les
moins dignes de confiance de toute la littérature ; et presque toute la littérature, en un certain sens, est composée de guides. Les anciens nous
content les chemins de nos pères dans les cours et les traverses d’antan;
mais combien peu en retrouve-t-on parmi les avenues de moderne érection ! combien rares sont les lieux où peuvent nous mener les guides
anciens ! chaque âge compose les siens, et les vieux guides périmés s’en
vont au pilon. Mais il existe un saint guide, Wellinborough, qui jamais ne
te fourvoiera, si tu le suis étroitement ; et il existe quelques monuments
qui demeurent, bien que croulent les pyramides.” 37 Le sentiment du
temps s’ouvre à partir d’une déchirure, doublement inscrite dans le
texte par le souvenir du père du jeune marin et de l’accident du père de
l’ouvrier, d’une impression originaire à travers quoi le sens se recompose et devient intelligible. Le sens naît de cette blessure originelle, de
cet interstice mémoriel qui nous met en condition de comprendre le
passé comme un texte qui ne nous appartient pas comme un objet mais
auquel nous appartenons. Il ne suffit pourtant pas d’entendre l’appel du
passé, l’œuvre créatrice émerge lorsque l’on écoute dans cette faille la
36 Ibid., p. 239
37 Ibid., p. 239-240.
57
�demande de reprise et transformation qu’elle exige pour que l’on comprenne véritablement le sens du temps ; lorsque le Livre devient le livre
à récrire, comme Proust nous le rappelle à propos de la sonate de
Vinteuil : “Cette phrase pouvait bien symboliser un appel, mais non
créer des forces et faire de Swann l’écrivain qu’il n’était pas”. 38
La profondeur inversée
Au sage Babbalanja qui l’accompagne, un des personnages de
Mardi demande comment il peut perpétuer son nom : “sculptez votre
nom sur une lourde pierre et faites-la couler au fond de la mer ; car les
profondeurs invisibles de l’abîme dureront plus longtemps que le sommet visible des montagnes” Dans Redburn, Melville avait affirmé que
“presque toute la littérature est composée de guides”. Presque toute
l’écriture est une écriture du négatif, de la mort au travail, où la Loi et
l’Art échangent vertigineusement leurs déterminations, mais c’est encore
le cercueil gravé de signes anciens, “incompréhensibles” pour le copiste
Queequeg, le “cercueil-bouée de sauvetage”, qui sauvera la vie du narrateur de Moby Dick. La confrontation avec le négatif est pour Melville
un combat avec le Mal : “La Baleine Blanche nageait devant lui comme
l’incarnation de toutes ces puissances malignes que certains hommes de
nature profonde sentent en train de les ronger, jusqu’à ce qu’il ne leur
reste plus pour vivre qu’une moitié de cœur ou de poumon. Puissances
qui datent de toujours, auxquelles les chrétiens modernes eux-mêmes
attribuent la domination de la moitié du monde…. Tout ce qui rend fou
et qui tourmente, tout ce qui remue le fond trouble des choses, toute
vérité contenant une partie de malice, tout ce qui ébranle les nerfs et
embrouille le cerveau, tout ce qui est démoniaque dans la vie et dans la
38 Il faut ici remarquer que, parmi tant d’autres chemins communs de l’œuvre de Melville et de
Proust, revient chez ce dernier l’image de la pensée comme abîme que le plongeur sonde plutôt
que l’image d’un outil d’emprise et de capture du monde : “Quant au livre intérieur de signes
inconnus (de signes en relief, semblait-il, que mon attention, explorant mon inconscient, allait
chercher, heurtait, contournait, comme un plongeur qui sonde), pour la lecture desquels personne ne pouvait m’aider d’aucune règle, cette lecture consistait en un acte de création où nul
ne peut nous suppléer ni même collaborer avec nous. Aussi combien se détournent de l’écrire
! Que de tâches n’assume-t-on pas pour éviter celle-là !” M. Proust, Le temps retrouvé, Paris,
Gallimard, 1954, pp. 236-237.
58
�N° 288 • Mars 2001
pensée, tout mal était pour ce fou d’Achab, visiblement personnifié, et
devenait affrontable en Moby Dick.”39 Le Mal ne s’enracine pas dans les
seules tendances de la nature humaine, il fait partie pour Melville du
visage du divin :
Mais Dieu maintient sa première résolution
et confirme son ancien décret :
les générations sont habituées à la douleur
et la dure Nécessité surgit, et cumule
les naufrages sur les rivages du temps. 40
Comme la blancheur de la baleine, le Mal est la forme d’un obscur
plus profond que toute obscurité, “quelque chose qui, bien plus que le
rouge effrayant du sang, saisit l’âme d’une terreur panique” 41 et que
l’écriture de Melville fait éclater dans toute sa puissance : la duplicité de
l’être indialectisable : “Moins une couleur qu’une absence de couleur,
en même temps qu’il est le profond mélange de toutes. Est-ce cela qui
donne son sens au vide muet d’un vaste paysage de neige ? cette chose
sans couleur, ou colorée par l’absence de Dieu, qui nous fait reculer
d’effroi… Plus encore : l’enduit mystérieux qui donne toutes ces couleurs, c’est le grand principe de la lumière, et il est à jamais blanc, sans
couleur. Si la lumière frappait directement la matière des choses, elle
donnerait sa blancheur vide à tout, à la tulipe comme à la rose. ”42.
L’horror metaphysicus provient du jeu perpétuel de la dimension obscure de l’être et de la dimension familière et habituelle, jeu qui révèle
l’origine et la limite de toute pensée, l’abîme où : “le nom “Dieu”
devient un sobriquet pour le Non-Etre suprême de l’Absolu”.43 Le Bien et
le Mal ne sont pas des “positions” arbitraires, des jugements logiques ou
moraux mais des grandeurs mythiques qui composent le rythme même
de la réalité.
39 Ibid., p. 192
40 “The conflict of convictions” in Battle-Pieces and Aspects of the War
41 Ibid., p. 2O3.
42 Ibid.,
43 L. Kolakowski, Horreur métaphysique, Paris, Bibliothèque Philosophique Payot, p. 1O3.
59
�Avant Israël Potter et la poésie des années 1860, Moby Dick se fait
l’allégorie de l’effondrement du mythe américain du pionnier, héritage
spécifique pour la culture américaine de la figure toute moderne de l’individu d’exception qui impose son vouloir à la nature ou à la société,
séparé de la nature et cherchant à la dominer. Par rapport aux sociétés
“primitives” qui avaient réussi à garder la différence avec le divin, refusant à travers et par les mythes de se considérer comme origine et fin
du sens, la fascination du Mal à laquelle succombe Achab44consiste dans
la volonté de vaincre le nihil sur son propre terrain. Dans le vocabulaire
gnostique, mode spécifique à Melville de traiter l’héritage chrétien et
d’en suivre la trace dans la réalité américaine, la mort devient le seul
horizon de conciliation des inconciliables. La tentation d’adhérer au Mal
au moment même où il est identifié, ressemble à la vareuse blanche qui
colle à la peau de White Jacket et dont le marin parviendra à se débarrasser avant qu’elle ne l’entraîne dans les profondeurs de la mer : “Je
réussis vivement à tirer mon couteau de ma ceinture et fendis ma vareuse, comme si je m’éventrais moi-même. Avec un violent effort, je parvins
à m’en débarrasser et me trouvai libéré”45. L’écriture de Melville est un
combat d’abord contre la fascination du mal, nourri par l’esprit de la
lourdeur. White Jacket, comme le jeune matelot de Redburn, parvient à
inverser la profondeur, à alléger ce qui entraîne vers le destin inéluctable, à répondre par un acte créateur à l’appel de la liberté, changeant
le destin ancien en destination qui garde ouverte la possibilité de se
décider pour le bien ou pour le mal. L’initiative humaine, finie et marquée par la négativité, accepte sa limite ontologique en lui répondant par
un acte d’ouverture.
“Toute une existence, ses assurances et ses changements, a commencé à partir de cette étincelle, l’ouvreuse de tout un champ.”46 La
Polynésie est dans Moby Dick l’étincelle ouvreuse qui fait éclore un horizon de sens dans lequel l’abîme du mystère de l’être se tient, pendant un
temps, en suspens : “De même que tout Océan effrayant entoure la terre
44 “Achab ne pense jamais, il ne fait que sentir, sentir. Et c’est assez pour l’homme. Penser est
de l’audace. Dieu seul a ce droit et ce privilège.” H. Melville, Moby Dick, op. cit., p. 537.
45 H. Melville, La vareuse blanche, Paris, Gallimard, 1964, p. 485
46 R. Char, “Un feu dans un bocage aride”, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1983, p.
822.
60
�N° 288 • Mars 2001
verdoyante, ainsi dans l’âme de l’homme se trouve une Tahiti pleine de
paix et de joie, mais cernée de toutes parts par toutes les horreurs à
demi connues de la vie”47 Ces phrases résonnent en écho au chapitre de
la Critique de la raison pure intitulé “Du principe de la distinction de
tous les objets en générale en phénomènes et noumènes” où Kant, à propos de la vérité, écrit : “Ce pays est une île, enfermée par la nature
même dans des limites immuables. C’est le pays de la vérité (un nom
séduisant), environné d’un vaste et tumultueux océan, siège propre de
l’apparence, où mainte nappe de brouillard, maint blanc de glace sur le
point de fondre, présentent l’image trompeuse de nouveaux pays, et ne
cessent d’abuser par des vaines espérances le navigateur parti pour la
découverte, et l’empêtrent dans des aventures, auxquelles il ne peut
renoncer, mais qu’il ne peut jamais conduire à bonne fin.” 48 Le “pays de
la vérité” brille au sein du chaos, il surgit des profondeurs de l’être et de
la pensée comme lieu de croisement de visible et d’invisible, clairière
de soleil comme l’avait appelé Melville dans Mardi :
Nous attendîmes tranquillement que l’étranger s’approchât ;
nous savions que, pendant quelque temps, il ne pourrait nous apercevoir, perdus comme nous l’étions dans ce que les marins appellent
la “clairière de soleil” - cette partie de l’océan sur laquelle les rayons
du soleil tombent avec une particulière intensité.49
L’éclat lumineux du soleil sur la surface marine qui cache au regard
ce qui vient s’interposer entre lui et la source de lumière, empêche à
l’œil de se croire à l’origine de toute visibilité. Un espace se constitue là
comme chiasme du visible et de l’invisible, où le phénomène s’abrite en
lui-même et la dissimulation de l’être fait partie intrinsèque de cet être.
Dans cet “éblouissement par l’excès même de la clarté” 50 non pas le
“négatif”, le nihil privatif, mais l’implication de présence et d’absence,
à la fois apparence et apparition. La lumière est insaisissable en tant que
47 H. Melville, Moby Dick, op. cit. p. 277
48 E. Kant, Œuvres philosophiques, I, Paris, Gallimard, 1981, p. 97O. Dans Le temps de la
souffrance, Max Scheler jette une passerelle entre le Christianisme et Kant, écrivant : ”Pour le
chrétien, le monde extérieur est obscur et sombre, mais le noyau de ce monde, plongé dans la
nuit des douleurs, n’est tout entier que sérénité et enchantement. ”
49 H. Melville, Taipi, Omou, Mardi, op. cit., p. 717.
50 Platon, La République, VII, 518b
61
�telle mais visible à travers ce en quoi elle irradie ; plus originaire que le
lumen de la raison c’est le site qui lui permet de s’épanouir, alibi, littéralement : quelque part ailleurs, ce qui signifie que les arrières-monde
appartiennent au phénomène du monde.
Dans sa laconique justesse, “Melville est sûr”51, la phrase de René
Char signale l’exigence imprescriptible propre à Melville d’écrire pour
tenir debout, pour avancer fut-ce “au gré d’une recherche cahotante,
voire chaotique”52 sur un sillage creusé dans le débordement infini du
monde, dans l’inhumanité foncière de la nature et qui parvient, momentanément, à se faire “forme”. “Jamais peut-être homme ne fut remué
aussi profondément par des simples lectures, ni ne les saisit autant
comme réalités. Il a, à travers les ouvrages de génie, une terrifiante et
soudaine révélation de lui-même, le sentiment de ne pas s’être connu,
mais de se découvrir.”53 Dans cette découverte de l’intime solidarité de
la création et de l’effacement, de l’affirmation du fini dans l’infini qui le
porte, il est possible de comprendre les vers du poème A Ned de 1888 :
Mais nous, dans le calme des veillées au mouillage
immergés dans la langueur de l’âme indigène,
en pensées tranquilles nous respirions le baume primitif
inaltéré depuis l’Éden,
émerveillés et heureux d’être deux fois mortels,
si dans cette vie et dans l’autre nous touchions un Paradis.
Comme l’écriture poétique qui après Le Grand Escroc (1856) et
jusqu’à Billy Budd (1891), deviendra l’expression unique de l’âme de
Melville, la Polynésie incarne doublement la condition mortelle, la fulgurance du transitif que nous retrouverons à l’œuvre dans la “petite
phrase” proustienne : “Et la mort avec elle a quelque chose de moins
amer, de moins inglorieux, peut-être de moins probable.”54 Il n’y a pas
de perception sans impression originaire mais l’impression n’est pas
pure coïncidence à soi, elle est blessure, échappée et touche d’éternité.
51 R. Char, Œuvres complètes, op. cit., p. 711.
52 P. Jaworski, “Introduction” in H. Melville, Taipi, Omou, Mardi, op. cit., p. XXVI
53 Jean-Jacques Mayoux, Melville par lui-même, Paris, Seuil, 1958, p. 49.
54 M. Proust, Du côté de chez Swann.
62
�N° 288 • Mars 2001
Trois ans avant sa mort, Melville publie le dernier recueil de
poèmes, John Marr and Other Sailors. Le récit qui donne le titre à ce
recueil est la parabole à la fois d’une existence, d’une nation, d’un cycle
épocal. Comme Taji, Achab, Israël Potter, Pierre ou Billy Budd, John
Marr porte sur lui le sentiment tragique de l’existence. Marin, John Marr
pose son sac à terre, se marie et devient pionnier dans une petite colonie
qui déplace les frontières de la jeune nation. La fièvre jaune emporte sa
femme et son jeune enfant. Bientôt fait défaut également la communauté
de John Marr avec les pionniers : “Mais le passé de John Marr n’était
pas le passé de ces pionniers. Leurs mains s’étaient posées sur la charrue, les siennes sur la barre des navires. Ils ne connaissaient que leur
gens, leurs coutumes : lui avait eu la révélation du globe multiforme
(...) Ils étaient gentils, à leur façon, mais pour un homme comme John
Marr, habitué aux longs séjours sans demeure, aux tavernes dans les
ports qui offraient repaire et amusements à peu de prix, habitué à la
compagnie des marins, quelque chose manquait. Ce quelque chose était
l’insouciance, la fleur de la vie qui éclôt d’un sens mystérieux enfermé
en elle, ou quelque chose de semblable.” Les animaux des prairies
s’éteignent, chassés par les colons ; les indiens s’enfuient dans les
régions désertiques au-delà du Mississipi ; John Marr se retire dans le
pays de la mémoire, seul lieu désormais habitable lorsque le monde
acquiert la dimension d’une “Chine anglo-saxonne”.55 Dans cette
contrée, “parmi les compagnons spirituels, éclairés par la lumière qui
nimbe tout objet de nos affects dans le passé, auquel toute âme imaginative aspire intensément à s’unir”, font retour les parfums des nuits polynésiennes à Taipi Vai et à Moorea, les lueurs phosphorescentes de
l’Océan et se laisse entendre “un battement du cœur dans le grumeau du
cœur”, comme au premier jour et résonnant de tout le sentiment du
couchant, riche de cette ambiguïté qui se révèle et s’abrite dans toute
source véritable.
Riccardo Pineri
55 “Une Chine anglo-saxonne, voilà ce qui peut - déshonneur de la race - couvrir vos vastes
plaines dans l’Age Sombre de la Démocratie”. Cité par Pierre Frédérix, Herman Melville, Paris,
Gallimard, 1950, p. 252.
63
�Illusion et réalité :
le contact
ou de la théâtralité
en Polynésie française
La situation théâtrale1 naît du regard porté sur un événement qui
devient de ce fait une représentation ; lorsque des personnes se savent
regardées et agissent, elles se meuvent dans la conscience de ce regard
et jouent alors des personnages ; il se peut que la conscience s’estompe
et que le jeu continue de lui-même comme mû par une logique interne,
autonome ; la représentation n’en demeure pas moins active, quand
bien même les personnages ont investi les acteurs qui désormais jouent,
sans le savoir, comme pris par une logique qui leur échappe : la situation ne perd cependant rien de son caractère théâtral, puisqu’il est toujours donné à voir.
Alors, on ne sait plus ce qu’est l’illusion ou la réalité dans l’enchevêtrement d’un vécu total. Illusion pour le spectateur ? Ce dernier, pourtant, vibrera d’émotions fortes provoquées par les personnages ou la
trame qu’ils filent ; une émotion due à une illusion a le poids de la réalité,
1 Nous remercions Jean-François Durban qui a bien voulu nous inviter en 1999 à la soutenance
de sa thèse sur la “Théâtralité en Polynésie française” et nous autoriser à en reproduire le chapitre V de la 2ème partie “Les acteurs de la traditions”, associant ainsi de façon originale contact
et carnaval.
�N° 288 • Mars 2001
et une réalité qui ne provoque guère de sentiment ou d’émotion, n’a-telle pas l’aspect d’une illusion ?
La distinction entre ces deux notions n’est pas aisée à établir et lorsqu’on croit se trouver dans l’une, on est tout aussi bien dans l’autre :
telle est la force du théâtre, qui ne se résume pas à quelques planches et
à un scénario, mais qui peut prendre les dimensions d’une société et
d’existences entières ; on le croit illusion mais il impose son essence à
notre réalité dont il est bien souvent issu. Sans entrer dans la problématique qui affirme que le théâtre, même illusion, est une dimension de la
réalité, cette distinction peut paraître plus conventionnelle, que fondée
sur une conception globale de ce qu’est le vécu, illusoire ou non.
C’est de cette distinction indistincte que nous parle Duvignaud en
ces termes :
“Aristote appelait ‘catharsis’ l’effet produit par la représentation
des passions et des désirs exprimés par des personnages imaginaires sur
des spectateurs réels. Or, cette purification a fait couler tellement
d’encre, a engendré tant de malentendus que l’on en a perdu de vue la
signification concrète. Ne faudrait-il pas l’interpréter comme le résultat
de cette polarisation entre deux étendues différentes, celle où se représente l’action imaginaire, celle où se concentrent les spectateurs,
comme une synthèse active résultant de la séparation entre deux univers
complémentaires mais opposés ?2”
La problématique de la période dite du ‘contact’ en Polynésie française peut se trouver exactement résumée en ce passage. Encore faut-il
s’entendre sur la notion de contact.
La période de contact.
Si l’on peut définir ce que nous entendons par contact comme la
rencontre entre les civilisations polynésienne et européenne, il apparaît
d’une impossibilité totale de situer historiquement cette rencontre par
manque de témoignages en la circonstance, car, si le premier rapport
2 Jean Duvignaud. Sociologie du théâtre. P.U.F. PARIS 1965. p 33.
65
�précieux que nous ayons en la matière est le Journal de Quiros, il est
possible que d’autres bateaux aient abordé antérieurement aux îles du
Pacifique3.
Peut-on parler pour autant de rencontre ? De contact ? Ou plutôt
d’accident de parcours ? Le temps écoulé (près de deux siècles) avant
la Découverte, inciterait à pencher en faveur de cette conclusion qui
cependant nous paraît hâtive.
La mémoire polynésienne, dans sa transmission orale n’en a rien
conservé, et le navigateur Quiros est bien le premier qui ait fait état du
périple qui l’a conduit aux îles Marquises ; les autres contacts sont ceux
réalisés par Wallis, Bougainville, Cook, etc., mais qui, bien que présentant un intérêt dont on a déjà pu prendre la mesure, ne sont que de
‘deuxième main’, et l’on constate déjà que le point de vue que l’on aura
de la représentation donnée sera forcément un regard occidental,
situant donc les acteurs du côté polynésien.
Qui découvre qui ?
Il ne s’agit pas de construire a posteriori un regard polynésien, qui,
malgré l’œuvre de Segalen, ne peut être en aucun cas objectivement le
nôtre et quand bien même le spectateur que nous serons tentera de se
mettre à la place de l’acteur, il n’en conservera pas moins son regard,
qui le situe, de façon irréversible, hors de la scène, quoique, à sa manière, prenant part au spectacle, en intervenant à l’occasion dans la trame,
pouvant modifier, éventuellement, le jeu des acteurs.
Le regard a posteriori, même s’il était polynésien ne pourrait
rééquilibrer la situation, car ce regard ne répondrait plus historiquement à la période du contact, et se verrait soupçonné de refaire l’histoire
3 Annie Baert écrit : ‘le Mexique n’était pas encore conquis que déjà Magellan faisait le tour du
monde, passant sans s’arrêter à Pukapuka, qu’il baptisa San Pablo, et découvrant les
Philippines. D’autres expéditions suivirent, connaissant pour la plupart un sort dramatique,
comme celle de 1526, au cours de laquelle on suppose qu’une caravelle, la San Lesmes, se
serait échouée aux Tuamotu, et que ceux de ses 70 hommes d’équipage qui n’avaient pas péri
dans le naufrage auraient fait souche sur place.’ in Bulletin de la Société des Études
Océaniennes, n° 267, 1995.
66
�N° 288 • Mars 2001
guidé par la nostalgie, le regret d’événements, la morale, le jugement sur
les personnes et les événements ; ne courrait-on pas le risque d’un
manichéisme littéraire, tel qu’on l’a vu surgir après le rejet du colonialisme4 ?
Ce regard polynésien eût cependant été des plus précieux pour
comprendre la situation scénique telle qu’elle se posait concrètement,
car son absence nous place dans la position du spectateur et le mot
‘découverte’ qui a été mis pour évoquer le périple des navigateurs dans
leurs circumvolutions, aurait tout aussi bien pu être utilisé par les
‘découverts’.
S’il n’est pas contestable que les aventuriers soient européens,
n’ayant pas hésité à franchir les vastes étendues océaniennes sans
connaissance de la géographie qu’ils découvraient, avec parfois un
savoir fort limité en navigation5, comparé au nôtre actuel, il est plus
contestable d’en faire, sur un plan théâtral, les seuls découvreurs, car le
spectacle qui s’offrira à leurs yeux, ils l’offriront aussi à d’autres yeux.
En ce sens, ils pourraient être assimilés à une troupe de comédiens
ambulants - des ‘Arioi venant d’un autre monde - venus donner la représentation de ce qu’ils sont, jouer leur pièce inédite aux yeux d’une population dite indigène, cette dernière se trouvant de ce fait dans la position
du spectateur, même si l’intention préalable n’est pas de jouer.
Une forme de raisonnement par l’absurde affirmerait que les
Européens sont venus se faire découvrir par les indigènes, voulant renverser le schéma traditionnel de la Découverte. Il est certain que, si
chaque partie découvrait l’autre, on peut supposer que les défenseurs de
cette manière d’apprécier la situation, cherchent plus à compenser un
4 Par sentiment de culpabilité, une tendance est apparue montrant que le Blanc est forcément
méchant puisque ayant opprimé le bon Noir ou le brave Indien ; on peut voir là un certain regain
des idées rousseauistes, accusant le civilisé d’avoir souillé le Paradis Terrestre trouvé sur des
terres encore vierges.
5 Les navigateurs allaient souvent à l’estime ; ils ne possédaient pas d’horloge fiable - un simple
sablier pour compter le temps -, ignoraient le sextant, et ne savaient pas calculer la longitude,
ce qui mettait un obstacle à la position exacte des terres trouvées et souvent difficiles à retrouver.
67
�‘manque de mérité’ indigène, dont l’effort à découvrir n’a pas été bien
grand, comparé aux traversées périlleuses et souvent infructueuses des
navigateurs occidentaux.
L’appréciation des cultures locales à leurs justes valeurs, ne passe
pas forcément par la dépréciation des autres cultures, dites dominantes,
et si nul ne s’élève à vouloir rabaisser autrui, il nous paraît difficile d’admettre ce schéma inversé de la Découverte.
Néanmoins, si l’on entre dans les détails de la première rencontre,
du ‘contact’, on verra que cette inversion a pu inopinément se produire
et la question Qui découvre qui ? recevoir là toute sa justification. Une
distance plus large prise envers les événements relatés écartera ce genre
de problématique.
Les données théâtrales n’en sont pas moins intéressantes, parce
qu’il se peut, que dans la mentalité des découverts, il y ait eu ce regard
de spectateur qui fait l’originalité de Segalen dans Les Immémoriaux.
Pour peu que l’on y songe, il semble inévitable que les indigènes aient
eu ce regard sur ces étrangers, se demandant quel spectacle se déroulait
sous leurs yeux, face à quelle représentation inédite ils se trouvaient
regardant.
Hélas, il faut bien avouer que le seul témoignage de ces regards est
celui des navigateurs ou missionnaires : il est le regard du regard, ou
plus exactement le regard sur le regard.
C’est ce que souligne Flora Devatine, lors d’une intervention sur ‘La
mémoire polynésienne, une création’ en écrivant :
“Une part notable de la Mémoire Polynésienne dans laquelle nous
puisons aujourd’hui, est plutôt une création européenne qui nous a été
transmise, soit directement par les récits, les livres (aussi le Polynésien
dit-il ‘e ‘ite puta’, ‘c’est une connaissance livresque’), soit indirectement
par les pièces envoyées dans les greniers familiaux, dans les musées ou
cabinets d’exposition d’Europe6.”
[…] Ainsi à la question préalable ‘Qui découvre qui ?’, force est
6 Flora Devatine compte-rendu d’intervention in Bulletin Association Racines, p 31.
68
�N° 288 • Mars 2001
de répondre que c’est bien l’Européen qui découvre le Polynésien et qui
découvre ce dernier en train de le découvrir lui-même, du simple fait
que les matériaux de la documentation dont nous disposons ne sont pas
de main polynésienne.
Imbroglio théâtral
Telle peut être définie la problématique théâtrale de la période du
contact, car elle offre des contradictions dignes de la pièce la plus compliquée ; celles-ci sont faites aussi de ruptures et rebondissements de
l’action.
En effet, si les Découvreurs, donc ceux qui voient, qui sont les spectateurs, ou le public, d’une représentation, sont bien les Européens, ils
n’en offrent pas moins une représentation, puisque le but de leurs expéditions n’est pas touristique, n’est pas de demeurer un public passif,
mais d’agir sur la réalité, d’être actants et acteurs.
Si Mendaña part du Pérou à la découverte du continent austral,
c’est dans l’espoir de trouver des richesses matérielles7, poursuivant
l’œuvre de Christophe Colomb, mais son but aussi est d’apporter la
parole du Christ aux peuples ‘plongés dans l’obscurité’, sans la connaissance du ‘vrai Dieu’8. Ces deux objectifs sont inextricablement liés. Il y a
bien chez les Découvreurs cette volonté de représentation active. Donc,
à la fois spectateurs d’un monde à explorer et acteurs de ce même
monde à modeler, le rôle du découvreur présente la complexité de ce
jeu double, qui le met en position d’artisan d’une catharsis improvisée.
Rodée par les expéditions à travers l’Atlantique qui ont débouché
sur l’exploration et l’exploitation du Nouveau Monde, la troupe qui part
à l’assaut des vagues du grand Pacifique a préparé, cette fois-ci, avec
minutie, les actes de sa représentation. Il a fallu pour cela, néanmoins
quelques répétitions.
7 ‘Ils allaient conquérir le fabuleux métal’ écrit le poète José Maria de Heredia, dans son célèbre
sonnet sur les Conquistadors.
8 La controverse de Valladolid en 1550 conclut que les Indiens possédaient une âme, donc
étaient des êtres humains susceptibles d’être convertis.
69
�Il n’est cependant pas dit une fois pour toutes que la trame se
déroulera exactement comme les acteurs l’ont prévue, et cette pièce
jouée en trois actes, ne sera pas exempte de rebondissements, de coups
de théâtre que le dramaturge n’avait pas prévus. Cela permettra de
prendre contact avec deux styles de théâtralité qui tenteront pour la première fois de l’histoire polynésienne de fusionner, peut-être pour laisser
apparaître de manière plus évidente leurs différences mêlées à un profond désir de communication.
Si nous sommes à l’aube d’une histoire qui s’écrira deux siècles
plus tard, le contact contient déjà dans sa représentation toutes les données, comme en résumé, d’une pièce beaucoup plus longue que
Polynésiens et Européens n’ont pas encore fini d’écrire ou de jouer, et
se trouve de ce fait, l’épisode de la première vision d’une théâtralité
comparée et exceptionnelle.
Répétitions
d’une trame apprise
Alvaro de Mendaña y Neira, Espagnol, neveu du gouverneur du
Pérou Castro, entreprit, avec les pouvoirs de général explorateur, un
voyage qui devait le mener aux îles Salomon du 19 novembre 15679 au
11 septembre 1569, soit 22 mois durant, à la recherche des mines d’or
du Grand Roi. Le but premier n’était certes pas humaniste. Mais nous y
reviendrons. Cette expédition fut une première mise en condition de la
troupe qui rencontra les Indiens, épisode que résume Annie Baert en
ces termes :
“Mendaña reçut la visite du chef de l’endroit et les deux hommes
procédèrent au traditionnel échange de leurs noms […] Comme ils leur
9 Ce n’est que deux siècles après que Wallis jettera l’ancre devant Tahiti.
70
�N° 288 • Mars 2001
avaient envoyé en cadeau un morceau de bras humain, il en déduisit,
horrifié, qu’ils mangeaient de la chair humaine10.”
Cette rencontre qui est placée sous le signe des traditions que l’on
retrouvera en Polynésie française (échanges des noms et cannibalisme
aux Marquises) est marquée par une certaine violence, qui (les navigateurs n’étant pas des romantiques - et Cortés l’a prouvé - ni des précurseurs de Rousseau), va aguerrir les explorateurs, d’autant que, poursuit
l’auteur, lors de la visite d’une île qu’ils nommèrent Santa Ana :
“Ils affrontèrent des Indiens ‘tatoués et hurlants’, si habiles et si
forts qu’une de leurs lances resta enfoncée dans le crâne d’un soldat jusqu’à ceux qu’un de ses compagnons la lui arrache et qu’un autre transperça le bouclier du capitaine et le bras qui le tenait. Mendaña en fut
abasourdi, car ces lances n’avaient pas de pointe en fer, et la force de
ces hommes lui semblait surhumaine11.”
On peut dire que le ton est donné pour les prochaines rencontres
car le tatouage, la force physique des découverts, seront de la partie.
La répétition générale consiste également à accomplir les rites
sacrés de propagation de la foi chrétienne, ce que ne manqua pas de
faire Mendaña dès le premier abord de l’archipel des Salomon. Ayant été
miraculeusement guidés par une étoile qui leur avait évité le naufrage,
les aventuriers jetèrent l’ancre dans la baie baptisée pour célébrer l’événement ‘Baie de l’Étoile’, et surtout : ‘Leur premier souci fut d’aller à
terre dresser une croix et rendre grâces à Dieu, puis Mendaña prit
possession de l’île au nom de Sa Majesté’ 12.
Dans cette manifestation, il y a certes la représentation elle-même
qui répond au schéma mythique de l’étoile de Bethléem, ce qui ne peut
10 Annie BAERT. Premiers regards espagnols sur l’Océanie in BSEO 267, p 19. Professeur d’espagnol à Papeete, Annie Baert a soutenu une thèse en octobre 1998 dans le cadre de l’U.F.P.,
relative aux voyages des navigateurs espagnols Mendaña et Quiros. Bien sûr nous aurons l’occasion de citer son travail au cours de ce chapitre qui recoupe sa spécialité : cependant, à l’heure où nous écrivons ces lignes, nous n’avons pas pris connaissance de sa thèse non encore
publiée.
11 Ibid. p 24.
12 Ibid. p 21.
71
�que renforcer la conviction mystique des navigateurs, qui prend la forme
de la théâtralité religieuse et contribue à resserrer la cohésion identitaire du groupe, mais de plus, on assiste à la prise de possession de la
terre, ce qui n’est ni plus ni moins qu’une conquête, un accaparement
(plus tard taxé de colonialiste), sans souci aucun d’une possession autre
quelconque du même territoire.
Le but de la mission est donc clair, et c’est ce scénario répété qui
devra être à nouveau joué dès l’apparition d’une terre nouvelle : but spirituel et temporel à la fois, avec cérémonies, disons théâtre sacré et profane, symbole et rite de l’appropriation. Du reste, la prise de possession
se confond si bien à la mission apostolique, que chaque nouvelle terre
conquise est baptisée, car il n’est pas question de tenir compte d’une
dénomination locale préexistante, elle reçoit le nom du saint ou de la
sainte, suivant le quantième du mois.
Déjà, l’on peut affirmer que les navigateurs espagnols sont bien
alors en représentation : ils jouent la pièce connue de l’évangélisation,
étant investis des personnages des apôtres dont le pouvoir divin est tel
qu’il rend sacrée toute terre abordée, qu’il la place dans le giron du roi,
lui-même représentant Dieu dans le monde, puisque couronné par le
Pape, dit Très Saint-Père, héritier de Pierre, intronisé par le Christ.
Une terre choisie par les découvreurs et foulée par eux devient
sacrée, au même titre que toute terre foulée par les pieds d’un ari’i polynésien, qui rend tapu tout ce qu’il touche. Dans les deux cas, sacré justifie l’accaparement d’un bien, comme si le profane ‘récupérait’ cette
notion, la détournant de son sens.
Ce pouvoir de sacraliser est à proprement parler une illusion théâtrale qui investit une réalité, car ce qui se passe dans le groupe des navigateurs, qui est une micro-société, avec son organisation très hiérarchisée, comme par ailleurs, celle de la Compagnie des ‘Arioi, c’est un véritable jeu, une représentation quasiment psychodramatique, qui fait que
les individus sont devenus des personnages, des personnalités sociales,
des fonctions, ayant gommé toute individualité : ils sont totalement possédés de leurs rôles, ils sont des serviteurs anonymes de l’Église et du
Roi, des acteurs.
72
�N° 288 • Mars 2001
Cet aspect de leur mission met en évidence la scène (le lieu scénique) que vont constituer les bateaux, car tout ce petit monde, ce
micro-univers va se jouer en permanence le théâtre évangélisateur qui
va aussi être présenté aux peuples à découvrir, autrement dit au public.
Qu’en est-il d’ailleurs de ce public ?
Une pièce annoncée ?
Le point d’interrogation s’impose, parce qu’il sera difficile de vérifier si oui ou non le public attendait la tournée des prestataires européens.
Était-ce le cas aux îles Henua Enata13, qui deviendront les
Marquises ? Ellis et Henry ont signalé que diverses prophéties avaient
déjà préparé les esprits à l’arrivée d’étrangers, différents en bien des
points des populations locales. Ellis écrit à ce sujet :
“Parmi les prophètes indigènes des temps anciens, plusieurs semblent avoir répondu au nom de Maui. L’un des plus célèbres habitait
Raiatea. Un jour, sous l’inspiration de son dieu, il prédit que dans les
temps futurs une vaa ama ore, ‘une pirogue sans balancier’, arriverait
dans les îles en provenance d’un pays étranger […] Les chefs et ceux à
qui Maui communiqua sa prophétie, étaient convaincus dans leur for
intérieur qu’une pirogue ne pourrait pas naviguer sans ce moyen indispensable d’équilibre et l’accusèrent de prédire des choses impossibles.
Il persista dans ses prédictions et afin de réduire leur scepticisme quant
à son application pratique, il mit à l’eau son umete, ou plat de bois
ovale, sur la surface d’un étang au bord duquel il était assis et déclara
que, de la même manière, flotteraient les navires qui devaient arriver14.”
Mais à l’arrivée des Européens, ajoute l’auteur : ‘ils déclarèrent
unanimement que la prédiction de Maui était accomplie, et que ses
pirogues sans balancier étaient arrivées !’ 15
13 Henua (ou Fenua) Enata (ou Enana) est en général traduit par ‘Terre des Hommes’, expression revendiquée avec fierté par les Marquisiens ; cette autodénomination n’est cependant pas
originale, car c’est aussi de la sorte que se définissent certaines tribus indiennes d’Amérique
du Nord.
14 W. Ellis. A la recherche de la Polynésie d’autrefois, p 238.
15 Ibid. p 239.
73
�Prophétie a posteriori pour affirmer le pouvoir des inspirés polynésiens ?
Il n’empêche que dans l’imaginaire populaire, vraie ou pas, cette
histoire trouvait un crédit certain et était ressentie comme authentique,
puisque Ellis précise :
“Lorsqu’un bateau ou un navire entrait dans le port ou en sortait,
j’ai souvent entendu des indigènes s’exclamer en observant leurs
manœuvres : Te vaa a Maui e ! Ta vaa ama ore ! Oh ! la pirogue de
Maui ! La pirogue sans balancier ! 16”
Si l’histoire de la prédiction était une réalité, elle montrerait, malgré l’apparent peu de crédit apporté aux paroles de Maui, qu’il existait
une certaine préparation des Polynésiens à l’arrivée des Européens,
comme une conscience diffuse que quelque chose allait se passer ; si la
prédiction a été inventée de toutes pièces par la suite, la même constatation demeure dans l’attente d’un événement extraordinaire qui était
imminent, puisque la plausibilité d’une telle prédiction ne peut être vraiment contestée.
Il existait par conséquent une disposition de l’état d’esprit polynésien - Maui étant de Raiatea - capable d’envisager la venue d’étrangers
qui allaient bouleverser leur univers ; autrement dit, le public polynésien
s’attendait, sans doute inconsciemment - à une représentation étrangère
très particulière. Le temps de la représentation arrivait : tout cela était
dans l’air.
La manière dont Henry relate cette prophétie est encore plus explicite. Il la situe à Opoa après une cérémonie sacrée, à la suite de laquelle
une bourrasque dépouille entièrement un arbre, phénomène naturel
extraordinaire, dans un contexte religieux qui laisse croire à une intervention divine et qui conduit le prêtre Vaita à en expliquer le sens :
“Je vois devant moi le sens de cet événement étrange. Les glorieux
enfants du Tronc (Dieu) vont arriver et verront ces arbres ici à
Taputapuatea. Ils seront d’aspect différent de nous et pourtant ce sont
nos semblables, issus du Tronc et ils prendront nos terres. Ce sera la fin
16 ibid.
74
�N° 288 • Mars 2001
de nos coutumes actuelles et les oiseaux sacrés de la mer et de la terre
viendront se lamenter sur ce que cet arbre décapité nous enseigne17.”
La même incrédulité suit ces paroles, malgré le succès de l’expérience du umete lesté de pierres et flottant. Plus loin, Henry ajoute une
autre prophétie à cette première :
“Il y avait aussi un prêtre de Raiatea qui déclara au roi Tamatoa
qu’un jour viendrait où il n’existerait plus de nourritures défendues aux
femmes et qu’elles auraient toute liberté de manger de la tortue et autres
aliments sacrés pour les Dieux et les hommes. Cette prédiction fut également reçue avec incrédulité mais se vérifia lorsque le christianisme fit
son apparition18.”
Ces prophéties recoupent celle citée par Ellis qui semble inspirer à
Henry celle attribuée à Pau’e :
“(Il viendra un nouveau Roi pour nous gouverner et de nouvelles
habitudes seront prises dans le pays. Le tapa et le maillet à battre la fibre
ne seront plus en usage à Tahiti et les gens porteront des vêtements différents et étrangers). Ces prophéties sont encore citées par les Tahitiens
et on ne saurait s’empêcher d’être frappé par cette description saisissante de ce qui allait arriver19.”
On voit que l’auteur accorde foi à cette tradition orale, ayant ajouté
en note à propos de la première : ‘En 1823, Auna-iti et Vai-au, deux
prêtres de Porapora, firent ces déclarations confirmées par les indigènes lorsque arrivèrent les premiers missionnaires’ 20.
Qu’il y ait eu ou non prophéties, cette tradition orale de l’existence
de ces dernières prouve, encore une fois, que la société polynésienne se
préparait sourdement à la présence d’événements qui allaient bouleverser ses fondements, et si ces textes ont été conçus a posteriori, cette
construction, purement polynésienne, tendrait à justifier l’inévitabilité
de l’arrivée des Européens, sa justification divine (tel est le rôle de la
17 T. Henry. Tahiti aux temps anciens, p 16.
18 Ibid. p 17.
19 Ibid. p 21.
20 Ibid. p 16.
75
�prophétie), donc intégrer la Découverte à la Tradition de la Polynésie,
lui donnant une place dans cette dernière, même en tant que négation
de cette Tradition.
Réelles ou illusoires, ces prophéties, antérieurement évoquées, sont
à elles seules un scénario, une trame qui prépare la population, avant ou
après, à l’acceptation de ce qui ne peut être repoussé : elle est un prologue. L’expérience historique démontrera le bien fondé de ces prédictions puisque les tentatives de rejeter les ‘pirogues sans balancier’ seront
vouées à l’échec, et, comme le dit Henry, il y a une ‘description saisissante de ce qui allait se passer’.
Trame souhaitée et acceptée
Ce qui plus particulièrement attire notre attention dans cette tradition prophétique, ce sont les aspects suivants :
1- elle constitue un conditionnement, une préparation aux événements futurs, et le public polynésien, quoique surpris par la représentation des Européens, n’en sera pas choqué, l’ayant déjà, dans une région
subconsciente de l’être collectif, intégrée ;
2- précisément cette même intégration place l’acte théâtral européen dans la trame de la société polynésienne, et c’est cette ‘digestion’
de la Découverte, qui est le véritable phénomène théâtral mis en œuvre
par la société polynésienne toute entière : le théâtre, dans son essence
magique, est la seule manière d’intégrer un phénomène qui signifie clairement la fin de la société qui le subit.
A cet égard, les paroles des prophéties citées sont limpides : dans
tous les cas, il s’agit bien d’une destruction des valeurs culturelles, signifiées jusque dans le vêtement, et pire encore, dans la dépossession des
terres qui sont le fondement de toute existence économique.
Survivre à ces événements, en conservant sa vitalité fut une entreprise titanesque, et qui, à nos yeux, n’a été possible que par le processus
théâtral d’intégration de personnages nouveaux à ce qui était un coup de
théâtre dans le jeu de la société en cours.
Cela suppose clairement une grande capacité de jeu et de représentation, et c’est ce que nous avons tenté de montrer dans les chapitres
76
�N° 288 • Mars 2001
précédents : cette société polynésienne, dans sa superstructure mythologique a su trouver le ressort suffisant à sa pérennité ; cela n’a pas été
sans mal, car la remise en cause a été totale : aussi bien sur le plan religieux que social, le statut de la femme en étant un exemple évident. La
chute vertigineuse de la population pendant le XIXème siècle, qui trouve
le prétexte de la grippe espagnole ou de la syphilis, a sans doute son
explication profonde dans la secousse psycho-culturelle qu’a subi l’univers polynésien, qui pour survivre sans se modifier, n’avait que la possibilité de choisir l’anéantissement.
Le public polynésien, ainsi que nous l’avons défini se prépare donc,
avec plus ou moins de conscience, à une représentation exceptionnelle.
La pièce étant rodée, le public prêt, la représentation peut avoir lieu.
Appel d’un autre monde
On peut trouver une similitude frappante entre les situations de la
Polynésie à l’heure de la rencontre, et de la Grèce antique à l’époque où
les dieux et la vendetta cèdent la place à la loi et ouvrent la voie à la
liberté de l’homme. Ces passages de Duvignaud qui analyse l’événement
de la tragédie eschylienne, éclairent significativement la problématique
polynésienne que seul l’acte théâtral peut résoudre. Ainsi, à propos de
l’Orestie :
“On dirait que dans l’Orestie les créatures eschyliennes liquident
un vieux compte avec les dieux, se mettent en règle avec les lois
anciennes […] Imagine-t-on la conscience de la cité s’opposant au
crime des héros et finalement à l’enchevêtrement des ‘vendettas’ inspirées par la cruauté des dieux puérils ? Une coutume nouvelle se fait jour
qui reflète le conflit de la communauté elle-même. Car ce n’est pas sans
douleur que les habitudes anciennes disparaissent : les changements
sont vécus péniblement par la conscience des hommes. Et, dans la tragédie eschylienne, l’homme ne cherche plus à récupérer son existence
sur le plan du ciel éloigné, c’est dans la réalité présente qu’il prétend à
s’imposer comme conscience21.”
21 Jean Duvignaud. Op. cit. pp 54-55.
77
�Cruelle société que le monde archaïque grec où l’homme est le
jouet des dieux, manipulé comme une marionnette, suivant les caprices
d’une terrible destinée ; de même, cruelle société que l’univers polynésien où le doigt capricieux du prêtre désigne les victimes à sacrifier ;
tous deux sont des univers rigides, hiérarchisés, de telle sorte que tout
semble immuable, alors que la conscience de l’homme demande à percer, comme le poussin la coque qui l’emprisonne.
Chez les Grecs, la mise en scène des dieux est aussi leur jugement
et leur condamnation : tel est l’effet de la tragédie qui permet la représentation sociale et le franchissement à un degré supérieur de la
conscience. La tragédie est le symbole de ce bond historique franchi par
l’humanité grecque :
Pour la première fois, regardant les dieux et les hommes, la
conscience tragique se demande ce que signifie le destin de cette ‘race
rivée au malheur’, le sens de cette aventure où la conscience sombre
sous le poids du passé. La tension sociale est telle qu’elle en vient à
contester, à freiner le crime, du moins à le rejeter sans conclure. Il existe des moments de l’histoire où des communautés, pour se délivrer
joyeusement du passé, sont contraintes de donner spectacle du supplice
d’un individu tourmenté par le mal qui le dévore.
Opération chirurgicale dont la liberté est le prix. Oreste meurt et les
créatures nées du sang de sa mère le poursuivent sous un ciel où les
dieux se taisent22.
Nous avons pu constater, surtout par l’étude des ‘Arioi, combien la
société polynésienne était extrêmement hiérarchisée et ceci, de manière
intangible et, par conséquent, d’autant divisée : les privilèges considérables dont bénéficiait la Compagnie des ‘Arioi, avec sa pratique de l’infanticide, étaient en opposition avec la caste des manahune (le peuple),
dont les conditions d’existence semblaient proches à bien des égards de
l’état de servilité ; par ailleurs, nous avons déjà traité du statut de la
femme, victime quasi systématique de l’infanticide, ainsi que de discriminations diverses.
22 Ibid. p 57.
78
�N° 288 • Mars 2001
Celles-ci laissent supposer23 qu’une aspiration profonde à un changement radical commençait à sourdre dans le tréfonds du désir collectif
polynésien, comme un appel inconscient au changement, par beaucoup
d’aspects identique à la mutation décrite dans la société ancienne
grecque et qui a vu l’éclosion de la tragédie. N’oublions pas que cette
conscience grecque a été catalysée par le péril perse24.
En Polynésie, le péril ne semble pas venir de l’extérieur, mais de
celui-ci peut venir plutôt le salut, car la société n’est pas semble-t-il parvenue à sécréter de l’intérieur, les causes de sa propre révolution. Si les
Perses ont été refoulés à Marathon, les missionnaires, malgré les premières résistances d’un passé menacé, seront en définitive, accueillis en
sauveurs, car répondant en grande partie à un besoin immense de nouvelles règles dans le jeu social.
La différence entre Grèce et Polynésie est par ailleurs fort importante, car la libération sociale du peuple polynésien des lois anciennes s’est
concrètement réalisée dans la vie quotidienne ; chez les Grecs, il en fut
autrement :
“L’homme s’approprie ce qui le dépasse. Ou mieux encore il digère
lentement ce qu’il a si longtemps rejeté hors de ses prises et tente de
récupérer son existence perdue dans le ciel. Il le tente ! On sait que dans
la ville grecque, les choses n’étaient pas aussi simples que cela : la liberté ne pouvait se faire jour qu’au théâtre. En fait, l’homme grec se libéra
sur la scène plutôt que de se libérer dans la vie25.”
23 Ainsi Ellis écrit : ‘Les lois d’Oro et de Tane exigeaient impitoyablement que la femme ne
mangeât pas la nourriture destinée à l’homme et ne puisse pas prendre son repas au même
endroit que lui [...] Les hommes, surtout ceux qui participaient parfois au culte des idoles dans
le temple, étaient considérés comme ra, ou sacrés ; alors que les personnes de sexe féminin
étaient noa ou communes’ Parlant des discriminations alimentaires, Ellis ajoute : ‘Les femmes
avaient défense de toucher à ces nourriture sous peine de mort car on pensait qu’elles allaient
les polluer’. Op. cit. p 99. A propos des guerres incessantes, Ellis écrit : ‘Pendant les quinze
années que Mr. Nott passa dans les îles, du temps où le peuple était encore païen, l’île de Tahiti
se livra à de vraies guerres à dix reprises différentes. Les missionnaires en furent les témoins
attristés. La guerre entourait leurs habitations et les blessés au cours des combats, cherchaient
refuge chez eux pour y faire panser les blessures reçues’ Ibid. p 180.
24 Duvignaud affirme que là serait une des causes de la tragédie : ‘Ce n’est pas un hasard si
le poète Eschyle combat à Marathon : cette victoire remportée sur les Perses provoque un
ébranlement nerveux dans le milieu culturel hellénique, un ébranlement nerveux d’une telle violence qu’on peut y voir l’une des origines de la tragédie’. Op. cit. p 43.
25 Ibid. p 59.
79
�Si, effectivement, le théâtre constituait chez les Grecs cet espace de
liberté, et bien qu’on ait vu la similitude de celui-ci avec la pantomime
‘arioi, le théâtre polynésien, sera aux dimensions de la société, et n’en
sera pas moins théâtre.
La vertu de catharsis du théâtre va opérer aussi en Polynésie, parce
que ce dernier répond à l’appel d’une société traditionnelle qui aspire
au changement qu’elle acceptera avec enthousiasme, et cette catharsis
est alors l’unique moyen de résoudre les contradictions d’un monde
contraint à l’évolution, parce que la conscience humaine sur la planète
évolue. D’un autre côté, comme tout organisme qui souhaite se continuer de manière identique, ses propres forces de conservation éclateront avec d’autant plus de violence qu’elles se sont opposées au changement nécessaire. L’apparent paradoxe polynésien naîtra de ces forces
contradictoires et l’on assistera même à l’autodestruction de l’univers
ancien, lorsque des prêtres de Ta’aroa ou de ‘Oro mettront à bas les
marae, illustrant par là le fait que les plus difficiles à être convertis à une
cause, en sont souvent les plus ardents défenseurs, leur ralliement
accompli.
Ici, la situation polynésienne ressemble à celle de la Grèce antique,
et les propos de Duvignaud s’appliquent aux deux :
“On peut dire que la tragédie ne paraît que dans ces époques de
crise où la vie des sociétés et la vie psychique des hommes, plongés dans
une confusion pathétique, cherchent une issue à leurs contradictions
obscures [...] la tragédie eschylienne commence au moment où la communauté grecque pour s’arracher à la pesanteur des rites anciens, rêve
d’une justice capable de poser des lois actuelles contre la puissance des
dieux […] Athéna consacre hautement le premier tribunal qui va opposer à la religion du sang, le respect d’une loi née de la volonté générale,
au décret du ciel, celui de la ville26.”
26 Ibid. pp 60-61.
80
�N° 288 • Mars 2001
Ces conflits propres à la société polynésienne et dont nous ne
savons pas grand chose, sinon de grands traits généraux, transparaissent
quelquefois à travers des anecdotes, apparemment insignifiantes27. Ils
exigent cependant une solution, et c’est cette espérance qui forme l’appel du public à une représentation différente du jeu social d’alors.
Est-ce donc une illusion cette espérance sourde ? D’autant qu’on ne
peut l’établir qu’en fonction de l’enthousiasme collectif de la conversion
massive au christianisme.
Il semble qu’elle restera telle encore pendant deux siècles après
l’arrivée de Quiros, dont la représentation montrera que cet ailleurs
existe peut-être aussi dans une autre réalité à créer, même si cette dernière donne l’apparence d’une illusion irréalisable.
La représentation que donneront les Espagnols de la possibilité
d’un autre monde restera peut-être dans les mémoires polynésiennes,
semblable à cette réalité de l’œuvre d’art dont parle Maurice Blanchot :
“L’art est réel dans l’œuvre. L’œuvre est réelle dans le monde, parce
qu’elle s’y réalise (en accord avec lui-même dans l’ébranlement et la
rupture), parce qu’elle aide à sa réalisation, et n’a de sens, n’aura de
repos que dans le monde où l’homme sera par excellence28.”
Artistes-public : une attraction réciproque
Nous savons néanmoins que la question relative à l’illusion et à la
réalité ne se résout pas dans des termes identiques pour une société primitive et pour une société historique ; cette dernière qui a tendance à
gommer le merveilleux de la réalité au nom de la Raison logique et
scientifique, rejette l’illusion hors de cette logique, comme un mirage.
27 Ainsi celle déjà citée du capitaine Wilson du Duff, lorsque le prêtre Haamanemane propose
à ce dernier de choisir une femme parmi les cinq qu’il lui présente, le discours du capitaine
contredisant ce genre de coutume est jugé ‘maita’i’, bon par les femmes concernées. 1797, Un
voyage missionnaire dans l’Océan à bord du Duff, p 38. De même, quand il est demandé comment cela se passe lorsqu’un dieu est fâché, il est écrit : ‘En riant il expliqua : en ces occasionslà le prêtre s’enroulait comme un paquet dans une étoffe et parlait d’une voix suraiguë, perçante, grinçante : ‘je suis fâché, apportez-moi des cochons, tuez un homme et ma colère sera apaisée’ Op. cit. p 158. Le jeune homme polynésien qui raconte le jeu du prêtre ‘en riant’, ne semble
pas dupe de la supercherie, ce qui montre le peu de crédit dont devait bénéficier alors la religion
traditionnelle.
28 Maurice BLANCHOT. L’espace littéraire Éd. Gallimard PARIS. 1955. p 283.
81
�La dérogation à l’explication scientifique égale le manque de
connaissance, mais le miracle semble banni du champ de la conscience29 ; celui-ci cependant appartient au quotidien des communautés animistes.
Si illusion et réalité se fondent dans un même système pour les
Polynésiens, la différence de conception des Espagnols n’est guère différente, puisqu’ils sont les porteurs de la parole du Christ, auteur de
nombre de miracles, et leur voyage à travers l’océan, est également fait
d’événements miraculeux. C’est à juste titre qu’Annie Baert écrit que ‘Les
îles du Pacifique ont été particulièrement fertiles en événements
fantastiques’30.
Celle-ci ajoute en illustration à ses propos, la manière miraculeuse
dont Mendaña échappe de nuit à des naufrages, mystérieusement guidés,
aide invisible qu’il attribue à la bienveillance de la Vierge Marie :
“Une semaine plus tard, toujours de nuit, un nouveau récif surgit
devant son étrave, et le vent les y pousse inexorablement. Les bateaux de
l’époque manœuvrent fort mal, et fort lentement, c’est bien connu ;
celui-ci refuse de virer et il ne reste plus qu’à attendre que le fantastique
intervienne. Après une prière à la Vierge, le bateau obéit à la barre et
s’écarte du danger. Quand le jour se lève, la même opération permet
d’éviter un nouveau récif, puis Mendaña cherche un endroit où jeter
l’ancre, chose périlleuse entre toutes et fort délicate en terrain inconnu.
Encore une fois, c’est le surnaturel qui lui vient en aide : une étoile le
guide et il la suit vers une baie large et profonde, au moment où, sur la
montagne, se produit un gros éboulement. N’est-ce pas fantastique ?31.”
29 Antoine Vitez ne renie pas cependant la notion de miracle qu’il rapproche du théâtre : ‘Avec
les Miracles, j’ai découvert qu’il y a un rapport étroit, précisément entre le théâtre et le miracle ;
que théâtre et miracle c’est la même chose. En d’autres termes, moi, profondément matérialiste, et pour qui les miracles sont irréalisables, je crois que le théâtre a justement été inventé
pour les représenter. Le théâtre, c’est le simulacre ; il y a même un rapport d’assonance entre
miracle et simulacre.’ A. Vitez. Le théâtre des idées. Éd. Gallimard. Paris 1991. p 201.
30 A. Baert. Le prisme magique des hommes et de la mer : le réel et le fantastique dans le récit
de trois voyages espagnols en Océanie, aux XVIe et XVIIe siècles, paru in Magie et fantastique
dans le Pacifique, U. F.P. & Haere po no Tahiti. Tahiti, 1993. p 123.
31 Ibid. p 124.
82
�N° 288 • Mars 2001
Ainsi, illusion et réalité d’un côté, fantastique et réalité mêlés de
l’autre : dans le fond, la ressemblance est forte entre ces hommes appartenant à deux mondes si distants l’un de l’autre ; les frontières de la réalité ne sont pas clairement définies de part et d’autre. Les aspirations des
uns à changer leur système, la soif des autres à proposer un modèle de
civilisation : il semble que la rencontre devrait se passer sous les
meilleurs hospices, pourvu que chacun y mette du sien.
Mais avant tout, comme il s’agit d’un premier acte visuel, d’apparence, il incombe à l’alchimie du théâtre de réussir sa représentation, et
d’abord son entrée en scène ; cette responsabilité première est à la charge des artistes, des acteurs qui vont proposer à un public en attente un
canevas, un jeu, une illusion - dont ils sont les premiers peut-être à être
dupes32 - pouvant modifier une réalité.
Désormais, les conditions sont réunies pour que l’échange ait lieu,
il ne reste plus qu’ à laisser agir la représentation, et plus exactement,
les représentations réciproques.
Acte premier : fantastique décor
Le vendredi 16 juin 1595, quatre bateaux quittent le Pérou ‘au son
des clairons et des tambours’ relate Annie Baert33. qui décrit la flotte
appareillant en ces termes :
“Sur le San Jeronimo (le capitane) avaient donc embarqué
Mendaña, dona Isabel, dona Maria de Castro, les trois frères de dona
Isabel, le maître de camp, les officiers et deux prêtres, dont le Père Juan
Rodriguez de Espinosa, qui avait le titre de vicaire, et le Père Antonio de
Serpa, aumônier-confesseur de Mendaña : en tout 174 personnes.
32 On s’aperçoit souvent que l’acteur tend à fondre sa personnalité dans le ou les personnages
qu’il joue ; cette possession de l’acteur par le personnage greffe l’illusion à la réalité de sorte
que la distinction entre ces deux notions devient un enchevêtrement inextricable. Ici, la mission
espagnole, s’est conditionnée de telle façon, que le jeu est devenu la vie et le comédien a perdu
le regard sur lui-même ; cette distance théâtrale nous est possible du fait que le temps historique et nos vies ont créé la distance nécessaire au regard, qui, dans tout jeu scénique, devrait
guider l’évolution des comédiens sur quelque scène que ce fût - dont celle du monde et de la
vie.
33 Op. cit. p 33.
83
�Sur le Santa Isabel (le navire amiral), se trouvaient l’amiral Lope
de Vega, deux capitaines et un prêtre, dont on ne connaît pas l’identité :
au total d’après le récit de Quiros, 182 personnes [...] Le San Felipe (le
galion) ne portait qu’une vingtaine de passagers, le capitaine Felipe
Corzo, son épouse et ses gens, et la Santa Catalina (la frégate) en
emmenait environ 30, dont son capitaine, Alonso de Leyva, son épouse
et sa fille34.”
Micro-société en représentation
Ce décor constitué des quatre35 vaisseaux (les pirogues sans balancier), porte les passagers qui, comme on le constate sont certes des
guerriers - puisqu’il a été embarqué 200 arquebuses et que les vaisseaux
sont armés de canons - mais aussi de femmes formant à bord des
familles, et contribuant à donner à la troupe l’image d’une société dans
sa diversité, montrant aussi par là, que le but de l’expédition ne devrait
pas se limiter à une conquête militaire traditionnelle.
Précisons que les frais de ce voyage sont entièrement à la charge du
maître d’ouvrage Mendaña, qui n’en retirera qu’un profit hypothétique
en richesses matérielles et en gloire.
Cette remarque est importante parce qu’elle permet de souligner
que, si mission il y a, au service du Roi et de l’Église, l’initiative reste privée, et laisse, de ce fait toute latitude aux chefs de l’expédition qui, s’ils
auront des comptes à rendre aux souverains dont ils sont tributaires,
n’en bénéficient pas moins d’une autonomie certaine, ce qui dans la psychologie de la troupe n’est pas à négliger.
Les personnages les plus remarquables de cette micro-société
constituée de ‘378 personnes inscrites sur le rôle d’équipage’36, sont,
bien sûr, l’adelantado - littéralement celui qui est en-avant, autrement dit
le chef de l’expédition (accompagné de sa famille), Dona Isabel, forte
personnalité et commanditaire en partie de l’expédition, les officiers,
34 Ibid.
35 Ce chiffre 4 correspondait-il à un raffinement de la symbolique, puisque 4 est le nombre des
évangélistes qui forment le Nouveau Testament. L’histoire ne le précise pas.
36 Journal de Quiros cité par A. Baert. Op. cit. p 45.
84
�N° 288 • Mars 2001
les prêtres et Quiros lui-même, piloto mayor, que l’on traduira par
chef-pilote. Ce dernier nous intéresse plus particulièrement parce qu’il
sera le narrateur de l’expédition, donc à la fois acteur et regard sur le
jeu. A. Baert en trace le portrait :
“Pedro Fernandez de Quiros, né à Evora, au Portugal, vers 1565,
qui avait grandi dans les bas quartiers de Lisbonne et avait bientôt
embarqué comme subrécargue sur des navires marchands, ce qui lui
permit d’acquérir les connaissances nautiques nécessaires au poste de
piloto mayor37.”
On sait par ailleurs, que déjà sa vie fut chargée d’aventures :
“Surnommé ‘le don Quichotte des Mers du Sud’. A part les aventures
qu’il connut pendant ses voyages en Océanie, on sait, entre autres anecdotes rocambolesques, qu’il survécut à une attaque indienne à la
Guadeloupe au cours de laquelle plus de 70 personnes furent tuées, ou
encore qu’il fut assez gravement blessé à la tête, à Panama, alors qu’il
assistait à la procession du Saint Sacrement du balcon d’un hôpital, qui
s’écroula de plus de dix mètres de haut, entraînant dans sa chute les lits
et les malades ; mais on ne sait pas où ni quand il mourut, et on n’a
paraît-il, aucun portrait de lui38.”
La personne du chef pilote narrateur est donc quelqu’un à qui ‘l’on
n’en conte pas’, et l’on peut s’attendre à ce que son Journal soit des plus
stricts, comme il devait l’être lui-même, vivant dans un contexte, et à une
époque où chaque impair pouvait coûter la vie. Il serait erroné de croire
que les individus qui vont traverser les océans, qu’ils soient navigateurs
ou missionnaires étaient de doux rêveurs, pâles et phtisiques comme des
romantiques de bon ton ; ils devaient au contraire faire preuve d’une
certaine témérité et robustesse pour affronter toutes les épreuves qui les
attendaient, et en premier lieu, les vastes étendues des océans, et comme
c’est le cas pour Quiros, s’être parfois aguerris auprès des peuplades
dites ‘barbares’.
La plupart des acteurs masculins ne sont donc pas des ‘enfants de
chœur’, innocents ou candides : ils ont une certaine expérience d’une
37 Op. cit. p 32.
38 A. Baert. Magie et fantastique dans le Pacifique. Op. cit. p 126.
85
�vie rude, ils savent ce qu’ils veulent et la psychologie de groupe renforce,
par un effet d’énergie collective, cette détermination, qui n’empêche pas
les qualités de l’émotion et de la sensibilité de s’exprimer dans tous
leurs excès39.
Il y avait aussi à bord, des femmes et des enfants au nombre de 98,
ce qui devait contribuer à donner une atmosphère singulière à l’expédition, comparée à une entreprise uniquement militaire - le but étant de
coloniser, donc de peupler, les îles Salomon. Cette atmosphère est résumée par Quiros en ces termes :
“La traversée, vent arrière, avait été courte, on avait bien mangé,
tous avaient vécu en paix, en bonne santé et dans la bonne humeur.
Pendant le voyage on avait célébré 15 mariages et tous, à bord, ne parlaient que de celui qui se marierait le lendemain. Chacun, pensant ne
faire qu’un avec la bonne fortune, caressait de grandes espérances et de
nombreux projets, mais personne ne se souciait le moins du monde du
bien des indigènes.40”
Il est vrai que ce compte-rendu de la bonne ambiance qui régnait à
bord tranche avec le manque de confiance préalable, puisque Mendaña
avait fait distribuer à chaque pilote, une carte dressée par Quiros et qui
ne mentionnait qu’une partie de la côte péruvienne car ‘avec des cartes
aussi ‘vides’, Mendaña voulait éviter qu’un bateau ne lui fausse
compagnie pour se rendre, par exemple, aux Philippines et y vendre
les objets de pacotille destinés aux Salomon’41.
Si l’on ne saurait trop mettre en doute la cohésion d’un tel équipage, qui est garant par sa solidarité de la survie de chacun face à un péril
dû à la nature ou aux peuples rencontrés et souvent hostiles, il semble
qu’à certains moments l’intérêt individuel puisse tirer à hue et à dia,
39 L’adelantado, qui n’en doutons pas, était noble également de cœur, n’était pas forcément
entouré que de pairs : ‘Ne voulant emmener avec lui ‘que des gens de bien’, il se vit également
dans l’obligation de débarquer certains de ses passagers qui lui paraissaient peu recommandables et qui, sans doute, faisaient partie des vauriens désœuvrés, alors nombreux au Pérou,
que Philippe II avait écrit au vice-roi de faire embarquer pour cette expédition’. A. BAERT. Op.
cit. p 33.
40 Ibid. p 46.
41 Ibid. p 33.
86
�N° 288 • Mars 2001
dans le sens contraire à l’intérêt collectif. Ceci montre que pour fort que
soit l’esprit de groupe, l’individualité trouve aussi sa place en son sein,
et que par suite, on peut assister à la formation de personnages typés,
avec chacun un rôle particulier.
Le petit commentaire de Quiros relevant le peu de cas qui était fait
des indigènes, s’il permet de traduire l’état d’esprit qui régnait parmi les
futurs colons, est aussi à mettre au crédit de son auteur, qui, par ce trait,
se démarque quelque peu de l’ensemble et ne paraît pas insensible aux
êtres humains qui vont être découverts, comme s’il pressentait une solidarité humaine plus vaste que celle formée par le groupe étroit des
membres de l’équipage.
Regard et distance
L’on aura compris que la prise en compte des personnalités du
groupe dont celles des individus les plus influents est importante, afin de
mieux connaître le regard qui va être porté sur le Polynésien, car les
paramètres multiples qui construisent la perception de l’individu décrivant les scènes vues, sont le prisme appartenant à un monde précis : la
vision de l’Espagnol conquistador en fin de XVIème siècle, n’est pas la
même que celle de l’ethnologue ou de l’artiste aujourd’hui.
Rappelons que le terme regard recouvre pour nous la notion de
distance, c’est-à-dire la présence d’une conscience de ce qui est, et qu’il
est forcément théâtral, puisque en retrait - ce qui n’enlève rien à une
éventuelle implication dans l’action en cours ; le regard n’est pas simplement sur ce qui est vu, mais aussi et surtout ce qui est donné à voir :
il y a toujours cette idée de représentation, de mise en spectacle - même
si l’autre perçoit ce qui ne lui est pas donné à voir.
En ce sens, le regard n’est pas un objectif photographique car il n’a
pas l’objectivité froide d’une machine qui, à la manière d’un robot,
prendrait ses propres enregistrements ; notre regard est celui de l’être
qui le porte ; il est sélectif et porteur de la subjectivité du groupe qui l’a
forgé et de l’individu qui le singularise. Cela signifie, comme vu plus
haut, que ce regard est facteur de l’attention d’une civilisation sur ellemême ou sur une autre, sachant que cette attention peut varier suivant
87
�les époques, être plus ou moins soutenue, et fonction de la qualité des
individus qui la manifestent. Cette remarque vaut pour la théâtralité, car
la prise en compte de celle-ci passe par le regard et l’attention, et les
quelques lignes du Journal de Quiros que nous allons examiner pourraient parfois nous étonner, si l’on oubliait ces critères de la mise en
scène retenus par le regard du témoin de l’époque.
Puisque ce sont eux les découvreurs, nous allons suivre ce regard
qui, d’une représentation, va se porter sur une autre, va témoigner d’une
théâtralité étrangère, et ceci, avec un désir immense que cette rencontre
ait lieu, parce que Mendaña aura patiemment, vingt-huit années après
son précédent périple, préparé ce voyage-là, avec ses fonds personnels,
et la présence à bord de sa famille la plus proche. Ce désir est également
stimulé par le souhait d’être le premier à découvrir la terre australe,
d’en être, conformément au droit occidental, le premier occupant, donc
les propriétaires légitimes : gloire et richesses vont ensemble.
Terre espérée et mise en condition
Le 21 juillet 1595, les Espagnols voient une île que l’adelantado
baptise la Magdalena - la veille de sa fête nous dit Quiros, et l’on voit à
quel point ce voyage semblait placé sous les auspices de la Vierge, ce qui
confirme aux yeux des explorateurs le caractère apostolique de leur
mission et la conviction qu’ils sont sous la protection bienveillante de la
Mère Divine. La conséquence est dans ces quelques lignes :
“L’adelantado demanda au vicaire et au chapelain de chanter un Te
Deum devant tout le monde agenouillé, et de remercier Dieu de leur avoir
fait la grâce de cette terre : cela fut fait dans la plus grande dévotion42.”
L’île découverte était Fatuiva aux Marquises.
La formule ‘faire la grâce de cette terre’, pour conventionnelle
qu’elle soit, dénote encore un certain était d’esprit : cette mission est
bien voulue par Dieu qui accorde ses bénédictions et fait le don de cette
terre : les explorateurs/colons en sont donc légitimement propriétaires
par la grâce de Dieu.
42 Pedro Fernandez De Quiros Histoire de la découverte des Régions Australes. Op. cit. p 46.
88
�N° 288 • Mars 2001
La cérémonie qui a lieu, avant tout contact, est bien ce ‘cercle
magique’ dont Rey-Flaud, ainsi que Mauss ont parlé ; elle est la dernière
répétition hors public de la pièce à jouer, la redéfinition des rôles, de la
mission, de la trame, de la représentation à donner. La ‘plus grande
dévotion’ dont il est question rappelle la concentration, le recueillement
du comédien avant de rentrer en scène ; elle correspond à l’action de
faire le vide afin de favoriser l’installation du personnage. Cette cérémonie religieuse, qui est l’outil de la dernière cohésion du groupe, est l’italienne 43 du théâtre.
Sur le rivage
L’attente et l’espérance n’étaient sans nul doute pas les mêmes, car
nous avons vu comment ces dernières étaient sourdes et diffuses et ne
se situaient pas sur une échelle temporelle. Cependant, les vaisseaux
avaient été repérés, et l’on peut noter dans ce compte-rendu de Quiros
une différence entre les deux peuples lorsqu’il écrit :
“Le lendemain, ne sachant pas si cette terre était habitée, les navires
se mirent dans son sud, très près du rivage. C’est alors que sortant d’une
baie, à l’est de laquelle on voit une colline ou un pic, apparurent 70
petites pirogues différentes les unes des autres […] Sur chacune il y
avait de trois à dix hommes qui, tous pagayaient44.”
La différence est dans le fait que le décor des vaisseaux a été vu,
c’est-à-dire qu’un public assistait à une représentation muette, sans que
les comédiens aient soupçonné sa présence, mais celle-ci faisant partie
du possible ; autrement dit, le premier échange est l’image que les
Européens offrent aux Polynésiens : le spectacle de ces îles flottantes45,
de ces grandes pirogues sans balanciers.
43 Par le mot ‘italienne’, les comédiens désignent l’exercice théâtral qui consiste à dire le texte
- parfois le plus rapidement possible, afin de vérifier l’automatisme de la mémoire.
44 P. Fernandez De Quiros. Op. cit. p 46.
45 Dans la mythologie polynésienne les îles se déplacent, flottent, étant parfois des poissons
immobilisés, comme Tahiti était un poisson venu de Raiatea et dont Hiro a coupé les tendons.
Cette vision du monde est voisine de celle des Espagnols d’alors dont A. Baert dit de Quiros
devant l’île de Raroia : ‘comme le vent l’empêche d’y accoster, il lui semble qu’elle lui échappe,
et il la baptise ‘La Fugitiva’ (la Fugitive). Ici, les valeurs sont inversées : c’est, en principe, le
bateau qui se déplace et l’île qui est fixe ; mais pour Quiros, la seule chose sûre, c’est le navire
qu’il a sous les pieds, et tout le reste est sujet à variations multiples’ in Magie et fantastique
dans le Pacifique. Op. cit. p 123.
89
�Ce n’est que lorsque les Espagnols voient les pirogues que vraiment
commence la représentation, car il y a eu échange des regards : le public
voit le spectacle proposé, les acteurs ont vu le public ; quand bien même
la rencontre physique n’a pas eu lieu, la décharge de l’attention, de
l’énergie pourrait-on dire pour reprendre l’expression de la conception
énergétique du théâtre, s’est produite, et c’est donc à ce moment précis
que l’harmonie vibratoire se cherche.
La première image esquisse déjà les rapports futurs : quatre
bateaux statiques et imposants et 70 pirogues mouvantes et petites. A
cela s’ajoute une activité, peut-être fébrile à bord des vaisseaux mais que
l’on ne voit pas, tant les acteurs sont dans le décor, donc cette apparente
solennité quasiment immobile de ces îles flottantes, tandis que les
Polynésiens font des efforts apparents [tous pagayaient’], font montre
de fébrilité.
Habituellement, c’est ainsi que fonctionne toute représentation
théâtrale : un public qui se rassemble alors que les comédiens attendent
dans leurs décors, ceci ne signifiant pas la passivité des artistes, mais
une attitude autre. Comme on le voit, dans le cadre de cette première
rencontre au tout début, le schéma proposé acteurs/public répond aux
données de Quiros, et le public court assister à une représentation qui,
pour lui était annoncée par l’installation du décor près de son rivage.
A ce sujet, les Marquisiens sont-ils en terrain connu ou sont-ils surpris par la venue de ces vaisseaux ? Mis à part l’attente espérée et inconsciente dont nous avons parlé, peut-être pas totalement, car l’arrivée des
vaisseaux, si elle peut étonner par l’architecture même des bâtiments
(absence de balanciers), n’est a priori pas différente, dans son principe,
de l’apparition des ‘Arioi sur leurs grandes pirogues46, ou d’une parade
guerrière.
La surprise était dans l’identification de ce décor inconnu. De fait,
le public se précipite, quoique n’ayant pas, semble-t-il entièrement
46 Bien que la venue rituelle des ‘Arioi ou Kaioi ne soit pas prouvée aux Marquises, dont les
habitants ne devaient pas cependant ignorer l’existence dans les îles de la Société.
90
�N° 288 • Mars 2001
improvisé son abordage, car ‘70 pirogues à l’eau’, ce n’est pas une
entreprise soudaine, et l’on verra, par la suite, que la hiérarchie de la
société marquisienne, implique pour toute action des décisions, donc
des ordres venant de décideurs. A ce stade, on peut avancer que le
public qui se précipite vers les vaisseaux espagnols attendait l’ordre
pour le faire, et qu’il avait depuis le rivage observé l’évolution de ce
décor étrange.
Peut-être ne saurons-nous jamais ce que furent les débats internes
à la communauté marquisienne avant de se lancer sur les pirogues à la
rencontre des vaisseaux, mais l’on peut supposer que, si rien ne se faisait sans ordre reçu, rien non plus ne s’entreprenait sans rites propitiatoires, et qu’un certain conditionnement correspondant aux pratiques et
croyances rituelles de la société polynésienne des Marquises, a dû intervenir.
On peut imaginer sans guère de risque de se tromper que les
prêtres ont dû procéder à des incantations, ont demandé la protection
des dieux, fait appel à tout le mana dont ils étaient investis, et pourvu les
rameurs d’amulettes et protections diverses afin de leur assurer le succès face à cet Inconnu.
Cette préparation psychologique du public, répond à sa manière, et
de façon quasi équivalente, à celle dont ont fait l’objet les Espagnols à
bord des vaisseaux : de part et d’autre, des rites à caractère religieux ont
été activés afin de prémunir chaque partenaire contre tout pouvoir destructeur de l’autre, et l’on constate combien, une fois de plus, malgré les
différences formelles, ces deux communautés qui s’ignorent, se ressemblent dans leurs réactions premières. C’est cette ressemblance qui permet la rencontre, cette attraction réciproque, conséquence d’une identité commune, résultat, malgré les distances et les coutumes diverses, de
la communion de l’identité humaine à l’échelle de la planète. Les mêmes
peurs et les mêmes espoirs, la même curiosité et la même incertitude
battent dans le cœur des uns et des autres.
91
�Théâtralité réciproque
La préparation à l’abordage n’est pas envisagée par Quiros qui ne
semble voir dans l’arrivée des indigènes qu’une cohue plutôt désordonnée : ‘D’autres viennent à la nage47, d’autres encore sur des troncs
d’arbre, si bien qu’il y eut bientôt environ 400 indiens devant
nous’48.
Mis à part le symbolisme du chiffre 4 (4 vaisseaux, 400 ‘indiens’)49,
donc, encore une fois, une correspondance évidente quoique du domaine ésotérique entre les deux civilisations, ce qui caractérise les indiens,
c’est le nombre, le caractère de foule qui est donné à leurs évolutions,
ainsi que l’apparente indiscipline de leurs activités (ici, les pirogues, les
troncs d’arbre, la nage), la confusion.
Un contraste se fait : face à ce décor des vaisseaux, que l’on a qualifié de quasiment statique, d’imposant et de solennel, et pourvu d’un
nombre modeste de passagers, voici un public agité et nombreux.
Même si tout cela n’est qu’apparence, d’un côté l’on voit une organisation et de l’autre une désorganisation : l’objectif des Européens,
n’est-il pas précisément de structurer les ‘sauvages’, de leur donner des
lois ? Tel est en tout cas le but avoué de la pièce que se proposent de
jouer les Espagnols en quête d’âmes à sauver de l’ignorance païenne.
Style d’une époque
A cette étape de la rencontre, où les uns sont encore loin des autres,
de part et d’autre il y a curiosité, et le public qui va vers les vaisseaux,
47 Pourquoi ‘à la nage’ ? En 1804, nous avons le témoignage suivant du moine Gédéon, à propos des Marquisiens : ‘Seuls les gens de sang royal ont le droit de naviguer en bateau, et les
gens du commun doivent venir nous voir à la nage en tenant sur leur dos ou entre leurs dents
leurs différentes offrandes’. Gédéon Gabriel Fedotov, BSEO n°273-274. 1997, p 38.
48 Op. cit. p 46.
49 Nous avons évoqué les 4 Evangiles ; le chiffre 4 correspond au carré entouré du cercle dans
la figure du mandala ; le carré représentant la construction, l’activité créatrice dans l’équilibre.
L’on pourrait se prêter au jeu de la numérologie, en constatant que l’année 1595 répond au
chiffre 2 (moitié de 4), que Mendaña a attendu 28 ans pour entreprendre ce voyage (soit 7 fois
4), et que le nombre des passagers étant de 378, c’est le chiffre 8 (2 fois 4) que nous trouvons,
sans oublier que la rencontre a lieu le 22 juillet (soit 2 + 2 = 4), etc.
92
�N° 288 • Mars 2001
peut être considéré par les Espagnols comme des acteurs qui offrent le
spectacle de leur frénésie, et c’est effectivement un rôle que Quiros s’apprête à donner à ce public, en le décrivant dans son physique de personnage :
“Ils étaient presque blancs, de très belle tournure, grands, bien
charpentés, robustes, la jambe et le pied bien faits, et leurs mains avaient
de longs doigts. Les yeux, la bouche, les dents et le reste du visage, tout
était fort beau. Ils étaient bien musclés, car c’étaient des gens sains et
robustes : leur vigueur se remarquait jusque dans leur façon de parler50.”
Il s’agit ici du début de la description de Quiros et l’on remarque
quels sont les degrés de priorité de l’attention, du regard porté sur les
indigènes. L’ensemble du paragraphe est constitué par la description
anatomique, par le corps physique des Marquisiens ; on peut d’autant
comprendre cette priorité qu’à l’époque de Quiros, les rapports
humains étaient fondés avant tout sur le contact physique, surtout dans
le contexte de violence qui régnait dans le monde de la navigation, de
l’exploration, où la force et la capacité de résistance faisaient la valeur
des hommes.
Le tableau que nous présente le piloto mayor est d’une observation
progressive, qui part de l’ensemble pour arriver au détail, mais l’on sera
frappé d’abord par la première remarque ‘ils étaient presque blancs’.
La blancheur de la peau reviendra comme une obsession sous la
plume du témoin, et si l’on peut, dans le style, noter une différence entre
ce ‘presque blancs’ et ‘pas vraiment noirs’, est-ce parce que Quiros veut
absolument insister sur un caractère blanc de la race découverte ?
Il semble qu’il faille répondre positivement à cette question, car si
nous avons en mémoire la fameuse Controverse de Valladolid, qui accordait le statut d’êtres humains pourvus d’une âme aux Indiens
d’Amérique ; la qualité d’être humain devait d’autant moins être contestable que la peau était blanche. Donc, si les Indiens d’Amérique, les
‘peaux rouges’ étaient des humains, à plus forte raison ces indigènes à
peau ‘presque blanche’.
50 Op. cit. 46.
93
�La couleur de la peau des indigènes est en soi un succès de l’expédition réalisée, car elle peut augurer d’une conversion facile aux
valeurs de l’humanité dont s’investissent les navigateurs, et notamment
au christianisme. La ‘peau blanche’ est déjà une victoire de la mission
religieuse de Mendaña dont Quiros a épousé la cause51. De plus, elle
prouve que ces êtres à la peau ‘presque blanche’ doivent par conséquence être presque civilisés, donc source de revenus par le commerce ou échanges divers ; ils sont enfin le témoignage vivant d’une civilisation plus importante qui doit exister, ce qui confirmerait l’hypothèse
(qui à l’époque est une certitude) suivant laquelle le continent austral
est bien une réalité, continent restant à découvrir, à explorer, à exploiter. On constate combien scientifiquement, l’illusion est reçue comme
une réalité.
Cette peau ‘presque blanche’ est, en définitive, une promesse de
richesses, de profits, d’or dont sont friands les conquistadors espagnols.
En plaçant au tout début de son observation cette remarque sur la
couleur de la peau, Quiros rassure les commanditaires d’expéditions
potentielles, et avance ses propres projets d’explorateur, parce qu’il
donne l’espoir aux spéculateurs qui financent les aventures de négoces
dans les océans inconnus, que les possibilités d’enrichissement sont
facilitées par l’existence de peuples civilisés - ou presque 52.
Vision esclavagiste
Le portrait qui est fait des Marquisiens est extrêmement élogieux,
et correspond, n’en doutons pas, à la réalité ; cependant, les adjectifs
utilisés pour les qualifier nous laissent quelque peu perplexe, parce
que : ‘grands, bien charpentés, robustes’, ne sont pas employés sans
arrière-pensée.
51 Quiros en 1606, organisera sa propre expédition.
52 Réduire le risque encouru lors de mises de fonds est le souhait de tout financier d’entreprises ; fournir des preuves que ce risque presque supprimé peut rapporter gros, ne peut que
servir les intérêts de Quiros en la circonstance.
94
�N° 288 • Mars 2001
Si nous nous rappelons le sort qui a été réservé au peuple Caraïbe
par Cortés, que l’esclavage abusif a décimé, ne peut-on pas lire dans ces
portraits la description d’une race saine et dont la main d’œuvre pourrait toujours être utile et employée à des tâches serviles, sachant que le
commerce des esclaves est alors en pleine expansion ? La subtilité de la
peau presque blanche ne repose t-elle pas aussi sur cette éventualité ?
Le Blanc n’a aucun scrupule à réduire le Noir en esclavage, car la
différence de couleur peut le déculpabiliser d’une action moralement
contestable ; il en aurait davantage à faire le commerce de la traite des
Blancs. Dans la mesure où les indigènes ne sont pas tout à fait blancs,
Quiros n’ouvre t-il pas ici une porte à l’éventualité d’une traite, loi du
commerce obligeant ?
On ne peut s’empêcher dans ce regard porté sur l’autre de prendre
ces motivations non formulées en considération, au risque, il est vrai, de
prêter à Quiros des intentions qui ne sont peut-être pas du tout les
siennes. Néanmoins, n’a t-il pas dit au-dessus que ‘personne ne se souciait le moins du monde du bien des indigènes’ ? La suite illustrera la
vérité de cet avertissement.
Sans préjuger de l’humanisme de Quiros - qui est un conquistador
- on ne peut que relever l’examen qu’il fait de l’indigène, dans la logique
de la visite que fait passer l’acheteur d’esclave à la marchandise humaine
qu’il veut acquérir : la taille, la musculature, la jambe, les pieds, les
mains, les yeux, la bouche, les dents : comment ne pas être frappé par
ce caractère de visite médicale, qui se conclut d’ailleurs par les adjectifs
‘sains et robustes’ pour définir l’état du patient à, peut-être, commercialiser ?
Il est vrai que si tous ces termes peuvent nous choquer aujourd’hui,
puisque l’humanité a renié l’esclavagisme, ils apparaissent comme normaux au XVIème siècle et nous nous devons de les observer sans apporter d’opinion morale, mais sans occulter non plus, l’arrière fond idéologico-économique qui sous-tendait une semblable littérature. Quiros
n’est pas un humaniste, il n’a pas la philosophie d’un Montaigne ou l’humour d’un Rabelais, ses contemporains ; il est un homme pragmatique
95
�qui véhicule - comment s’en étonner ? - l’idéologie dominante en son
temps ; il l’assume avec ce tempérament de conquérant sans scrupule,
et ses postions qui, quelquefois, peuvent paraître contradictoires, sont
souvent le fruit d’une diplomatie judicieuse. Par exemple, la description
de la peau ‘presque blanche’, lui permet de jouer sur deux tableaux :
1- celui des humanistes de l’Église qui sont favorables à des
échanges commerciaux et que la morale religieuse pousse à traiter tous
les hommes en frères ; ceux-ci liront dans le ‘presque blanche’ plus le
mot ‘blanche’ que le mot ‘presque’ ;
2- les esclavagistes pour lesquels l’homme peut être traité comme
une bête de somme, autant que la morale publique l’autorise, liront plus
le ‘presque’ que le ‘blanche’.
Si l’on peut voir en Quiros un opportuniste sans foi ni loi que son
intérêt, l’excuse en est qu’il est tributaire, pour ses ambitions personnelles, de commanditaires, de financiers qui ne regardent pas à l’origine
du profit ; en somme, il n’est que l’exécutant des décideurs de ce monde
et sa vision du monde ne diffère guère de celle de ceux-ci. Le style n’est
pas uniquement le sien propre : il est celui de son époque. Cela explique
le vague et les généralités banales du début de cette description qui n’a
pour but que de montrer la robustesse et la ‘vigueur’ de la peuplade
marquisienne et de susciter l’intérêt du lecteur, qui, pour Quiros, ne
peut être qu’un de ses contemporains en mesure de parier sur ses entreprises transocéaniennes.
Un dessin plus affirmé
Après avoir amplement souligné leur vigueur qui ‘se remarquait
jusque dans leur façon de parler’, ce qui nous donne le son d’une
langue rude et d’un tempérament brut, mais aussi d’une attitude que la
force physique et la brusquerie semblent caractériser, d’économique, la
description de Quiros prend une tournure plus ethnologique et anecdotique par ces phrases :
“Ils étaient tous entièrement nus, le corps et le visage tout décorés de bleu avec, entre autres, des dessins de poissons. Ils avaient les
cheveux longs, comme ceux des femmes, et lâchés dans le dos ; mais
96
�N° 288 • Mars 2001
certains les portaient comme torsadés et enroulés sur eux-mêmes.
Beaucoup d’entre eux étaient blonds. On voyait parmi eux de beaux garçons, et il est certain que, pour des barbares qui vont nus, c’était un plaisir de les voir et cela donnait envie de louer leur Créateur53.”
Désormais, le personnage du Polynésien se dessine avec plus de
précision, et l’on constate que le regard porté par Quiros est devenu
celui du spectateur attentif, qui, pour l’instant, ne joue plus son rôle
d’acteur de la Chrétienté conquérante, bien que les termes employés fassent toujours référence à la religion dont il est imprégné et sur laquelle
il doit s’appuyer, afin de plaire à ses lecteurs potentiels.
La nudité qui constitue l’élément dominant du passage cité présente
la double conséquence d’être une preuve de l’état de ‘barbarie’ de ce
peuple, auquel il conviendra donc d’apporter la Bonne Parole, mais
aussi subtilement un hommage rendu à ‘leur Créateur’ pour autant de
perfection physique, étant entendu que ‘leur’ est aussi ‘notre’, puisqu’il
n’y a qu’un seul Dieu : la projection d’une conversion est située dans le
présent, les ‘barbares’ étant en un tour de phrase englobés au sein du
peuple de Dieu. Ce commentaire de Quiros a toujours les mêmes relents
idéologiques du clin d’œil adressé à l’Église. La description du tatouage,
pour succincte qu’elle soit, offre l’intérêt de sa notation, en le généralisant - ce qui peut aussi excuser la nudité - et les seuls dessins qui soient
mentionnés par l’auteur, sont, fort à propos, ceux ‘de poissons’ : tel est
le symbole du Christ.
La sélection des détails corporels paraît toujours orientée chez
Quiros dans le but de l’intérêt qu’il poursuit ; c’est ainsi que le détail des
cheveux, longs, tantôt lâchés, tantôt torsadés et enroulés ne semble
avoir pour conséquence que cette courte phrase : ‘Beaucoup d’entre
eux étaient blonds’, autre façon de rappeler la parenté de la race avec
celle des Européens.
La beauté qui sans cesse est en rapport avec la blancheur (ou la
blondeur), voilà qui peut soulever en nous la question : dans quelle
mesure le rapport de Quiros est-il fiable ? Il se peut qu’en quatre siècles,
53 Op. cit. p 46.
97
�l’apparence des Marquisiens ait changé, mais sans nier le fait qu’il pouvait alors exister des blonds en 1595, on conviendra que les mariages
avec les Européens seront postérieurs à Quiros, et comme, de nos jours,
les Marquisiens blonds sont une exception, comment pouvaient-ils être
‘beaucoup’, lors de la Découverte ?
Plusieurs réponses sont possibles : soit le gène blanc a presque disparu en quatre siècles, ce qui serait contraire à l’évolution due aux
mélanges raciaux intervenant après, soit Quiros n’a vu que les blonds de
l’île, ce qui relève de l’absurde, soit il a cru voir (dans le meilleur des
cas en toute bonne foi) ce qu’il décrit, soit encore il se trompe ou nous
trompe à dessein.
Que l’on puisse déjà s’interroger à ce propos est en soi une forme
de réponse, mais qui laisse dubitatif quant à l’attitude à avoir face à un
tel témoignage. Si nous n’avons aucune raison de douter des tatouages,
dont nous savons qu’ils sont une des traditions fortes des îles Marquises,
l’insistance à vouloir blanchir les indigènes est trop grande pour n’être
pas suspecte. Au juste, en l’espèce, nous savons parfaitement de quoi il
retourne et ne pouvons pas être dupes de cette perche tendue aux pourvoyeurs de fonds des expéditions à venir. La question restera entière
pour d’autres affirmations que nous n’avons plus les moyens de vérifier.
Ce que l’on peut néanmoins retenir de ce deuxième tableau, c’est
une forme de sincérité et de ‘cri du cœur’, lorsque l’auteur écrit ‘c’était
un plaisir de les voir’, raisonné par la formule plus académique et dans
les normes du droit canon qui suit. Les mots ‘barbares’ et ‘nus’ sont là
pour rappeler Quiros à la sagesse et tempérer son enthousiasme qui ne
saurait librement s’épancher.
Il s’agit évidemment ici d’une forme d’autocensure qui doit nuancer
l’appréciation que nous devons porter sur le regard du témoin. Celui-ci,
colporte les idées de son temps qui, depuis, ont évolué au point de devenir le contraire de ce qu’elles étaient. Attention et style sont étroitement
liés. Quiros ne s’autorise pas à donner libre cours à ses pulsions personnelles qui le rapprocheraient d’une authenticité certaine. Le Journal
de Quiros est d’abord un Journal de bord, un compte-rendu qui ne doit
98
�N° 288 • Mars 2001
pas déplaire, et si possible même plaire aux autorités dont il dépend. Ne
perdons pas cela de vue.
Effet du théâtre des autres
Les caractères qui surgissent de l’arrivée des Marquisiens et qui
s’imposent à Quiros au risque de lui faire perdre son sang froid sont :
1- la vigueur du peuple, que nous traduirions plutôt en terme
d’énergie, manifestant une grande vitalité, un enthousiasme, une spontanéité ;
2- la nudité : il est remarquable que l’auteur ait vu les indigènes
‘tous entièrement nus’, donc sans cache-sexe, ni tapa ;
3- la beauté, la perfection des formes corporelles.
Ces trois notions se trouvent associées, et Quiros, en nous décrivant
un peuple sain et beau dans un état de totale nudité, ne fait jamais que
reprendre les qualités du Paradis terrestre, l’Eden, avant la disgrâce
d’Adam, avant que les hommes ne vissent qu’ils étaient nus. S’agit-il de
la part de l’auteur d’un réflexe référentiel, ou de la rencontre d’un
archétype en représentation ? Peut-être bien les deux à la fois, parce que
cette image édénique fusionne avec un état d’inconscience de bonheur
qui s’ignore, souligné par le terme ‘barbare’, car pour l’auteur, le
tableau qu’il nous peint est celui d’une beauté de l’enfance de l’humanité
mais dans l’absence de la conscience christique, donc, peut-être bien
dans l’incapacité de jouir de ce bonheur éclatant.
Et la distance qu’apporte la conscience, contenue dans le regard,
est celle du théâtre : le bonheur est devenu possible pour Quiros parce
que celui-ci regarde et jouit du spectacle de cette beauté dont il loue le
‘Créateur’. Ainsi que nous l’avons évoqué plus haut, théâtre et conscience, hors la possession qui supprime la distanciation chez l’acteur, sont
équivalents, et en ce cas précis de description, Quiros se trouve bien
dans une situation théâtrale, la meilleure qui soit puisqu’elle est créatrice de plaisir, en tant que spectateur d’une représentation dont les
acteurs, possédés de leurs rôles, car ils ne jouent qu’à être l’inconscience, se donnent entièrement aux personnages qu’ils sont.
99
�La représentation pour le Polynésien, est bien celle de sa société :
un monde à l’état brut. Telle est l’image première visuelle (et auditive),
car les tatouages, le fait que certains soient en pirogue, d’autres nageant,
tout cela correspond sans nul doute à une hiérarchie interne, l’organisation propre à cette société que Quiros ne connaît pas, qu’il ne peut
comprendre ou analyser, car il est au premier stade du spectateur : la
jouissance immédiate du spectacle qu’il reçoit. L’effet de cette représentation, nous le retrouverons par la suite sur les autres navigateurs même deux siècles plus tard - est celui de la communication directe, de
l’énergie qui emporte l’autre, le déstabilisant dans sa propre culture. Il
faudra l’organisation stricte, rigide, paramilitaire, des missionnaires,
pour triompher, non sans mal, de cette énergie communicative.
Malgré, les tentatives de réserve qu’il met à son style, on sent bien
que la plume de Quiros frissonne, comme le fera celle de Bougainville54
ou de Cook.
C’est à cette même perception de l’énergie reçue que l’équipage de
la Bounty répondra, et l’étincelle à la mutinerie, si elle trouve son prétexte dans le défaut de diplomatie du capitaine Bligh, tire plutôt sa force
dans l’énergie communicative de cette représentation polynésienne,
dont la théâtralité sociale emporte toute résistance de manière irréductible.
Ce mélange d’enthousiasme et de retenue pudique se retrouve dans
la suite du récit de Quiros :
“Parmi eux, il y avait un garçon d’une dizaine d’années, qui ramait
avec deux autres Indiens dans sa pirogue, les yeux fixés sur notre navire : son visage était celui d’un ange, et on voyait qu’il deviendrait vigoureux. Il avait le teint d’une belle couleur, non pas pâle mais blanc, et ses
cheveux étaient comme ceux d’une dame qui en fait grand cas. En vérité,
rien dans ma vie ne m’a rendu aussi triste que la pensée qu’une si belle
créature fût promise à la damnation55.”
54 Celui-ci, évoquant une infinité de pirogues lors de son arrivée à Tahiti, écrit : ‘L’une d’elle
précédait les autres : elle était conduite par douze hommes nus [...] Bientôt plus de cent
pirogues, et toutes à balancier, environnèrent les deux vaisseaux’. Op. cit. pp 127-128. Près de
deux siècles après, il s’agit bien de la même représentation.
55 Op. cit. p 46.
100
�Idole noire.
Document S.E.O.
�Par un effet de zoom, nous passons de la vision d’ensemble au
détail, du groupe à l’individu qui sert à illustrer démonstrativement la
vision de Quiros ; l’enfant comparé à l’ange met l’Église face à ses responsabilités évangélisatrices, et ces quelques lignes rassemblent les premières impressions argumentatives : vigueur de la race, blancheur de la
peau, paganisme. On note les tâtonnements, pas toujours très adroits
dans la définition de la couleur de la peau : ‘le teint d’une belle couleur,
non pas pâle, mais blanc’.
La pensée dite de tristesse de l’auteur, est-elle vraiment sincère, ou
ne force t-il pas quelque peu le ton pour bien se faire comprendre de
ses partenaires économiques et politiques ?
La comparaison qu’il fait des cheveux de l’enfant avec ‘ceux d’une
dame qui en fait grand cas’, n’est-elle pas choisie à dessein pour signifier que les indices de l’éducation existent et qu’un pont peut être jeté
entre les deux civilisations ?
Ces aller et retour entre sentiment et raison, émotion et jugement
envers les Marquisiens, raison et censure pour l’Occident sont significatifs d’une certaine déstabilisation de la conduite de Quiros devant ce
spectacle fort, d’une beauté indéniable et qui s’impose par son évidence,
en emportant tous les critères de la Raison. En effet, n’est-ce pas cette
vitalité, cette perfection dans les traits, l’image même du Paradis ? Qu’y
a-t-il que les Espagnols puissent apporter à ce tableau idyllique, sans
risque de l’anéantir ?
Diderot répondra clairement à cette question par la bouche du
vieillard polynésien dans son Supplément au voyage de Bougainville56.
Mais la démission et la fuite ne sont pas possibles, car elles sonneraient la rupture, certes, d’un contrat, mais ne sont pas compatibles avec
les données théâtrales de la situation : Quiros ne se trouve pas à proprement parler devant un tableau fini, mais en présence d’une œuvre en
mouvement, donc en évolution, et il vient, en tant qu’acteur/peintre,
pour apporter sa touche, son regard dont il est investi par la civilisation
qui l’a engendré.
56 ‘Et toi, chef des brigands qui t’obéissent, écarte promptement ton vaisseau de notre rive :
nous sommes innocents, nous sommes heureux ; et tu ne peux que nuire à notre bonheur.’
Denis Diderot. Op. cit. p 85.
102
�N° 288 • Mars 2001
La situation est théâtrale car dans ce tableau mouvant donc changeant, il reste à introduire la conscience d’être, au risque de bouleverser
l’harmonie de la composition, et telle doit être la conséquence de la rencontre : une recherche d’harmonie nouvelle, chaque partenaire devant
trouver, à la suite des représentations données, un équilibre nouveau.
La dernière phrase citée de Quiros, est un chef d’œuvre de rhétorique calquée sur le schéma biblique, commençant par ‘En vérité’, tournure évangélique classique dans la bouche du Christ seulement, et se terminant par ‘damnation’, comme pour reprendre le lexique prophétique ; car à la tournure ‘rien ne m’a jamais rendu aussi triste’ qui suit
le ‘En vérité’, elle laisse voir en Quiros un talent d’avocat qui saura l’aider à la mise sur pieds de sa propre expédition.
La différence entre les regards réside dans cette dernière phrase
qui dévoile l’intention de l’autre, parce que ce regard porté, s’il révèle
un style œcuménique, est chargé de projets, et frappé un moment par le
choc de la représentation offerte, il rebondit en pensée, et par la distance créée, envisage l’avenir, qui ne semble en aucune manière être la préoccupation des ‘Indiens’57. Le contact est alors établi :
“Sur leurs pirogues, les Indiens ramaient de toutes leurs forces vers
nous : de la main, ils nous montraient leur île et leur baie et, d’une voix
forte, répétaient sans cesse : atalut et analut. Ils attendirent nos navires
et quand nous fûmes plus près, ils nous donnèrent des noix de coco, des
amandes, une sorte de pâte enveloppée dans des feuilles, de bonnes
bananes, et de gros bambous pleins d’eau. Ils regardaient le navire et ses
passagers. Quant aux femmes qui étaient montées sur le pont pour les
voir, ils ne pouvaient les quitter des yeux et riaient aux éclats58.”
La communication se fait par signes simples et, compréhensibles
universellement : la main, ainsi que les appels les plus brefs possibles de
la voix : ‘atalut et analut’, dont la signification semble être ‘Venez à
terre’59. Ces signes qui n’ont rien en eux d’original, puisque pouvant être
57 Au passage, signalons que le mot Indiens se voit gratifié d’une majuscule.
58 Op. cit. p 47.
59 Telle est la traduction que propose Annie Baert et qui paraît la plus plausible : analut serait
a mai i uta, et atalut : atau i uta. Op. cit. p 34.
103
�produits par n’importe quel peuple du monde, sont dépourvus de toute
agressivité, et sont même suivis de présents de productions alimentaires
locales et fraîches, ce qui augure d’un avenir placé sous le signe de la
convivialité.
C’est alors que les spectateurs - en l’occurrence les spectatrices se retrouvent sous les feux des Indiens, qui deviennent alors spectateurs,
car les femmes européennes sont alors les vedettes du spectacle, et l’on
constate combien il y a une précipitation dans les échanges des regards,
comment les acteurs se font soudain spectateurs et vice versa, et que ce
moment n’est autre que la confusion des rôles et il semble, en définitive
que tout le monde découvre tout le monde, autrement dit que chacun
soit à la fois acteur involontaire pour l’autre et spectateur avide d’images
nouvelles.
La réaction des Marquisiens qui rient ‘aux éclats’, nous dit le narrateur, en voyant les femmes occidentales, caractérise une joie spontanée et étonnée plutôt qu’une éventuelle moquerie - bien que ce dernier
trait de caractère ait la réputation d’être très répandu en Polynésie. En
effet, on peut mettre ce rire sur le compte de la surprise, puisqu’il est dit
juste avant que “ils ne pouvaient les quitter des yeux”
Le rapport de Quiros est celui de quelqu’un qui vit cet événement
intense, mais avec la distance qui autorise la description. Évidemment, il
raconte le regard des Marquisiens sans être ce regard-là, ce qui explique
l’absence de commentaire relativement à ce rire. Ce contact qui semble
se dérouler dans la bonne humeur, est-il une décharge des craintes
préalables de part et d’autre ? Le rire, comme souvent analysé, est-il
canalisation d’une violence accumulée ? Si telle est peut-être sa fonction,
notons cependant qu’il est l’expression d’une joie réciproque d’apparence directe, spontanée, ainsi que semble l’être le tempérament de ce
peuple-nature.
Dorénavant, les présentations pourront être faites et un nouvel acte
joué. La scène ne sera pas la terre ferme, mais le bateau de Mendaña.
104
�N° 288 • Mars 2001
Acte deuxième : coup de théâtre
Le contact au sens propre du terme commence, puisque la main
d’un Marquisien est saisie pour hisser celui-ci à bord :
“Depuis notre navire on saisit la main d’un Indien et on l’amena à
bord avec de grands sourires : l’adelantado l’habilla d’une chemise et le
coiffa d’un chapeau. Se voir ainsi vêtu le faisait rire : il ne cessait de se
regarder et appelait les autres. Il en vint bientôt 40, près desquels les
Espagnols semblaient bien petits : l’un d’eux avait une tête de plus que
le plus grand de nos hommes qui pourtant était vraiment grand. Ils commencèrent à se promener sur le navire avec une grande désinvolture, et
prenaient tout ce qu’ils pouvaient. Beaucoup d’entre eux tâtaient les bras
de nos soldats, les touchaient partout et regardaient leurs barbes et leurs
visages en faisant mille grimaces extravagantes. La vue de nos vêtements
et de toutes leurs couleurs les déconcertait, mais les soldats, pour leur
faire plaisir, se dénudaient la poitrine, baissaient leurs bas et retroussaient leurs manches : cela les rassurait et les amusait beaucoup60”.
Le premier contact est physique, il est même un rapport de force,
et l’on constate dès cet instant que, alors que les Espagnols ont traversé
l’océan pour découvrir les terres, dont celle de l’île devant laquelle ils
ont jeté l’ancre, c’est un Polynésien qui s’introduit dans le monde occidental et non le contraire : on pourrait dire qu’il y a l’intrusion d’un indigène sur le territoire espagnol que représente le bateau.
L’on comprend mieux que l’on ait pu parler de Découvreurs
découverts, parce que le schéma de la Découverte est ici totalement
inversé : les explorateurs sont explorés, et ce n’est bien sûr qu’un commencement. Évidemment, pourra-t-on dire, les Espagnols regardent
l’Indien et la découverte est réciproque ; malgré tout dans le déroulement de l’acte, cela ne revient pas au même, parce que, dans les faits, ce
sont bien les Espagnols qui sont visités, et les pirogues arrivant, décrites
comme le public qui court au spectacle, ont effectivement été le véhicule
de ceux qui forment désormais le public et qui regardent la représentation occidentale.
60 P. Fernandez De Quiros. Op. cit. p 47.
105
�Si, dès le début, il y avait eu débarquement des Espagnols sur l’île,
le schéma aurait été à l’opposé, mais il n’en est pas ainsi et force est de
constater que, contrairement, aux objectifs de l’expédition espagnole de
conquérir une terre, concrètement, c’est l’inverse qui se produit - même
si le dernier mot n’a pas été dit. L’opinion suivant laquelle, les Espagnols
se sont faits ‘découvrir’ par les Marquisiens trouve ici son entière justification, et ceci par ce que l’on peut appeler un coup de théâtre. Coup
de théâtre pour une illusion (celle de conquérir et de convertir) d’être
prise au filet d’une illusion autre (la pratique magique animiste). La psychologie de la Découverte se retrouve inversée, ce que la suite du texte
cité ne cesse de préciser.
Tout d’abord, il y a les ‘grands sourires’, ceux des Espagnols, que
l’on peut mettre en parallèle avec les ‘rires aux éclats’ des Marquisiens,
qui sont l’expression de deux cultures, la manifestation de deux théâtralités différentes - non pas que les Espagnols ne soient pas capables de
rire aux éclats, mais pour le même événement, il y a bien deux styles de
réactions différents61 - mais aussi qui évoquent l’opposition entre une
spontanéité débridée et une éducation qui a canalisé ou refoulé celle-ci.
Mis dans un rôle d’acteurs donnant leur représentation, les
Espagnols, par le sourire créent la distance, le rire étant l’expression
d’un public aux réactions immédiates ; le sourire est aussi dans nos
sociétés62 une attention envers autrui, une invite, ce qui est le cas ici.
S’ajoute à cette invite, et toujours par le sourire, la communication de la
non agression, le désir de rassurer63.
C’est alors que l’Indien monté à bord va être soumis à une forme
de rite initiatique, apparemment bien innocent, mais qui est significatif
61 Le spectacle d’indigènes nus n’est sans doute pas nouveau pour les yeux des routiers des
mers ; celui de femmes européennes constitue par contre une première pour les Marquisiens.
Malgré les explications que l’on puisse trouver à ces types de réaction, elles n’en restent pas
moins différentes.
62 Toutes les sociétés ne connaissent pas le sourire dans cette intention, certaines coutumes
d’invitation pouvant nous paraître rudes.
63 Si le rire est aussi l’expression de l’agressivité déviée, le sourire peut être considéré comme
un signe d’intentions non agressives, donc, non d’éclatement de l’agression reçue, mais du
signal de sa déviation en cas de manifestation ; par suite, le sourire est un des premiers outils
de la séduction, qui se veut contraire de l’agression, mais qui peut en être une des formes subtiles.
106
�N° 288 • Mars 2001
de l’utilisation de l’instrument théâtral en cette circonstance ; en effet,
introduit en territoire qui n’est pas le sien (saisi par la main : il s’agit
bien donc scéniquement parlant d’une intronisation, ou bien d’un parrainage), il devra se conformer aux coutumes du lieu, et Mendaña tient
alors le rôle du metteur en scène qui va donner au personnage de
l’Indien, à travers un accoutrement nouveau, une apparence nouvelle.
Ce passage d’un monde à l’autre est l’entrée d’un acteur sur une scène
qu’il ne connaît pas.
Lorsque Quiros écrit : ‘l’adelantado l’habilla d’une chemise et le
coiffa d’un chapeau’, ces quelques mots résument à eux seuls le but de
la Découverte et l’avenir de la Polynésie : le changement de personnalité,
non pas voulu en premier, mais imposé par l’autre, et ceci par les symboles mêmes de la civilisation occidentale, par sa théâtralité, en l’espèce, le costume : la différence ne sera possible que si l’assimilation a lieu,
autrement dit s’il y a acceptation du processus tendant à gommer cette
différence de l’Indien.
L’explication de cet habillage peut résider dans le souci de ne pas
choquer les dames qui se trouvent à bord, bien que l’on puisse supposer
que les dames en question ne soient pas toutes d’un angélisme pré-adamique ; elle peut aussi se justifier dans le respect des (bonnes) mœurs
- car il y a des prêtres à bord (qui, comme ils le montreront plus tard,
ne sont pas des incarnations d’innocence), et des enfants (pour qui la
nudité est sans doute aussi familière que le port d’un chapeau).
Personnage de synthèse
Toutes les explications que l’on peut concevoir se résument à une
question culturelle, au mieux idéologique, et n’ont pour finalité que la
création d’un personnage espagnolisé, afin de rendre celui-ci acceptable
par la société espagnole. La création de ce personnage, au cours d’une
scène qui peut être comprise dans le registre comique, recouvre en fond
une certaine tragédie, avec le recul que nous donne l’histoire, lorsque
l’on voit que le premier réflexe de l’hôte a été de dépouiller son invité
de sa personnalité : qu’en sera-t-il quand l’autre ne sera plus l’invité ?
Malgré tout, que l’on ne se méprenne pas sur ce rite d’introduction,
car il s’agit bien d’un rite qui n’appartient pas uniquement aux sociétés
107
�occidentales. En effet, cette cérémonie a aussi pour but de situer l’autre
sur un pied d’égalité, de l’intégrer au nouveau milieu dans lequel il se
trouve, autrement dit de lui communiquer les éléments susceptibles de
l’aider dans l’appréhension du contexte nouveau où il échoit.
S’il est vrai que le symbolisme de cette scène est particulièrement
fort ici parce qu’on connaît la suite de l’histoire polynésienne, qui a vu
le peuple, abandonner sa religion, ses coutumes, pour ressembler de
plus en plus à l’autre qui l’habille, il n’en demeure pas moins que cette
théâtralité qui contient une force de mutation de la personnalité, existe
pareillement en Polynésie : ceindre quelqu’un d’une parure, d’un collier
de fleurs, comme c’est aujourd’hui la coutume en arrivant sur le
Territoire, n’est rien d’autre que l’illustration du même principe, soit
l’assimilation de l’autre par l’apparence. Nous sommes ici, au stade premier de la théâtralité ou de l’initiation par le changement d’apparence
de l’impétrant.
Rires et sourires
Si la coupe de la chemise n’est pas précisée, on peut supposer
qu’elle suffisait, par sa longueur, à couvrir entièrement le corps de l’invité, le but évident étant de cacher la nudité ; quant au chapeau ; il peut
être doublement interprété comme l’apparence habituelle de l’homme
occidental à cette époque (ce n’est que récemment que le chapeau a
quasiment disparu de la tête des hommes, remplacé ces dernières
années par la casquette de joueur de ‘base-ball’), donc l’impossibilité de
concevoir un habillage sans le port du chapeau, mais aussi un certain
côté dérisoire et puéril, car, ainsi que le décrit Quiros, l’Indien a soit les
cheveux ‘comme ceux des femmes et lâchés dans le dos’ soit ‘comme
torsadés et enroulés sur eux-mêmes’ : dans tous les cas, le chapeau
masculin posé sur une tête ainsi chevelue ne peut que créer un déphasage dans le personnage, un élément comique, au détriment de l’Indien,
mais qui peut, par le rire, rassurer l’Espagnol.
Le chapeau est également à cette époque un signe de reconnaissance
sociale : le chapeau de l’aristocrate n’est pas le couvre-chef du paysan, la
matière et la forme en sont différentes ; dans tous les cas, il couronne une
silhouette, il campe une attitude fonction d’une appartenance sociale.
108
�N° 288 • Mars 2001
Ce qui est remarquable dans cette scène de l’habillage, c’est, malgré les apparences, la non-improvisation de l’action du metteur en
scène : si le chapeau peut être pris à n’importe quel membre de l’équipage, ce ne peut pas être le cas de la chemise, et l’on peut en conclure
que l’adelantado a préparé cet habillage, en se faisant au préalable
apporter une chemise et un chapeau64. On peut, par déduction, penser
que le chapeau serait ici l’apparat d’un officier ou de Mendaña, ce qui
augmenterait d’autan l’effet comique, car à l’apparence grotesque du
Polynésien nu et désormais en chemise, ce qui lui donne l’aspect d’un
individu appartenant aux basses classes de la population, ajouter un trait
aristocratique semblerait dans la logique de la scène jouée, qui est celle
d’un travestissement parodique.
Un sauvage déguisé en civilisé, qui plus est en homme du monde,
voilà qui conférerait un tour farcesque à la petite comédie orchestrée
par l’adelantado. Cette mise en scène est aussi un clin d’œil que les
Occidentaux s’adressent à eux-mêmes, mais en ont-ils conscience ? Estce l’énergie communicative dont nous parlions tantôt qui les entraîne à
chahuter leurs propres représentations sociales ? Car, s’il suffit de porter
l’habit pour répondre à l’identité que celui-ci implique, la civilisation ne
tiendrait qu’à un semblant, et c’est peut-être cette fragilité des valeurs
sociales qui se présente métaphoriquement en scène.
Si l’habit peut faire du sauvage le civilisé, le déshabillage fera du
civilisé un sauvage - ainsi que la suite le laissera supposer. Par ailleurs,
si tel était le cas, la civilisation ne tiendrait qu’à cette apparence visuelle,
et le déplacement entre état de nature et civilisation ne tiendrait qu’à
l’acte théâtral de l’apparence, ici vestimentaire. On s’aperçoit combien
le jeu théâtral, issu du costume, peut sinon remettre en cause l’assise
d’une société, du moins laisser à voir quant à son fonctionnement, par
les apparences données.
64 Quiros ne précise pas qu’il s’agit du chapeau de quelqu’un en particulier, il serait plus juste
de voir dans cet impersonnel ‘le coiffa d’un chapeau’, la non-appartenance dudit chapeau à l’un
quelconque des membres de l’équipage, ce qui confirme la préparation à l’habillage de l’Indien,
bien antérieure à son arrivée sur le bateau.
109
�La conséquence de cet accoutrement est donc le rire de l’habillé, et
la fonction de ce rire correspond à l’analyse faite ci-dessus de celui-ci.
Ce rire de l’habillé doit avoir en écho le rire des Espagnols, mais qui n’a
pas la même cause : rire de la même chose mais pour des raisons différentes, cela peut être un facteur de dérapage de la communication : l’indien en riant de lui-même, se moque par conséquence de ceux qui habituellement portent cet habit, car n’est-il pas un homme lui aussi ? Le rire
arrive avec le port de ces vêtements inopinés.
C’est donc bien la culture qui attribue de semblables costumes qui
est moquée, à travers sa propre personne. L’incongruité du personnage,
qui doit aussi fortement amuser la communauté espagnole, étant due à
la bizarrerie qu’entraîne ce travestissement65, c’est bien de la société
polynésienne nue que se moque l’adelantado, en habillant et coiffant
son invité. Ce personnage qui devrait être une synthèse des deux cultures
apparaît aussi comme porteur des contradictions, d’exclusions réciproques, et cette synthèse ne peut exister que sous forme théâtrale, dont
le rire est l’expression de la parodie jouée. Notons qu’en la circonstance, la création du personnage conduit les Espagnols à devenir les spectateurs de ce nouvel acteur qui se découvre dans son nouveau personnage de Marquisien occidentalisé.
Le regard que celui-ci porte sur lui-même est fortement chargé de
signifiant, car à son propre rire s’ajoute son comportement communautaire : ‘il ne cessait de se regarder et appelait les autres’ ; ce regard
sur lui-même manifeste que le personnage qu’il devient n’est pas assimilé et qu’il est à ce moment précis le spectateur de sa propre activité théâtrale, de même que s’il assistait à sa propre prise de possession, se trouvant investi d’un rôle qui le surprend, qu’il cherche à comprendre ; l’appel à ses compagnons doit être pris dans la même logique, puisque,
65 A propos du costume, du théâtre et de l’irréalité chez les Grecs, Barthes écrit sur le costume
de scène qu’il est ‘à la fois réel et irréel. Réel, parce que sa structure est celle du vêtement grec
[...]; irréel, du moins dans sa version tragique parce que ce costume est le vêtement même du
dieu (Dionysos), ou du moins de son grand prêtre [...]; l’irréalité du costume comique est
moindre : c’est une tunique simplement raccourcie de façon à laisser voir le phallo’. Op. cit.
p 81. Le costume espagnol est aussi réel pour la même raison, et irréel par son effet comique.
110
�N° 288 • Mars 2001
appartenant à un groupe, dont on a vu par ailleurs, la forte structuration,
la modification de sa personnalité, suggère la modification de celle du
groupe, dont il requiert le regard, autrement dit l’assentiment ou la
désapprobation, car son regard à lui ne peut différer de celui que porte
le groupe.
Le résultat de la gesticulation de l’individu/groupe est l’entrée en
scène du groupe66.
“Ils arrivent en grand nombre, ce qui est toujours le cas lorsque est
décrite une scène avec la présence de Polynésiens : la quantité numérique a toujours impressionné les témoins.”
Était-ce une réalité ? Était-ce dû à une impression de solitude et de
faiblesse humaine qu’avaient navigateurs ou missionnaires, isolés de
leur environnement social ? Mais cette loi du groupe omniprésent est
une donnée constante de la théâtralité en Polynésie : l’individu isolé
n’existe pas, quelque part il y a le groupe qui le soutient ou le condamne,
mais l’initiative semble être toujours celle du groupe67.
Du comique de situation
Les éléments d’un procédé comique mais lié aussi au fantastique se
trouvent réunis dans la description de la taille des Marquisiens qui apparaissent comme des géants à côté des Espagnols : c’est le trait de caractère immédiat à ceux précédemment décrits qui nous est communiqué68.
Cette taille qui prend des allures de contes pour enfants, peut être
associée aux histoires de divers mythes dont, à la même époque s’amusait Rabelais, pour raviver la mémoire, ou frapper l’imagination de ses
contemporains. Ces géants marquisiens nous rappellent aussi les mésaventures d’Ulysse aux prises avec le Cyclope ; comme le héros d’Ithaque,
66 ‘Il en vint bientôt 40’ écrit Quiros, donnant un 4 supplémentaire à la symbolique des chiffres
déjà notifiée ; comme le jeûne de Jésus dans le désert qui aurait duré 40 jours, on a compris
que ce chiffre n’est pas le fruit d’un comptage minutieux des Marquisiens montés à bord, mais
plutôt l’évocation d’une quantité importante de visiteurs.
67 Malgré toute leur autorité, les arii donnent souvent l’impression qu’ils ne vont pas à contrecourant de l’opinion générale, et qu’il sont plus les porte-parole de leur groupe que d’une
conviction très personnelle.
68 Il est vrai que vus de loin et en position assise de rameurs, la grande taille des indigènes
n’était pas de première évidence.
111
�les Espagnols abordent une île après une longue traversée en mer et sont
bien petits comparés à ces géants d’un autre temps : ce rapprochement
met en valeur le courage de ces petits Espagnols pleins de bonnes intentions apostoliques face au danger que peuvent représenter ces peuplades primitives, dont le gigantisme ne peut qu’être inquiétant.
La rencontre de ces géants si elle est un élément important alimentant l’imaginaire du fantastique - et nous avons évoqué combien ce dernier accompagnait toute la traversée des explorateurs - est aussi une
caractéristique de la théâtralité du Polynésien […].
Un autre élément du fantastique reste ignoré alors de Quiros, c’est
le cannibalisme qui règne aux Marquises et qui ferait des Marquisiens
les proches parents du monstrueux Cyclope. Ce contraste entre les
grands et les petits, sur toutes les scènes du monde provoque le rire, et
très souvent, le grand qui possède à son avantage une force musculaire
pouvant représenter un danger pour le petit oblige ce dernier, pour réaliser un équilibre dans l’échange, à chercher les moyens de manipuler
une telle force brute dont il pourrait faire les frais ; il développe intelligence et ruse, et nombre de contes et légendes bâtissent l’histoire
d’aventures de petits intelligents et rusés qui triomphent de la force
brute de géants : du ‘malin petit tailleur’, à Laurel et Hardy, sans oublier
Charlot, tout un comique de situations invite à donner au grand les traits
de la brute stupide et méchante et au petit celui de l’intelligent sur ses
gardes qui finit toujours par triompher de l’autre69.
Le géant est aussi la personnification de la vastitude et du déchaînement des instincts et de l’inconscient que doit guider la conscience fragile. Cette caricature se reproduit comme un réflexe archétypique,
lorsque l’apparence d’une situation réunit un grand et un petit.
N’a-t-on pas ici la réplique de ce schéma avec le géant Marquisien,
à l’état sauvage (la nudité, la force, le langage vigoureux), et le petit
Espagnol rempli de bonnes intentions puisqu’il apporte la Bonne
Nouvelle ? N’attend-on pas le déchaînement de cette force brute contre
69 Ulysse le malicieux parvient à triompher du Cyclope géant et sanguinaire.
112
�N° 288 • Mars 2001
ce petit être que nous connaissons bien et pour qui nous nous inquiétons parce qu’il est Occidental, comme nous et comme nous le suggère
le narrateur ? Ce comique de situation n’est tolérable qu’autant que le
permet le suspens de l’histoire, car il doit être inévitable, si notre
mémoire mythologique ne dérape point, qu’étant devant une représentation de grand guignol, le méchant géant va vouloir écraser le petit courageux. Mais celui-ci finira bien, d’une ruse soudaine, par l’éjecter.
Carnaval des Marquisiens
En effet, le scénario connu semble ici se répéter, car les géants ne
résistent pas à la pulsion de leur nature grossière et balourde : ‘Ils commencèrent à se promener sur le navire avec une grande désinvolture, et prenaient tout ce qu’ils pouvaient’70 écrit Quiros qui non seulement décrit mais commente : le mot ‘désinvolture’ donne une appréciation sans appel sur une attitude désapprouvée. De plus nous assistons à
une véritable prise de possession géographique du bateau, car l’espace
scénique est désormais occupé par ceux qui sont devenus les acteurs les propriétaires (en droit) du bateau, se cantonnant à n’être plus qu’un
public passif et dépassé par la trame qui se joue devant eux. La prise de
possession des objets complète l’accaparement de l’ensemble. En toile
de fond morale on entend les commentaires du public désappointé qui
relève le ‘sans gêne’ d’un comportement qui ‘manque d’éducation’, car
tout cela ‘ne se fait pas’.
Mais l’exaspération ne pointe pas encore puisque, inversant totalement les données du départ, les Découvreurs se font entièrement découvrir, et, sans jeu de mots, se découvrent eux-mêmes : ‘Beaucoup d’entre
eux tâtaient les bras de nos soldats, les touchaient partout et regardaient leurs barbes et leurs visages en faisant mille grimaces extravagantes’71 : si l’on songe que la première description de Quiros comportait quelques allusions esclavagistes, il est bien amusant de voir que
les esclaves potentiels sont ceux-là qui examinent les candidats esclavagistes suivant tous les critères du marchand averti.
70 Op. cit. Suite.
71 Ibid.
113
�Tâter les bras revient à sonder la musculature, quant aux mots ‘les
touchaient partout’, ils supposent une curiosité peut-être déplacée,
mais que Quiros sait (comme il le fera à plusieurs reprises) suggérer
plutôt qu’affirmer.
Lorsque l’on voit, d’après les portraits de l’époque le soin avec
lequel une barbe était taillée, et le peu de respect dont font preuve ces
Indiens envers cette marque de dignité, l’examen étant accompagné de
‘mille grimaces extravagantes’, la situation qu’évoque ce comportement est à proprement parler celle du carnaval où la société est renversée et l’autorité moquée jusque dans les signes qui la représentent.
C’est effectivement bien le cas en l’occurrence puisque l’autorité
qui est la civilisation occidentale, avec ses valeurs précises et ses signes
qui, normalement permettent à ses dignitaires d’être acteurs en représentation, se retrouve bafouée, moquée - car si les visages des indigènes
expriment peut-être la surprise, la curiosité, il n’en transparaît rien dans
les propos de Quiros qui parle de ‘grimaces’ ; ces dignitaires, habituellement acteurs, sont ici un public manipulé, dépassé dirait-on, et se prêtant sans résistance à la frénésie exploratrice des futurs explorés de
naguère.
La perte de l’autorité ira en s’accentuant par l’inaction des dignitaires apparemment débordés et se soumettant aux curiosités de leurs
invités devenus les maîtres à bord, car maintenant, il s’agit de ‘leur faire
plaisir’ ; ainsi les soldats vont s’avancer dans la dialectique carnavalesque en reniant leur propre dignité puisqu’ils ‘se dénudaient la poitrine, baissaient leurs bas et retroussaient leurs manches’72. Le renversement des rôles est si complet que ceux qui étaient nus au début (les
Indiens) - se retrouvent habillés, et que les Espagnols qui arrivaient
habillés se retrouvent dénudés. Nous passerons sur l’expression ‘baissaient leurs bas’ qui ne peut cependant pas être ignorée montrant le
degré de complaisance des conquistadors.
La remarque de Quiros ‘cela les rassurait et les amusait beaucoup’ témoigne de l’ignorance de celui-ci des coutumes polynésiennes,
qui constatant les effets de l’agissement des soldats ne connaît pas les
72 Ibid.
114
�N° 288 • Mars 2001
relations de cause à effet sur la mentalité indigène : se découvrir la poitrine est interprété comme une marque de soumission, et l’on comprend
pourquoi cette séance de déshabillage ne pouvait que rassurer les
Indiens :
1- non seulement ils pouvaient vérifier que ces étrangers n’étaient
pas des dieux ou des surhommes puisque morphologiquement identiques à eux-mêmes, mais
2- tactilement en conclure qu’ils étaient d’une constitution moins
forte,
3- et enfin, ils obtenaient des marques de soumission.
Comment le Polynésien n’aurait-il pas été rassuré de tout cela ainsi
qu’amusé ?
Illusion d’une réalité
L’épisode de Carnaval traditionnel, qui est celui du renversement
des données sociales, n’est qu’une parenthèse mise à la quotidienneté
de l’existence qui est changée en son contraire ; la parenthèse fermée,
le cours habituel de la société reprend et le roi ou la reine de quelques
jours se retrouvent au bas de l’échelle sociale, les juges redeviennent
justiciables et aucun droit n’a été acquis du fait de ce statut de privilèges
éphémères ; cette réalité qui cependant était bien réelle s’est soudain
effacée : elle n’était qu’une illusion, une illusion vécue pour vraie.
Ce à quoi nous fait assister Quiros n’est rien d’autre que la situation
carnavalesque qui échafaude une illusion en réalité, la différence avec le
Carnaval étant dans la parenthèse. En effet, le conditionnement euphorique des indigènes continue de plus belle, alimenté par le comportement des navigateurs :
L’adelantado et quelques soldats leur donnèrent des chemises, des
chapeaux et d’autres babioles, qu’ils accrochaient tout de suite à leur
cou. Ils dansaient et chantaient à leur façon, et appelaient les leurs à
grands cris, en leur montrant ce qu’ils avaient reçu73.
73 Op. cit. p 47.
115
�Un paroxysme dans le déchaînement est atteint, mais l’aspect dérisoire de la situation n’échappe pas au commentaire de l’auteur puisqu’il
qualifie de ‘babioles’, l’accoutrement offert par l’adelantado ; les
Indiens sont bien plongés dans le dérisoire, dans l’illusion, du moins en
ce qui concerne le regard porté sur eux par Quiros lorsqu’il établit son
rapport ; ce regard était-il le même pendant le déroulement de ce
Carnaval fait de danses et de chants et que mènent à bien les indigènes ?
Avait-il cette distance ultérieure ? On peut en douter car ce Carnaval
débridé est avant tout la prise de possession des Marquisiens sur le navire et ses occupants : personne ne les contrariant dans leur manière
d’agir, ils amplifient leurs mouvements. Si le Carnaval dans son essence
est l’expression de la théâtralité de ceux qui généralement ne peuvent
officiellement la manifester, la situation vécue est bien celle de l’expansion de la théâtralité polynésienne qui ne tient plus compte d’une possible censure de ceux dont au début ils se méfiaient. La confiance établie
n’a pas permis l’échange mais la prise de pouvoir.
L’intérêt de ce constat réside dans le fait que cette situation n’est
rien d’autre que théâtrale, parce que, à des degrés différents, tout le
monde désormais joue. Les Espagnols définis alors comme le public, se
prêtent au jeu de la trame improvisée des Indiens, et Mendaña luimême, en distribuant les babioles favorise la montée de l’expression
carnavalesque.
Les Espagnols, sont-ils pris au jeu des Marquisiens ? L’adelantado,
est-il plus ou moins contraint de continuer sa distribution, sous peine de
voir s’effondrer la joie de ce contact ? Il semble qu’il ait été pris à son
propre piège de séduction, et que la troupe des acteurs indigènes grossissant, il ne maîtrise plus totalement la suite des événements. L’illusion
d’une réalité dans laquelle vivent les Polynésiens gagne sans doute les
explorateurs espagnols, qui au fur et à mesure de l’intensification de la
prestation marquisienne, se sentent de plus en plus lointains de ces festivités et ne peuvent que s’inquiéter de la tournure prise par cette manifestation incontrôlée. Peut-être alors est-il temps de renverser le renversement, avant que ce dernier devienne irréversible ?
116
�N° 288 • Mars 2001
Acte troisième : fin de carnaval
La perception de la réalité paraît différente de part et d’autre des
partenaires en place ; il semble que ce qui n’est qu’illusion d’une réalité
soit vécu comme une réalité totale par les Marquisiens qui ont pris possession du bateau étranger. Ce qu’ils fêtent ce n’est pas tant la joie de
rencontrer des étrangers que celle d’avoir réalisé une prise avec autant
de facilité, et ceux qui au début apportaient des offrandes comme on
honore l’arrivée de dieux, en retour se retrouvent comblés par ces derniers, en apparence, au premier abord, faciles à contenter.
Don et contre-don
On pourrait à ce sujet, trouver ici une illustration de la théorie du
don et du contre-don. Dans un premier temps, en début de rencontre,
les Marquisiens ayant pu croire que les dieux arrivaient sur ces étranges
pirogues [sans balancier], apportaient leurs offrandes, qui sont une
marque de soumission aux dieux mais aussi une demande pour un
échange dans lequel les dieux sont toujours perdants ; dans un deuxième temps, s’apercevant que leurs dieux n’ont rien de divin - après les
avoir scrupuleusement tâtés - ils s’emparent directement de ce qui leur
est, apparemment, donné.
Quand bien même les Espagnols seraient restés des dieux dans
leurs esprits, l’accaparement du bateau n’aurait du reste pas été un problème, car n’étant autre que le contre-don engendré par le don.
La notion de don et de contre-don n’occulte pas la théâtralité de la
situation, bien au contraire, elle la valorise. En effet, le don n’est rien
d’autre qu’une théâtralisation des échanges économiques, car, quoique
appelé don l’intérêt économique est la base de la manifestation qui se
déroule : l’offrande faite (en général aux dieux) prend l’aspect d’une
cérémonie théâtrale, et devient entièrement soumise à des réglementations rituelles ; ce don est sensé déclencher le mana (donc la manne)
de qui le reçoit.
117
�Magie du théâtre
Ici, théâtre et magie sont étroitement liés et telle est aussi la pratique religieuse universellement répandue que le peu se donne afin
d’être le Tout. La mise en branle de la théâtralité polynésienne en la circonstance du ‘contact’, fonctionne de la même manière : l’offrande
déclenche la manne 74 et les Marquisiens ne doutent pas que les objets
dont ils s’emparent sont le résultat de ce processus magico-théâtral. Du
reste, tout les conforte, jusque là, dans cette perspective.
Lorsque le jeu théâtral est identifié à la réalité, c’est que la distance
théâtrale a été abrogée, soit qu’elle demeure enfouie dans l’inconscient,
soit qu’elle a été volontairement occultée, afin que le jeu occupe tout
l’espace de la réalité. C’est cette seconde proposition qui nous paraît
correspondre à la pratique magico-théâtrale des Marquisiens et qui fait
que leur jeu n’est pas vécu en tant que jeu, mais en tant que rite magique
créateur d’une réalité nouvelle. Telle est peut-être la fonction du théâtre
et qui vaut à ce dernier le qualificatif de théâtre total.
Illusion ou réalité est un choix décisif de vie parce que la création
d’une nouvelle réalité va changer les conditions de la quotidienneté et si
le jeu théâtral n’aboutit pas à cette fin, il y a échec de l’instrument magico-religieux.
Pour l’heure, tout porte à penser que les indigènes sont en passe de
réussir leur acte magique, puisqu’ils sont parvenus à monter à bord du
navire, à se parer de l’apparence de l’autre, à s’accaparer les objets, à
occuper l’espace et à faire éclater ce qui, pour les Européens n’est peutêtre qu’une manifestation spontanée de joie (danses et chants), mais
qui, de l’autre côté peut être éprouvé comme la consécration du processus enclenché. On remarquera que dans ces événements qui se sont jusqu’alors déroulés, l’énergie apparente la plus forte a été dépensée par
les Polynésiens, qui d’abord sont venus à force de pagaies, et se mettent
dans une agitation extrême à prendre et à exprimer leur bonheur.
74 La théorie du don et du contre-don n’est qu’une illustration de ce procédé magico-religieux.
118
�N° 288 • Mars 2001
Les Espagnols, pour leur part, bien qu’ayant pris part à la trame
(main tendue et distribution d’habits) donnent l’impression d’une certaine passivité, celle du public traditionnel. Le paroxysme est atteint
quand la disproportion entre les deux cultures dessine un point de
conflit :
“Ils commencèrent à se montrer importuns, et l’adelantado, fâché
de leurs excès, leur disait par signes de s’en aller, mais ils n’en avaient
pas envie. Bien au contraire, ils s’emparaient plus librement encore de
tout ce qu’ils voyaient, et certains, même, coupaient vivement, à l’aide de
leurs couteaux de bambou, des morceaux de notre lard et de notre viande75.”
Il est clair, par cette description que les invités ne se considèrent
pas tels, mais qu’ils ont réalisé la conquête du bateau : l’illusion jouée a
bien débouché, chez les Marquisiens, à l’enfantement d’une réalité nouvelle qui, à leurs yeux est objective et incontestable : le bateau est bien à
eux, ainsi que son contenu, et goûter au lard des Espagnols, dans le
comportement carnavalesque évoqué ci-dessus, ne manque pas de rappeler le Mardi Gras, jour où la débauche populaire transgresse les interdits, le lard en étant un symbole d’abondance.
Du côté espagnol, le développement de la scène qui n’avait pas été
compris, commence à produire ses effets, les navigateurs, prenant
conscience, mais seulement sur le plan moral (l’adjectif ‘importuns’ en
est significatif), que quelque chose s’est passé et que la situation ne
répond plus ni à leurs sollicitations ni à leurs souhaits du début. On imagine l’impuissance de Mendaña dont les signes, bien que compris sans
aucun doute par les nouveaux occupants, n’ont aucune conséquence
voulue, sinon celle d’encourager l’appétit de ceux qui désormais sont
devenus indésirables. Ces signes, qui malgré le désir qu’ils soient significatifs, paraissent chargés d’une théâtralité à la mesure du personnage,
c’est-à-dire, soulignant la taille petite de Mendaña gesticulant devant les
géants agités76.
75 Op. cit. 47.
76 Il est reproché à Mendaña de n’avoir pas toute l’autorité requise auprès de son propre équipage : on imagine celle dont il peut faire preuve face à ces ‘grands escogriffes’.
119
�Deux théâtralités sont présentes sur la scène :
- la première étant le fait de personnages grands, au physique
imposant, tout en muscles, au comportement apparemment désordonné, mais obéissant à une logique qui n’est pas celle de la Raison mais de
la pratique magico-religieuse et fortement théâtrale ;
- la seconde étant l’activité inquiète des petits personnages qui s’efforcent, mais en vain, d’intervenir dans cette première. La scène jouée
reprend le canevas des histoires de géants et petits, qui allie grotesque
et pathétique.
Les Espagnols entrent alors en scène pour contrecarrer la nouvelle
réalité installée, et comme ils ont été les illusionnistes qui ont laissé
celle-ci s’amplifier et s’affirmer, ils se révèlent en se réveillant en
“désillusionnistes”, s’efforçant de couper “l’envie” de ceux qu’ils ont,
sans en estimer les conséquences, encouragé. Si illusion théâtrale il y
avait, elle était bien dans le camp des Espagnols, qui ne voyaient là que
spectacle, s’apercevant tardivement que celui-ci avait bouleversé la réalité : créateurs d’illusion, ils étaient pris à leurs propres mailles.
Nouveau coup de théâtre
Les illusionnistes sont donc bien les Espagnols, ce que confirme la
suite :
“Comme ils voulaient emporter d’autres choses encore, l’adelantado fit tirer un coup de canon : ce bruit les emplit de frayeur et il n’en
resta plus un seul sur le pont, car ils se jetèrent tous à l’eau et regagnèrent leurs pirogues à la nage. L’un d’eux, cependant, s’était accroché aux
grands râteliers de cabillots : comme il n’y avait pas moyen de lui faire
lâcher prise, un des nôtres le blessa à la main d’un coup d’épée. Et tandis que ses compagnons l’emmenaient dans leur pirogue, il leur montrait sa main blessée. C’est à ce moment-là qu’ils frappèrent un cordage
sur le beaupré du navire et qu’il tentèrent à la rame de le remorquer jusqu’au rivage77.”
77 Ibid.
120
�N° 288 • Mars 2001
La fin de l’illusion créée, ou du Carnaval est un autre coup de
théâtre, plus précisément un ‘coup de canon’ qui met un terme brutal
à la scène enthousiaste des indigènes en fête ; dans le même décor, les
personnages disparaissent aussitôt, laissant l’espace scénique au public
redevenu acteur ; l’intervention est un peu celle du Deus ex machinae,
dont la présence et la puissance insoupçonnées balayent l’espace par un
pouvoir efficace et mystérieux.
Le petit drame que constitue la blessure montre la volonté féroce de
rompre le scénario proposé pour évacuer les personnages à la fois du
bateau et du théâtre en tant que personnages ; ce qui aboutit à retrouver
la scène du début : les Indiens dans leurs pirogues ou nageant. Aux yeux
des Espagnols, le spectacle est terminé, et le public qu’ils étaient, reconquiert son rôle d’acteur. Ceci n’est pas le cas des indigènes qui n’ont pas
renoncé à leur théâtre magique puisqu’ils semblent considérer que le
bateau est à eux, le remorquant vers le rivage avec ses occupants.
Coulisses indigènes
Le théâtre des autres continue, et le rebondissement dans l’action
nous permet de découvrir que la pièce jouée par les Marquisiens n’était
pas aussi spontanée ou improvisée qu’on pouvait le supposer, avec l’apparition d’un metteur en scène : ‘La blessure de l’Indien provoqua une
forte émotion chez ses compagnons, qui semblaient obéir à un
homme qui portait une ombrelle de palme.’78
Le théâtre des autres (les indigènes) est un théâtre physique et
émotionnel, mais qui n’écarte pas la préparation, d’autant que le caractère magico-religieux en est l’essence ; ce personnage sous son ‘ombrelle de palmes’ semble de toute évidence, le chef d’orchestre de cette
représentation, ari’i ou grand prêtre, c’est lui qui a dû envoyer sa troupe
de guerriers acteurs à l’assaut du vaisseau étranger.
L’évolution de la pièce jouée, qui habituellement conduit à la transformation d’une réalité par la substitution de l’illusion théâtrale à celleci, n’a pas abouti à la conclusion souhaitée : on prend alors conscience
78 Op. cit. p 47.
121
�que le théâtre joué en la circonstance, s’il prend la forme du jeu scénique, loin d’être un divertissement, est un instrument au service d’une
cause bien précise : la mutation magique du monde. Cette intention théâtrale, pensée ou non, est une pratique concrète qui obéit à des règles,
dont certaines nous sont connues - comme le processus de l’inspiration
ou de la possession, toujours issu de la mise en œuvre de la magie religieuse ; l’intention théâtrale est bien par suite une démarche, et le
théâtre, comme partout ailleurs, prend naissance dans les coulisses.
Les causes de la représentation théâtrale ne sont guère idéalistes et
se révèlent dans le désir de guerre, qui sous-tend toute entreprise visant
à l’obtention du mana de l’autre. Que le théâtre soit religieux ou de
guerre, le but est toujours celui-là. La scène qui suit, et qui est un morceau de bravoure de la théâtralité polynésienne, ne laisse aucun doute à
ce sujet :
Parmi eux il y avait un vieux, à la barbe longue et fournie, qui faisait
de remarquables grimaces des yeux, se mettait les deux mains sur la
barbe et dressait ses moustaches. Il se tenait debout, et poussait des cris
en regardant de tous côtés. Ils firent sonner leurs coquillages, et ils se
mirent tous à frapper de leurs rames sur le bord des pirogues, l’air de
plus en plus furieux. Quelques uns brandissaient des lances de bois
qu’ils avaient apportées dans le fond de leurs pirogues, d’autres montraient des pierres dans leurs frondes, car ils n’avaient pas d’autres
armes79.
Ce que décrit Quiros n’est autre que le défi guerrier ou haka, qui
est un rituel précédant l’offensive armée […]. Signalons au passage le
jeu fortement expressif du vieillard haut en couleur, qui, en l’occurrence
fait preuve d’une théâtralité hors pair. L’attitude des Marquisiens confirme que l’entreprise, depuis le début, était bien guerrière : le mécontentement manifesté d’une manière ostentatoire, les armes tenues en réserve dans la pirogue, tout témoigne que le théâtre représenté était du
théâtre guerrier.
Dans quelle mesure le théâtre est-il même un acte de guerre ?
79 Op. cit. pp 47-48.
122
�N° 288 • Mars 2001
En suivant l’évolution de cette pièce du contact, ainsi que nous
venons de le faire, nous nous apercevons que le commencement peut
être considéré comme un acte religieux incertain - d’où la présence
d’armes - car le bateau espagnol peut être envisagé comme le véhicule
de dieux inconnus qu’il vaut mieux approcher par l’offrande, afin d’en
attirer la bienveillance ; les offrandes ayant été acceptées (reçues du côté
espagnol comme des marques d’accueil, de manava), les Marquisiens
attendent la contrepartie en mana - même s’ils ne sont plus certains de
la divinité des petits étrangers - qui leur est donnée sous forme de vêtements et de liberté d’investir le bateau. A ce stade, le but du théâtre guerrier magique est atteint et l’on voit bien que la pièce jouée n’est autre
que le substitut d’une guerre violente.
En effet, après l’échec faisant suite au coup de canon, les acteurs
vont passer du théâtre en guise de guerre au théâtre de la guerre :
“Ils se mirent à nous jeter des pierres avec une belle vigueur : l’une
d’elles blessa un soldat, après avoir cependant ricoché sur le flanc du
navire. Ceux qui avaient des lances les brandissaient et menaçaient de les
lancer. Les soldats visaient avec leurs arquebuses, mais il avait plu, et la
poudre mouillée ne prenait pas. Il fallait entendre les cris et les hurlements des Indiens qui s’approchaient. Certains, lorsqu’ils voyaient qu’on
les visait, se mettaient dans l’eau en s’accrochant au bord des pirogues
ou se cachaient derrière d’autres Indiens. Mais le vieil homme qui nous
avait menacés fut tué d’une balle en plein front, ainsi que sept ou huit
autres, et quelques uns furent blessés. Ils se retirèrent petit à petit et nos
navires purent se remettre en marche80.”
La guerre est bien déclarée, ouverte, et nul doute qu’elle l’a été dès
le début pour les Marquisiens sous une forme plus cérémonieuse. S’il
n’en eût été ainsi, nous aurions du mal à comprendre une exception,
alors que partout ailleurs les premiers navigateurs se sont toujours trouvés face à une hostilité a priori de la part des insulaires.
80 Ibid.
123
�Conclusion
Ces scènes auxquelles nous venons d’assister, chargées d’images
fortes, d’énergie guerrière puissante, voient la rencontre - conflictuelle
certes mais rencontre tout de même - de deux cultures, issues de deux
civilisations et qui jouent ce qu’elles sont. Il est évident que les langues
étant différentes, la communication ne peut s’établir par les mots porteurs
de sens ; lorsque la voix porte le sens, il n’y a plus langage articulé, il
s’agit de ‘cris’ et de ‘hurlements’.
Théâtralité à l’état brut
Le théâtre qui est représenté ici est par conséquent bien particulier,
puisque le langage articulé n’a de sens que pour les partenaires interprétant les rôles identiques et non pour la communication entre tous les
acteurs. Ce contact est par suite un moment privilégié de la théâtralité qui
seule peut réaliser l’échange et être source de la communication de la
plus élémentaire à la plus sophistiquée dans le non-dit.
Du côté marquisien, cette théâtralité inclut le texte, de même que
pour la partie espagnole ; le texte devient inopérant quand il y a lieu de
jouer entre Marquisiens et Espagnols : on peut dire alors que la théâtralité, selon la formule chère à Roland Barthes est ‘le théâtre moins le
texte’. Ne pouvant en aucun cas être relayée par un langage verbal quelconque, elle est absolument toute manifestation hors texte, elle est à l’état
brut. Cet état brut, ce dépouillement extrême, qui offre au jeu corporel
toute l’amplitude de son répertoire, eût sans doute fait l’admiration de
Copeau, Jarry ou Isadora Duncan, parce qu’il rend possible la communication uniquement à un niveau extra-verbal.
La description finale qu’en fait Quiros, dans la violence de son
déchaînement guerrier est des plus significatives, parce que saisie en
action guerrière, où elle n’a pas de retenue, sur la scène s’affrontent
forces de vie et forces de mort. Cette théâtralité qui fait appel à toutes les
ressources du corps, utilise également les accessoires pouvant renforcer
la trame : les conques marines, les lances, et le bruit, à la fois profond de
la conque et la rythmique des pagaies contre la coque des pirogues, est
une des composantes de cette expressivité théâtrale.
124
�N° 288 • Mars 2001
Cette situation théâtrale n’aurait certainement pas déplu à Artaud,
puisque nous retrouvons dans le contact, exploités à la fois les éléments
théâtraux permettant la communication, même si celle-ci ne passe pas
toujours comme si le langage articulé était présent, et également les
théâtres séparés propres à chaque culture, qui, tour à tour, donnent chacun sa représentation particulière et tentent de fusionner dans une improvisation créatrice d’un jeu inédit. Jeu social ou illusion, le moment unique
de cette rencontre préparée et vécue malgré tout avec spontanéité allie le
mirage à la nécessité sociale.
Mirage pour le Marquisien que ces êtres venus d’un ailleurs inaccessible à leurs pirogues et que seule la magie de leur théâtre peut inclure à
leur quotidien, comme est mirage aux yeux des Espagnols cette île surgie
du fond de leurs espoirs avec ses Indiens à la beauté parfaite. Mais nécessité pour les premiers de se préserver d’un danger potentiel, de conquérir ces ‘peut-être dieux’, d’abord par l’offrande, ensuite par les armes,
parce que le mystère apparaît toujours comme un péril possible ; nécessité pour les Européens de suivre la ligne de leur mission, qui doit affronter puis détruire le rêve, pour établir l’idée qu’ils ont de la réalité.
L’épisode de contact, s’il est fait des illusions de chacun qui peut
espérer voir en l’autre l’avènement d’un monde nouveau et voulu
meilleur, est aussi mêlé du quotidien de cet autre avec ses craintes et ses
obligations souvent prosaïques ; la rencontre peut être la sublimation des
vécus dans le jeu, scène où l’on peut préparer ce que sera ce monde
meilleur. Celui-ci est à portée de théâtre et la pièce jouée par Mendaña,
Quiros et leurs semblables avec les Polynésiens, esquisse les contours
presque mythologiques, de ce qui, deux siècles plus tard, sera concrètement établi.
Cette pièce quasi muette, comme un tableau débordant de vie, apparaît, dans ses dans ses détails, comme la répétition générale de ce que
l’on appellera ‘La Découverte’, comme si la théâtralité exprimée par chacune des deux civilisations, avait, obéissant à la magie du théâtre, engendré une nouvelle réalité.
Jean-François Durban
125
�L’école
Te fare haapiiraa
Moi et ma Tetua, on va à l’école tous les jours, sauf le samedi et le
dimanche. C’est loin là-bas de l’autre côté de la o’o’a. On suit seulement
à pied le bord de la mer qui est plein de vari paru paru. Si il pleut mon
papa, il nous amène dans la pirogue et on coupe des feuilles de ‘ape
pour mettre sur la tête. Quelquefois on voit des requins qui nagent tout
près. Ca fait peur !
Moi j’aime bien aller à l’école parce que on est avec tous les autres
enfants du mataeinaa et on s’amuse bien dans la cour ; la moitié de la
cour, c’est pour les filles et l’autre moitié, c’est pour les garçons. On
aime bien jouer aux poro, aux jeux de barre, à la course poursuite, aux
gendarmes et aux voleurs. Pour désigner le voleur, on récite ensemble :
« E pahi tera i tai,
E hia, e toru,
O vai te toru
O Daniela
S.S. capitaine,
Tane ruau mecano,
Poum. »
Un bateau arrive au large,
Combien ? Trois.
Qui est le troisième ?
C’est Daniel
Le capitaine
Le vieux mécano
Poum. »
�N° 288 • Mars 2001
Celui qui tombe sur poum, c’est lui le voleur. Il court vite se cacher !
Le saute-mouton, c’est bien, mais le mieux, c’est le tue popo. On fait aussi
tourner les toupies avec une ficelle. Les grands, ils ont des échasses et ils
font la course. Les petits, ils font des trous dans le sable et ils jouent a
apoo-rima. Ils vont aussi jouer avec les filles au cerceau ou à la marelle.
Quand la cloche sonne, le maître, il sort avec le tauturu orometua,
alors on se met en rang deux par deux et on entre sans bruit dans la maison d’école en passant sous le drapeau français. D’un côté, c’est les
filles, de l’autre, c’est les garçons. Là il y a des bancs et une planche
devant avec un trou - c’est pour mettre l’encrier quand on écrit à l’encre.
La table du maître, elle est au fond et à côté du tableau noir. Sur les murs
en bois, on voit de grandes images : c’est la Tour Eiffel, le Palais du
Trocadéro, le Château de Versailles, le Mont Blanc. De mon côté, il y a
un drôle d’animal qu’on appelle erefani avec un nez comme un long
puhi . Sur les murs, il y a aussi des tableaux avec des lettres pour
apprendre à lire ou des chiffres pour compter.
Dans mon école, il y a deux classes et trois sections : les petits et les
moyens avec le tauturu orometua, et la section du certificat avec le
maître. Les filles, elles sont de l’autre côté de la salle avec une maîtresse
et une vahine tiai. Les petits, ils apprennent seulement à lire les lettres
montrées par le bâton du maître, ils disent tous ensemble : A, E, I, O, U,
Y. Le E et le U c’est pas pareil comme en ma’ohi, il faut pas se tromper.
Ils comptent aussi : un = 1, deux = 2, trois = 3... Ils apprennent aussi
des chants et des récitations.
Moi, je suis avec les grands, je sais lire en français au tableau noir.
Le maître, il écrit avec la craie et chacun doit lire à son tour, par
exemple : « Dans le monde, il y a cinq continents : l’Europe, l’Asie,
l’Afrique, l’Amérique et l’Océanie. » Nous, on est dans l’Océanie, mais la
France, c’est dans l’Europe, de l’autre côté de la terre. On dit aussi :
« Nous sommes i raro i te fenua de la France », et pourtant on marche
toujours dessus. Là-bas, il y a quatre saisons : le printemps, l’été, l’automne et l’hiver. Ici, il n’y a pas de saison sauf quand il pleut, il n’y a pas
de neige, non plus même sur le tua moua du Temehani. On apprend
aussi qu’il y a quatre grandes races humaines : la blanche, la noire, la
127
�jaune et la rouge. Nous, c’est la rouge, mais nos pères les Gaulois, ils
avaient les yeux bleus et les cheveux blonds ! Ils voulaient pas que le ciel
tombe sur leur tête, comme nous, aussi.
En classe de certificat, il faut écrire sur le cahier et avec une présentation propre. Quand on lit tous ensemble les phrases écrites au tableau,
on s’entraîne pour le certificat, par exemple : «Il ne faut pas manger le
pain de la paresse car il mène à la misère.» Moi je mange le pain du
Tinito, il est pas paresseux lui, et son faroa est bon aussi. Mon voisin, il
sait pas bien lire et il est en retard quand on lit, alors il parau doucement
à cause du maître. Il faut tous lire avec la même voix, pas trop fort, mais
en prononçant chaque syllabe. C’est comme si on chante, alors le maître
est content et il dit : «C’est une mélopée harmonieuse.»
Pour écrire, les petits, ils ont une ardoise et un crayon d’ardoise. Il
ne faut pas écrire avec les fetue, ça raye les ardoises. Sur l’ardoise, on
écrit les mots et les phrases dictées par le maître, et puis on lit sur l’ardoise. Nous, les grands, on s’entraîne à écrire avec un porte-plume triangle et une plume «sergent-major» sur un cahier. On trempe la plume
dans l’encrier, dans le trou de la table, et on écrit lentement ! C’est difficile et ça fait des taches et il faut faire des pleins et des déliés. C’est toujours moi qui commence à lire dans le puta parce que le maître, il dit
que je suis vitiviti. L’année prochaine je vais passer le certificat local à
Papeete. Je sais bien la table de multiplication et lis bien dans le livre de
lecture. Je sais aussi l’histoire de la France : Saint Louis, qui jugeait assis
sous un chêne, Jeanne d’Arc, qui sauva la France et fut brûlée à Rouen
par les méchants Anglais, le chevalier Duguesclin très itoito pour brûler
les châteaux-forts et Napoléon au pont d’Arcole. On va aller à Papeete en
bateau à voile avec un moteur, et dans la ville on verra les pereo uira et
on ira peut-être au cinéma une fois. Mais après, je voudrais être tamuta
comme mon papa.
A l’école, on doit toujours parler en farani. A la maison, on parle
seulement ma’ohi, alors quelquefois on se trompe. Si tu parles en tahitien en classe ou même dans la cour, tu es puni, tu restes à genoux les
128
�N° 288 • Mars 2001
mains sur la tête, ou bien tu balaies la classe et la cour après quatre
heures. Même en jouant il ne faut pas parler en ma’ohi pour ne pas
prendre toi le ofa’i dans ta main. Si tu entends un mot en tahitien, tu
donnes le ofa’i à celui-là qui a parlé, même si c’est ton ami. C’est pas
juste, je trouve.
Mon papa Tihoni et Tetua ma maman, ils parlent seulement en
ma’ohi à la maison et le orometua aussi le samedi et le dimanche
quand on va au pureraa. Même le mahana maa, le diakono Iakopa, il
nous apprend à lire le reo ma’ohi sur le tabula taioraa en tahitien et
aussi dans la Pipiria. On chante aussi des himene en ma’ohi. J’aime
bien écouter le sabati au fare pure les himene tahiti et les himene
tarava. Le orometua Taumihau, il parle bien et fort et il fait bouger sa
tête et ses bras dans tous les sens, mais c’est trop long, alors nous, on
dort seulement sur les bancs.
Je suis content d’aller à l’école de la hau. J’aime bien mon orometua haapii, c’est aussi un fetii à nous, il nous apprend à parler un bon
reo farani et à chanter des chants pour la France le 14 juillet. Par
exemple :
« La fanfare a un joli drapeau
Aux couleurs vermeilles
Flottant aux mâts des fiers bateaux
Couleurs sans pareilles.
Qu’il est beau et fier
le drapeau de la France ! »
Et puis je veux aussi le certificat « métro ». Mais j’aime bien apprendre
aussi avec mon papa et ma maman le reo de mes tupuna. Reiatua, il
n’est jamais allé à l’école, il dit : « Les tupuna, ils savaient encore plus
de choses que ton maître, et ils ne passaient pas le certificat. Mon papa
faamu, il taille les plus belles pirogues dans les troncs de maiore ; il
construit aussi les belles fare taupee dans le mataeinaa. Il sait aussi
planter les taro et le ufi et le umara dans le faaapu. » Mais tout ça, je
dirai une autre fois.
Henri Vernier
129
�Petit Lexique pour lire Vernier
o’o’a
vari paru paru
la baie
boue noire et
glissante
ape
Alocasia macrorrhiza
mataeinaa
district
poro
billes
tue popo
foot
apoo-rima
prétapéledoigt dans quelle main ?
tauturu orometua second maître
erefani
éléphant
puhi
anguille
vahine tiai
surveillante
i raro i te fenua
antipodes
tua moua
le sommet
Tinito
Chinois
faroa
pain
parau
parle
fetue
crayons-oursins
puta
livre
vitiviti
rapide
itoito
courageux
pereo uira
automobiles
tamuta
charpentier
farani
français
reo ma’ohi
langue locale
ofai
pierre
orometua
pureraa
mahana maa
diakono Iakopa
tabula taioraa
Pipiria
himene ma’ohi
sabati
fare pure
himene tahiti
himene tarava
hau
orometua haapii
fetii
reo farani
te reo
tupuna
papa faamu
maiore
fare taupee
taro
ufi
umara
faaapu
pasteur
culte/messe
samedi
diacre Jacob
tableau de lecture
Bible
chant en langue locale
dimanche
maison de prière
chant tahitien
chant
administration
maître d’école
parent
français
la langue
ancêtres
père adoptif
arbre à pain
galerie ouverte
Colocasia esculenta
igname,
Dioscorea alata
patate douce
plantation
2 textes en parler local de Henri Vernier ont déjà paru dans le Bulletin en mars-juin 1996
(B.S.E.O. 269/270) et en septembre 1996 (B.S.E.O. 271).
130
�Document S.E.O.
�La Polynésie, Tahiti et la
«conjoncture romanesque
rationnelle»
La lecture de l’étude de Daniel Margueron consacrée aux «Polars
dans les Mers du Sud», dans le BSEO n° 278 d’octobre 1998, suivie
quelque temps plus tard de la visite d’un endroit remarquable, la
Maison d’ailleurs i à Yverdon-les-Bains en Suisse où pas moins de
40000 ouvrages traitant d’utopie, de voyages extraordinaires et de science-fiction s’accumulent, m’ont incité à tenter une approche de ces
domaines dans leurs rapports avec la Polynésie française et Tahiti.
Pierre Versins le créateur de cette collection, auteur d’une
Encyclopédie ii sur ce qu’il a défini comme le domaine de « la conjecture romanesque rationnelle », voit dans l’utopie « le lieu où se révèlent les phantasmes : reconnaissance d’une société selon les principes qui vous agréent plus que ceux que l’on subit journellement, le
Café du Commerce, en somme ».iii
i : La Maison d’Ailleurs (Place Pestalozi 14, 1401 Yverdon-les-Bains, Suisse www. ailleurs.ch)
est un musée original, un centre de recherche sans pareil grâce à la richesse de ses collections.
Depuis 1989 , elle a proposé une trentaine d’expositions temporaires présentant plus de 200
artistes (parmi lesquels H.R. Giger, John Howe ou Jodorowsky) et abordant quelques thèmes
majeurs de la Science-Fiction moderne : utopie, voyage dans l’espace, pouvoirs psychiques,
jeux et jouets futuriste, etc.
Fidèle à la volonté de son créateur, l’écrivain et encyclopédiste français Pierre Versins, elle veille
à distinguer la SF et l’Utopie, des phénomènes culturels connexes (fantastique, souscoupisme,
merveilleux, surréalisme...).
Ce travail d’exploration des domaines de prédilection de la SF a fait de la Maison d’Ailleurs un
musée vivant, s’appuyant sur la capacité du passé et du présent à imaginer le futur.
ii : Pierre Versins, Encyclopédie de l’Utopie, des Voyages Extraordinaires et de la Science
Fiction. Ed. L’Age d’Homme, Lausanne 1972. Illustrations.
iii : ibid. p. 6
�N° 288 • Mars 2001
Il écrit aussi : «Voyage extraordinaire, (à ne pas confondre avec
Voyage imaginaire) ? Ailleurs est mieux qu’ici, ou pis. Si l’on ne peut
y aller vraiment, on pourra toujours l’imaginer ».iv
« Quant à la Science-Fiction (... c’est) un univers plus grand que
l’univers connu. Elle dépasse, elle déborde, elle n’a pas de limites, elle
est sans cesse au-delà d’elle même, elle se nie en s’affirmant, elle
explose, pose et préfigure, elle extrapole. Elle invente ce qui a peutêtre été, ce qui est sans que nul ne le sache, et ce qui sera ou pourrait
être». Continuons notre citation, car l’Encyclopédie de Pierre Versins est
un tel monument (près d’un millier de pages), qu’elle ne doit pas être
facile à trouver à Tahiti, vu sa rareté et… le prix du transport.
«Et, se faisant, elle découvre. Elle est le plus extraordinaire
défoulement que l’on puisse rêver et le meilleur tremplin pour aboutir, sans ouvrir des yeux ébaubis, à l’humanité qui viendra… Et
l’épopée de notre espèce indissociable de sa Quête».v
Ces trois genres se recoupent, s’allient, s’interpénètrent. Tous les
thèmes imaginables, et même des impensables, servent de matières à
des développements conjecturaux. Parmi ceux abordés, l’ILE, les îles,
dans la littérature conjecturale romanesque rationnelle, sont les lieux
où l’Utopie se développe avec le plus grand bonheur, les destinations des
plus beaux Voyages Extraordinaires. On trouve des îles de toute sorte :
l’île flottante, aérienne, voire sous-marine, l’île des Plaisirs, des Hommes
raisonnables, l’île Sonnante (Rabelais), etc… On y parvient par des
voyages aventureux, avec des moyens, des engins imaginaires. Leur
concurrente la plus sérieuse a été longtemps la LUNE, maintenant délaissée au profit d’autres destinations encore plus lointaines (galaxies,
nébuleuses par ex.).
iv : ibid. p. 7
v : ibid. p. 7
133
�L’utopie
C’est l’Utopie que nous passons tout d’abord brièvement en revue.
Elle tient cette première place par la chronologique même des écrits en
français sur Tahiti, puisque la relation officielle du voyage de
Bougainville, publiée en 1771, a été précédée par un livre utopique édité
en 1770. C’est aussi le domaine le plus connu ou le plus étudié, bien que
certains ouvrages soient rarissimes. Raison pour laquelle nous ne ferons
que citer les auteurs, les titres et les numéros de référence de la
Bibliographie O’Reilly & Reitman, ainsi que, le cas échéant, la page de
l’Encyclopédie Versins (O’R… V…. p…)
Bricaire de la Dixmerie Nicolas : Le sauvage de Taïti aux Français ;
avec un envoi au philosophe ami des sauvages. Paris 1770. (O’R 9274).
Une réédition récente nous permet d’accéder aisément à la toute première utopie tahitienne, Tahiti 1989, aux éditions Perspectives maohi.
Diderot Denis : Supplément au Voyage de Bougainville. Dialogue
sur l’inconvénient d’attacher des idées morales à certaines actions
physiques qui n’en comportent pas. Paris 1776. (O’R 9275 V. p. 246).
Taitbout : Essai sur l’isle d’Otahiti située dans la mer du Sud ; et sur
l’esprit et les mœurs de ses habitants. Avignon, Paris 1779. (O’R 9291).
Poutavery (pseud. De Jean Charles Poncelin de la Roche-Tilhac) :
Histoire des Révolutions de Taiti, avec les tableaux du gouvernement, des mœurs, des arts et de la religion des habitants de cette île
par Messire de Poutavery, Crand-earé de Taiti ; ouvrage traduit du
tahitien en français par Melle B.D.B.D.B. Paris 1782. (O’R 9296).
Rétif de la Bretonne Nicolas Edme : L’Andrographe, ou Idées d’un
honnête homme sur un projet de règlement, proposé à toutes les nations
de l’Europe pour opérer une Réforme générale des mœurs &, par elle, le
bonheur du genre humain, avec des notes historiques et justificatives.
La Haie 1782. (O’R 9298. V.p. 740 ss).
Grivel Guillaume : L’île inconnue, ou Mémoires du Chevalier des
Gastines, contenant l’histoire de la formation et de la civilisation de
la Société. Paris 1783-1787.
Tahiti n’est pas cité, la localisation est incertaine ; la lecture de
Bougainville et Cook est cependant attestée (O’R 9299. V. p. 387).
134
�N° 288 • Mars 2001
Monbard de Lescuen Marie-Josèphe : Lettres tahitiennes,
Bruxelles 1786. L’utopie de l’amour pur du «bon sauvage» bafoué par
le contact de l’amant avec la civilisation européenne (O’R 9306).
Baston, chanoine Guillaume André René : Narration d’Omaï, insulaire de la mer du Sud, ami et compagnon de voyage du capitaine
Cook, ouvrage traduit du o’taïtien par M. K***, et publié par le capitaine L.A.B. Rouen, Paris 1790. (O’R 9312).
Ces utopies fondées sur les récits des grands navigateurs du XVIIe
siècle, ont une grande responsabilité dans le développement du mythe
de «Tahiti/Paradis», même si certains auteurs ont montré des convictions totalement contraires. Mais l’image de l’Eden polynésien a prévalu
chez les amateurs d’exotisme qui ont pu poursuivre leurs rêveries dans
la lecture de romans où Tahiti devient un cadre idyllique.
Le XIXe siècle abandonne l’utopie îlienne, car les marins n’ont plus
de grandes découvertes géographiques à faire, susceptibles de stimuler
la pensée des philosophes. Ce sont les découvertes scientifiques qui lancent dès lors des savants à l’aventure à travers les océans.
Pourtant, un auteur de cette époque trouvera une place de premier
plan dans le genre grâce à un seul ouvrage.
Souvestre Emile : Le monde tel qu’il sera. Paris 1846. (inconnu
d’O’R. V. p. 823). Utopie facétieuse. Maurice et Marthe, jeunes amoureux, idéalistes, veulent connaître la civilisation en l’an 3000. Leur vœu
exaucé, ils se réveillent en sursaut :
« -… vous venez de traverser onze siècles sans vous en apercevoir.
- Se peut-il ? s’écria Maurice stupéfait.
- Et vous voilà transportés au centre de la civilisation que vous
désirez connaître, continua le génie ; nous sommes ici dans l’île
autrefois appelée Taïti.
- La Nouvelle-Cythère du capitaine Cook ? demanda le jeune
homme.
- Aujourd’hui nommée l’île du Noir-Animal, continua le dieu.
Les gros industriels du pays font fouiller le monde entier, pour se
procurer la matière première de leur commerce, et vous devez à ces
recherches d’avoir été transportés chez eux… » (p. 3)
135
�C’est à Tahiti que s’est déplacé le centre de la civilisation et du progrès ;
on y parle le « franc-anglo-tudesque » et on s’y promène en short, les
poitrines nues munies de décorations. Les différents peuples ne forment
plus qu’un Etat sous le nom de république des Intérêts-Unis.
On n’en saura pas plus sur le Tahiti de l’an 3000. Le livre se termine avec
une Marthe et un Maurice au «...cœur navré. Tous deux pleuraient sur
ce monde où l’homme était devenu l’esclave de la machine, l’intérêt
le remplaçant de l’amour… » (p. 321).
Bien après, nous trouvons encore une utopie, dans l’esprit du
XVIIIe siècle, mais dont l’anticipation pourrait lui valoir le classement
dans la catégorie Science-Fiction.
Masson Emile : Utopie des îles Bienheureuses dans le Pacifique
en l’an 1980. Paris 1921. (O’R. 9580. Inconnu de Versins).
O’Reilly écrit : « Dans un Pacifique, non localisé géographiquement,
son archipel se compose de trois îles : Atropos, l’île de l’avenir et de
la passion ; Clotho, l’île du présent et de l’action ; Lachésis, l’île du
passé et de la sagesse. Vie quotidienne, conceptions morales et religieuses, techniques de circulation, de défense et protection des
îliens. »
Enfin, une pièce de théâtre, représentée en 1935 puis publiée en
1937, apparentée au genre du Supplément au voyage de Bougainville,
de Diderot, entre également dans l’utopie.
Giraudoux Jean : Supplément au Voyage de Cook. Paris 1937.
(O’R. 9675. V. 370).
Voyages extraordinaires
Dans la littérature, les Voyages Extraordinaires prennent le pas sur
l’utopie. La réputation de certains étant déjà faite, nous nous bornons à
les citer.
Mais dès 1781, nous pouvons mettre dans cette catégorie l’ouvrage
d’un écrivain que nous avons mentionné plus haut.
136
�N° 288 • Mars 2001
Rétif de le Bretonne Nicolas Edme : La découverte australe par un
homme volant, ou le Dédale français : nouvelle très philosophique, suivie de la lettre d’un singe. Leïpsick, Paris 1781 (O’R 9295. V. p. 740 ss).
Delmotte Florent : Voyage pittoresque et industriel dans le
Paraguay-roux et la Palingénésie australe par Tridace-Nafé… 1835
(O’R 9338 V. p. 232).
Canular, selon O’R. L’Ile de la Civilisation, où circule un trolley aérien
électrique et où règne un roi en palissandre incrusté.
Robida Albert : Voyages très extraordinaires de Saturnin
Farandole dans les cinq ou six parties du monde. Paris 1879. (O’R
9476. V. p. 758 ss). Un des maîtres de la Conjecture romanesque rationnelle. Il fait une parodie des Voyages extraordinaires de Jules Verne.
Verne Jules : L’île à hélice. Anticipation. Paris 1895 (O’R 9505. V.
p.929) Une figure majeure de la littérature conjecturale (31 titres parmi
ses œuvres). Croisière pour milliardaires à bord d’une île flottante de 18
km de tour, Standard-Island, qui fait escale à Tahiti au temps de la reine
Pomare VI, un 19 octobre 19…
Verne Jules : Les frères Kip. Paris 1902. (O’R 9537. V. p. 929 ss).
Le roman serait tiré de l’affaire des frères Rorique, qui a défrayé la chronique de Tahiti. L’élément du livre qui le fait entrer dans le conjectural,
c’est que le meurtrier est confondu par son visage imprimé sur la rétine
du mort.
Maurois André : Voyages au pays des Articoles. Paris 1928. (O’R :
inconnu. V. p. 577). Un émule de Gerbault, mais avec une partenaire, part
pour Tahiti, via les Marquises et les Tuamotu. Venant d’Hawaii, une tempête saccage leur bateau ; ils atteignent l’île Maïana (inconnue) aux environs des îles Fanning, où vivent les Articoles, uniquement pour l’ART,
dans une utopie réglementée, nourris par les Béos, métis d’indigènes
polynésiens et de serviteurs européens venus avec leurs maîtres artistes.
Besogneux, admirateurs inconditionnels des œuvres littéraires ou musicales, des peintures et des sculptures, ils sont seuls à travailler et peuvent
devenir riches. Cependant, depuis quelques années, de jeunes Béos d’esprit frondeur nient l’importance des Articoles, les considèrent comme
des parasites et souhaitent en débarrasser l’île, ou tout au moins les
dépouiller de leurs privilèges et de les obliger à travailler de leurs mains.
137
�Bataille Michel : Une pyramide sur la mer. Paris 1965.
Un voyageur, ex-général napoléonien devenu pacifiste, fait naufrage sur
une île du Pacifique, qui fut visitée pendant 8 jours par un Français
(Tahiti). Pris pour un dieu par les indigènes, il leur fait construire une
pyramide gigantesque pour les détourner de leurs penchants guerriers
(V. : inconnu).
Wallace Irving (auteur américain à succès) : L’île des trois sirènes.
Trad. Paris 1965.
Une île inconnue, au sud des Australes, habitée par des descendants d’un
philosophe anglais et de sa famille venus à la fin du XVIIIe siècle, métissés
avec les habitants polynésiens vivant avec une philosophie conjugale et
sexuelle particulière, visitée par une mission ethnographie américaine
apportant les complexes sexuels de ses membres (V. : inconnu).
West Morris (auteur américain) : Kaloni le navigateur. Trad. Paris
1965.
Robinsonade sur une île inconnue, au sud-est des Marquises, trouvée
avec l’aide d’un vieux Marquisien, détenteur du mana (V. : inconnu).
Science-fiction
La démesure de cette fin de millénaire, où la réalité a parfois rattrapé et même dépassé la fiction d’hier, entraîne le développement d’une
littérature d’un genre nouveau : la Science-Fiction (SF). Elle s’appuie sur
les formidables moyens d’expression que sont la Bande Dessinée, des
périodiques et des collections « de poche ». Souvent considérée comme
de la littérature de « kiosque de gare » ou « roman TGV », au même titre
que le roman policier ou certaines séries de romans « roses », sa lecture
nous apporte cependant un foisonnement d’idées, de créations, d’inventions de toute sorte, vocabulaire, engins, lieux, humanités ou pseudohumanités, de quoi nourrir bien des phantasmes. La qualité d’écriture
est même parfois donnée en prime.
Elle fait appel bien entendu à l’Utopie et à ses variantes, l’uchronie
et la contre-utopie en utilisant les thèmes les plus variés : monstres,
robots, l’an 2000 (maintenant dépassé !), la guerre nucléaire, etc., la
liste est presque sans fin. Les voyages sont vraiment extraordinaires et
aventureux, même si les engins utilisés bénéficient des techniques les
138
��plus avancées, qui n’ont pas encore été inventées de nos jours. Le développement des technologies et des connaissances de l’Univers permettent, empruntant les thèmes classiques de la conjecture romanesque
rationnelle, de faire des voyages aux confins des galaxies pour y trouver
d’autres êtres, vivant nos utopies. Les voyages terrestres restent possibles, mais l’épopée semble alors généralement moins innovante.
Voilà la présentation des œuvres que nous avons pu découvrir, à la
Maison d’Ailleurs ou dans notre bibliothèque. Malheureusement, les
titres des ouvrages de Science-Fiction sont souvent hermétiques, peu
informatifs. Trouver, parmi des milliers de livres ceux qui concernent
notre recherche, n’est pas facile. Nous ne sommes donc pas exhaustif. vi
Armandy André : Râpa Nui. Paris 1923.
Expédition scientifique à la recherche de la souche des Incas et de leur
trésor, découverte de leur dernière descendante, nyctalope, sur l’île de
Pâques. (O’R 9589, V. p. 63).
Bitter Maurice : Les Robinsons dans le Pacifique, Paris 1985.
Enfantina : les «Robinsons du Temps» voyagent vers un Tahiti du V e s.,
déjà plein de clichés du XXe, avec un vocabulaire tahitien souvent erroné ; ils y arrivent grâce à un engin très utilisé et bien rôdé en SF, la
«machine à remonter le temps», inventée en 1895 par H.G. WELLS, idéale pour emmener des enfants dans le passé ou l’avenir. Sur place, ces
jeunes voyageurs, quatre lycéens parisiens, vivent des aventures assez
banales, parfaitement pudiques, qui ne soulèvent pas l’enthousiasme.
Maurice Bitter (1926-1998), écrivain d’inspiration polynésienne,
touche ainsi à la SF grâce à la célèbre «machine», qui aura conduit tout
d’abord les Robinsons dans la Préhistoire, puis à la guerre de Troie,
enfin dans un «Tahiti aux temps anciens» tout à fait classique, depuis
«Les Immémoriaux».
Chauvelot Robert : L’île Trajane. Mercure de France, 1er déc. 1933er
1 fév. 1934.
Titre changé en : Aïmata, fille de Tahiti. Paris 1933.
vi : Sans compter qu’il y a hésitation à attribuer certaines oeuvres à ce genre, telles que La
tête coupable de Romain Gary, ou Tahiti Jim de Jean-Marie Dallet.
140
�N° 288 • Mars 2001
Un baron désargenté et latiniste, accompagné d’Aïmata, tahitienne de
souche royale, quittent Tahiti à bord d’un yacht d’un comte italien, pour
se rendre sur une île en Océanie occidentale, l’Insula Trajana. Là vivent
des descendants d’une colonie romaine, dans le cratère de l’île, type
« Ile mystérieuse » de Jules Verne. Ils utilisent la communication télépathique par coquillages marins, les moteurs d’avion sont électriques.
(O’R 9651. V. inconnu).
Clément François : Naissance d’une île. Paris 1973.
Les rescapés d’un cataclysme mondial, sur Raevavae (sic), souche d’une
nouvelle humanité.
Dartois Yves : Le démon du bateau sans vie. Paris 1946.
L’énigme des bateaux sans vie (sorte de bateaux fantômes) : ici, des
toxines issues d’une idole marquisienne expliquent le phénomène de
façon rationnelle (O’R 9703. V. inconnu).
Serres Christian : Natia le lien. Colomiers 1999.
Dans un futur où règne un genre de «big brother» (v. : 1984, de George
Orwell) au 22e siècle, des insoumis, sur fond de légendes polynésiennes,
se retrouvent à Rurutu pour chercher un talisman qui permettra de faire
le Lien plusieurs fois millénaires entre la terre de Mu, l’Atlantide… et
d’autres, pour un renouveau de l’Homme.
Villaret Bernard : Mort au champ d’étoiles. Marabout 1970. N° 341.
Réf. à Tahiti (p. 147 & 176) : SF pessimiste. L’Humanité détruite peu à
peu par des moucherons, genre nono de Tahiti, qui ne piquent pas mais
font fuir les humains de la Terre, par conditionnement télépathique, vers
d’autres planètes qu’on leur présente avec des films aux images du Tahiti
traditionnel.
Villaret Bernard : Deux soleils pour Artuby. Denoël. 1971.
Artuby, révolutionnaire du 28e siècle, s’insurge contre l’obscurantisme
étatique (romans fabriqués par des machines, musique uniquement atonale, peinture abstraite d’état), exilé sur une planète à 2 soleils, où
vivent les descendants de Polynésiens, selon les canons du mythe, rescapés d’une fusée interplanétaire.
Villaret Bernard : Le chant de la coquille Kalasaï, constituée d’un
immense lagon parsemés d’îles, une civilisation d’humanoïdes-marsupiaux descendants de batraciens dont l’histoire, les mœurs ressemblent
141
�étrangement à celles de Tahiti. Avec sa femme, pourtant bien intégrés, ils
seront chassés de la planète par un leader favorable «aux temps
anciens», après une épidémie ayant tué tous les immigrés terriens venus
chercher la paix dans cet éden.
Villaret Bernard : Visa pour l’outre-temps. Denoël 1976.
Ecrivain de SF enlevé à Bora Bora par des hommes tous gauchers et sans
ongles venus du futur, un monde partagé entre deux civilisations utopiques, les rétrogrades et les progressistes, l’Eurafricasie et la Nordam.
Notre terre dans son choix entre la course à la croissance exponentielle
ou une solution plus heureuse conforme aux désirs des hommes.
Villaret Bernard : L’infini plus un mètre. Nathan 1981.
5 nouvelles, une concerne Tahiti : Churchill VII Rex. L’Histoire de Tahiti
frauduleusement déviée revue et corrigée au profit de Churchill VII, descendant d’un des révoltés du Bounty. De la ligne facile, pas convaincante, même s’il s’agit d’une nouvelle du genre uchronique (histoire parallèle).
Villaret Bernard : Quand reviendra l’oiseau-nuage. (collection
Super-Fiction N° 57) Albin Michel 1983.
Les événements se déroulent dans un lointain futur, dans le Verdon, mais
on y trouve des références à Tahiti. Une communauté humaine de 800
personnes, sur 100.000 environ vivant encore sur la Terre, parquée
dans une réserve des gorges du Verdon, dominée, oppressée par les
mammifères terrestres, quitte la Terre pour une autre planète, dénommée Zhiter (= Cythère), prenant « comme modèles les anciens migrateurs polynésiens, lorsqu’ils partaient vers l’est sur leurs grandes
pirogues doubles pour découvrir des archipels inconnus ».
Bernard Villaret : Pas d’avenir pour les Sapiens. Fernand Nathan
1980.
Il contient 6 nouvelles, pleines d’humour, parfois féroce. Dans « un message de la lune », on apprend que la Polynésie française abrite 58 radioamateurs dont un à Hiva Oa, qui a pu capter un message assez fugace
envoyé de la Lune, tout comme un autre de l’île de Pâques, message par
contre bien reçu par un radioamateur installé sur l’île Santa-Cruz aux
Galapagos.
142
�N° 288 • Mars 2001
Bernard Villaret, l’auteur le plus prolifique au sujet de Tahiti, apparaît aussi comme le plus fécond en Science-Fiction d’inspiration polynésienne. Ses connaissances approfondies de son pays d’adoption et de
son histoire lui ont permis de poursuivre son travail d’écrivain dans un
nouveau registre littéraire. C’est autour du «mythe polynésien» que se
développent ses utopies, transplantées parfois sur d’autres planètes,
comme il y a deux siècles Otaheite, autre planète dans l’immensité du
Pacifique inconnu. Il est du reste le seul à avoir pu incorporer nettement
Tahiti à la SF interplanétaire, s’échappant de l’image d’une Polynésie
îlienne des mers du Sud. Le voyage se fait en engin interstellaire, à propulsion ionique ou autre, mais il est cependant long, comme au bon
vieux temps de la frégate La Boudeuse. Périlleux aussi, mais il débouche
sur une planète accueillante, quoique mystérieuse.
L’humour, comme très souvent en SF, est présent dans de nombreuses situations ; la dérision n’est jamais éloignée. Et à ce propos,
remarquons qu’il devait avoir un compte à régler avec les nono de Bora
Bora, puisque dans deux romans, il les fait intervenir comme les destructeurs de l’Humanité (Le chant de la coquille Kalasaï et Mort au
champ d’étoiles).
Nous aurions aimé trouver de nombreux titres inspirés par Tahiti
chez des auteurs de Science-Fiction reconnus, tel que Silverberg, Van
Vogt ou encore Bradbury, écrivains américains les plus traduits en français, comme c’est le cas dans le roman policier. Le résultat de nos
recherches est décevant.
Nous devons nous contenter d’un roman qui touche un autre lieu
polynésien mythique, l’île de Pâques, associée à un autre mythe tout
aussi récurrent, le Mu.
Guieu Jimmy : Les sphères de Rapa-Nui. Fleuve Noir 1960.
Jimmy Guieu, pseudonyme de Claude Vauzière (1926-2000), est un nom
bien connu dans l’édition de Science-Fiction, puisqu’il a publié plus de
deux cents romans du genre. Il est cependant bien français.
Le livre en question est dédicacé : à Maeva. Ravissante vahiné…
passionnée de Science-Fiction. Hoaraa. J.G.
143
�A 150 miles à l’ouest de Rapa-Nui, dans la direction de l’archipel des
Tuamotu constitué depuis les sommets immergés du continent englouti,
les rescapés de Mu vivent dans une cité sous-marine, à 3500 m sous la
mer. Dérangés par l’onde de choc d’une explosion thermonucléaire
anglaise, ces Muens, monstrueux, s’emparent des savants d’une expédition franco-chilienne attirés avec leur bathyscaphe, puis les libèrent en
leur faisant croire que la cité est définitivement anéantie par un cataclysme naturel survenant fort à propos. Le livre se termine avec l’affirmation
que ces savants conduiront par la suite les autorités à faire interrompre
les explosions thermonucléaires sous-marines, sous peine des pires
catastrophes (le livre est daté de 1960 et n’a donc pas eu beaucoup d’influence sur l’évolution du nucléaire dans la région).
D’un roman de SF qualifié d’«Opéra de l’espace », écrit par un
auteur américain avec une grande maîtrise, nous pouvons penser légitimement qu’une problématique polynésienne est présente dans une partie, un chapitre de l’intrigue.
Simmons Dan (1948) : Les Cantos d’Hypérion. Tome 2. Pocket.
Collection Science-Fiction n° 5579. 1989. Trad. Guy Abadia.
Dans la lutte interplanétaire qui oppose l’Hégémonie aux Extros,
deux entités issues de la Terre après sa destruction, - l’Hégire -, une épisode nous parle de la planète océane Alliance-Maui où les îles sont
mobiles et migrent selon leur instinct vers la zone équatoriale où elles
trouvent le plancton dont elles tirent leur énergie. Elles sont habitées par
un peuple venu de l’Ancienne Terre, qui fait une fête, la Nuit Festive,
durant 5 semaines et se désintéresse de ce qui se passe dans le reste de
l’Hégémonie. Pourtant il y a des jeunes séparatistes qui veulent empêcher l’entrée d’Alliance-Maui dans l’Hégémonie. Après un sabotage, ils
sont traqués et anéantis, puis les îles mobiles, envahies par des millions
de touristes et les hauts-fonds équatoriaux se couvrent de plates-formes
pétrolières. Les descendants des Premières Familles vendent des œuvres
d’art et des produits d’artisanat local à des prix exorbitants.
Il est vrai que cette description peut nous faire penser à bien
d’autres paradis îliens de notre Ancienne Terre d’avant l’Hégire… Le
terme « Maui » fait le lien plutôt avec les îles Hawaii, d’autant plus que
144
�N° 288 • Mars 2001
l’auteur a écrit un autre roman de SF, intitulé Les feux de l’Eden (1994),
qui a ces îles pour cadre. L’identité du mythe du paradis polynésien attaché à Tahiti ou à Hawaii nous autorise à verser Dan Simmons à notre
dossier.
Terminons cette revue de la SF par un auteur français, grand
connaisseur de la Science-Fiction, chroniqueur au fanzine La Geste et
sur le site Internet Icarus.
Millemann Jean : Bienvenue sur Fumeterre. Cylibris Editions.
1998
Dans un futur indéterminé, sur une planète qui ne s’est pas toujours
appelée Fumeterre, planète dépotoir de « l’Imparium », où les pluies
sont acides, vivent des êtres mutants ou dégénérés de tout acabit. Une
ambiance de bas-fonds new-yorkais, des situations de polar américain
noir dans un avenir que certains nous prédisent, font hésiter à recommander ce livre à des lecteurs non avertis.
Les chapitres sont autant de nouvelles qui nous présentent les différents
personnages de ce roman. Ils évoluent dans des lieux aux noms anglosaxons, utilisant parfois un vocabulaire de néologismes ou de verlan et
des termes de «cybernautes».
Et Tahiti dans tout ça ?
Presque tous les habitants de Fumeterre consomment régulièrement un breuvage que l’on nomme «jus». Composé d’ingrédients divers
auxquels sont ajoutés des «amphés» ou des «hallus», ce «jus» permet
de rêver et par-dessus tout, il donne de l’espoir. Et les rêves conduisent
immanquablement à… Papeete «...là où il fait toujours beau,...ce lieu
magique où les palmiers sont éternellement verts, où de splendides
vahinés vous accueillent avec leur peau d’abricot mûr et chaud à
souhait, les bras chargés de fleurs, un sourire magnifique aux
lèvres ». «... bien que Tahiti soit depuis belle lurette engloutie par les
flots, on peut encore faire rêver les gens de Papeete».
145
�La bande dessinée
Née au milieu du XIXe siècle, tout d’abord d’Epinal, puis illustré
pour la jeunesse (les Pieds Nickelés, par ex.), elle connaît une «explosion» en Amérique dans les années 1920. Nombreuses sont les BD qui
ont recours à la conjecture romanesque rationnelle. La Bande Dessinée
évolue, progresse avec la même vitalité que la Science-fiction. Ces deux
genres sont des sœurs, des complices.
La BD a, en un siècle, connu un développement considérable, sa
production est immense. Elle aborde tous les thèmes de la littérature,
mais elle trouve son imagination la plus féconde dans la Science-Fiction.
La Polynésie, Tahiti avec leurs mythes paradisiaques, leurs légendes,
mais aussi avec leurs paysages, entrent donc dans plusieurs BD à caractère conjectural («Norbert et Kari», de Godard, «Pacific Sud» de
Macedo, par ex.).
Nous avons cependant renoncé à l’incorporer dans ce modeste
article. Nous estimons qu’elle est digne d’une recherche et d’un développement spécifiques.
La Polynésie - Tahiti
Dans l’Utopie du XVIIIe siècle, Tahiti est un concept géographique ;
il s’agit d’une île, exotique et récemment découverte dans ce Pacifique,
longtemps Terra incognita. Dans les relations des découvreurs, les descriptions sont dithyrambiques, mais les gravures qui les illustrent sont
loin de la réalité colorée que nous connaissons aujourd’hui dans notre
civilisation de l’image. Dans un livre sur la nature tropicale et de son
influence sur la poésie, Ferdinand DENIS écrit en 1825 :
«... quand les premiers navigateurs qui vont visiter la Polynésie
nous parlent des émotions qu’ils éprouvèrent, quoiqu’ils n’aient
point l’art de transporter avec eux l’esprit de leurs lecteurs comme les
grands écrivains…, les scènes qu’ils retracent sont par elles-mêmes
si ravissantes, les lieux qu’ils dépeignent sont tellement enchanteurs
que la vérité fait pour eux ce que le talent leur refuse ». vii
vii : Ferdinand Denis : Scènes de la nature sous les tropiques et leur influence sur la poésie...,
Paris 1825, p. 335.
146
�Mr. Atout, académicien, en l’an 3000 (frontispice de l’ouvrage d’Emile Souvestre, 1846)
Voir p. 135.
Document Messeiller.
�Les hommes, et les femmes surtout, qui l’habitent, les Otaïtiens, attireront d’emblée l’attention, l’intérêt des lecteurs de Bougainville, de
Cook, de leurs accompagnateurs et des apocryphes parfois. Leurs morphologies étaient conformes aux canons de beauté hérités de la Grèce
antique. Et leur mœurs, observées brièvement (huit jours, par exemple,
pour Bougainville) dans une méconnaissance totale du langage, permettront de croire à la découverte du «bon sauvage». Les écrivains, penseurs, philosophes allaient de bon cœur s’emparer des lointains
Tahitiens mystérieux et bien incapables de les contredire, pour leur faire
endosser leurs utopies, et du même coup, les charger de mythes.
Avec les voyages extraordinaires, la Polynésie et Tahiti sont bien
situés géographiquement dans l’immensité du Pacifique central, d’où il
est cependant facile de faire surgir une île jusqu’alors inconnue Jules
Verne va donner, à l’occasion de l’escale à Tahiti de son Ile à hélice, une
description bien documentée du Papeete au temps de la reine Pomaré.
Il la fera aussi croiser à travers les Tuamotu et les Marquises.
Les Tahitiens, convertis par les missionnaires, ont perdu leur vertu
de «bon sauvage», mais ont conservé quelques pouvoirs mystérieux tels
que le mana et le sens de la navigation. La facilité des mœurs et la vahiné trouvent souvent leur place dans le romanesque.
La Science-Fiction, dont la rédaction est bien ancrée dans notre
siècle, avec la réminiscence des voyages de découvertes dont la réalité
est maintenant dépassée, fait revivre ce passé glorieux et même un passé
récent parfois, dans une Polynésie, un Tahiti transplantés ailleurs, dans
l’espace et/ou dans le temps. Le Tahitien et la vahiné sont là aussi, avec
tous leurs attributs mythiques.
Daniel Margueron, dans son analyse de La tête coupable écrit :
Avec la tête coupable, Romain Gary fait une œuvre de liquidation littéraire : l’avenir lui donnera-t-il raison ou tort ? viii
viii : Daniel Margueron : Tahiti dans toute sa littérature, Paris 1989, p. 316
148
�N° 288 • Mars 2001
Bonne question. Bernard Villaret a voulu et a su l’éluder ; mais c’est
l’une des prérogatives de la Science-Fiction.
Dans Bienvenue sur Fumeterre, la réalité qui nous est présentée se
rattache à rien que nous connaissons ou que nous pourrions reconnaître. Et pour le lecteur, seul le rêve a une réalité, est connu, désigné,
situé Tahiti, avec ses emblèmes Papeete, la vahine et son corps souple
et chaud, les fleurs, le lait de coco et les poissons grillés, les vagues qui
déferlent doucement sur les plages. L’aboutissement du Mythe. Son
chant du cygne ?
Curieusement, c’est Papeete qui prend la vedette. Elle est mentionnée une bonne vingtaine de fois, alors que Tahiti n’est cité qu’à deux
reprises. Ainsi ne devient-il pas encore en archétype écrit en minuscules.
Pas encore ? Dans le film de Luc Besson Le cinquième élément,
Bruce Willis débarque, au XXIIIe siècle sur la planète Paradise, quelque
part dans la galaxie. Il y est accueilli par un groupe de musiciens tout ce
qu’il y a de plus tahitien, guitares, ukulele, aue, aue, dans une ambiance
composée par une foule de jeunes femmes en pareo couronnant avec
des colliers de fleurs (artificielles) les touristes sortant de la fusée.
Quelques secondes d’un film de Science-Fiction, vu par plusieurs
dizaines de millions de spectateurs. Nous ne sommes pas loin de la
consécration, mais faut-il nous en réjouir ?
Gérard Messeiller
BIBLIOGRAPHIE
Outre les ouvrages cités,
Nicolas Bricaire de la Dixmerie : Le sauvage de Taïti aux Français, avec un envoi au philosophe
ami des sauvages. Rééd. De 1770. Tahiti 1989.
Romain Gary : La tête coupable. Paris 1968.
Jean-Marie Dallet : Tahiti Jim. Paris 1979.
Patrick O’Reilly : Tahitiens. Paris 1975.
Patrick O’Reilly, Edouard Reitman : Bibliographie de Tahiti et de la Polynésie française. Paris
1967.
Eric Vibart : Tahiti, naissance d’un paradis au siècle des lumières. Bruxelles 1987.
Henri Jacquier : L’abbé Baston, précurseur des romanciers océaniens. BSEO n° 79. Papeete
juin 1947.
Michèle Polak : Les fictions littéraires autour de Tahiti. ds : La découverte géographique à travers le livre et la cartographie. Bordeaux 1997 (Société des Bibliophiles de Guyenne).
Jean Scemla : Une navigation bibliothécaire océanienne. BSEO n° 228. Septembre 1984.
Jean Gauthier : Tahiti dans la littérature française à la fin du XVIIIe siècle. JSO n° 3. Paris 1947.
149
�COMPTE-RENDU D’OUVRAGE
Baert, Annie, Le Paradis Terrestre, un mythe espagnol en Océanie. Les voyages de
Mendaña et de Quiros 1567-1606, Mondes Océaniens, L’Harmattan, Paris 1999, 352
p., 4 cartes
Cet ouvrage est agréablement écrit et la plus grande partie se lit aisément.
Mme Baert possède un talent pour raconter les histoires embrouillées, si souvent
irrationnelles, que provoquent les comportements espagnols dans des expéditions
préparées à la diable et où la plupart des participants n’étaient là que par esprit de
lucre.
L’auteur aurait aimé donner une meilleure image des navigateurs espagnols. Le
mode de vie décrit donne pourtant l’impression de voir se dérouler une bande dessinée de la série Guy l’Eclair, se situant sur des planètes inconnues, relevant d’un univers irréel qui n’a pu exister en vérité, tant il semble constitué d’inconséquences, de
faux semblants, d’hypocrisies, de calculs sans espoir et de cruauté. Issus des colonies sud-américaines crées sur des torrents de sang indien, ces gens étaient aussi
lâches qu’ils pouvaient être implacables. A n’avoir pu être réduits au rang des
Indiens, les Océaniens y ont gagné le prix qu’ils auraient eu à payer si les
Conquistadores s’étaient installés chez eux. On notera qu’au tout début du dix-neuvième siècle, des «traders» isolés, se mariant localement et acceptant de confier leur
sécurité à leurs voisins océaniens, réussiront mille fois mieux que ces arquebusiers
massacreurs paniqués à chaque pas.
Telle qu’elle est exposée ici, l’histoire elle-même montre d’ailleurs en fin de
compte que le thème théorique de l’ouvrage, le paradis terrestre en Océanie vu par
les Espagnols, est très artificiel, fait des arrangements apportés à la réalité décrite
par les auteurs des relations officielles, de façon à justifier et le gachis des expéditions passées et le projet lancinant d’en organiser de nouvelles.
Tout ceci était très bien connu, y compris dans une grande partie du détail relevé par Mme Baert, grâce à une tradition britannique déjà ancienne de se pencher sur
les sources espagnoles et d’en interpréter les détails par rapport à une connaissance
précise du terrain océanien, en particulier aux îles Salomon. Ces études en anglais,
dont celles du père Celsus Kelly, ne sont citées par l’auteur que pour une partie
d’entre elles, les plus connues, et encore pas toutes. On en trouve une liste détaillée
dans sa bibliographie, mais elle ne les utilise guère dans le corps de son texte, ce qui
est regrettable. Un gros travail d’interprétation avait déjà été réalisé, dont le lecteur
français ainsi ne bénéficie pas.
Flash Gordon (en français Guy l’Eclair) est né le 7 janvier 1934 sous la plume précise, élégante
et inégalée d’Alex Raymond (1909-1956) ; ce classique de l’âge d’or de la bande dessinée développe dans les paysages non cartographiés de la planète Mongo la lutte du droit et de la justice
face à la tyrannie et à la cruauté de Ming ou de Brazov jusqu’en avril 1944, date à laquelle le
dessinateur rejoint le corps des Marines à bord du porte-avions Gilbert Islands rattaché à la 3e
flotte du Pacifique.
150
�N° 288 • Mars 2001
La connaissance se conquiert par étapes, et à chaque niveau on rencontre des
auteurs plus anciens, bons ou médiocres. Le consensus international, depuis plusieurs siècles, est que l’antérioriré d’un auteur sur tel ou tel point, élément du savoir
nouveau à ce moment-là, doit être respecté et cité comme tel. Une discipline neuve
comme la géographie culturelle prétend aujourd’hui faire table rase de ce consensus
et présenter les résultats d’autrui comme les siens propres et sans les citer dans le
corps de son discours. Ce n’est pas un exemple à suivre. La méthode scientifique
eut consisté à faire partir l’analyse, en chaque cas, du point atteint par les auteurs
britanniques, et d’y ajouter le peu de considérations originales que l’on pouvait en
réalité ajouter à un dossier déjà fort convenablement traité. La facilité de lecture en
eut peut-être été atteinte, mais pour la thèse de doctorat à l’origine de cet ouvrage,
cela aurait dû imposer. En principe, c’est ainsi que l’on écrit l’Histoire.
Mme Baert nous fournit, sans dire clairement qu’elle en aurait compris l’importance, des inventaires de marchandises embarquées. Il en ressort que les Espagnols
avaient cru avoir à faire à des sauvages dans la vision occidentale et s’étaient encombrés d’une masse de verroterie, de colifichets et de babioles que les Océaniens ont
méprisé. Les navigateurs ne réussissaient pas à les échanger contre des vivres frais.
Par contre ils n’avaient pas pris avec eux assez de haches, de couteaux, qui auraient
justement permis cet échange dont ils avaient tant besoin. Peut-être voulaient-ils les
réserver pour des présents aux chefs, ou craignaient-ils que les outils donnés aux
insulaires ne soient transformés en armes et retournés contre eux. D’où le recours
en désespoir au pillage des champs qui leur a causé tant de problèmes partout en
provoquant la révolte des cultivateurs intéressés. L’expédition de la Korrigane en
1934 a montré la même réaction des insulaires qui refusaient avec mépris les
babioles qu’on leur proposait et exigeaient du bon argent anglais, en pièces sonnantes et trébuchantes. Les provisions de verroterie de l’expédition ont fini, après
guerre, dans une poubelle du Musée de l’Homme. Quatre siècles du maintien de la
même innocence européenne ! Que ce soit des Indiens ou des Océaniens, on les a
toujours pris pour ce qu’ils n’étaient pas.
Mme Baert a eu raison de se tourner vers les sources espagnoles authentiques,
mais a présumé de sa capacité de les interpréter seule. Un exemple : Colin JackHilton s’est donné la peine, sous l’égide de l’Université Nationale Australienne de
Canberra, de répéter, dans un yacht à voiles, toutes les allées et venues des
Espagnols aux Salomons, de façon à réaliser le répérage de leurs atterrages précis
depuis la mer, en pouvant suivre ainsi au détail près la relation espagnole. Cela valait
la peine d’une mention. De même l’auteur ne s’est-elle pas intéressée aux travaux
des naturalistes anglais soit aux Salomons, soit sur Espiritu Santo au Vanuatu, pas
plus qu’aux miens sur la même île, où j’avais appris qu’une vallée, où les marins et
soldats de Quiros avaient pillé les champs et massacré les Canaques rencontrés qui
prétendaient s’y opposer, avait depuis été considérée comme maudite et laissée
entièrement à l’abandon, sans cultures ni habitats, trop de sang y ayant été versé,
quatre siècles durant.
Toute cette connaissance accumulée lui manque lorsqu’elle se met à interpréter
un récit espagnol fort imprécis quant à ce qu’il pourrait apporter pour la connaissance de l’ethnographie locale, dont celle des armes utilisées ou celle des plantes cultivées. Mme Baert ne s’est pas donnée là les moyens d’analyser et tombe facilement
151
�à faux alors qu’elle aurait pu l’éviter en se donnant une formation complémentaire.
Son choix de parler de partout à la fois engendre plutôt la confusion. Il est bien de
fournir toutes les sources possibles sur tel ou tel point, mais cela vire parfois à la
cacophonie lorsques les écrits sont tous aussi imprécis, sinon inutiles. Les
Espagnols auront été trop souvent de bien piètres observateurs, ou de bien piètres
scribes de leurs observations.
A la page 223 parler d’eau de coco fermentée utilisée est une approximation.
Celle-ci n’est jamais bue, mais tout au moins à Taumako et dans les autres «retours
polynésiens», et donc dans les districts en rapport avec eux, les gens savaient utiliser l’inflorescence du cocotier pour en tirer un liquide qui fermentait très vite, provoquait une ivresse rapide mais fournissait une quantité considérable des vitamines
indispensables à la survie.
Voir, p. 228, des patates douces (Ipomoea batatas), ou un tubercule de la
même famille, à Santo, dont la liane était guidée par des tuteurs, est une aimable
plaisanterie. La patate douce, dans la région, quand elle existe, est laissée à courir
sur le sol. Les tuteurs, de toutes formes, sont partout réservés à l’igname. Il y a certainement confusion ici avec la variété d’igname à chair douceâtre (walei, warei), qui
existe partout parallèlement aux autres variétés, et qui est par ailleurs celle décrite
par Bronislaw Malinowski (Dioscorea esculenta et non Dioscorea alata). Ces tubercules sont plus petits et arrondis, ce qui a pu les faire confondre avec ceux de la patate douce. Celle-ci n’a été introduite au Vanuatu que par les évangélistes polynésiens
au début du siècle dernier. Sa présence à ce moment-là aux îles Salomon paraît fort
douteuse.
Le discours botanique espagnol peut porter à erreur. En particulier en ce qui
concerne l’existence parallèle, partout sur ces côtes, du fruit du pandanus comestible (la description p. 231), en même temps que du fruit de l’arbre à pain (la description p. 230), aisément confondus ainsi sur le papier du fait de leur décor très
proche malgré la différence d’échelle.
Mme Baert ne semble pas savoir que la Mélanésie a été la région d’élection où
cocotiers, bananiers et cannes à sucre se sont constitués en plantes cultivées. Ils s’y
sont transportés en direction de l’Indonésie, d’où les Portuguais, admirables diffuseurs de matière végétale, les ont portés partout sur les côtes de la zone intertropicale. Le fait qu’elle n’ait pas utilisé le Barrau et Massal, fort pratique parce que très
bien illustré, est difficilement compréhensible, en plus d’ailleurs des ouvrages de
Barrau publiés par le Bernice Pauahi Bishop Museum : Subsistence Agriculture in
Melanesia et Agriculture in Polynesia and Micronesia (1958 et 1961).
Les champs irrigués sur les pentes de Guadalcanal étaient dévolus à la culture
du taro. A Santo, les champs d’ignames, de bananiers et de cannes à sucre, sont
entourés effectivement d’épaisses palissades mêlant bois et pierres pour les protéger contre les porcs sauvages.
Les puits tels que ceux décrits à Santa Cruz sont connus dans tous les points
du Pacifique établis dans la même position d’une dune côtière emprisonnant en
arrière une nappe phréatique que l’on atteint par un puit ou que l’on utilise pour des
tarodières irriguées suivant sa profondeur par rapport au sol, à moins que la nature
n’ait disposé là un marécage difficilement utilisable. Selon la marée et selon le lieu,
on obtient de l’eau douce ou de l’eau saumâtre.
152
�N° 288 • Mars 2001
Il n’y a pas d’huile tirée du tronc d’un arbre, mais de l’huile de coco tirée de
l’amande de coco brisée en fragments par flottation de l’huile sur l’eau bouillante
dans de grandes poteries coniques, ou dans de grands plats en bois profonds où l’on
jette des pierres chauffées à blanc.
A Guadalcanal, comme partout en Mélanésie (à l’exception de la NouvelleCalédonie), les fosses en terre contiennent des fruits d’arbre à pain rôtis et épluchés
avant d’être enterrés pour plusieurs mois dans une fosse où ils sont protégés de la
terre par des épaisseurs de feuilles de bananier. Les Espagnols n’ont pas eu le temps
de comprendre que les feuilles des toits étaient généralement tirées des palmes de
palmier sagoutier, ce dernier cultivé dans des zones humides où les navigateurs
n’étaient peut-être pas portés à vouloir aller, à cause des moustiques, la moelle du
tronc fournissant une fécule extraite partout.
La vision des armes canaques relève de imprécision habituelle (p. 254 ss). Il y
a constamment confusion entre les lances, avec lesquelles on frappe d’estoc, et les
sagaies lancées à la main à faible distance, avec ou sans propulseur.
Mme Baert croit, comme toute la littérature coloniale française, à l’existence de
«casse-têtes». Il s’agit en réalité de massues, portées à l’épaule grâce à une ganse
ornementale en même temps que solide, à tête globuleuse, ou aplatie (mais comportant dans ce cas une arête plus ou moins centrale), et dont on se servait en frappant
d’estoc, et jamais sur la tête de haut en bas (ce mouvement empêcherait de parer les
coups de l’adversaire et mettrait le porteur en danger, en plus de la difficulté due à
la dureté des crânes). Le but de l’opération était toujours de frapper au sternum, ou
à la tempe si c’était possible. Les formes diverses de ces massues correspondent à
des style locaux très caractérisés. Des têtes de massues en pierre polies, discoïdes
ou en boules, se rencontrent en Papouasie, aussi bien à l’est qu’à l’Ouest, mais parler
de têtes métalliques est confondre la patine de la pierre polie avec la présence de
métal.
La présence de l’arc est constante jusqu’au Vanuatu. Il n’y a jamais d’empennage des flèches. Les pointes sont en os humain ou en bois dur. Elles ne sont jamais
trempées dans un poison végétal. Les pointes en os peuvent avoir conservé des bactéries. Elles ont pu aussi être trempées dans un cadavre en putréfaction, ce qui les
rendait dangereuses. Les pointes des lances peuvent être en matières identiques, ou
aussi en dard de raie.
Les boucliers des Salomons ne sont pas en bois, mais en vannerie, en particulier sur Guadalcanal. Ceux de Nouvelle-Guinée sont en bois, lorsqu’ils existent. Il en
est de toutes les dimensions et de toutes les formes et décors.
S’il est intéressant d’avoir l’indication que les métiers à tisser des îles Santa
Cruz étaient déjà en place au passage des Espagnols, leur présence à Sikaiana n’est
pas claire dans le fragment de texte cité. Le passage de Quiros sur les porcs castrés
à Santo est inexact, il s’agit en réalité d’un élevage spécifique de porcs androgynes,
dits narave, pour lesquels les éleveurs canaques jouaient d’une génétique animale
empirique et non du couteau du chirurgien. Cela est fort bien connu depuis Félix
Speiser (1913 et 1923) et Baker (1929).
A la page 301, l’affirmation que les pirogues à balancier n’existent que dans les
îles des Salomons non visitées par les Espagnols est inexacte. Les grandes pirogues
monocoques bénéficiant de formes de présentation publique spectaculaires sont
153
�utilisées pour la pêche au large et les voyages inter-îles, les petites pirogues à balancier sont cachées dans les coins et servent à passer les rivières et à la petite pêche
le long de la côte. Mme Baert ignore le fait que le père Neyret a été missionnaire aux
îles Fiji et en Nouvelle-Calédonie, mais pas aux Salomons, ce qui amène à compléter
son information pour les Salomons et la Nouvelle-Guinée, puisqu’il n’est là que compilateur. Elle aurait dû consulter aussi le Haddon et Hornell, plus ancien, mais correspondant à une expérience de terrain complémentaire de celle du père Neyret.
L’identification des îles connues par les marins de l’île de Taumako, page 308,
est présentée comme effectuée par l’auteur. Ces mêmes identifications se retrouvent
dans un développement sur le même sujet par Richard Feinberg datant de 1995, non
cité, lequel ne disait peut-être pas non plus des choses entièrement originales, étant
donné les interprétations plus anciennes de lord Amherst et de sir Basil Thomson,
aidés à l’époque par le premier Résident britannique aux Salomons, Charles
Woodford. Cette forme de présentation, qui permet de tout imaginer, est en principe
à exclure. Pareil travail d’interprétation ne se réalise jamais en un seul jour.
Les cheveux blonds ou roux vus par les Espagnols sont dus à une décoloration
à la chaux, pratiquée partout. Grâce au ciel, ils n’ont pas cru voir en plus des yeux
bleus. Dans tous les cas un très grand nombre d’enfants océaniens ont les cheveux
plus clairs à la naissance et qui fonçent par la suite.
A la page 306 : les lames de coquillages sont taillées dans du tridacne et se rencontrent dans toutes les îles de ce que l’on désigne comme les «retours polynésiens» (Polynesian outliers) et ce jusqu’au centre du Vanuatu. Elles doivent être
aiguisées constamment. Les Espagnols n’ont pas eu non plus le temps de s’apercevoir que, dans toute la région, le gros du travail de taille était réalisé dans du bois
vert en conduisant très précisément et habilement une combustion lente, sans flamme, les lames d’herminettes servant à nettoyer ce qui avait été consumé.
Les intrigues visiblement provoquées par la présence des Espagnols, les uns
se présentant comme alliés et décrivant les autres comme de dangereux comploteurs, cruels et cannibales, révèlent une situation qui s’est reproduite partout, les
navigateurs accueillis chaleureusement dans un lieu pouvant être attaqués dès qu’ils
font mine de vouloir en visiter un autre. Les divers écrits traitant de cet aspect du
premier contact ne sont visiblement pas connus de l’auteur, même en français.
Il est étrange que Mme Baert n’ait pas plus approfondi ce qui a toujours été la
motivation principale des Espagnols : la recherche de l’or. Sa présence, et son exploitation à la manière espagnole de l’époque, aurait créé tout autre chose que le paradis
insulaire qui est le thème de l’ouvrage. Or Mendaña avait emmené des prospecteurs
originaires des régions aurifères d’Espagne, qui lui dirent qu’il y avait selon eux à
Guadalacanal des traces de la présence d’or. On s’est moqué des Espagnols depuis,
l’or de Guadalcanal, que personne n’avait jamais trouvé, passant au niveau du mythe.
Des géologues sud-africains, travaillant à partir d’une théorie originale des conditions de la naissance des filons aurifières, ont mis pourtant récemment en évidence
la présence de masses d’or à Guadalcanal. Une mine importante vient d’ouvrir sur
l’île, qui a dû arrêter provisoirement son fonctionnement à cause des troubles
récents internes à Guadalcanal. Les Espagnols avaient eu là raison.
Jean Guiart
154
�N° 288 • Mars 2001
RÉFÉRENCES
NON
CITÉES
PAR
L’ A U T E U R
Baker, John, R., 1929, Man and Animals in the New
Hebrides, Routledge, Londres (concerne Espiritu Santo)
Barrau et Massal, Les plantes cultivées du Pacifique Sud,
Publications de la Commission du Pacifique Sud
Dening, Greg, 1962, «The Geographical Knowledge of the
Polynesians and the Nature of Interisland Contact», in :
Polynesian navigation, a Symposium on Andrew Sharp’s
Theory of Accidental Voyages, éd. par J. Golson,
Polynesian Society Memoir n° 34, Wellington, p. 103-153
Donner, William W., 1995, «From Outrigger to Jet», et
Feinberg, Richard, «Seafaring in the Contemporary Pacific
Islands», in : Seafaring in the Contemporary Pacific
Islands, Studies in Continuity and Change, Northern
Illinois University Press, Dekalb
Guiart, Jean, 1958, Espiritu Santo (Nouvelles-Hébrides),
Plon, Paris (pour une tradition mélanésienne des massacres espagnols)
Haddon, A. C. et Hornell J., 1936-1938, Canoes of Oceania, 3 vols, Bernice Pauahi Bishp
Museum Special Publications n° 27-29, Honolulu
Marshall, A. Jock, 1937, The Black Musketeers. The Work and Adventures of a Scientist on a
South Sea Island ar war and in Peace, Heinemann, Londres et Toronto (concerne Espiritu
Santo)
Naval Intelligence Division, 1945, Pacific Islands, Geographical Handbook Series, 3 vols.
Londres (contient une interprétation des souces historiques qui est le résultat d’un travail collectif soigneusement réalisé île par île et dirigé personnellement pendant la guerre par sir
Raymond Firth ; il couvre tous les points géographiques cités par Mme Baert)
Oliver, Douglas, 1989, Oceania. The Native cultures of Australia and the Pacific Islands, 2 vols,
Hawai’i University Press, Honolulu
O’Reilly, Patrick et Reitman, Edouard, 1967, Bibliographie de Tahiti et de la Polynésie française, Publications de la Société des Océanistes n° 14, Paris
Speiser, Felix, 1913, Two years with the natives of the Western Pacific, Londres 1923,
Ethnographische Materialen aus den Neuen-Hebriden und den Banks-Inseln, Bâle
Taylor, C. R. H., 1965, A Pacific Bibliography, Printed matter relating to the native peoples of
Polynesia, Melanesia and Micronesia, Clarendon Press, Oxford
Woodford, Charles M. 1890, A Naturalist among Headhunters in the Solomon Islands, 1886,
1887, 1888, Philip, Londres (Woodford deviendra le premier Commissaire-Résident britannique du Protectorat des îles Salomon ; il était allé partout, à pied et en pirogue)
Yen, D. E., 1974, The Sweet Potatoe and Oceania, Bernice Pauahi Bishop Museum Bulletin
n° 236, Honolulu.
Il s’y ajoute la masse des ouvrages et articles traitant de l’ethnographie locale et de l’agriculture traditionnelle aux Salomons, à Santa Cruz et au Vanuatu, qui auraient été consultés avec
avantage.
155
��Le mot du président
Ce Bulletin n°288 est le premier de cette année 2001 et le signe de la continuité dans
un nouveau siècle et millénaire – le tout premier numéro n’a-t-il pas paru en mars
1917 ?
Le conseil d’administration de la Société des Etudes océaniennes s’est réuni le 31 janvier
et il a fallu 3 sessions pour épuiser l’ordre du jour initial :
• fixer d’abord la date de convocation de l’assemblée générale au mercredi 6 juin à 17 h
dans la salle de conférence des Archives territoriales (et éventuellement au mercredi 20
juin en cas de non-quorum) ; les membres de notre Société qui voudraient poser leur
candidature au conseil sont les bienvenus ;
• prendre acte, avec un pincement au cœur, de la disparition du conseil d’administration
du Centre polynésien des Sciences humaines – et du Centre lui-même – dans le cadre
d’une restructuration du paysage culturel, et de la recomposition d’un C. A. réduit d’un
Musée de Tahiti et des îles (là où siègeaient 6 membres de notre Société ne se retrouvent
plus dorénavant que… 2) ;
• continuer nos publications (le Bulletin bien sûr et, dans un cadre différent, éditer un
texte inédit de Douglas Oliver comparant les âges de la vie à Hawaii et à Tahiti à la fin du
XVIIIe siècle, poursuivre les travaux du tomana Jourdain sur l’histoire de la dénomination de nos îles grâce à la thèse de F. Rossoni et réimprimer, pour la dixième fois, le
Dictionnaire de la langue tahitienne, le très familier Tepano) ;
• clarifier la situation des tableaux de la Société prêtés initialement au temps du
Dr Moortgat ou empruntés en juin 2000 ; en effet si nos objets ou nos tableaux ont été
confiés au Musée de Tahiti il y a plus de 20 ans, ils n’ont pas vocation à rester dans ces
réserves même bien conditionnées ; s’ils vivent du regard des spectateurs et du public en
général, ne faut-il pas aussi rappeler leur l’histoire (et celle de notre Société) en inscrivant… “Collection S.E.O.”? ;
• compléter nos collections d’ouvrages bien sûr, mais aussi celles des journaux (par
exemple grâce au legs Yxemerry, son ancien directeur de publication, qui a mis à notre
disposition tous ses exemplaire du Courrier des EFO – Te Ve’a o Oteania, qu’il en soit
éminement et vivement remercié!) ou encore d’albums de photographies (où se trouve
celui des “Indigènes de Rapa” ?).
C’est ainsi que la Société vient d’acquérir un album relié de près de 200 photos originales commentées au crayon par son auteur, un officier encore anonyme, intitulé
“Campagne du Pacifique 1902-1904”, véritable voyage dans le temps et dans l’espace à
bord de la Zélée qui commence à Auckland (août 1902), se poursuit aux Fidji puis aux
Marquises (octobre 1902), aux Tuamotu (Raroia et Hao après les cyclones de 1903), à
Rapa (septembre et décembre 1903) et se termine à Raivavae (janvier 1904), sans
oublier les tournées dans les îles Sous-le-Vent ou les visites à Tahiti même…
Ne serait-ce pas matière à fêter dans nos Bulletins certain centenaire de 2002 puis de
2003 ou même prétexte à exposition ?
Le président
R. Koenig
���PUBLICATIONS
DE LA SOCIETE
DES ETUDES OCEANIENNES
Prix réservés aux membres
En vente au siège de la Société,
aux Archives Territoriales.
•Dictionnaire marquisien “Dordillon 1904”
•Dictionnaire de la langue tahitienne,
par Tepano Jaussen (9ème édition)
•Catalogue des titres parus aux Bulletins de la S.E.O.
1917 - 1997
1.500 FCP
1.500 FCP
1.500 FCP
•Etat de la société tahitienne à l'arrivée des Européens,
par Edmond de Bovis
1.000 FCP
•Journal de James Morrison, second maître à bord de la Bounty,
traduit par Bertrand Jaunez
1.500 FCP
•Les cyclones en Polynésie française (1878-1906),
par Raoul Teissier
1.000 FCP
•Chefs et notables des Etablissements français d'Océanie
au temps du Protectorat (1842-1880),
par Raoul Teissier
1.000 FCP
•Colons français en Polynésie orientale,
par P.-Y. Toullelan
1.000 FCP
•Les Etablissements français d'Océanie en 1885
(numéro spécial 1885-1985)
1.500 FCP
•Moruroa, aperçu historique 1767-1964,
par Christian Beslu
1.000 FCP
•Généalogies commentées des arii des îles de la Société,
par Mai'arii
1.000 FCP
•Tahiti au temps de la reine Pomare,
par P. O'Reilly
1.500 FCP
•Mémoires de Marau Taaroa,
par Takau Pomare
1.500 FCP
•Tahiti 40,
par Emile de Curton
1.000 FCP
•Archéologie des Nouvelles-Hébrides,
par José Garanger
3.000 FCP
•Alexandre Salmon et sa femme Ariitaimai,
par Ernest Salmon
1.500 FCP
•Collection des numéros disponibles des Bulletins de la S.E.O. : 200.000 FCP
��Le bâton de Rurutu,
«courbé et façonné»,
est cité pour la
première fois le 17
avril 1926 (B.S.E.O.
n° 14) puis décrit par
l’archéologue Kenneth
P. Emory d’abord en
octobre 1927
(B.S.E.O. n° 21)
d’après un dessin de
Louise Goupil,
puis en février 1932
(B.S.E.O. n° 42).
La crosse de jeu a été
confiée au Musée de
Tahiti et des îles.
ISSN 0373-8957
�
Dublin Core
The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Title
A name given to the resource
Bulletin de la Société des Études Océaniennes (BSEO)
Description
An account of the resource
La Société des Études Océaniennes (SEO) est la plus ancienne société savante du Pays. Depuis 1917, elle publie plusieurs fois par an un bulletin "s’intéressant à l’étude de toutes les questions se rattachant à l’anthropologie, l’ethnographie, la philosophie, les sciences naturelles, l’archéologie, l’histoire, aux institutions, mœurs, coutumes et traditions de la Polynésie, en particulier du Pacifique Oriental" (article 1 des statuts de la SEO). La version numérique du BSEO dispose de son ISSN : 2605-8375.
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
2605-8375
Text
A resource consisting primarily of words for reading. Examples include books, letters, dissertations, poems, newspapers, articles, archives of mailing lists. Note that facsimiles or images of texts are still of the genre Text.
Établissement
Université de la Polynésie Française
Dublin Core
The Dublin Core metadata element set is common to all Omeka records, including items, files, and collections. For more information see, http://dublincore.org/documents/dces/.
Title
A name given to the resource
Bulletin de la Société des Études Océaniennes numéro 288
Description
An account of the resource
Articles
- Douglas Oliver : Jeux et sport en Polynésie ancienne 2
- Paul-Emmanuel Boulagnon : La grippe espagnole à Tahiti en 1918 - Extrait des cahiers de Berthe Rougier 12 nov. 1918-1er janv. 1919 16
- Ricardo Pineri : Clairière de soleil - Figures de la Polynésie de l'oeuvre de Melville 44
- Jean-François Durban : Illusion et réalité : le contact ou de la théâtralité en 1595 64
- Henri Vernier : L'école - Te fare haapiiraa 126
- Gérard Messeiller : La Polynésie, Tahiti et la "conjoncture romanesque rationnelle" 132
Compte rendu
Annie Baert, Le Paradis terrestre, un mythe espagnol en Océanie. Les voyages de Mendana et de Quiros 1567-1606 150
Source
A related resource from which the described resource is derived
Société des Études Océaniennes (SEO)
Publisher
An entity responsible for making the resource available
Société des Études Océaniennes (SEO)
Date
A point or period of time associated with an event in the lifecycle of the resource
2001
Date de numérisation : 2017
Relation
A related resource
http://www.sudoc.fr/039537501
Format
The file format, physical medium, or dimensions of the resource
1 volume au format PDF (164 vues)
Rights
Information about rights held in and over the resource
Les copies numériques des bulletins diffusées en ligne sur Ana’ite s’inscrivent dans la politique de l’Open Data. Elles sont placées sous licence Creative Commons BY-NC. L’UPF et la SEO autorisent l’exploitation de l’œuvre ainsi que la création d’œuvres dérivées à condition qu’il ne s’agisse pas d’une utilisation commerciale.
Language
A language of the resource
fre
Type
The nature or genre of the resource
Imprimé
Identifier
An unambiguous reference to the resource within a given context
PFP 3 (Fonds polynésien)